Article body

Dans un article paru récemment[1], nous avons essayé, par le moyen de l’analyse de discours, d’éclairer les images d’eux-mêmes et de l’Autre que se font certains des protagonistes du prétendu « choc des civilisations ». Le travail s’était fondé sur deux discours prononcés, dans un seul et même jour, l’un par G. W. Bush et l’autre par O. Ben Laden. Les discours, objet de l’analyse, ont été étudiés dans leurs langues sources respectives, à savoir l’anglais et l’arabe.

Dans le travail que nous présentons, nous avons analysé les textes traduits des mêmes discours, c’est-à-dire : la traduction française, publiée par le quotidien français, Le Monde[2], du discours de Ben Laden, et la traduction arabe du discours de G. W. Bush, publiée par le quotidien libanais, Annahar[3]. Notre analyse a pour objet de discerner, dans les différents textes cibles, tels qu’ils ont été publiés dans les médias, l’image de l’Autre (l’auteur du texte source, en l’occurrence), telle qu’elle a été reconstruite, intériorisée et projetée par le traducteur. Nous avons choisi exprès de travailler, non sur des traductions officielles, surtout en ce qui concerne le texte de Bush, mais sur des traductions faites par des quotidiens reconnus et fiables, pour deux raisons : d’une part, pour préserver l’aspect « spontané » et « non dirigé » de la traduction, et d’autre part, parce que ces deux quotidiens jouissent d’une grande diffusion dans leurs milieux respectifs, ce qui garantit aux deux textes cibles, et, par la même occasion, aux deux images reconstruites, une large réception.

Proscrivant hypothétiquement toute mauvaise foi de la part du traducteur, et partant du fait que ses capacités cognitives sont tout autant le produit d’un effort personnel que d’une imprégnation socio-culturelle inconsciente, (qui ne devient consciente qu’après un effort de réflexion sur soi), nous affirmons que le texte cible est un lieu où l’image de l’Autre subirait un changement valorisant ou dévalorisant. Le traducteur imposerait consciemment ou inconsciemment ce changement, et cela d’une manière d’autant plus prononcée, que le texte source sera chargé d’intérêts mettant en jeu les affects du traducteur. Il ne faut pas oublier, comme l’a noté Maurice Pergnier dans Les fondements sociolinguistiques de la traduction, que le traducteur peut avoir un rapport à l’objet différent de celui de l’émetteur original. Et dans ce cas, la notion de fidélité reste non seulement une quête, mais un état de vigilance perpétuelle afin de débusquer les interférences éventuelles, non des structures de la langue cible cette fois-ci, mais aussi de ce que véhicule cette langue comme concepts, affects, images et idéologies. Ces derniers, étant des éléments constitutifs du bagage cognitif du traducteur, ne manqueront pas de projeter dans son texte cible une image de l’Autre conforme à celle dont ils étaient l’instrument de (re)construction, et que le traducteur aura intériorisée.

Et s’il faut inscrire la démarche que nous adoptons dans un cadre théorique plus large, nous pouvons dire qu’elle est en accord avec la théorie de Habermas (1994) qui postule une étroite relation entre la connaissance et les intérêts. Ces derniers relèvent de trois domaines : l’intérêt cognitif technique, motivé par les besoins matériels de notre existence et constitutif des sciences empiriques et analytiques qui permettent un certain contrôle de l’environnement ; l’intérêt cognitif pratique, dû à notre désir d’augmenter la compréhension mutuelle et intersubjective, il conduit au développement de domaines d’études en relation avec le sens du langage, des symboles et des actions ; et l’intérêt cognitif émancipatoire qui dérive de la capacité humaine de raisonnement réflexif, ou raisonnement sur soi, dont le but final est la réalisation du potentiel humain. C’est dans ces deux dernières catégories d’intérêt que s’inscrit notre travail d’analyse des deux traductions des discours de Bush et de Ben Laden, si tant est que la connaissance de l’Autre et la compréhension intersubjective ne peuvent partir que de prémisses subjectives dont cette analyse tente de montrer l’impact handicapant, appelant par là le traducteur et toute opération traduisante vers une pause réflexive.

Partant du fait que toute analyse de discours ne peut faire l’économie de l’analyse de la situation d’énonciation, les paramètres de cette dernière se trouvent dédoublés devant un texte traduit :

  • ocuteur du texte source et locuteur du texte cible ;

  • récepteur du texte source et récepteur du texte cible ;

  • circonstances spatio-temporelles de l’énonciation du texte source et circonstances spatio-temporelles de l’énonciation du texte cible.

Ajoutons à ce qui précède trois autres facteurs de complexification, les deux premiers inhérents à toute opération traduisante, à savoir le statut propre au traducteur, lecteur 1 et locuteur 2 du texte source ; et le système de référenciation propre à chacun des deux publics source et cible du texte traduit. Système dont l’interférence dans la lecture risque de fausser la reconstruction du sens chez le locuteur 2 et par suite chez le public du texte cible, puisque nous souscrivons avec Culioli (1990) au fait que le sens se construit et se reconstruit dans le cadre de valeurs référentielles reconnues et communes aux locuteurs et destinataires.

Quant au troisième facteur, il est propre aux discours concernés par cette analyse et touche à l’identité des publics destinataires des textes sources. En effet, chacun des textes sources, s’il s’adresse explicitement à son propre public, ne peut ignorer qu’il sera aussi reçu par un autre public, qui lui est étranger et qui appartient soit à son propre camp idéologique, soit surtout au camp « adverse ». C’est ainsi que nous retrouvons, tout au long des discours sources, les traces ou « entailles » que laisse le public 2, celui concerné directement par le discours cible traduit, indiquant par là qu’il est aussi indirectement concerné par le discours source. Notons, par exemple, la compassion exprimée par Bush vis-à-vis du peuple afghan, alors qu’il s’adresse en premier lieu aux Américains, et les menaces de Ben Laden contre le peuple américain, alors que son public cible est l’umma arabe et islamique.

Suite à ce troisième facteur concernant le dédoublement du public du texte source lui-même, et comme son corollaire, s’ajoute ainsi le dédoublement de l’image des deux locuteurs 1 en tant qu’ethos pré-discursif et construction mentale chez les publics 1 des deux textes sources. Ainsi, Bush et Ben Laden posséderaient-ils au moins deux images chacun, celle construite par le public qui leur est favorable et celle construite par le public qui leur est défavorable.

Cette image pré-discursive sera soumise soit à une validation, soit à une invalidation chez le public du texte source (public 1) tout autant que chez le public du texte cible (public 2). Et si, pour le public 1, les processus de validation et/ou d’invalidation sont fonction, entre autres, de l’image construite par le discours, ou ethos discursif de l’orateur, ces mêmes processus dépendront pour le public 2, non seulement du texte 1, mais aussi de ce que le traducteur, locuteur 2, en aura fait durant l’opération traduisante, c’est-à-dire du rôle joué par le bagage cognitif linguistique, encyclopédique et extra-linguistique (émotions, prises de position, idéologies, expériences personnelles, vision du monde…) chez le traducteur.

Ce dernier point fait donc l’objet principal de cet article, mais avant de l’aborder, comme avant d’aborder toute critique d’un texte traduit, il convient de préciser les paramètres de l’énonciation des deux textes sources, à savoir les deux locuteurs 1, leurs publics 1 ainsi que les deux scènes d’énonciation des deux discours. Cette présentation s’avère ici d’autant plus nécessaire, que les deux locuteurs sont investis d’autorités différentes soumettant par là leur discours à l’impératif prononcé par Bourdieu pour qui le pouvoir des mots dépend des « conditions institutionnelles de leur production et de leur réception » (1982 : 105). Cela rejoint en outre une précision apportée par Perelman affirmant que « […] non seulement la personne de l’orateur, mais aussi la fonction qu’il exerce, le rôle qu’il assume, influencent indéniablement la manière dont l’auditoire accueillera ses paroles […] » (1977 : 111).

Les deux locuteurs et leurs publics

Depuis l’ethos aristotélicien, ou l’image de soi construite par le discours, la notion d’ethos a connu une réactualisation tant dans les travaux de Ducrot en linguistique pragmatique que dans la « nouvelle rhétorique » de Perelman. S’y est adjoint, l’« ethos prédiscursif » aussi, expression empruntée à Maingueneau (1999 in Amossy (dir.) : 78) et qui signifie l’image que se fait le public du locuteur avant même qu’il ne reçoive son discours.

L’ethos prédiscursif des deux locuteurs, peut à première vue paraître simple : le président contre le paria. Le premier est investi d’une autorité institutionnelle d’autant plus forte qu’il est le leader de la première puissance mondiale, et que cette puissance ne peut laisser impuni un attentat de cette envergure contre elle. Quant au second, il est l’accusé principal de cet attentat et de bien d’autres avant lui, terroriste attitré, recherché par un certain nombre de services secrets, renié du moins publiquement par sa propre famille et déchu de sa nationalité par les autorités de son pays, ayant élu comme dernier asile l’Afghanistan. Figure énigmatique, Ben Laden est aussi le milliardaire qui dépense sa fortune au service de sa cause et qui a étroitement collaboré avec les services secrets américains contre les Soviétiques en Afghanistan. Il n’a en fait déclaré la guerre contre les États-Unis qu’en 1994 après que les forces américaines se furent établies en Arabie saoudite suite à l’invasion du Koweit par l’Irak.

Ainsi sommes-nous, à première vue, devant le président d’une grande puissance mis face à face avec un paria arrogant. Mais si l’image en est une, c’est parce qu’il y a un spectateur qui regarde et un public qui reconstruit ce qu’il voit à partir de ses propres représentations, priorités, prémisses et valeurs. Les ethos prédiscursifs précédents risquent ainsi d’être modifiés, sinon, pour certains publics, inversés. Nous ne sommes pas en mesure de prendre en compte les nuances infinies d’attitudes et de prises de position qui ont entouré le 11 septembre, mais il est possible d’envisager schématiquement au moins deux positions supplémentaires. Si les ethos prédiscursifs décrits précédemment sont la construction d’une opinion qui se positionne avec les États-Unis et contre Al Qaida, nous pouvons y ajouter les ethos prédiscursifs construits par :

  • ceux qui se positionnent contre les États-Unis et contre Al Qaida et Ben Laden ;

  • ceux qui se positionnent contre les États-Unis et avec Al Qaida et Ben Laden.

Dans ces conditions-là, les « bons » ne sont plus ceux qu’on croyait, les « méchants » non plus. Et Ben Laden pourrait revêtir la figure de héros « justicier » des faibles et des opprimés, alors que Bush serait la figure officielle d’une force arrogante et impériale qui prétend régir le monde selon son propre credo, et non le protéger comme elle le prétend.

Ces différents publics occupant des positionnements parfois antagonistes et qui sont en outre préalables à toute construction discursive nous autorisent à introduire, parallèlement à l’ethos prédiscursif, la notion de « pathos prédiscursif ». Le pathos aristotélicien définit les émotions que l’orateur devrait connaître et/ou soulever pour influencer son auditoire. Le pathos prédiscursif est entendu ici au sens des positionnements et émotions déjà établis dans l’auditoire. Il n’est donc pas une construction de l’orateur, mais plutôt une donnée indépendante des publics construits par les discours de Bush et de Ben Laden et auxquels ils s’adressent. C’est que l’ampleur de l’événement n’a pas laissé d’indifférents et toutes les prises de position sont possibles. Cette notion de pathos prédiscursif, ou de prédispositions du public, s’applique de même à l’influence du pathos prédiscursif du traducteur sur sa traduction, puisque le traducteur en tant que récepteur est aussi porteur que tout autre public de ses propres positionnements et émotions qui font partie intégrante de son bagage cognitif, lequel sera mis à l’épreuve dans la construction de l’image du locuteur source dans le texte cible.

Mais il s’agit de voir maintenant quelles sont les caractéristiques de la scène d’énonciation dans laquelle se mettent en place les différentes images à construire.

La scène d’énonciation des deux discours

Nous empruntons à Maingueneau le concept de scène d’énonciation et ceux qui lui sont rattachés, tels que scène englobante, scène générique et scénographie (Maingueneau 2000 : 70-71).

Maingueneau définit la scène englobante comme étant « celle qui correspond au type de discours. Quand on reçoit un tract dans la rue, on doit être capable de déterminer s’il relève du discours religieux, politique, publicitaire… ». La scène générique est celle où « chaque genre de discours définit ses propres rôles : dans un tract de campagne électorale, il va s’agir d’un « candidat » s’adressant à des « électeurs » […] ». Quant à la scénographie, « [elle] n’est pas simplement un cadre, un décor, […], mais l’énonciation en se développant s’efforce de mettre progressivement en place son propre dispositif de parole, […]. La scénographie est ainsi à la fois ce dont vient le discours et ce qu’engendre ce discours […] ».

Nous voyons l’interêt de cette approche dans des scènes de parole aussi médiatisées que le sont celles des discours de Bush et de Ben Laden. Ainsi la scène englobante à laquelle nous avons affaire est celle de deux discours politiques dont les scènes génériques sont respectivement :

  • celle d’un président de la plus grande puissance mondiale s’adressant directement à son pays et indirectement au reste du monde pour annoncer le début d’une campagne militaire contre un pays accusé d’abriter les terroristes portés responsables d’une attaque meurtrière contre cette grande puissance ;

  • celle d’un chef d’une organisation clandestine à doctrine religieuse, s’adressant directement à ses coreligionnaires et indirectement au reste du monde, pour justifier l’attentat commis contre cette grande puissance et en annoncer d’autres.

Ces deux scènes génériques déploient l’ethos des deux orateurs à travers deux scènes de paroles validées et/ou invalidées, chacune à sa manière, dans la mémoire collective de leurs auditoires, « soit à titre de repoussoir ou de modèle valorisé » (Maingueneau 1999 : 89).

La scène de parole du président George W. Bush

Le président Bush prononce son allocution dans la « Treaty Room » qui se trouve à la Maison Blanche, dans un bâtiment annexe dont la construction fut entamée en 1871 et terminée en 1879. La Treaty Room faisait originellement partie de l’aile réservée au Département des Forces navales. Elle servait de librairie et de salle de réception. Sa construction coûta beaucoup plus que n’importe quelle autre salle dans le bâtiment à cause de la richesse de sa décoration. Détail du décor intéressant à signaler : les lampes de bronze qui occupent les quatre coins de la salle représentent chacune la Guerre et la Paix, les Arts et les Sciences, la Liberté et le Travail. Seul le président Dwight Eisenhower s’était servi de la Treaty Room pour ses conférences de presse télévisées de 1955 jusqu’à 1961. Quarante ans plus tard, Bush renoue avec cette tradition inaugurée par le Commandant suprême des forces alliées qui ont libéré l’Europe de l’emprise du nazisme durant la Deuxième Guerre mondiale.

Pure coïncidence ? On est en droit d’en douter, puisque le président Bush s’engage dans son discours à libérer le monde entier de l’emprise du terrorisme. Aucune allusion n’est faite à Eisenhower, seul le fait que la Treaty Room a servi de lieu de signature de traités de paix a été mentionné par Bush. Ce furent en effet les traités de paix avec la Roumanie, l’Italie et la Hongrie à la fin, toujours, de la Deuxième Guerre mondiale. N’est-ce pas paradoxal que pour déclarer une guerre, le choix du président américain se soit fixé sur une salle qui a connu la signature des traités de paix ? C’est en effet là où le lieu de l’énonciation vient apporter une preuve symbolique aux « intentions de paix » du Président Américain lorsqu’il lance : peace and freedom will prevail. Ce lieu est donc chargé pour les Américains d’une mémoire historique et d’une valeur symbolique. C’est à cette mémoire entendue au sens de « réservoir culturel commun à l’orateur et à son auditoire » (Gardes-Tamine 1996 : 43) que George Bush fait appel pour donner à sa parole une scène validée.

Mais si cette scène est validée positivement par le public américain, il peut ne pas en être ainsi pour le reste du monde et plus particulièrement pour le public arabe et musulman auquel le discours de Bush s’adresse aussi de façon indirecte. Pour ce dernier, la Treaty Room, avec la somptuosité de son décor, symboliserait tout au plus une puissance effrayante et une force arrogante.

Qu’en est-il à présent de la scène où se déploie la parole de Ben Laden ?

La scène de parole d’Oussama Ben Laden

En comparaison avec la conférence de presse transmise en direct par toutes les chaînes internationales satellisées à partir de la prestigieuse Treaty Room, la bande vidéo clandestine d’Oussama Ben Laden, diffusée par la chaîne satellite arabe, Al Jazira, fait piètre figure. En effet, Ben Laden y apparaît assis devant une falaise, un micro à la main, une veste de combat sur les épaules, un turban sur la tête et un kalachnikoff à ses côtés (preuve de sa victoire sur les forces soviétiques, ex-puissance mondiale). Tradition et modernité se mélangent pour dessiner son portrait de Moujahid ou de combattant défendant la cause de l’Islam.

Dans la mémoire occidentale, et plus précisément européenne, cette scène ferait écho à l’image du guerrier musulman lors des conquêtes arabes de la péninsule ibérique au viie siècle. Elle risquerait de faire revivre certaines peurs ancestrales même si tout Occidental se rend compte que cette image est une caricature de l’ancienne. En effet, Ben Laden est pourchassé, banni et obligé de se cacher dans des cavernes. La falaise sur la bande video pouvant être une des entrées de la caverne où il a trouvé refuge.

Caricature pour les uns, cette scène l’est-elle aussi pour les autres et plus particulièrement pour l’auditoire arabe et musulman ?

Loin de nous de prétendre que cet auditoire est homogène ou bien qu’il adopte envers Ben Laden une seule et même attitude. Mais Ben Laden, dans cette scène où il apparaît, et malgré son appartenance à une secte très minoritaire dans l’Islam, à savoir la secte intégriste wahhabite en Arabie Saoudite, évoque dans toute mémoire musulmane une tranche de vie du prophète Mahomet.

En effet, Mahomet fut persécuté, aux premiers temps de l’Islam, par Quraysh, sa propre tribu, celle des maîtres de la Mecque. Il demanda à ses partisans d’émigrer à Médine, une autre ville de la péninsule arabique, en attendant de les rejoindre lui-même peu après. Mahomet quitta donc La Mecque clandestinement en compagnie d’un de ses partisans, le nommé Abu Bakr qui sera le premier calife après la mort du Prophète. Les deux compagnons furent pourchassés durant leur trajet par leurs ennemis et ils durent se cacher dans une caverne du désert. Là, Abu Bakr prit peur et le Prophète le calma lui disant que Dieu était avec eux. Cette légende de la caverne est mentionnée dans le Coran (sourate du Repentir, verset 40). Elle est vivante dans la mémoire et la sensibilité de tout musulman, surtout que le calendrier islamique a été fixé à partir de l’Hégire ou de l’émigration du Prophète, époque à laquelle ce dernier commença à remporter victoire sur victoire contre ses ennemis.

Y a-t-il besoin de s’attarder à préciser les analogies entre la situation de Ben Laden et cette tranche de vie du Prophète ? persécution, bannissement, émigration, fuite dans une caverne et enfin « première victoire » sur les « ennemis de l’Islam ». Le rêve de tout musulman fervent, que sa vie puisse ressembler à celle du Prophète, est pleinement réalisé ici.

Les deux scènes de parole, celle de Bush et celle de Ben Laden, sont donc validées à titre de « modèle valorisé » aux yeux de leurs auditoires directs respectifs, et à titre de « repoussoir » aux yeux de leurs auditoires indirects. Valorisées, autrement dit, chacune par le Moi et repoussées par l’Autre, validées institutionnellement et para-institutionnellement à la fois.

Ces deux scènes de parole entament ce que Maingueneau appelle le processus d’incorporation qui désigne « l’action de l’ethos sur le co-énonciateur » (2000 : 81). Cette incorporation ayant pour but final de permettre « la constitution d’un corps, de la communauté imaginaire de ceux qui communient dans l’adhésion à un même discours » (ibid.) et l’on ajouterait ici ceux qui communient dans leur répulsion vis-à-vis du même discours.

L’ethos discursif des deux locuteurs dans le texte source

Dans le cadre de l’article précité, nous avons opéré l’analyse des marques énonciatives formelles ainsi que subjectives afin de voir comment se déploie l’image du Moi et celle de l’Autre dans les deux discours de Bush et de Ben Laden. Nous avons ainsi montré comment les deux locuteurs se prévalent d’une même valeur, celle d’une mission divine concrétisée pour chacun d’eux par sa propre religion, ou la manière avec laquelle il appréhende cette religion. Ainsi, chacun justifie-t-il, à sa manière, le parti pris de Dieu pour lui. Il part de prémisses propres à lui pour légitimer son action et la placer directement dans la ligne du Bien et de la Foi, donc dans la ligne de Dieu, ouvrant la voie toute grande vers « l’angélisation » du Moi vs « la démonisation » de l’Autre.

C’est ainsi que le président américain se présente, dans le processus de l’angélisation de son ethos discursif, sous l’image du père, avec tous les attributs de puissance et de bienveillance, ce qui ne manque pas de rappeler l’image spécifiquement chrétienne de Dieu le Père. Face à lui, Ben Laden s’approprie, pour l’angélisation de son moi, une autre image divine, biblique cette fois-ci et incorporée par la religion musulmane, celle du Dieu vengeur, et se présente sous les traits du justicier dont le rôle est finalement de rétribuer chacun à la juste mesure de ses actes. Père protecteur tout-puissant versus justicier vengeur tout aussi puissant, telles sont les deux images qui sont reflétées par les locuteurs 1 des discours sources.

Que deviennent ces images une fois soumises au faire traducteur ? Sont-elles conservées, occultées, ou simplement modifiées ?

L’ethos discursif des deux locuteurs dans le texte cible

Il n’est pas dans notre intention de relever toutes les erreurs de traduction, linguistiques ou autres, qui interviennent dans les textes cibles, mais seulement celles dont la présence pourrait porter atteinte à l’ethos discursif des locuteurs 1 des deux textes sources. Notre choix s’est porté vers ce type d’erreur parce qu’il constitue le plus grand danger que peut encourir un locuteur : voir son image discursive modifiée ou déformée dans le discours cible, car c’est sur cette image qu’il construit toute sa crédibilité. Par ailleurs, ces mêmes modifications qui portent atteinte à l’image du locuteur 1, portent les traces les plus frappantes de la présence du locuteur 2 dans le texte cible, avec tout ce que cela suppose comme interférences des affects, des convictions et des représentations du monde présentes chez le traducteur.

Nous procèderons, dans ce qui suit, au passage en revue de ces traces et de leur impact dans le discours cible de Bush puis dans celui de Ben Laden.

Les traces du traducteur dans le texte cible de Bush

Nous présenterons des passages modifiés ou omis du texte source (TS), suivis de la version française littérale de la traduction arabe que nous indiquerons par TC’, puisque le sigle TC est réservé au texte cible proprement dit.

Le traducteur aurait-il oublié suffering parce qu’il ne prend pas au sérieux la compassion de Bush envers le peuple afghan ? Et aurait-il omis toute une phrase, qui est une phrase clé de la campagne de Bush contre le terrorisme mondial et un slogan tant de fois répété, car il ne croit pas que le résultat de cette campagne serait la paix et la liberté, tel que le prétend Bush ?

Le TC aurait dû être : nous sommes les amis d’un milliard de personnes environ qui pratiquent la foi musulmane. Est-ce la sincérité de l’amitié de Bush qui est mise en cause ici ?

Le TC aurait dû être : Tout autant que je ne voudrais pas que mon père combatte, je suis prête à le céder pour vous. Le faux sens ici oblitère le sentiment de filiation dont la petite fille fait montre à l’égard de son Président et de sa patrie et porte atteinte à la scène familiale touchante dont fait partie la lettre mentionnée par Bush.

L’explication du mot libertés mis au singulier dans le texte cible arabe pourrait tenir des références différentes de ce mot en arabe et en anglais. En effet, le monde arabe a habituellement usé du terme « liberté » pour signifier la libération des pays arabes du colonialisme et de l’impérialisme, et ce n’est que récemment que la référence de « liberté » au sens occidental de « libertés individuelles » commence à faire partie de l’univers politique et idéologique dans le monde arabe. En fait, ce sont les libertés individuelles qui sont menacées par le terrorisme, et que Bush entend protéger, et non la liberté nationale.

Le TC, à première lecture, se présente sous la forme d’une traduction linguistiquement exacte puisque le traducteur restitue les conjonctions de coordination and, and dans le texte arabe par leurs correspondants wa, wa. Mais le problème de la perte de sens ne réside pas là. Alors que l’usage répété de and dans le TS est un écart qui a pour but d’introduire une emphase dans la volonté de vaincre et de défendre la patrie (chose que n’aurait pas faite une simple virgule à la place du premier and), l’usage répété de la conjonction de coordination wa, en arabe, est tout à fait dans la norme lors d’une accumulation de mots et n’ajoute rien au sens. Ainsi le traducteur aurait dû compenser la perte d’emphase par un ajout convenable, afin de mettre en valeur, tout autant que le TS, les prédispositions paternalistes et protectrices de Bush.

Le mérite des familles fières et inquiètes est tout à fait oblitéré par ce non-sens qui ridiculise la mise en scène familiale à laquelle Bush a consacré toute la seconde moitié de son discours.

Les traces du traducteur dans le texte cible de Ben Laden

Dans cette partie, les traces du locuteur 2 du texte cible (TC) en langue française seront suivies de ce qu’aurait dû être la traduction si elle avait été exacte (TE).

La phrase soulignée comporte un présupposé dans le système de référenciation de Ben Laden stipulant l’existence de cas où l’on doit tuer pour se conformer à la loi de Dieu. Et c’est exactement ce que le locuteur 1 dit lorsqu’il justifie les actes du 11 septembre en attribuant à Dieu leur réussite et au groupe de moujahiddin, en tant qu’instruments de la justice divine. En outre, le fait que « personne n’écoute ni ne répond » à ces agressions justifie les actions justicières de ces moujahiddin.

De nouveau, une prière et un appel à la justice divine contre les ennemis de l’Islam.

Il est évident que la riposte est une réponse violente qui peut ne pas être justifiée, alors que la défense est une réponse juste et légitime à tout acte d’agression.

Le traducteur a fait appel à une traduction littérale qui a résulté en un non-sens en TC. Ben Laden introduit, par cette locution idiomatique qui signifie le peu d’importance de celui à qui l’on s’adresse, le fameux serment qui a fait la une des journaux. D’ailleurs le traducteur a introduit de tels changements dans ce serment, qui constitue par lui-même une unité de traduction, qu’il mériterait qu’on lui consacre un traitement à part, et cela pour clore notre analyse du TC.

Le passage en revue des traces des locuteurs 2 dans les textes cibles met en évidence l’occultation partielle et la modification de l’ethos discursif des locuteurs 1 des textes sources. C’est ainsi que ces derniers deviennent de moins en moins « angéliques » au fur et à mesure que l’on avance dans la lecture du texte cible. Les motifs qu’ils avancent, les références et les émotions auxquelles ils font appel afin de gagner, d’une part, l’adhésion de leurs publics naturels et de susciter, d’autre part, l’effroi chez le public adverse et partant un autre type d’adhésion, sont soumis au faire transformateur d’un prisme cognitif, celui qui s’exerce par le biais des références et des émotions propres au traducteur et au monde auquel il appartient.