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Le respect des droits économiques et sociaux est lié aux décisions des États concernant l’allocation des ressources afin de satisfaire les différents besoins qui existent. Comment les tribunaux internationaux ou nationaux peuvent-ils mieux appréhender, dans une perspective de droits de la personne, les litiges qui mettent en cause ces décisions d’allocations de ressources? Gustavo Arosemena est maître de conférences à l’Université de Maastricht (Pays-Bas) et spécialiste des questions concernant la justiciabilité des droits économiques et sociaux. Dans cet essai, il propose une étude qui vise à évaluer trois différentes stratégies qui s’offrent aux tribunaux pour apprécier les arbitrages effectués par les États : l’approche fondée sur la décision raisonnable, celle de la priorisation et celle reposant sur la démocratie délibérative. Une analyse qualitative comparative amène l’auteur à conclure qu’aucune de ces trois stratégies n’est strictement supérieure, mais que l’approche de la priorisation obtient le meilleur résultat au système de pointage utilisé pour procéder à l’analyse.

Pour réaliser cet exercice, Arosemena a identifié cinq valeurs permettant d’évaluer la qualité des trois stratégies comparées : le respect de la primauté du droit[1], l’efficacité[2], l’équité[3], la démocratie[4] et la prise en compte des préoccupations personnelles[5].

Arosemena fait des obligations de bien-être (welfare duties) le point focal de son analyse. À la base des droits de la personne se trouvent des valeurs à promouvoir, cristallisées dans divers textes de droit international ou nationaux qui produisent des conséquences normatives, dont des obligations pour les États. Ce concept lui permet de rejeter l’approche dichotomique d’une scission entre droits civils et politiques, d’une part, et droits économiques, sociaux et culturels, d’autre part, et ce, car les obligations de bien-être peuvent se rattacher aux deux catégories de droits. Il circonscrit l’objet de son analyse comme visant les situations problématiques où l’accès à des biens essentiels (basic goods), tels que le logement ou l’eau, est en cause. Il s’agit alors, pour un tribunal, d’évaluer quel est le niveau adéquat d’aide que chacun est en droit de recevoir, ce qui constitue l’obligation de protection minimale des droits économiques et sociaux de l’État.

Une première stratégie examine le caractère raisonnable de l’action de l’État. L’obligation de l’État est celle de fournir les efforts adéquats pour assurer à une personne donnée le respect de l’obligation en cause. Cette stratégie a été initiée par le Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l’ONU. Cette évaluation peut s’effectuer selon trois approches : formelle, fonctionnelle et substantive. L’approche formelle s’intéresse davantage à la cohérence des actions de l’État et aux questions de bonne gouvernance : la transparence et la planification de l’action gouvernementale. Dans l’approche fonctionnelle, l’analyse est axée sur la comparaison avec la situation passée : pour une période donnée, est-ce que la situation de l’État a progressé, stagné ou régressé? Cette approche est implicitement celle retenue par le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels[6]. L’approche substantielle comprendra, de plus, une analyse du contenu même du droit : est-ce que le fait de ne pas donner accès à un contenu de base de cette obligation de bien-être est raisonnable? La réparation sera souvent de nature systémique et consistera à forcer la modification de la conduite gouvernementale jugée déraisonnable.

Une deuxième stratégie, la priorisation, consiste à déterminer, d’une façon claire et assez rigide, quelle part de l’obligation de bien-être mérite une complète protection judiciaire. Il s'agira du contenu prioritaire. Le reste sera considéré comme le contenu périphérique, relevant du domaine politique. Le tribunal est alors responsable d’assurer le respect du contenu prioritaire de l’obligation, pour tous les sujets de droit visés, indépendamment des contraintes économiques, sauf en cas de force majeure. Le droit international des droits de la personne et le droit pénal international permettent de dégager des valeurs utiles à l’exercice de priorisation : la protection de la vie humaine, la prévention de la douleur extrême, la protection d’un minimum de dignité de la personne et le droit à l’égalité tel qu'entendu dans son sens le plus strict : ne pas être sujet de discrimination haineuse. Une conception moins minimaliste pourrait inclure ce qui est nécessaire pour assurer le respect de l’autonomie d’une personne, lui donnant la possibilité de participer réellement au débat démocratique ainsi que d’exercer sa pleine citoyenneté. Cette priorisation peut être réalisée par le pouvoir législatif, qui fixe alors explicitement le contenu prioritaire protégé, ou être laissée aux tribunaux qui devront, par l’interprétation des traités et constitutions, créer un standard général tirant clairement la ligne entre le contenu prioritaire et périphérique. Cette stratégie se traduit par des réparations individuelles fortes et directes pour tout ce qui concerne le contenu prioritaire protégé.

Une troisième stratégie, la démocratie délibérative, se caractérise par un engagement des tribunaux en faveur du dialogue constant avec les pouvoirs exécutif et législatif. Le rôle de la Cour consiste à s’assurer que les conditions sont réunies afin de permettre à toutes les parties prenantes la possibilité de faire entendre leur voix et de participer réellement, en relative égalité, à cette délibération. Lorsque ces conditions sont satisfaites, la Cour fera preuve de déférence envers la décision. Si des manquements sont observés, la Cour pourra ordonner des mesures, essentiellement processuelles, afin d’instaurer un système de délibération plus démocratique. Le juge devient un acteur-arbitre indépendant dans la délibération démocratique. Ces décisions ne visent pas la substance des obligations de bien-être, mais bien la mise en place graduelle de conditions plus justes pour que cette substance soit déterminée politiquement. Le juge devra notamment travailler à éliminer les biais systémiques qui empêchent la participation effective de certains groupes et s’assurer que toute l’information pertinente et crédible pour les fins du débat soit accessible. Au plan des réparations, des jugements déclaratoires assortis d’ordonnances visant à renforcer les processus décisionnels sont privilégiés.

Arosemena évalue ensuite les trois stratégies présentées à l’aune des cinq valeurs précédemment identifiées. À titre d’exemples, le respect de la primauté du droit est favorisé par la stratégie de priorisation, puisque le contenu de l’obligation est clair et transparent. L’équité procédurale et la démocratie paraissent mieux protégées par la stratégie de démocratie délibérative : le caractère ouvert de la délibération permet de s’assurer que tous les points de vue des parties prenantes soient considérés, dans une relative égalité. Réalisant ensuite l’agrégation de tous les résultats, en postulant que les cinq valeurs étudiées sont d’égale importance, l’auteur conclut que la stratégie de priorisation apparaît comme étant relativement supérieure aux deux autres. L’auteur insiste cependant sur le fait qu’il faille considérer le contexte propre à chaque société afin d’évaluer la ou les meilleures stratégies d’implantation des obligations de bien-être.

La thèse d’Arosemena est susceptible d’applications concrètes. L’auteur démontre qu’il existe déjà un espace permettant de statuer judiciairement sur des obligations de bien-être reconnues en droit international, autant devant des forums internationaux qu’au plan national. L’entrée en vigueur du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels[7] permettra notamment au Comité sur les droits économiques, sociaux et culturels de l’ONU de se saisir, à l’égard des États qui adhéreront au protocole, des aspects relatifs aux obligations de bien-être qui découlent directement des droits visés. De même, une stratégie judiciaire fondée sur le droit à l’égalité permettra souvent de faire intervenir, par la bande, des obligations de bien-être, en considérant la discrimination systémique souvent à la source des privations observées.

La force de l’ouvrage consiste à présenter d’une manière claire les trois stratégies étudiées et leurs impacts potentiels sur le rôle des tribunaux dans l’adjudication des obligations de bien-être. L’intérêt de l’analyse comparative entre les trois stratégies apparaît toutefois limité par la nécessité – reconnue par l’auteur – d’une approche contextuelle, toujours requise. Ainsi, la supériorité relative de la stratégie de la priorisation, selon la position de l’auteur, ne peut être établie sans un examen sérieux de la qualité de l’exercice qui a conduit à la définition du contenu prioritaire à protéger. Or, l’auteur demeure vague à ce sujet, en ne proposant aucune balise sur les méthodes visant à réaliser adéquatement cette priorisation. Enfin, les stratégies fondées sur le caractère raisonnable des actions de l’État et la démocratie délibérative sont plus susceptibles de conduire à des améliorations systémiques qui profiteront à un plus large public que ceux qui ont initié un litige, contrairement à la stratégie de priorisation qui vise une réponse plus précise et concrète, fondée sur une logique du cas par cas. Dans un contexte marqué par les difficultés d’accès à la justice, en particulier pour les groupes vulnérables, il s’agit là d’un facteur de poids à considérer.