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Les sociétés actuelles font face à la difficulté d’organiser le vivre ensemble en présence de populations d’origines, de cultures et de religions diverses. Des inquiétudes sont constamment exprimées au sujet de l’impact de la diversité culturelle et religieuse sur les valeurs communes et l’identité collective. Pointé du doigt comme responsable, le multiculturalisme est devenu un repoussoir au sein de l’opinion publique de nombreuses sociétés. Que ce soit en France ou en Allemagne, là où le multiculturalisme n’a jamais vraiment pris racine[1], ou en Angleterre, au Canada ou aux États-Unis, pays dotés depuis longtemps de politiques multiculturelles, le mécontentement est manifeste.

Mais que trouve-t-on de si troublant dans le multiculturalisme ? Qu’est-ce qui anime tant les passions ? Le noyau dur, le coeur de cette résistance, semble être la critique du relativisme. Ainsi, le multiculturalisme est largement décrié comme mettant en place une conception relativiste de la communauté politique au sein de laquelle toutes les cultures, religions et identités sont vues comme équivalentes, séparées et intouchables. Selon ce point de vue, après avoir adopté des politiques multiculturelles, il serait tout aussi impossible de critiquer une autre culture pour ses pratiques violentes ou discriminatoires que de travailler à un changement des moeurs. Il deviendrait par conséquent impossible pour l’État de remplir ses promesses de protection et d’épanouissement pour l’ensemble des citoyens. Les grands principes hérités de décennies de lutte, comme l’égalité et la liberté, seraient abandonnés au nom du respect des différences. La société ne pourrait alors plus rien contenir de commun, de partagé, de public.

Si un article de 2008 de Micheline Labelle (p. 33-56), dans lequel elle présentait une revue des positions des intellectuels québécois face au multiculturalisme, faisait apparaître une multiplicité de positions nuancées, où l’idée de relativisme était loin de dominer, le rattachement du multiculturalisme au relativisme est par contre très fréquent dans l’interface entre le monde universitaire et l’opinion publique, en particulier dans les travaux des intellectuels publics, et surtout lorsque ceux-ci développent en vérité des questions connexes. Par exemple, alors que Mathieu Bock-Côté (2014) explique au Figaro sa critique des accommodements raisonnables, le multiculturalisme est soudainement mentionné comme un « fondamentalisme dans le relativisme ». Joseph Facal (2010), dans un chapitre intitulé « L’idéologie multiculturaliste contre la nation québécoise », vise surtout à se porter à la défense du nationalisme québécois, mais le multiculturalisme n’en est pas moins défini comme reposant sur le relativisme culturel. Alain Finkielkraut, dans son livre La défaite de la pensée (1987), associait relativisme et pressions multiculturelles dans la défaite observée de la pensée et de la culture. Gérard Barthoux (2008), pour sa part, dans sa charge à la défense de l’école républicaine contre le relativisme, mentionne ce dernier comme inspiration tant des ghettos scolaires que du multiculturalisme. Dans un examen portant sur la progression croissante du Front national parmi les électeurs français, Laurent Bouvet (2015) insiste quant à lui sur une insécurité culturelle liant les ambitions multiculturelles au relativisme.

Il serait certes tentant d’ignorer l’association du multiculturalisme au relativisme, en en faisant une simple méprise d’intellectuels publics turbulents, là où les vrais experts ne commettraient pas une telle erreur. Cependant, l’une des leçons de notre époque marquée par la montée des populismes est peut-être justement qu’il importe d’autant plus de décortiquer une idée qu’elle se déploie hors des séminaires universitaires et des milieux experts. Dans une contribution au débat entre le multiculturalisme et l’interculturalisme, Gérard Bouchard (2016, 90-91) choisissait de définir son objet non pas comme le multiculturalisme des théoriciens, mais plutôt celui des perceptions dominantes en Occident. Si une telle idée peut avoir du sens lorsque l’on fait la critique du concept, alors il sera aussi nécessaire de discuter de ces perceptions dominantes lors de la défense du multiculturalisme.

L’idée selon laquelle le multiculturalisme est évidemment lié au relativisme et à l’affaiblissement des grands récits, entre autres nationaux, s’impose si aisément à l’entendement qu’il importe de lui offrir une réponse détaillée autre que de simplement répéter que ses théoriciens n’y croient pas. Et l’articulation claire de cette réponse, comme nous le verrons, n’est peut-être pas si aisée, même pour les défenseurs du multiculturalisme, puisqu’elle met en jeu de nombreux champs d’application (anthropologie philosophique, théorie politique, droit, etc.), ce qui nous force à considérer un grand spectre de thématiques habituellement étudiées en vase clos.

Dans cet article, nous analyserons donc en quatre parties cette relation du multiculturalisme au relativisme, afin de fournir une réponse large et transdisciplinaire, en visant l’amélioration du discours public plutôt qu’une réponse uniquement destinée aux universitaires déjà convaincus par la pertinence de ce concept. Premièrement, nous esquisserons une analyse conceptuelle du relativisme. Deuxièmement, nous évaluerons si le multiculturalisme est effectivement relativiste dans ses fondements, en nous rapportant à la philosophie politique à sa source. Troisièmement, nous examinerons si le multiculturalisme est effectivement relativiste dans son application, à travers les politiques publiques et le droit. Quatrièmement, nous évaluerons si, sans être strictement relativiste, le multiculturalisme ne mène pas néanmoins à un déséquilibre du droit par le biais d’une survalorisation de la liberté de religion.

Définir le relativisme

Le relativisme anthropologique

Les représentations et les actions d’une personne sont relatives à la culture à laquelle elle appartient. Par exemple, pour comprendre le sens qu’il peut y avoir, pour une personne donnée, d’effectuer un rituel de fertilité, il faut immanquablement faire intervenir le fait que ce rituel a un sens particulier au sein d’un arrière-plan symbolique, que l’on peut appeler, pour simplifier, le contexte culturel. Si l’influence du positivisme en sciences sociales a mené de nombreux chercheurs à essayer d’émanciper leurs travaux de tout contexte, au profit d’une approche objective, neutre, désengagée et mathématisée, le fait que les actes humains ne sont pas que des enchaînements causaux, qu’ils sont aussi et surtout des actes dotés de significations pour ceux qui les posent, rend cette visée positiviste incapable de saisir l’agir humain dans toute sa complexité. Par exemple, en observant des gens qui vont à l’église tous les dimanches, il n’est pas possible de savoir s’ils sont croyants, récalcitrants, rompus à la routine ou présents par sociabilité. Bref, il n’est pas encore possible de connaître l’importance profonde de ce comportement selon leur propre point de vue. Cette relativité des actions humaines à un arrière-plan symbolique et l’impossibilité d’une science sociale positiviste ont été théorisées entre autres par Charles Taylor (1985, 116-117) :

On this view, it cannot be a sufficient objective of social theory that it just predicts, or allows us to derive, the actual pattern of social or historical events, and the regularities which occur in it, described in whatever language admits of unambiguous verification. A satisfactory explanation must also make sense of the agents. This is not to say, of course, that it must show their action as making sense. For it very often does not. Frequently they are confused, malinformed, contradictory in their goals and actions. But in identifying the contradictions, confusions, etc., we make sense of what they did[2].

Les affaires humaines impliquent donc nécessairement une certaine relativité à un contexte culturel d’émergence, d’où l’idée qu’une forme de relativisme est anthropologique, et donc constitutive de l’action humaine. Cette réalisation, d’ordre phénoménologique, ne doit par contre pas nous faire sombrer dans l’ornière inverse, soit celle de nier la possibilité d’examiner une pratique ou une croyance d’un autre point de vue que celui de son contexte d’émergence. Ainsi, si le sens d’un rituel de fertilité se déploie en relation à une culture, et cet acte est opaque et incompréhensible sans relation à celle-ci, il demeure possible de juger qu’un tel acte doté de sens est néanmoins erroné sur le plan instrumental (son efficacité à mener au résultat voulu), si ce rituel ne mène pas réellement à une plus grande fertilité.

Il serait donc erroné de croire que l’on peut ou doit se limiter exclusivement aux catégories du contexte culturel observé lorsque l’on juge une pratique culturelle (ce que l’on appelle la « thèse de l’incorrigibilité »). Par exemple, s’enfermer dans l’horizon de la magie pour décrire les pratiques magiques d’une société est une erreur philosophique, puisque, comme Taylor l’évoque à la fin de la précédente citation, il devient alors impossible d’identifier et de critiquer les erreurs ou les incohérences observées – par exemple le fait qu’un sortilège ne produise pas réellement son objectif. Dès lors, il convient de reconnaître que l’importance du sens et du contexte dans l’agir humain n’impose nullement le relativisme à ce seul contexte d’émergence lorsque vient le temps de juger une pratique culturelle.

Le relativisme culturel

On peut déjà distinguer un relativisme anthropologique, qui stipule que les idées et les actes acquièrent un sens dans un contexte culturel et non dans l’absolu, d’un relativisme plus marqué selon lequel tout jugement, analyse ou évaluation de l’action humaine doit se borner à son seul contexte d’émergence. Le plus souvent, ce que l’on aura en tête lors d’une dénonciation du relativisme, en particulier dans le débat public, sera spécifiquement cette forme-là. Un tel relativisme est problématique, qu’il nie la possibilité de comparer et d’évaluer les pratiques culturelles (relativisme culturel) ou qu’il nie la possibilité de comparer et d’évaluer les principes moraux (relativisme moral).

Pour ce qui est du relativisme culturel, comme le démontrait la section précédente, il devrait toujours être possible de se saisir d’un acte doté de sens au sein d’une culture pour le juger sur le plan de son efficacité réelle ; par exemple, en se demandant si une pratique spirituelle dotée de sens comme l’acuponcture a également, ou non, une efficacité clinique. Cependant, lorsqu’une idée ou une pratique se révèle être une erreur sur ce plan instrumental, cela ne signifie pas qu’elle doit cesser de posséder tout sens pour les membres de cette culture (l’humain ne fait pas qu’agir instrumentalement, il cherche aussi le bien-être, l’entente, la communion, la transcendance, etc.), ni que les autres cultures sont plus « universelles » en n’ayant pas assigné de sens à cette pratique particulière.

Ce qu’il importe de constater est plutôt l’existence de modes de jugements que l’on pourrait appeler des surplombs critiques[3], dont l’efficacité instrumentale serait un exemple, mais aucunement le seul. L’idée de surplombs critiques décrit le fait que l’on puisse partager certains critères d’évaluation tout en ne partageant pas déjà l’objet (par exemple une pratique culturelle donnée) évalué à l’aide de ceux-ci. Ce faisant, ces surplombs permettent de discuter les croyances et l’activité humaine au-delà des strictes limites de leur contexte d’émergence. Dès lors, il n’est nullement nécessaire de limiter notre jugement à notre seule culture, notre seule origine ethnique, notre seule sexualité, etc. Mais attention, « au-delà » ne signifie pas ici « indépendamment de tout contexte » ou « de manière universelle et neutre », mais bien « un peu plus loin que son lieu ou sa culture d’origine »[4]. À travers la tradition philosophique, de Platon et Aristote à Kant et Hegel, on a cherché à appeler de tels surplombs des universaux (qu’on les croie possibles ou non), parce qu’ils permettent de transcender les particularités. Cependant, force est de reconnaître avec Mark Hunyadi (2012) qu’il n’est nullement nécessaire qu’un surplomb soit authentiquement universel[5] pour servir son rôle de surplomb dans le débat, et suffisamment repousser l’emprise du relativisme culturel pour pouvoir mener les débats publics rencontrés par nos sociétés plurielles.

Cependant, si l’efficacité instrumentale offre de tels surplombs critiques quant aux pratiques culturelles d’autrui, qu’en est-il de la morale, l’autre champ où se déploie la tentation d’un relativisme plus marqué ? Même après avoir reconnu la possibilité de statuer quant à l’inefficacité causale d’un rituel, que celui-ci appartienne ou non à notre propre contexte, il est beaucoup plus litigieux de déterminer si l’on peut juger une action à partir d’un autre contexte culturel. Avec l’avènement de la modernité, plusieurs acceptent l’idée selon laquelle la science et ses relations causales permettent de surplomber les barrières culturelles. En revanche, l’idée selon laquelle la morale permet la même chose n’est pas aussi établie.

Le relativisme moral

En métaéthique, soit le champ s’intéressant entre autres choses à la nature et au fondement des énoncés moraux, on trouve historiquement une division à grands traits entre les penseurs universalistes et les penseurs relativistes. Chez les premiers, les principes moraux pourront posséder une objectivité rappelant celle trouvée en science, en découlant de faits extérieurs à l’humain, par exemple des vérités métaphysiques (à l’instar des idées platoniciennes). Chez les seconds, la morale sera plutôt une simple expression des désirs, préférences et émotions des individus (émotivisme), ou encore la conséquence du respect de la tradition et de l’autorité des normes culturelles actuelles (conventionnalisme). Ce faisant, l’autorité d’un principe moral serait nécessairement relative et limitée, puisqu’il s’appliquerait seulement à ceux qui possèdent déjà ces diverses attitudes, ou à ceux qui appartiennent déjà à un espace culturel donné.

Cependant, cette division est sans doute trop générale aujourd’hui, alors que nombre de penseurs ont développé depuis des théories hybrides[6], et surtout, alors que même si l’on admet pour les besoins de la discussion que les valeurs morales ne sont pas universelles, il est néanmoins possible de discuter et de débattre avec des personnes qui ne partagent pas déjà les mêmes attitudes et valeurs que soi. Par exemple, il n’est pas nécessaire qu’une valeur comme l’égalité soit vraie à la manière de la gravité pour que des individus l’invoquent avec succès comme un surplomb moral, une raison susceptible de convaincre et de lier des individus dont le contexte culturel ne contenait pas initialement ce principe.

Pour sa part, l’idée rawlsienne du consensus par recoupement cherche à permettre à des personnes aux croyances et identités autrement incompatibles de se rallier à certains principes, en laissant chacun justifier pour soi les raisons d’être plus profondes (compréhensives) de ce principe (Rawls 1995). Que l’on adopte cette voie du libéralisme politique, ou des mécanismes plus délibératifs, les diverses cultures paraissent tout sauf figées sur des positions morales incompatibles, puisque les principes et les valeurs nés dans un contexte peuvent s’étendre et faire autorité au-delà, sans pour autant être des vérités préexistantes, neutres et immuables[7].

Dès lors, ne pas adopter un universalisme moral fort, et accepter que les valeurs soient en un sens relatives aux contextes et aux cheminements historiques des sociétés[8], ne nous mène pas à devoir adopter un relativisme moral, au sein duquel on ne peut pas juger, analyser et discuter moralement les actes des personnes n’appartenant pas exactement au même contexte culturel que le nôtre. Et cela, d’autant plus que la possibilité de mobiliser la morale pour discuter et argumenter n’est pas seulement nécessaire dans les confrontations entre les cultures, mais aussi au sein de chaque culture, puisque chacune est déjà marquée à l’interne par le pluralisme et le désaccord moral.

Retour sur la définition du relativisme

De cette très brève clarification conceptuelle, on peut retenir les notions suivantes : 1) le relativisme anthropologique nous dit que les affaires humaines possèdent une dimension symbolique essentielle qui ne peut être saisie sans accepter une certaine relativité des actions et des idées à leur contexte culturel d’émergence ; 2) par contre, le fait que les affaires humaines soient opaques et incompréhensibles lorsque prises indépendamment de tout contexte culturel ne signifie pas que l’on doive céder à un relativisme culturel, soit l’impossibilité de faire intervenir des surplombs pour évaluer et critiquer une pratique ou une représentation culturelle au-delà des limites de son contexte culturel, par exemple à l’aide de notions scientifiques ou logiques ; 3) même si l’on soutient que la morale n’est pas un discours possédant une universalité analogue à la science, il est néanmoins possible d’invoquer des principes moraux nés de contextes culturels particuliers comme des surplombs permettant de juger d’un autre contexte, évitant ainsi également le relativisme moral.

Ces distinctions conceptuelles établies, nous pouvons maintenant étudier notre question centrale : est-ce que le multiculturalisme promeut ou repose sur les formes problématiques de relativismes, au sein desquelles on exclut la possibilité d’analyser et de juger les pratiques culturelles et les principes moraux des autres communautés, pour se limiter à faire coexister sur un même territoire une multitude de cultures et de systèmes de valeurs en vase clos – soit autant d’univers fermés, insondables et intouchables ?

Le multiculturalisme en philosophie politique

Dans la sphère intellectuelle de langue française, il est tentant de supposer que le multiculturalisme s’appuie philosophiquement sur une épistémologie relativiste. Après tout, l’émergence du multiculturalisme est contemporaine de la fin des grands récits théorisée entre autres par les penseurs postmodernes. Or, le déni des grands récits nationaux offrirait une raison de dorénavant accommoder, protéger et encourager la diversité culturelle, en soutenant l’impossibilité de juger quiconque. Parce que cette association parle à l’entendement, en particulier dans les milieux nationalistes[9], il est tentant de reconstruire le multiculturalisme comme reposant effectivement sur l’admission préalable d’une incapacité de juger. En d’autres mots, le multiculturalisme serait forcément fondé sur les formes problématiques de relativismes que nous avons définies plus haut, et présupposerait une négation de toute possibilité de surplomb critique. Cependant, l’examen des fondements philosophiques réels du multiculturalisme, soit les travaux des auteurs qui ont véritablement théorisé et popularisé ce concept, offre un tout autre tableau. Ainsi, lorsque l’on se penche sur les textes de ces auteurs, deux matrices philosophiques se caractérisant par une absence, voire un refus explicite du relativisme, apparaissent : la reconnaissance de la différence et l’autonomie égale pour tous.

Le multiculturalisme et la reconnaissance

La première matrice autour de laquelle s’orchestre le concept du multiculturalisme est celle de la reconnaissance. La politique de la reconnaissance prend son impulsion dans l’idée hégélienne selon laquelle une importante atteinte à la dignité d’une personne advient lors d’un déni de reconnaissance, soit lorsque les différentes identités qui la composent sont dénigrées à travers ses relations interpersonnelles et les institutions communes. Parce que l’image de nous-mêmes que nous renvoie la société nous affecte, le besoin humain de reconnaissance ne justifie pas seulement de mettre en place des politiques antidiscriminatoires, il implique également une exigence morale positive de reconnaissance des identités. Ce faisant, l’idéal libéral du milieu du vingtième siècle, consistant à mettre en place un État neutre, aveugle aux différences et intégrant chaque individu par le biais des seuls leviers socioéconomiques, ne peut plus suffire. Ainsi, Charles Taylor insiste à travers son oeuvre et son engagement politique sur la thèse selon laquelle l’application d’une neutralité cherchant à effacer les différences et à uniformiser indirectement les cultures, les cultes et les valeurs n’est nullement l’achèvement de la raison, du progrès ou de la modernité, mais constitue plutôt une forme d’oppression des minorités par la majorité[10].

Outre Taylor, une défense du multiculturalisme basée sur l’affirmation de l’idée de reconnaissance trouve également des échos dans le projet philosophique de Michael Walzer (2013). Pour ce dernier, il convient de sortir d’un libéralisme abstrait et uniformisateur pour passer à un libéralisme mettant en place une politique de la différence et du respect des communautés. Walzer observe que toute personne émerge et se réalise au sein de communautés particulières plutôt qu’à travers un cheminement abstrait et atomisé, et il est donc nécessaire de reconnaître et de respecter ces sphères plurielles qui tissent la communauté politique, plutôt que de les effacer au nom du monopole qu’aurait un groupe ou une conception quant à l’universel[11].

Si ces développements philosophiques nous amènent à cesser de voir les relations entre majorité et minorités comme une opposition entre une culture et une morale universelle, d’une part, et des particularismes sans valeur ou carrément erronés, d’autre part, cela ne conduit pas pour autant à une suspension du jugement critique. Ainsi, les philosophes du multiculturalisme tiennent à la possibilité de poser des jugements moraux sur les diverses cultures. Cependant, afin d’éviter de se rendre coupable d’ethnocentrisme ou de « faux universalisme », il importe de partir de la présomption selon laquelle chaque culture apporte potentiellement quelque chose de significatif et de positif à l’humanité non pas par relativisme et déni de tout critère pour juger autrui, mais bien parce qu’il est ensuite possible d’effectuer un examen sérieux de ces cultures à l’aide de diverses formes de surplombs critiques. Dans les mots de Taylor, nos obligations de reconnaissance ne sont pas relativistes, puisqu’elles n’impliquent pas d’obligation de continuer à considérer toutes les cultures égales après examen :

Il est juste de réclamer comme un droit que l’on aborde l’étude de certaines cultures avec une présomption de leur valeur […] Mais il est dépourvu de sens d’exiger comme un droit que nous finissions par conclure que leur valeur est grande ou égale à celles des autres […] À l’examen, soit nous trouverons quelque chose de grande valeur dans telle culture, soit nous ne le trouverons pas. Mais requérir a priori un droit de valeur égale n’a pas plus de sens que d’exiger que nous trouvions la terre ronde ou plate, la température de l’air chaude ou froide.

Taylor 1993, 93

À bien des égards, le portrait équilibré et prudent auquel parviennent ces penseurs du multiculturalisme était préfiguré par le concept gadamérien de la fusion des horizons, soit l’idée qu’il n’y a pas de « point de vue de nulle part » à partir duquel on pourrait mesurer la valeur d’une culture, mais qu’il est néanmoins possible de partir de ce que nous sommes pour en venir à comprendre l’autre sans nous fondre dans son identité ni faire violence à sa spécificité. Cette paternité est reconnue par Taylor ainsi :

Ce qui doit se produire est ce que Gadamer a appelé un « mélange des horizons ». Nous apprenons à nous déplacer dans un horizon plus vaste, dans lequel ce que nous avons auparavant considéré comme fondement allant de soi de toute évaluation peut désormais être situé comme une possibilité à côté des fondements différents de cultures auparavant peu familières. Le « mélange des horizons » fonctionne à travers le développement de nouveaux vocabulaires de comparaison grâce auxquels nous pouvons énoncer ces contrastes.

Ibid., 91

Le multiculturalisme et l’égalité libérale

Outre cette approche de la reconnaissance, le multiculturalisme s’articule à partir d’une autre matrice positive, plutôt que d’un déni relativiste, soit l’égalité libérale. Souvent sous l’influence des travaux de Will Kymlicka (2001), plusieurs ont cherché à reformuler la question du traitement des minorités au sein d’un cadre libéral (« libéral égalitaire »). Historiquement, le libéralisme fut conçu comme étant incompatible avec l’idée de droits collectifs, et il est encore aujourd’hui formulé par plusieurs comme nécessitant un repli sur les seuls droits et libertés individuels au sein d’un cadre neutre. Cependant, à travers ses travaux, Kymlicka démontre avec force et clarté que les principes positifs du libéralisme comme l’égalité et l’autonomie requièrent une série de politiques et de mesures multiculturelles, qui non seulement préviennent le racisme ciblant spécifiquement les minorités (antiracisme), mais promeuvent aussi des droits collectifs permettant aux identités minoritaires de se déployer dans la sphère publique et de croître.

Ce passage d’un libéralisme individuel vers des droits multiculturels collectifs a du sens, parce que Kymlicka insiste sur l’importance pour l’individu d’appartenir à une culture dynamique et riche en opportunités en tant que condition d’accès à l’autonomie et à l’épanouissement personnel. Ce faisant, les droits collectifs et le respect des différences culturelles et morales ne sont pas des exigences dues aux groupes, aux ethnies et aux cultes, qui viendraient reconnaître et récompenser leurs apports à la civilisation ou à l’humanité, mais bel et bien des exigences de justice dues aux individus, par le biais des groupes dont ils font partie. Autrement dit, nul relativisme ne se déploie pour nier la possibilité de juger des diverses cultures protégées, ces cultures sont plutôt protégées au nom de leur rôle dans l’épanouissement de l’individu libre et égal qui en est membre. C’est pourquoi, malgré les inévitables critiques portant sur les détails de ses thèses, plusieurs s’entendent pour dire que Kymlicka a réussi à réconcilier individualisme libéral et droits collectifs, là où ses prédécesseurs voyaient souvent une tension rigide[12].

En formulant le multiculturalisme non pas comme un abandon devant l’éclatement des cultures, mais bien comme une étape nécessaire dans l’accomplissement des principes positifs d’égalité et d’autonomie du libéralisme, et donc comme un impératif de justice au-delà de la tolérance ou de l’incapacité de juger, Kymlicka offre une assise philosophique résolument antirelativiste au multiculturalisme, qui justifiera dès lors l’intervention au sein des contextes culturels ou des systèmes de valeurs qui se retournent contre leurs membres. À ce titre, l’héritage de Kymlicka n’est pas seulement une défense globale d’une politique de la différence, mais aussi le développement de plusieurs outils conceptuels nous permettant par exemple de distinguer entre les protections externes, mesures souhaitables permettant aux minorités nationales d’être des espaces également riches de sens et d’opportunités pour leurs membres, et les restrictions internes, mesures à combattre puisqu’elles limitent l’autonomie et l’épanouissement de leurs membres[13].

En vérité, il est même tout à fait possible de soutenir que le danger du relativisme, quoique habituellement soulevé par la majorité (ou la majorité-minorité qu’est la nation québécoise), n’est que plus menaçant pour les populations vulnérables des groupes minoritaires (Shachar 2000, 64-89). Les femmes, les populations LGBT+ et les marginaux de toutes sortes au sein des groupes minoritaires peuvent tout à fait désirer des politiques multiculturelles tout en souhaitant aussi exclure absolument l’interprétation relativiste, et ainsi préserver une capacité forte d’intervention du droit au sein des communautés culturelles lorsque des formes d’oppressions s’y déploient. Nulle incohérence ici, puisque tant les politiques multiculturelles que les protections pour les individus vulnérables (y compris contre leur groupe) sont fondées sur des principes libéraux positifs, et non sur une impossibilité relativiste de juger ce qui se fait dans une autre culture.

Retour sur un multiculturalisme fantasmé

Si la philosophie politique qui a effectivement servi de socle conceptuel au multiculturalisme que nous connaissons n’est nullement relativiste, en prenant comme point de départ les impératifs moraux positifs en faveur de la reconnaissance des différences violées par de faux universalismes, ou de l’accomplissement des principes de justice du libéralisme, on doit néanmoins reconnaître que cela ne découle pas d’une quelconque nécessité conceptuelle. En effet, il existe certainement des développements philosophiques pouvant mener à l’élaboration d’un multiculturalisme relativiste[14].

À nouveau, on n’aurait pas tort de penser qu’un projet politique similaire au multiculturalisme existant pourrait naître sur des bases philosophiques autrement plus relativistes. Par exemple, l’idée que l’on ne doit pas opprimer les autres cultures pourrait très bien reposer sur l’admission d’une impossibilité absolue de juger. Comme nous l’avons esquissé dans la première partie, si l’on nie toute possibilité de surplomb critique (ou de fusion des horizons) sur les pratiques et les représentations d’une autre culture, il devient peut-être utile de mettre en place certaines mesures pour s’assurer qu’aucune culture n’interfère sur les autres. Mais ce n’est pas là le fondement du multiculturalisme qui fut réellement constitué au Canada.

Ainsi, malgré son importance historique, les théoriciens du multiculturalisme ne se réclament guère du romantisme allemand de Johann Gottfried Herder, qui soutenait que chaque nation a son propre « génie » ou son mode d’être unique. Certes, on retrouve une perspective plus aristotélicienne et conservatrice, et moins intéressée par la rencontre des horizons, chez Alasdair McIntyre[15], mais cela demeure une position plus isolée que celles formulées dans les sections précédentes et qui dominent largement le discours des défenseurs des politiques multiculturelles, sur le plan national comme dans les organisations internationales[16].

En conclusion, il n’est certes pas absurde de penser que le multiculturalisme pourrait posséder des fondements philosophiques relativistes. En effet, la tradition philosophique comporte des théorisations allant en ce sens. Cela dit, ni les théorisations dominantes ni les applications politiques et juridiques qui en découlent n’ont emprunté cette direction. Ultimement, un projet politique comme le multiculturalisme n’a pas à se justifier quant à ce qu’il aurait pu être s’il avait été élaboré autrement, mais plutôt quant à sa conceptualisation effective et, surtout, quant à ses conséquences réelles dans la pratique.

Le multiculturalisme dans le droit et les politiques publiques

Si les fondements philosophiques du multiculturalisme ne sont pas relativistes, en prenant assise non pas sur l’impossibilité d’évaluer ou d’intervenir dans une culture étrangère, mais bien sur l’affirmation positive de principes moraux justifiant la protection, la valorisation et même l’épanouissement de la différence culturelle, qu’en est-il en pratique ? Si les philosophes ont beau jeu de développer des principes théoriques et de penser la distinction entre la diversité légitime et la diversité inacceptable, il est possible que, dans la pratique, on se replie, par manque de ressources ou de volonté, sur une coexistence en vase clos, soit un ordre au sein duquel il n’est effectivement plus possible d’encadrer et de punir les manifestations culturelles inacceptables – quand bien même la philosophie politique le permet. Dans les sections qui suivent, nous examinerons donc la manière par laquelle se déploie le multiculturalisme, dans le droit et les politiques publiques, au Canada et au Québec.

La constance du droit

Quoique les médias relatent souvent cette affirmation, il est erroné de croire que les pays qui ont adopté le multiculturalisme ne permettent plus la dénonciation de certaines valeurs ou l’interdiction de pratiques culturelles des groupes minoritaires. Si des politiciens tentent de mobiliser l’électorat en se prétendant les gardiens de l’ordre – pensons à la Loi sur la tolérance zéro face aux pratiques culturelles barbares (L.C. 2015, ch. 29) –, il convient de prendre conscience que le cadre légal canadien permettait déjà, et permet toujours, de lutter contre les pratiques rassemblées derrière la très problématique épithète « pratiques culturelles barbares ». En effet, au sein d’un État aux politiques multiculturelles tel le Canada, des pratiques comme l’excision, le mariage forcé ou la polygamie ne sont pas tolérées, qu’elles soient commises par des minorités culturelles ou non. Le multiculturalisme n’institue absolument pas le relativisme au sein du droit, qui continue à s’appliquer à tous, que l’acte posé ait une dimension culturelle ou non.

D’une manière souvent mal comprise du public, la notion de « défense culturelle » ne permet pas de s’émanciper du droit criminel au Canada. Ainsi, il n’est pas possible d’échapper à une peine en invoquant une tradition culturelle ou un « crime d’honneur ». Par exemple, dans l’appel du jugement R. v. Humaid, il fut trouvé que le meurtre commis par un musulman en réponse à la provocation de l’aveu de l’infidélité de sa femme ne devait pas être atténué au nom d’une défense culturelle. Selon les juges de la Cour d’appel de l’Ontario, la culture de l’accusé pouvait certes exacerber la provocation ressentie, mais cette interprétation ne change nullement le verdict et la peine, puisque le droit n’a pas à accommoder des croyances (la subordination de la femme) « fondamentalement irréconciliables avec les valeurs canadiennes » (2006 CanLII 12287).

Tout au plus, la défense culturelle vient-elle modifier l’interprétation de la mens rea (l’intention criminelle)[17]. Cela correspond à nos propos en première partie, selon lesquels le sens d’une activité doit certes se comprendre en relation à un contexte culturel donné, mais cette nécessité interprétative ne nous impose nullement de nous abstenir de juger et, on le voit maintenant, de punir. Dès lors, les membres des groupes minoritaires, au sein d’un État multiculturel comme le Canada, sont tout autant soumis au droit que dans les pays sans politique multiculturelle, y compris au devoir de connaître la loi. Il n’est tout simplement pas vrai qu’en s’ouvrant à la différence, on laisse chacun recréer son propre droit. Même dans le Canada multiculturel, le droit demeure le monopole de l’État[18].

Dès lors, le diagnostic selon lequel le multiculturalisme fragiliserait le droit, en y instituant une forme de relativisme menant à tolérer des pratiques incompatibles avec les valeurs publiques communes, est tout simplement erroné. Au contraire, les tentatives de correction de ces supposés excès du multiculturalisme ont plutôt tendance à dédoubler inutilement le droit déjà existant.

Le multiculturalisme canadien

Puisque l’examen de la section précédente démontre que, dans la pratique, le multiculturalisme canadien n’institue pas un ordre relativiste où aucune expression culturelle ne peut être limitée par le droit, il convient de se demander quelle est la portée de l’affirmation d’un cadre multiculturel. Le multiculturalisme, au Canada, est d’abord une politique officielle du gouvernement fédéral, visant par exemple à combattre la discrimination dans l’emploi et à promouvoir la contribution des personnes de toutes origines à l’évolution du pays (Loi sur le multiculturalisme canadien 1985). Cela dit, il n’est pas toujours évident de mesurer comment des énoncés de principes larges s’incarnent dans la pratique[19]. Pour ce faire, il convient de considérer également le rôle de l’article 27 de la Charte canadienne des droits et libertés (1982) qui n’est pas une simple loi, mais bien une norme constitutionnelle[20].

L’article 27 de la Charte établit que « [t]oute interprétation de la présente charte doit concorder avec l’objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens » (ibid., c11). Cette clause est dite « interprétative », puisqu’elle ne formule pas directement des droits et libertés, mais instaure plutôt une obligation pour les juges de réfléchir à l’impact de leurs décisions sur la diversité culturelle canadienne, et ainsi favoriser sa promotion. Il n’est pas aisé de déterminer quel a été l’impact précis de cet article depuis 1982. Selon toute vraisemblance, il joue essentiellement un rôle pédagogique et secondaire, qui ne remet pas en cause la possibilité d’évaluer, et si nécessaire d’interdire, les pratiques culturelles des minorités.

L’un des jugements ayant suscité une grande polémique au cours des dernières années, l’arrêt Multani[21], aide à mieux évaluer ce rôle pédagogique du multiculturalisme, en démontrant qu’il ne bouleverse pas en profondeur le droit, mais en colore plutôt les marges[22]. Le jugement concerne la possibilité, pour un jeune sikh, de porter le kirpan dans l’école, puisqu’il s’agit d’un des cinq symboles portés par les sikhs de tout temps. Le problème est que le kirpan, un court poignard, peut poser un risque pour la sécurité des élèves et du personnel, ce que doivent prendre en considération les autorités. Cela dit, élément qui fut perdu de vue dans le scandale qui suivit la décision de la Cour suprême, cet arrêt ne portait pas sur le droit absolu de porter le kirpan, au nom du respect sacré de la diversité culturelle et religieuse, mais bien sur le droit de porter un kirpan dans un étui en bois plutôt qu’en métal, scellé et cousu dans les vêtements de manière à ne pas être accessible. Dans de telles conditions, la Cour a estimé qu’une interdiction totale imposait une limitation déraisonnable de la liberté du jeune sikh, sans raisonnablement affecter la sécurité des autres élèves, qui sont plus susceptibles d’être blessés par des ciseaux ou des bâtons de baseball[23].

Le jugement Multani s’appuie donc sur les faits et se base sur l’absence, dans ce cas particulier, d’un véritable conflit de droits entre liberté de religion et sécurité publique. Or, pour une large fraction de l’opinion publique, ce qui était en cause n’était pas cette question factuelle de la neutralisation du risque, mais bien celle, symbolique, de l’exposition des enfants à un « symbole violent », le kirpan, au nom du relativisme culturel et de la glorification béate de la diversité. C’est dans le cadre de telles questions secondaires que l’on peut voir la marque de l’article 27 et, d’une manière plus large, de l’adoption du multiculturalisme. Ainsi, ce dernier mène avant tout à lutter contre la tentation de déterminer de manière univoque, majoritaire et définitive la nature des symboles minoritaires. Dans les mots des juges :

L’argument selon lequel le port du kirpan devrait être interdit parce qu’il représente un symbole de violence et envoie le message que le recours à la force est nécessaire pour faire valoir ses droits et régler les conflits doit être rejeté. Cette prétention est non seulement contraire à la preuve concernant la nature symbolique du kirpan, mais elle est également irrespectueuse envers les fidèles de la religion sikhe et ne tient pas compte des valeurs canadiennes fondées sur le multiculturalisme.

Ibid., par. 71

À l’inverse du cas des néonazis épris de la croix gammée, le symbole qui déplaît ici à la majorité n’est pas une incitation à la violence ou à la haine pour ceux qui en sont à l’origine. Et pour ceux qui doutent toujours que l’on puisse voir dans le kirpan autre chose qu’un symbole violent (ou dans le hijab autre chose qu’un symbole de soumission), considérons ceci : nul dans nos sociétés ne pose le même regard sur un autre symbole, ayant longtemps évoqué la torture et la mise à mort des traîtres, soit la croix chrétienne. Si l’on trouve au coeur même de la trajectoire historique chrétienne la possibilité de redéfinir un symbole honni en un symbole positif, comment alors prétendre que le kirpan ou le hijab sont des symboles univoques de violence et d’oppression dont la définition du sens appartient entièrement à la majorité (d’autant plus que ces symboles y sont particulièrement mal connus) ?

En définitive, on constate que le multiculturalisme canadien, par le biais de l’article 27, ne vient pas contrecarrer les autres objectifs légitimes, que ce soit la protection des droits et libertés ou la sécurité publique. Ce qu’il ajoute est plutôt un souci supplémentaire afin que ses divers objectifs demeurent compatibles avec le pluralisme canadien. Dans l’arrêt Multani, les juges ne se délient pas de leurs responsabilités envers les droits et la sécurité des autres élèves, au nom du relativisme culturel, ils dévoilent plutôt un autre principe positif qui a son importance, soit l’objectif d’un traitement juste, égal et digne de chacun, même lorsqu’il ou elle fait partie, par ses croyances, ses rituels ou ses symboles, d’une minorité mal comprise.

L’interculturalisme québécois

Le Québec, confronté aux mêmes difficultés d’organiser le vivre ensemble d’une société plurielle, a développé depuis plusieurs décennies un cadre d’intégration de la diversité pouvant lui convenir. Paradoxalement, ce modèle novateur n’est pas perçu comme tel dans l’opinion publique québécoise, qui continue bien souvent de considérer toute politique de la diversité comme un legs étranger, imposé par le monde anglo-saxon, alors même que le Québec a développé, sans contrainte extérieure, une politique d’intégration appropriée à son contexte. La littérature spécialisée sur le sujet a produit de nombreux ouvrages qui dissèquent l’opposition entre le multiculturalisme (canadien) et l’interculturalisme (québécois), ainsi que la question de savoir si ces concepts sont liés ou opposés[24]. Bien entendu, ceux qui préfèrent mettre l’accent sur ce que l’interculturalisme amène comme différences sont au moins aussi nombreux que ceux qui insistent sur les similarités, et ce, tant chez les défenseurs que les critiques du multiculturalisme. Mais que l’interculturalisme soit ou non vu comme fondamentalement distinct (meilleur ou pire que le multiculturalisme), nous verrons qu’il ne participe pas davantage du relativisme[25].

En tant qu’énoncé de principe, l’interculturalisme québécois consistait traditionnellement à présenter la société québécoise comme suit :

  1. une société dont le français est la langue commune de la vie publique ;

  2. une société démocratique où la participation et la contribution de tous sont attendues et favorisées ;

  3. une société pluraliste ouverte aux multiples apports dans les limites qu’imposent le respect des valeurs démocratiques fondamentales et la nécessité de l’échange intercommunautaire[26] (Ministère des Communautés culturelles et de l’Immigration du Québec 1990, 16).

L’insistance sur la langue française comme langue publique commune prend sa source dans la spécificité de la société québécoise, dont la langue est l’un des piliers centraux (aux côtés de piliers plus largement répandus en Occident comme l’attachement aux valeurs démocratiques). Certainement, un tel critère d’intégration linguistique ne peut pas être universel. Ainsi, tout cadre multiculturel n’a pas nécessairement à contenir d’équivalent à ce souci linguistique, parce que la présence d’une langue publique commune n’est pas centrale à la culture politique de toute société (par exemple, la société indienne comporte une multitude de langues publiques), ou parce que l’unification linguistique s’y fera implicitement, sans effort juridique (par exemple, la langue anglaise n’a pas besoin d’un appui équivalent de l’État pour demeurer la langue publique en Amérique du Nord).

En adoptant de telles positions, l’interculturalisme québécois n’abandonne pas pour autant les visées positives du multiculturalisme. En effet, outre ce critère linguistique ainsi qu’un second critère concernant la forme démocratique et participative de la société, la place est ensuite ouverte au métissage et à la transformation culturelle de la société québécoise. Dès lors, on peut dire de l’interculturalisme québécois qu’il formule explicitement un engagement réciproque entre la société d’accueil et les nouveaux arrivants, engagement qui n’a rien de relativiste, puisqu’il se formule toujours sur la base de principes libéraux et égalitaires positifs[27].

En formulant explicitement un petit nombre de piliers forts d’une culture politique pour ensuite permettre la diversité, l’échange et le métissage de la société, l’interculturalisme québécois poursuit la visée multiculturelle d’organiser la vie commune au nom de valeurs libérales et égalitaires positives plutôt que du relativisme, mais tout en reconnaissant que le contexte est celui d’une société particulière. Les pays historiquement sceptiques quant au multiculturalisme anglo-saxon, dont la France et l’Allemagne, pourraient dès lors sérieusement considérer l’interculturalisme québécois non pas comme un modèle pouvant déjà être transposé immédiatement à leur contexte particulier, mais plutôt comme un exemple d’adaptation possible du multiculturalisme à des sociétés possédant différents piliers identitaires forts[28]. Adopter une forme d’interculturalisme intégrant de tels rapports particuliers d’une société à sa langue, à son histoire ou à certaines particularités de sa vie publique peut permettre la mise en place d’un vivre ensemble satisfaisant tant pour la majorité démocratique que pour ses minorités historiques et récentes, au lieu de sacrifier les secondes au nom des craintes de la première.

Pour éviter le relativisme culturel, mais aussi, plus spécifiquement, pour continuer de protéger et de promouvoir certains traits d’une culture politique donnée, il n’est donc pas nécessaire de maintenir une main de fer sur la socialisation et les manifestations culturelles des minorités et des nouveaux arrivants, à travers un modèle strict et univoque du citoyen « universel », ou encore d’une conception figée de la culture d’une société. Après examen, il convient d’admettre que toute diversité et tout métissage ne sont pas sur le même pied, et une société peut très bien s’ouvrir à la diversité tout en continuant de garantir et de promouvoir ce qui lui importe le plus. Bref, une société peut être marquée par le multiculturalisme sans abandonner ses projets collectifs.

Retour sur l’application pratique du multiculturalisme

L’examen du multiculturalisme canadien démontre bien que l’adoption de telles politiques ne met pas en péril la capacité légale de juger et de punir les actions criminelles, même lorsque celles-ci sont formulées comme des pratiques culturelles. De plus, l’affirmation du multiculturalisme dans la Constitution canadienne n’instaure pas un relativisme quant aux actions et aux pratiques des minorités, mais plutôt un souci supplémentaire venant colorer le travail politique et juridique, afin de mieux respecter l’autonomie, la dignité et l’égalité des membres des cultures minoritaires.

La mention de l’interculturalisme québécois confirme à nouveau ce constat d’une absence de relativisme dans les politiques publiques multiculturelles, en démontrant cette fois-ci que les limites qui peuvent être opposées à certains actes et expressions culturelles ne sont pas seulement le respect du droit et des libertés individuelles. Au contraire, le modèle québécois révèle que les ambitions du multiculturalisme sont compatibles avec la promotion d’un certain nombre de piliers identitaires propres à la trajectoire historique d’une société, par exemple l’importance de la langue française dans la vie publique au Québec.

Loin de restreindre notre capacité d’échange, de critique et d’intervention au sein d’autres cultures, le multiculturalisme se déploie plutôt comme un ensemble de politiques publiques et de normes juridiques nous aidant à distinguer quelle diversité et quels métissages doivent se déployer librement, au nom des principes philosophiques évoqués plus haut dans la partie traitant du « multiculturalisme en philosophie politique », et lesquels doivent plutôt être limités. L’adoption de politiques multiculturelles ne requiert pas la fin de tout projet politique commun ou la disparition de tout référent identitaire majoritaire. Ces politiques permettent plutôt de conjuguer la poursuite de ceux-ci à la reconnaissance des apports minoritaires. En définitive, l’examen du fonctionnement effectif du multiculturalisme semble confirmer la viabilité de ce modèle, à l’encontre du diagnostic malheureusement récurrent de sa faillite en pratique[29].

Le multiculturalisme et la liberté de religion

Si le multiculturalisme ne se fonde pas sur une philosophie relativiste ni n’incarne le relativisme dans la pratique, une dernière question distincte, mais souvent associée demeure : est-ce que sans être strictement relativiste le multiculturalisme mène à une trop grande liberté de religion, qui en vient à l’emporter sur les autres droits et libertés ? Ainsi, tout en possédant de nombreuses limites philosophiques, légales et institutionnelles nous empêchant de sombrer dans le relativisme, il est à tout le moins possible que le multiculturalisme mène néanmoins à un déséquilibre au sein des libertés fondamentales, de manière à ce qu’il ne soit plus possible de contrôler les excès de l’une d’elles, soit la liberté de conscience et de religion.

Lorsque l’on aborde la diversité et la religion d’un seul tenant, on risque de « racialiser » les différences religieuses[30], par exemple à travers la confusion entre musulmans et Arabes. Comme on le verra dans les sections qui suivent, la liberté de religion ne se fonde pas sur l’existence de minorités ethniques, nationales ou culturelles, mais plus fondamentalement sur la divergence de la conscience de chacun, y compris au sein d’une culture dominante homogène. Parallèlement à ce qui a été mentionné dans la partie sur « Le multiculturalisme en philosophie politique », le fait que la divergence religieuse soit contemporaine de la mixité culturelle de nos sociétés – et rendue plus visible par la présence de minorités religieuses elles aussi « plus visibles » – ne suffit pas à créer une suite de cause à effets allant de la défaite des valeurs et principes communs aux mains du relativisme, à l’adoption de politiques multiculturelles, puis à la domination de la liberté religieuse.

Non seulement cette lecture est erronée sur le plan causal, mais elle est aussi erronée sur le plan factuel de la domination de la liberté de religion sur les autres droits et liberté. Pour le démontrer, il convient donc tout d’abord de vérifier le constat factuel selon lequel la liberté de religion est effectivement hors de contrôle, puis de vérifier le lien causal tracé entre celle-ci et le multiculturalisme.

Une liberté hors de contrôle ?

Quoique ce fait soit assez mal relayé dans les médias, la liberté de religion est nettement plus limitée que ce que l’on croit, même dans un pays ouvertement tolérant et multiculturel comme le Canada. Ainsi, si les décisions allant en faveur de la liberté de religion sont immanquablement saisies par les journaux et les tribunes d’opinion, il existe aussi plusieurs cas où les cours justifient la restriction de cette liberté. Parmi les jugements récents, on trouve l’arrêt Wilson Colony[31], dans lequel la Cour suprême du Canada a statué qu’il était raisonnable de limiter la liberté de religion d’une communauté huttérite qui demandait d’être exemptée de la prise de photos pour l’obtention d’un permis de conduire. Si la Cour a reconnu la sincérité de la croyance religieuse des huttérites, elle a néanmoins jugé que l’intégrité du système de délivrance des permis de conduire et la protection contre les vols d’identité constituaient des objectifs devant l’emporter sur la liberté de religion, dans cette situation.

Un autre exemple notable est celui de parents jéhovistes qui avaient refusé, au nom de leur liberté de religion et de leur autorité parentale, que l’on administre une transfusion sanguine à leur enfant. Cette transfusion étant essentielle à la survie de l’enfant, la direction de l’hôpital a décidé de passer outre au refus des parents. La cause ayant été portée devant les tribunaux, la Cour suprême du Canada a jugé que la décision de l’hôpital était fondée en droit même si elle avait bel et bien porté atteinte à la liberté de religion des parents[32]. L’exercice de pondération des droits concurrents a révélé que, d’une part, le droit à la vie de l’enfant et, d’autre part, la liberté religieuse des parents et leur autorité parentale ne pouvaient être réconciliés. La transfusion sanguine ne pouvait être remplacée par un traitement médical alternatif et le jéhovisme ne permettait, du moins selon l’interprétation des parents, aucune exception à la règle interdisant l’injection du sang d’une autre personne. Le respect des droits des parents fut jugé trop attentatoire au droit à la vie de la personne mineure qu’était leur enfant[33]. En revanche, la décision de l’hôpital a porté atteinte aux droits des parents dans un contexte précis et les a limités sans pour autant les anéantir complètement. L’atteinte était sérieuse, mais elle ne forçait pas les parents à renoncer ni à leur religion ni à leur autorité sur leur enfant. Ce cas démontre que des restrictions sérieuses à la liberté de religion sont parfois légitimes, même à la lumière d’une conception large et généreuse de la liberté de conscience et de religion.

Si ces divers jugements prouvent que la liberté de religion n’est pas une défense omnipotente, il demeure qu’il y a eu une précision notable au principe de liberté de religion au Canada dans les années 2000, comme en témoigne explicitement l’arrêt Amselem. Dans ce jugement, la Cour suprême du Canada a exprimé une conception « personnelle et subjective » de la liberté de religion, qui écarte la preuve de l’orthodoxie d’une croyance au sein d’une religion en faveur de la preuve de la sincérité de cette croyance chez le plaignant :

La liberté de religion garantie par la Charte des droits et libertés de la personne du Québec (et la Charte canadienne des droits et libertés) s’entend de la liberté de se livrer à des pratiques et d’entretenir des croyances ayant un lien avec une religion, pratiques et croyances que l’intéressé exerce ou manifeste sincèrement, selon le cas, dans le but de communiquer avec une entité divine ou dans le cadre de sa foi spirituelle, indépendamment de la question de savoir si la pratique ou la croyance est prescrite par un dogme religieux officiel ou conforme à la position de représentants religieux. Cette interprétation est compatible avec une conception personnelle ou subjective de la liberté de religion. Par conséquent, le demandeur qui invoque cette liberté n’est pas tenu de prouver l’existence de quelque obligation, exigence ou précepte religieux objectif. C’est le caractère religieux ou spirituel d’un acte qui entraîne la protection, non le fait que son observance soit obligatoire ou perçue comme telle. L’État n’est pas en mesure d’agir comme arbitre des dogmes religieux, et il ne devrait pas le devenir[34].

Si ce jugement s’inscrit dans un long travail de réinterprétation de la liberté de religion au Canada, ce n’est pas parce que cette liberté devient toute-puissante, mais bien parce que l’on y exprime plus généreusement la source de la liberté de religion méritant notre considération. La liberté de religion n’est donc pas hors de contrôle, toute-puissante et supérieure, mais sa dimension subjective a bel et bien été réaffirmée.

La responsabilité du multiculturalisme ?

La liberté de religion et de conscience n’est pas une force absolue et incontrôlable, tout comme ce n’était pas le cas de la « défense culturelle » dans le droit criminel. Néanmoins, il appert que l’interprétation, l’analyse et la portée de cette liberté ont évolué depuis les années 2000. La question qu’il convient donc de se poser est celle de savoir si cette conception ample et généreuse, qu’on la juge souhaitable ou non, est effectivement imputable au multiculturalisme.

Dans un article paru en 2011, Louis-Philippe Lampron et Eugénie Brouillet problématisaient le déséquilibre résultant du fait que les protections accordées à l’expression religieuse ont largement dépassé celles accordées à la liberté d’expression tout court (Lampron et Brouillet 2011, 93-141). Mais de manière intéressante pour notre propos, le mot multiculturalisme n’apparaît nulle part dans l’article, qui y voit avant tout une difficulté résultant du désir d’éviter de hiérarchiser formellement les droits fondamentaux. Autrement dit, il y a de bonnes raisons de croire que l’élaboration de la conception subjective de la liberté de religion a peu à voir avec le multiculturalisme, le respect de la diversité culturelle ou encore un devoir de retenue « relativiste » que s’imposeraient les juges. Au contraire, cette conception (souhaitable ou non) tiendrait plutôt d’une plus grande affirmation des valeurs libérales, et en particulier de principes aussi centraux au sein de nos États que ceux de la séparation des pouvoirs temporels et spirituels et de l’autonomie morale des individus.

Déjà dans sa Lettre sur la tolérance, John Locke (2002) écrivait que les Églises ne doivent pas se saisir des pouvoirs civils pour contrôler les fidèles et punir les hérétiques, mais aussi, suivant un corollaire trop souvent oublié par les tenants républicains de la séparation de l’Église et de l’État, que l’État ne doit pas se mêler d’arbitrer et de départager les contenus spirituels qui n’ont pas de conséquences civiles :

Je crois qu’il est d’une nécessité absolue de distinguer ici, avec toute l’exactitude possible, ce qui regarde le gouvernement civil, de ce qui appartient à la religion, et de marquer les justes bornes qui séparent les droits de l’un et ceux de l’autre. Sans cela, il n’y aura jamais de fin aux disputes qui s’élèveront entre ceux qui s’intéressent, ou qui prétendent s’intéresser, d’un côté au salut des âmes, et de l’autre au bien de l’État.

Ibid., 8-9

Mais si cette idée d’un retrait de l’État des questions spirituelles tient en partie de l’incertitude quant à ces questions, Locke évoquant l’absence de primauté du magistrat quant à la bonne manière de garantir le salut de chacun[35], ce facteur « relativiste » n’est pas le seul aspect de l’argument en faveur du retrait de l’État hors des affaires spirituelles, puisque déjà, chez Locke, on trouve également une insistance sur le principe positif d’autonomie morale des individus, soit le fait que chacun ait le droit et même le devoir d’accéder par lui-même, en s’appuyant sur les Écritures saintes, aux vérités d’ordre théologique, dans les limites du respect des droits d’autrui et de l’ordre civil. Dès lors, adopter une conception personnelle et subjective de la liberté de religion, plus de trois siècles après l’oeuvre de Locke, s’inscrit tout à fait dans la continuité du projet libéral, en retirant aux tribunaux le pouvoir d’arbitrer quelle est la bonne façon d’être catholique, juif, musulman, etc., par le biais de témoignages d’experts ou de dépositaires allégués de l’orthodoxie d’une religion. C’est seulement à cette condition que l’on peut éviter que l’autonomie spirituelle et morale de l’individu soit inféodée aux dogmes majoritaires au sein d’une religion.

Dans le cas Amselem, des experts avaient ainsi témoigné du fait que le judaïsme ne contenait pas l’impératif de célébrer la fête de Soukkot dans une soukka individuelle (cabane érigée à l’occasion de cette célébration), alors que les plaignants dans cette affaire soutenaient qu’une soukka commune contreviendrait déraisonnablement à leur liberté de religion et de conscience. En développant une compréhension personnelle et subjective de la liberté de religion, la Cour suprême ne permet pas à l’État de déterminer la relation que doit avoir le croyant envers la célébration du Soukkot. Autrement, cela reviendrait à protéger la religion comme institution régulant ses membres, plutôt que la religion comme pratique d’individus autonomes et égaux.

Dès lors, on peut dire de ce changement qu’il affecte le type de liberté de religion à accepter dans l’étape de la preuve (« la croyance est-elle sincère ? » plutôt que « la croyance est-elle orthodoxe ? »), mais cela ne change pas l’étape suivante de la mise en équilibre de la liberté de religion et de conscience avec les autres impératifs en jeu dans un litige. Dans le cas Amselem, la Cour a finalement jugé, ce qui peut être discuté, que la liberté de religion (personnelle et subjective) des plaignants devait effectivement l’emporter sur le principe du respect d’un contrat immobilier librement consenti. Cependant, comme nous l’avons mentionné à la sous-section précédente, « Une liberté hors de contrôle ? », il existe de nombreux cas où la liberté de religion, toute personnelle et subjective qu’elle soit, doit finalement céder aux autres impératifs en cause dans un litige.

Retour sur la place de la liberté de religion

Après examen, on remarque que non seulement le constat factuel d’une domination de la liberté de religion sur les autres droits et libertés ne correspond pas à la réalité des décisions des cours canadiennes, qui continuent à essayer de mettre en équilibre de multiples objectifs sans hiérarchie figée, mais qu’en plus l’interprétation contemporaine de la liberté de religion, sous une forme plus personnelle et à travers l’idée de croyance sincère, découle avant tout du libéralisme, et de sa constante réinterprétation de John Locke à aujourd’hui, sans que l’on puisse y retrouver la marque particulière du multiculturalisme. Ultimement, ce n’est donc pas du besoin de coexistence et de reconnaissance des minorités culturelles contemporaines qu’ont découlé ces raisonnements des cours canadiennes quant à la liberté de religion, mais bien de l’éclatement du phénomène religieux et spirituel. Même dans des sociétés extrêmement uniformes sur le plan identitaire et sans la moindre immigration, il est toujours possible qu’un moine décide un jour de remettre en question les dogmes établis et la manière majoritaire de pratiquer et de croire, en clouant ses 95 thèses sur la porte d’une église. La liberté de religion et de conscience, y compris sa réinterprétation plus subjective développée par les cours canadiennes, n’est donc pas le fait d’une pression multiculturelle extérieure, ni d’une époque sombrant dans le relativisme, mais s’inscrit plutôt au coeur de nos États libéraux, égalitaires et modernes, comme un corollaire de nos valeurs les plus importantes.

Conclusion

Si la thèse selon laquelle le multiculturalisme est forcément relativiste apparaît dans les médias et dans l’arène politique de nombreux pays, qu’ils disposent ou non de politiques multiculturelles, on peut sans risque affirmer que cette thèse ne correspond pas à la réalité. Quoiqu’il soit théoriquement concevable qu’un multiculturalisme soit fondé sur des bases relativistes, et prenne assise sur une incapacité fondamentale de juger autrui pour proposer la fin de tous échanges et de toutes critiques entre les cultures, le multiculturalisme réel n’est pas relativiste, ni dans les travaux les plus influents en philosophie politique, ni dans la pratique des sociétés qui, comme le Canada et le Québec, y adhèrent, sous une forme plus classique ou sous une forme dite « interculturelle ».

Mais comment expliquer alors la récurrence de cette thèse dans le discours public ? L’examen de l’influence du multiculturalisme sur la place de la liberté de religion est révélateur sur ce point, puisqu’il démontre la facilité avec laquelle on en vient à faire porter le blâme au multiculturalisme pour des réinterprétations certes récentes et litigieuses, mais qui résultent en vérité d’autres sources (dans ce cas en particulier, un raffinement du libéralisme). Dénoncer le multiculturalisme est tentant, dans la mesure où cela présente les changements que traversent toutes les sociétés contemporaines comme une pression extérieure, menée par des minorités visibles et suspectes. Mais il est plus que temps de regarder les choses en face. Le multiculturalisme en tant que concept normatif n’est pas la cause des bouleversements et des remises en question que nos sociétés rencontrent, au contraire, il est l’une des expressions de notre capacité à traverser les défis du vivre ensemble sans renoncer aux principes qui nous sont les plus chers.