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L’histoire, l’histoire, toujours l’histoire ; il semblerait qu’il n’y en a plus que pour l’histoire… C’est que si la traductologie est devenue ce qu’elle est, c’est grâce au retour sur les pratiques traduisantes et sur les positions théoriques de toutes les époques et de tous les milieux. En effet, l’histoire est responsable du virage culturel de la traductologie au cours des dernières années ; c’est à elle que l’on doit le passage de l’invisibilité à la visibilité, des approches fondées sur les textes à celles fondées sur les sujets traduisants. Plutôt que déformant, il faut voir le prisme de l’histoire comme multiplicateur de points de vue ; ses innombrables facettes sont autant de fenêtres ouvertes sur les réalités – et aussi les rêves – d’une profession, d’un art et d’une herméneutique.

Ce numéro anniversaire de META réunit quelques « grosses pointures » du domaine, d’autres auteurs aussi, moins connus certes, mais dont les recherches marquent déjà le champ de l’histoire de la traduction. Ce numéro célèbre l’universalité de META et de la traductologie. Les sujets couverts ressortissent à l’Amérique du Nord et à l’Europe, mais laisse une place significative à l’Amérique latine, à l’Afrique, à la Chine, au Moyen-Orient et aux zones d’influence soviétique et ottomane. Il célèbre également l’interdisciplinarité : la littérature, la Bible, le colonialisme, la science et la technologie.

L’ouvrage s’ouvre sur un essai stimulant de Lawrence Venuti à propos de l’historicité des traductions. Il examine les diverses interprétations des cultures en interrogeant la temporalité, les stratégies discursives et les changements linguistiques pour cerner les formes narratives de la traduction. L’intérêt de l’approche historique réside, pour Venuti, dans la contextualisation des pratiques traductives compte tenu d’une claire distinction entre les universaux et les normes présentes et passées. Puis, Mirella Agorni aborde la traduction littéraire féminine comme une forme alternative de pouvoir et une remarquable contribution à l’examen historique des pratiques traduisantes. Elle s’attarde sur la traduction coopérative de Elizabeth Carter et Catherine Talbot au xviiie siècle. Jean Delisle, lui, s’attaque, si l’on peut dire, au saint des saints : le Vatican. Il étudie les principaux documents émanant du Vatican depuis 1943 afin de dégager la conception de l’Église à l’égard de la traduction. Si « Rome réaffirme haut et fort les vertus du littéralisme », Jean Delisle, à l’instar d’Érasme de Rotterdam, porte un jugement critique : « Bon nombre de ces présupposés sont des dogmes (ou croyances institutionnalisées non fondées), des préjugés à l’égard des traducteurs, des idées reçues (fausses) sur la nature de la traduction, ou des mythes. » Christiane Nord prolonge le thème de la religion par un essai qui surprendra plus d’un détracteur du fonctionnalisme. C’est de l’accès à l’Étrangeté dans la traduction du Nouveau Testament dont traite Nord pour montrer que le fonctionnalisme réunit les deux extrêmes du continuum traductif : la source et la cible.

Le sujet des autotraductions reste une énigme pour bien d’entre nous. C’est pourquoi Julio César Santoyo en fait l’archéologie et la réhabilitation. Il nous démontre avec éloquence que les traductions d’auteur constituent l’un des phénomènes culturel, linguistique et littéraire les plus fréquents de notre village planétaire. Lia Wyler, quant à elle, nous fait découvrir un univers qui recèle une richesse insoupçonnée. Le Brésil, en effet, en une vingtaine d’années, a progressé à pas de géant et offre aujourd’hui une bibliographie de qualité en matière de traductologie et d’histoire de la traduction. Retour au xixe siècle en Europe avec Gabriel Moyal, qui nous présente la déclaration de principe ou le programme François Guizot : « Tout se tient dans la nature. » Il nous explique les circonstances littéraires et politiques ainsi que les raisons personnelles qui ont poussé Guizot à rendre le « vrai Shakespeare », le potentiel politique du théâtre. Moyal en profite pour nous donner sa vision d’une histoire non événementielle, pour souligner « l’influence incontournable des idées pures dans l’histoire ». D’Europe, nous passons au Pérou colonial du xvie siècle. Lydia Fossa nous dresse le profil de Juan de Betanzos, traducteur et interprète de la Real Audiencia à Cuzco. Elle analyse sa technique et ses stratégies de traduction pour montrer son rôle d’agent linguistique de la colonisation.

Christian Balliu et Berrín Aksoy nous transportent en des contrées « périphériques » qui n’en sont pas moins « centrales » à la traductologie universelle. Le premier s’attache à poser les jalons historiques de la recherche d’une traductologie « nationale » soviétique. Par une description minutieuse des positions théoriques tout autant que des pratiques et des politiques éditoriales, Balliu brosse un tableau inédit de la traduction dans cette partie du monde. Tout aussi inédit est l’essai de Aksoy sur la traduction dans l’Empire ottoman depuis le xive siècle. Elle nous relate l’évolution parallèle de la traduction, de la langue et de la littérature turques. Bien qu’encore incomplète, cette recherche devrait jeter les bases d’une histoire de la traduction et susciter des vocations. Périphérie par « excellence » – ou plutôt par ignorance –, l’Afrique apparaît sous la plume de Paul Bandia comme un autre univers qui devrait compter bien davantage qu’on ne le lui a permis jusque-là. C’est une prouesse que réalise là notre collègue, et nombre de traductologues lui en seront reconnaissants. Son récit amène nous fait vivre l’histoire langagière d’un continent depuis les temps précoloniaux jusqu’à nos jours en passant par la période arabe, l’arrivée des Européens et le partage de l’Afrique. Un document qui sans conteste marquera la bibliographie.

Suivent trois articles sur l’interprétation. L’Antiquité juive est l’époque choisie par Francine Kaufmann pour étudier le rôle crucial joué par les interprètes. L’Antiquité juive nous renvoie 3500 ans en arrière. Kaufmann se concentre sur le mode d’interprétation synagogal (une partition à deux voix, écrit-elle) et le statut des interprètes. Une pratique millénaire qui interroge les fondements du plus vieux métier du monde après… Jesús Baigorri traite lui aussi des interprètes, mais contemporains. C’est l’OIT qui fait ici l’objet de ses recherches, en fait sa première conférence en 1919. Baigorri, grâce notamment aux archives de l’OIT et de la Ligue des Nations, a pu reconstituer ce qu’étaient les services d’interprétation et les conditions de travail à l’aube de l’interprétation de conférence. Rachel Lung et Donghui Li nous font découvrir le rôle des interprètes depuis l’Antiquité chinoise en tant que compilateurs de documents historiques, plus précisément comme transcripteurs des échanges multilingues survenus au cours des siècles. Les auteures examinent quatre exemples datant du premier millénaire de notre ère.

Toujours en Chine, selon Xu Jianzhong, 200 ans avant notre ère, sous la dynastie Han, Zhi Qian élaborait sa théorie de la traduction. Puis, sous les dynasties Sui et Yuan (581-1368), l’activité de traduction scientifique s’est poursuivie et les théories se sont affinées. Jianzhong relate cette histoire de la traduction pragmatique jusqu’à nos jours avec force détails qui surprennent par leur nombre et leur précision. Pour sa part, Muhammad Zughoul se livre à un exercice inédit : écrire l’histoire de la traduction automatique et de ses applications en langue arabe, une histoire qui a pour théâtre tant les pays arabes que les États-Unis. Il s’attarde en particulier sur les réalisations d’une société travaillant dans le domaine depuis près d’un quart de siècle.

Ce numéro ne pouvait se terminer sans référence au Quijote, en ce 400e anniversaire de sa publication en Espagne. Clara Foz et María Sierra Córdoba Serrano nous présentent un projet de base de données des traductions françaises de ce monument de la littérature universelle, depuis la première en 1614 jusqu’à celle de La Pléiade en 2001. Elles analysent les possibilités méthodologiques de la base et proposent un premier aperçu de ses applications possibles.

Enfin, il nous a semblé important de présenter quelques recensions d’ouvrages récents, publiés en Espagne et en Amérique latine. Le monde hispano-lusophone, bien que, de plusieurs points de vue, à l’avant-garde de la recherche en histoire de la traduction, ne connaît malheureusement pas encore l’écho ni la reconnaissance qu’il mérite hors de la péninsule ibérique.

Pour conclure, j’aimerais exprimer ma reconnaissance aux auteurs qui ont participé à ce numéro pour leur disponibilité et leur patience, pour l’ardeur et l’excellence avec lesquelles ils ont tenu à rendre hommage à META à l’occasion de son 50e anniversaire. Que les étudiants de l’Université de Montréal qui ont signé les recensions soient également remerciés de la qualité de leurs analyses et de leur enthousiasme. Ce numéro n’aurait jamais vu le jour sans le dévouement d’Anaïs Tatossian et la confiance d’André Clas.