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Au cours des dernières années, certaines controverses quant à l’étiologie des troubles de l’attachement ont été mises en évidence (Lyons-Ruth, 2015). L’avènement de différentes perspectives chez les chercheurs du domaine semble s’expliquer par un manque théorique entourant le développement du Trouble réactionnel de l’attachement (TRA) et du Trouble de l’engagement social désinhibé (TESD). Effectivement, malgré le nombre croissant d’études portant sur ces troubles, aucun modèle théorique n’intègre les connaissances acquises dans ce domaine (Zeanah et Smyke, 2005). L’objectif de cet article est donc de présenter un modèle qui est cohérent avec la théorie de l’attachement ainsi qu’avec les données empiriques sur le TRA et le TESD. Le modèle de l’Attachement en situation de carence de soins extrême (ASCSE) propose une explication cohérente de la trajectoire développementale normative ainsi que des trajectoires respectives de ces deux troubles. L’élaboration d’un tel cadre théorique permet de clarifier les controverses actuelles et de guider les recherches futures. Afin de mettre en contexte le modèle présenté, la théorie de l’attachement est d’abord abordée et les deux troubles sont définis de façon explicite. Ensuite, une revue de la recherche empirique portant sur le TRA et sur le TESD est réalisée. Puis, les trois trajectoires possibles du modèle ASCSE sont détaillées pour permettre une présentation claire du modèle. Finalement, l’article conclut sur les limites du modèle théorique suggéré ainsi que sur les pistes de recherche future qui en découlent.

Attachement

La première relation interpersonnelle d’un être humain est celle qui se développe entre un enfant et son donneur de soins, habituellement son parent. Cette relation est primordiale pour le développement social subséquent des enfants. Selon la théorie de l’attachement, les jeunes enfants, ayant besoin de protection et de réconfort, développent naturellement un attachement envers la personne qui répond à leurs besoins (Bowlby, 1969/1982). La confiance envers ce donneur de soins se développe de pair avec sa sensibilité et sa capacité à répondre de façon appropriée aux besoins de l’enfant. Le donneur de soins, devenant ainsi une figure d’attachement, est une base de sécurité qui soutient l’enfant dans son exploration de l’environnement et son développement socioaffectif (Bowlby, 1988).

Bowlby (1979) a proposé que l’attachement n’était pas seulement au niveau comportemental, mais également au niveau cognitif. Au fur et à mesure de ses expériences, l’enfant développe des représentations mentales de lui-même, de sa figure d’attachement, et de son environnement. La répétition d’expériences activant le système d’attachement amènerait le développement d’un script intégrant des attentes conscientes et inconscientes quant à la disponibilité de la figure d’attachement et au niveau de confiance à lui accorder (Bowlby, 1969/1982, 1973, 1980; Bretherton et Munholland, 2008). Ces représentations sont appelées modèles internes opérants (MIO) et permettent à l’enfant d’anticiper ainsi que de faire des plans par rapport au futur (Bretherton et Munholland, 2008). Ces MIO d’attachement ont également un impact à long terme, puisqu’ils serviront de base à l’établissement des autres relations interpersonnelles au cours de la vie (Berlin, Cassidy et Appleyard, 2008).

Évaluation comportementale de l’attachement

Chez les jeunes enfants, l’attachement est habituellement évalué par l’observation des comportements dans une situation qui provoque de la détresse. La mesure classique de l’attachement est la situation étrangère (SSP; Ainsworth, Blehar, Waters et Wall, 1978). Cette procédure implique le jeune enfant (ou l’enfant d’âge préscolaire en utilisant une procédure adaptée; Cassidy et Marvin with the MacArthur working group on attachment, 1992), sa figure d’attachement et un étranger. Dans un premier temps, l’enfant et la figure d’attachement sont laissés dans une pièce où se trouvent des jouets. Après quelques minutes, l’étranger entre et interagit avec la figure d’attachement, pour ensuite tenter d’interagir avec l’enfant. Après un signal (par exemple un coup à la porte), la figure d’attachement quitte la salle, laissant l’enfant seul avec l’étranger. À moins d’un besoin intense, l’étranger ne doit pas intervenir pendant la séparation. La figure d’attachement retourne dans la pièce quelques minutes plus tard, pour la réunion. L’étranger quitte alors la pièce discrètement. Après l’épisode de réunion, l’enfant est laissé seul dans la pièce. L’étranger revient dans la pièce et intervient auprès de l’enfant si nécessaire (p. ex., en cas de détresse). Finalement, la figure d’attachement revient dans la pièce pour une deuxième réunion, alors que l’étranger quitte discrètement (Ainsworth et al., 1978). Cette procédure permettrait ainsi un accès indirect aux MIO d’attachement des enfants à travers l’analyse du comportement de l’enfant, qui permet d’inférer sur ses attentes quant à la disponibilité de la figure d’attachement et sa confiance envers celle-ci (Miljkovitch, Pierrehumbert, Karmaniola et Halfon, 2003). L’évaluation de ces comportements a permis à Ainsworth et ses collègues (1978) d’établir une classification des trois stratégies d’attachement principales. Les enfants ayant une relation d’attachement de type sécurisé recherchent et obtiennent du réconfort de leur figure d’attachement lorsqu’ils sont en détresse et se basent sur ce lien de confiance pour explorer leur environnement. Les enfants insécures-évitants minimisent leur détresse et semblent indépendants, puisqu’ils ne considèrent pas leur donneur de soins comme une source de soulagement de la détresse. Quant à eux, les enfants de type insécure-ambivalent exagèrent leur détresse afin de mettre l’accent sur la dépendance envers la figure d’attachement.

L’attachement désorganisé

Suite à la classification des enfants en trois types d’attachement, plusieurs demeuraient inclassables. Main et Solomon (1986) ont remarqué que la réaction et les comportements de certains enfants étaient incohérents et contradictoires. Dans certaines dyades, elles ont également remarqué une réaction apeurée de la part du jeune enfant ou de la figure d’attachement. Elles ont donc élaboré un quatrième style d’attachement pour classifier ces enfants, le type insécure-désorganisé. La majorité des enfants présentant un attachement désorganisé à la petite enfance font une transition vers l’attachement de type contrôlant avant la fin de la période préscolaire (Moss, Cyr, Bureau, Tarabulsy et Dubois-Comtois, 2005). Il y a alors un renversement de rôle où l’enfant assume le rôle du parent, ce qu’il peut faire de façon punitive ou attentionnée (Main et Cassidy, 1988).

Plusieurs théories ont été avancées pour expliquer le comportement des enfants classifiés comme ayant un système d’attachement désorganisé. Main et Hesse (1990) ont suggéré que l’attachement de type insécure-désorganisé est causé par un conflit irréconciliable chez l’enfant puisque le donneur de soins est à la fois une source de peur et de réconfort. La recherche indique effectivement que la présence de comportements effrayants et effrayés chez la mère est reliée à l’attachement désorganisé de l’enfant (voir Lyons-Ruth et Jacobvitz, 2008 pour une revue). L’incapacité de la mère à réconforter son enfant et les patrons de communications affectifs perturbés sont également reliés à la désorganisation de l’attachement, puisqu’ils causent également de la peur chez l’enfant (Lyons-Ruth, Bronfman et Attwood, 1999; Lyons-Ruth, Bronfman et Parson, 1999).

Troubles de l’attachement

Chez certains enfants, le système d’attachement apparaît gravement perturbé. Des expériences traumatisantes en début de vie, telles que de l’abus ou de la négligence extrême de la part du donneur de soins, interfèrent avec l’habileté de l’enfant à former des liens d’attachement normatifs (National Child Traumatic Stress Network; NCTSN, n.d.). Ces perturbations ont initialement été répertoriées dans la troisième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-III) en tant que trouble réactionnel de l’attachement (American Psychiatric Association; APA, 1980). Alors expliquée comme un manque de sociabilité ainsi qu’un retard de croissance chez les jeunes enfants, la définition du trouble a évolué pour inclure deux sous-types soit, type inhibé et type désinhibé, dans les DMS-IV et DMS-IV-TR. Dans les deux sous-types, le trouble survient chez certains enfants ayant vécu des carences de soins extrêmes (p. ex., besoins essentiels non remplis, absence de donneur de soins stable, privation sociale, etc.). Le type inhibé correspond à une incapacité à initier des interactions sociales et une résistance au réconfort, tandis que le type désinhibé est caractérisé par une sociabilité indifférenciée envers tout individu (APA, 1994; 2000). Les deux sous-types ont été dissociés en tant que troubles distincts dans le DSM-5, où le type inhibé est appelé trouble réactionnel de l’attachement (TRA) tandis que le type désinhibé est nommé le trouble de l’engagement social désinhibé (TESD; APA, 2013).

Trouble réactionnel de l’attachement

Dans le DSM-5, le TRA figure dans la catégorie des troubles reliés au trauma et aux stresseurs. Le trouble se caractérise par (a) une tendance aux comportements inhibés; (b) une fermeture émotionnelle envers les donneurs de soins adultes; (c) un manque de recherche de réconfort et de réaction à celui-ci ou; (d) une perturbation sociale et émotionnelle. Le diagnostic du TRA est donné uniquement lorsque ces difficultés sont survenues suite à une carence de soins extrême, telles que (a) la négligence ou privation sociale; (b) des donneurs de soins constamment changeants ou; (c) un contexte qui limite sévèrement la capacité de l’enfant à développer des attachements sélectifs. Le diagnostic de ce trouble peut être posé à partir du moment où l’enfant atteint un âge développemental d’au moins neuf mois (APA, 2013).

La Classification internationale des maladies (CIM-10) classifie également le TRA et le TESD comme des troubles distincts, tous deux sous la catégorie des troubles du fonctionnement social de l’enfance (Organisation mondiale de la Santé; OMS, 2008). Le trouble réactionnel de l’attachement de l’enfance (correspondant au TRA) se distingue par des anomalies persistantes associées à des perturbations émotionnelles dans la relation avec les donneurs de soins. Ce trouble peut être caractérisé par (a) un manque de réactivité émotionnelle; (b) une réduction des interactions sociales; (c) une résistance au réconfort ou; (d) une incapacité à répondre au réconfort. Une carence évidente en soins (négligence, abus ou mauvais traitements) de la part des donneurs de soins est la cause principale de ce trouble. Le CIM-10 souligne également la différence entre un patron d’attachement insécurisé envers une figure d’attachement et le TRA.

Trouble de l’engagement social désinhibé

Malgré la distinction avec le TRA, le DSM-5 considère que le TESD découle également d’une carence de soins extrême (APA, 2013). Cependant, l’enfant atteint du TESD interagit et approche activement des adultes non familiers. De plus, ces enfants présentent : (a) des réticences réduites ou absentes à approcher/interagir avec un adulte non familier; (b) des comportements verbaux ou physiques trop familiers avec des étrangers; (c) une diminution ou une absence de vérification avec le donneur de soins principal lors d’un contexte non familier; ou (d) un manque de réticence à partir avec un étranger. Ces comportements sont liés à une désinhibition sociale, et non pas limités à de l’impulsivité.

Dans le CIM-10, le trouble de l’attachement de l’enfance avec désinhibition (correspondant au TESD) est plutôt défini par des comportements d’attachement diffus et non sélectifs tels que : (a) la tendance à s’accrocher aux gens; (b) la recherche d’attention et d’affection; ou (c) des comportements d’approche amicale indiscriminés (OMS, 2008). Des donneurs de soins constamment changeants ou un contexte qui limite sévèrement la capacité de l’enfant à développer des attachements sélectifs semblent être la cause de ce trouble. Le CIM-10 spécifie également que ce trouble a tendance à persister malgré des changements significatifs dans l’environnement de l’enfant. La définition du DSM-5 ne relate aucun lien entre le TESD et l’attachement, tandis que celle du CIM-10 reconnaît le TESD comme une perturbation du système d’attachement. Un débat demeure quant à savoir si le TESD découle d’une perturbation du système d’attachement ou non (Lyons-Ruth, 2015; Zeanah et Gleason, 2015).

Controverses étiologiques

Bien que la majorité des chercheurs et des professionnels de la santé soit en accord avec la définition de ces troubles, tous ne s’entendent pas sur leur étiologie. Ils s’entendent néanmoins pour dire que les troubles ne sont ni de la désorganisation ni un cinquième type d’attachement, contrairement aux hypothèses de St-Antoine et Rainville (2004) et de Green (2003). Même si certaines études ont trouvé un lien entre les comportements indiscriminés et la désorganisation (p. ex., Gleason et al., 2014; O’Connor, Marvin, Rutter, Olrick et Britner, 2003), le TRA et le TESD ne seraient pas liés à un type d’attachement spécifique (Rutter, Kreppner et Sonuga-Barke, 2009). Les classifications d’attachement ne sont pas non plus considérées comme étant des entités diagnosticables en soi, elles sont plutôt considérées comme des facteurs de risque ou de protection de risque (Zeanah et Smyke, 2008). Les chercheurs dans le domaine font également remarquer la distinction entre ces troubles et la désorganisation d’attachement en soulignant que les troubles d’attachement sont rares, même en situation de carence extrême (Zeanah et Gleason, 2010), tandis que la désorganisation peut atteindre des niveaux très élevés dans ces situations (p. ex., 65 % des enfants; Zeanah, Smyke, Koga, Carlson et BEIP Core Group, 2005). Bien que les chercheurs s’entendent sur ce point, une controverse persiste à savoir si le TESD découle d’un trouble de l’attachement comme le TRA (CIM-10 : OMS, 2008; Lyons-Ruth, 2015).

Deux troubles distincts

En concordance avec le rationnel du CIM-10 et du DSM-5, Zeanah et Gleason (2015) argumentent que le TRA et le TESD sont deux troubles distincts, malgré le fait qu’ils découlent tous les deux d’une carence de soins extrême. Notamment, ils indiquent que ces troubles diffèrent au niveau de leurs comorbidités. Les enfants atteints par le TRA présentent des symptômes de dépression tandis que les enfants atteints par le TESD manifestent plutôt des comportements liés à l’impulsivité. Ainsi, le phénotype clinique du TRA semble converger vers le spectre des troubles internalisés, tandis que TESD paraît rejoindre le spectre des troubles externalisés (Zeanah et Gleason, 2015). Des recherches récentes ont également révélé des contrastes quant à leurs réponses aux interventions. En effet, la majorité des enfants atteints du TRA semble avoir moins de difficulté sociale avec un donneur de soins stable qui répond aux besoins d’attachement de l’enfant contrairement aux enfants affectés par le TESD (Zeanah et Gleason, 2015; Zeanah et Smyke, 2008). De plus, ces auteurs distinguent que le TRA se caractérise notamment par l’absence de comportements d’attachement envers les donneurs de soins primaires tandis que le TESD se définit principalement par des comportements sociaux indiscriminés vis-à-vis des étrangers. Ainsi, le TESD ne serait pas un trouble découlant de l’attachement selon eux, mais plutôt une tendance à ne pas respecter les normes culturelles lors des interactions avec d’autres (Zeanah et Gleason, 2010).

TESD : un comportement d’attachement

En opposition avec Zeanah et Gleason (2015), Lyons-Ruth (2015) estime que le TESD peut être expliqué par la théorie de l’attachement et considère ce trouble comme étant une perturbation de l’attachement en bas âge. Selon une perspective d’attachement, le développement normatif permet la formation d’une ou de plusieurs relations d’attachement sélectif envers un donneur de soins qui répond de manière constante aux besoins de l’enfant (Lyons-Ruth, 2015). D’ailleurs, le concept de sélectivité fait référence à la capacité d’un enfant de sélectionner une figure d’attachement spécifique pour obtenir du réconfort (Bowlby, 1969/1982). La sécurité d’attachement reflète plutôt la qualité d’une relation déjà établie avec une figure d’attachement (Ainsworth, et al., 1978). Étant donné qu’une carence de soins extrême peut engendrer le développement du TESD, Lyons-Ruth (2015) estime que les enfants atteints de ce trouble n’ont pas l’opportunité de développer un attachement sélectif considérant l’absence d’une figure d’attachement stable (voir Rygaard, 2005 pour une discussion plus approfondie). De ce fait, plutôt que d’être une perturbation du comportement social, le TESD serait une absence de comportements d’attachement. Lyons-Ruth (2015) conclut donc que la déviation de l’attachement normatif est une caractéristique essentielle dans l’étiologie du TESD.

MODÈLE INTÉGRATIF

Le modèle de l’Attachement en situation de carence de soins extrême (ASCSE) est un modèle heuristique qui cherche à expliquer l’étiologie du TRA et du TESD par l’intégration de différentes perspectives étiologiques, de données probantes et de la théorie de l’attachement. Ce modèle présente le TRA et le TESD comme étant deux troubles distincts découlant tous deux d’une perturbation du système d’attachement. Le modèle ASCSE comprend ainsi trois trajectoires d’attachement possibles : (a) la trajectoire normative; (b) la trajectoire du TESD; et (c) la trajectoire du TRA.

Trajectoire normative

Selon le modèle ASCSE, l’absence de carence de soins extrême permet à la majorité des enfants de développer un lien d’attachement normatif. De manière générale, ces enfants ont un donneur de soins stable qui peut servir de figure d’attachement. Ainsi, selon la réponse du donneur de soins à ses besoins, l’enfant développera des MIO d’attachement représentatifs de ses expériences. Conséquemment, le développement de ces MIO d’attachement mènera à l’adoption d’un style d’attachement sécurisé, évitant, ambivalent ou désorganisé.

De la sorte, le modèle ASCSE intègre la théorie de l’attachement et les classifications d’Ainsworth et ses collègues (1978) pour expliquer le développement des quatre types d’attachement non diagnosticables. Le modèle ASCSE reconnaît que la majorité des enfants affectés par une carence de soins extrême en viennent à développer un système d’attachement normatif (Borris et al., 2004; Gleason et al., 2011), rendant la situation de carence nécessaire, mais non suffisante, au développement d’un trouble d’attachement. Le modèle ASCSE propose donc que certains enfants puissent développer des MIO d’attachement normatifs malgré leur situation de carence. Ce développement normatif serait facilité par la présence d’un donneur de soins stable (O’Connor et Zeanah, 2003) ou lorsque le nombre de donneurs de soins disponibles est limité, et ce, même dans une situation de carence extrême (Smyke, Dumitrescu et Zeanah, 2002). Cette trajectoire est représentée par la flèche pointillée dans la Figure 1.

Trajectoire du TESD

La présence de carence de soins extrême est présentée dans le modèle ASCSE comme étant une condition fondamentale au développement du TRA et du TESD, comme l’indiquent le DSM-5 et le CIM-10 (APA, 2013; OSM, 2008). Une telle condition implique généralement l’absence de figure d’attachement stable puisque le donneur de soins néglige l’enfant au point de ne pas être présent ou change constamment. En réaction à ce milieu, certains enfants affichent un fonctionnement social inadapté par l’entremise de demandes d’affection et de sociabilité non discriminatoires. À cet effet, le modèle propose que les enfants atteints du TESD développent un MIO d’attachement selon lequel quiconque peut être un donneur de soins capable de répondre à leurs besoins. Ainsi, les enfants tentent de satisfaire leurs besoins d’affection et de protection auprès de n’importe qui, et ce, en généralisant leurs comportements d’attachement de façon indifférenciée. La création de liens d’attachement par une sociabilité indifférenciée et non sélective serait donc à la base des symptômes typiques du TESD. Même si plusieurs études, dont le BEIP, ont utilisé la SSP pour évaluer l’attachement des enfants atteints du TESD (Gleason et al., 2014), Lyons-Ruth (2015) ainsi que Rutter et ses collègues (2009) suggèrent que les comportements évalués ne sont pas des comportements d’attachement spécifiques. Cela expliquerait pourquoi les comportements indiscriminés seraient autant associés à l’attachement sécurisé qu’à l’attachement insécurisé (p. ex., Lyons-Ruth, Bureau, Riley et Atlas-Corbett, 2009; Zeanah et al., 2005). En effet, ces comportements seraient non spécifiques et seraient manifestés non seulement envers le donneur de soins, mais également envers l’étranger dans la SSP (Markovitch et al., 1997). De cette manière, le modèle ASCSE explicite le processus selon lequel un manque de soins appropriés lors de la petite enfance entraîne une réaction sociale inadaptée révélatrice d’un attachement indifférencié chez les enfants atteints du TESD.

Figure 1

Modèle de l’attachement en situation de carence de soins extrême (ASCSE)

Modèle de l’attachement en situation de carence de soins extrême (ASCSE)

Légende : La flèche pointillée indique une possibilité de trajectoire chez les enfants vivant dans une situation de carence de soins extrême, mais qui ne développeront pas de troubles pathologiques comme le TRA ou le TESD.

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Trajectoire du TRA

Tout comme pour la trajectoire du TESD, la présence de carence de soins extrême implique l’absence de figures d’attachement stables. Il est probable que, durant leur petite enfance, les signaux de détresse et demandes de réconfort de ces enfants ont été ignorés. En réaction à ce manque, certains enfants pourraient penser que personne n’est en mesure de répondre à leurs besoins. Il est difficile pour ces enfants de développer une confiance envers un donneur de soins, et donc des liens d’attachement. Ces enfants intégreraient donc un MIO d’attachement selon lequel aucun donneur de soins n’est disponible. Ils auraient ainsi développé une incapacité à faire confiance traduite par l’inhibition de leur comportement d’attachement et par leur hypervigilance face aux tentatives de rapprochement. Ces enfants ne seraient pas classifiables en utilisant la SSP classique, puisqu’ils n’ont pas nécessairement formé de lien d’attachement spécifique (Smyke et al., 2002; Zeanah et al., 2005).

Intégration empirique

Le modèle ASCSE s’aligne avec les observations empiriques selon lesquelles le TRA et le TESD ne sont pas reliés à un type d’attachement spécifique (Gleason et al., 2011; Zeanah et al., 2005). Conformément à la recherche dans le domaine, l’attachement des enfants atteints du TESD peut être classifié en utilisant la SSP, puisqu’ils démontrent des comportements d’attachement. L’attachement des enfants atteints du TRA ne serait pas classifiable avec la SSP étant donné l’inhibition de leurs demandes d’aide et d’affection qui bloquerait les comportements d’attachement.

Ce modèle théorique permet également d’expliquer pourquoi, lorsque les enfants sont placés dans un environnement positif, les symptômes du TRA auraient tendance à se résorber davantage que ceux du TESD (Smyke et al., 2012). Dans ce sens, en évoluant dans un milieu stable et sécurisant avec des donneurs de soins adéquats, l’enfant atteint du TRA apprend graduellement à faire confiance à ses donneurs de soins. En répondant de manière efficace et appropriée aux besoins de l’enfant, les donneurs de soins mettent en place des conditions favorables au développement progressif d’un lien d’attachement stable. De telles conditions entrent en conflit avec le MIO d’attachement de l’enfant, selon lequel il n’a aucun donneur de soins potentiel pour répondre à ses besoins. Ainsi, la présence d’un donneur de soins adéquat contribue à l’actualisation de son MIO d’attachement. Le MIO d’attachement d’un enfant atteint du TESD tient déjà pour acquis que quiconque est un donneur de soins potentiel. Une fois dans un environnement positif, la présence d’un donneur de soins répondant à ses besoins concorde ainsi avec son MIO initial. Cette concordance rend plus difficile le processus d’actualisation du MIO d’attachement, ce qui n’amène pas les enfants atteints du TESD à développer des attachements sélectifs.

Bref, le modèle ASCSE présente le TRA et le TESD comme deux troubles ayant des trajectoires différentes, bien qu’ils découlent d’une carence de soins extrême. Cette conceptualisation est en accord avec la distinction des deux troubles dans le DSM-5 et dans le CIM-10 ainsi qu’avec la position de Zeanah et Gleason (2015). Intégrant la perspective de Lyons-Ruth (2015), le modèle ASCSE implique aussi que le TESD soit relié à une perturbation du système d’attachement de l’enfant, suivant davantage la définition du CIM-10, qui utilise la terminologie de trouble de l’attachement de l’enfance avec désinhibition pour désigner le TESD (OMS, 2008).

Toutefois, la validation de ce modèle théorique n’a pas encore été réalisée. Il serait important de réaliser une étude évaluant les comportements d’attachement des enfants atteints du TRA et du TESD. Pour ce faire, il est proposé d’utiliser la SSP (Ainsworth et al., 1978) avec un système de codification adapté. La SSP demeure une mesure de choix pour évaluer l’attachement, puisqu’elle est plus efficace pour mesurer l’attachement que les procédures semi-structurées (Boris et al., 1999), présente une stabilité au moins modérée au cours du temps (Main, Kaplan et Cassidy, 1985) et possède une validité prédictive significative (Lyons-Ruth, 1996). Cependant, l’utilisation de la SSP avec des enfants atteints de trouble d’attachement se veut problématique en ce qu’elle tient pour acquis qu’un lien d’attachement spécifique au donneur de soins a été formé, ce qui n’est pas nécessairement le cas pour ces enfants (Smyke et al., 2002). Une adaptation du système de codification incluant les comportements de l’enfant face à l’étranger permettrait de mieux évaluer la sélectivité des comportements d’attachement en amenant un niveau de comparaison pour les comportements avec la figure d’attachement (O’Connor et al., 2003; O’Connor et Zeanah, 2003).

CONCLUSION

Le modèle ASCSE propose une explication théorique qui regroupe le développement de l’attachement normatif chez les enfants et le développement des troubles de l’attachement que sont le TRA et le TESD. Selon ce modèle, les enfants n’ayant pas vécu de carence de soins extrême auraient accès à des figures d’attachement stables envers qui ils développeraient un style d’attachement particulier. Plusieurs enfants exposés à une carence de soins extrêmes n’auraient pas l’opportunité de développer des liens envers une figure d’attachement stable. Certains intégreraient donc l’idée qu’ils doivent s’attacher à tout le monde afin que leurs besoins soient comblés (trajectoire du TESD). D’autres assimileraient plutôt l’idée que personne ne peut répondre à leurs besoins et inhiberaient donc ces derniers pour ne s’attacher à personne (trajectoire du TRA).

Bien que le modèle suggéré s’accorde avec la théorie de l’attachement et avec les descriptions empiriques du TRA et du TESD, la présente recherche comporte certaines limites. La plus grande limite résulte d’un manque de données empiriques sur les hypothèses émises par le modèle ASCSE, ce qui empêche sa validation. Ainsi, le modèle reste une explication hypothétique. Il demeure essentiel d’évaluer et démontrer que le modèle ASCSE est soutenu empiriquement avant de l’appliquer. Notamment, il serait important d’évaluer si la modification à la SSP permet de mieux mesurer l’attachement des enfants atteints d’un trouble d’attachement. Une autre limite est que le modèle ASCSE ne permet pas de différencier quels enfants développeront le TRA et quels développeront le TESD. Effectivement, le modèle n’explique pas concrètement quel MIO d’attachement l’enfant développerait suite aux conditions de carence de soins extrême et d’absence de figure d’attachement stable. À cet effet, l’apport de la mentalisation pourrait être étudié, puisque certains chercheurs (voir Fonagy et Target, 1997 et Mikic et Terradas, 2014 pour une revue) suggèrent qu’elle pourrait combler certaines lacunes dans l’explication des troubles d’attachement.

Nonobstant ces limites, il semble évident que cet article a le potentiel d’apporter d’importantes contributions. En effet, bien que la théorie de l’attachement ait été appliquée dans une pluralité de domaines pour prédire le développement de styles d’attachement, peu de recherches semblent s’appuyer sur ce cadre théorique pour étudier le TRA et le TESD. Ainsi, le modèle ASCSE est en mesure d’élargir ce cadre théorique au-delà de ses champs d’application actuels : comme mentionné par Zeanah et Smyke (2005), il n’existe aucune recherche qui fournit une explication théorique au développement du TRA ou du TESD. De plus, le modèle ASCSE intègre une compréhension plus globale de l’attachement des enfants en incluant ceux qui souffrent d’un trouble d’attachement (TRA ou TESD). Ceci amène une meilleure compréhension de la réalité des enfants institutionnalisés ou négligés, puisque plusieurs de ceux-ci pourraient être atteints du TRA ou du TESD.

Une fois validé, ce modèle ouvre également la porte au développement de nouveaux outils d’évaluations de l’attachement et de nouveaux programmes d’intervention plus appropriés pour ces enfants. Par exemple, un programme d’intervention visant une actualisation progressive du MIO d’attachement des enfants et l’élaboration de schèmes d’attachement plus appropriés pourraient bénéficier grandement aux enfants atteints du TRA et/ou du TESD. Parmi les interventions existantes, les traitements cherchant à créer des interactions positives avec une figure d’attachement stable et disponible émotionnellement ont davantage d’évidence empirique. Ainsi, il semble que les interventions intégrant la théorie de l’attachement, telles que le Attachment and Biobehavioural Catch-up (ABC; Dozier, Lindhiem et Ackerman, 2005) Intervention, le Circle of Security Intervention (COS; Marvin, Cooper, Hoffman et Powell, 2002) et le Attachment, Self-Regulation and Competency (ARC; Blaustein et Kinniburgh, 2007), soient plus efficaces pour les enfants atteints de TRA et/ou de TESD. Les enfants vivant en situation de négligence sociale, en institution ou en famille d’accueil bénéficieraient aussi particulièrement de programmes de prévention basés sur ce genre d’intervention clinique compte tenu du facteur de risque plus élevé pour eux.

Somme toute, cet article permet d’approfondir l’état des connaissances quant aux processus psychologiques sous-jacents divers phénomènes d’attachement en matière de carence de soins et pose ainsi la nécessité de réaliser davantage de recherche sur le sujet. Une telle recherche permettrait d’examiner plus en profondeur les fondements du TRA et du TESD, et ce, tout en évaluant les répercussions sur le mode relationnel des enfants.