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1. Introduction

Depuis la fin des années 1990, les milieux de l’éducation, à l’échelle internationale, reconnaissent l’importance de l’éducation à la citoyenneté pour maintenir le vivre-ensemble (Delors, 1996). Le Conseil supérieur de l’éducation du Québec (1998) reconnait la pertinence de former les jeunes à une citoyenneté « plus exigeante » (p. 93). (Ce Conseil est un organisme consultatif qui a pour fonction de conseiller le ministre de l’Éducation sur toute question relative à l’éducation. En ce moment, le Ministère ne porte plus « Loisir et Sport » dans son titre.) L’éducation à la citoyenneté est officiellement devenue le mandat de l’école québécoise à partir des années 2000 (Jutras, 2010), étant prescrite par le Programme de formation de l’école québécoise (Québec, 2006). Les enseignant⋅e⋅s sont invité⋅e⋅s à soutenir le développement des compétences citoyennes des élèves, à travers l’enseignement des disciplines scolaires, en s’appuyant sur leur conception implicite de la citoyenneté démocratique des enfants, puisque ce concept n’est pas défini dans le programme de formation (Legault, 2010).

Les premières recherches québécoises soulignent d’ailleurs l’ambigüité des définitions mobilisées par le ministère de l’Éducation concernant les concepts de démocratie et de citoyenneté (Lefrançois, 2004) et font l’examen critique des orientations du programme. Des controverses sont soulevées quant à l’éducation à la citoyenneté et à son intégration dans les cours d’histoire (Cardin, 2007) ou d’éthique et de culture religieuse (Duhamel et Estivalèzes, 2013). À l’échelle nord-américaine, Westheimer et Kahne (2003, 2004) ont publié l’une des études les plus exhaustives ayant porté sur les objectifs et les conceptions de la citoyenneté portés par les cursus scolaires. Ils ont identifié trois types de citoyen⋅ne⋅s pouvant être formés par les différents programmes scolaires : la⋅le citoyen⋅ne personnellement responsable, la⋅le citoyenne participatif⋅ve et la⋅le citoyen⋅ne orienté⋅e vers la justice. Selon ces auteurs, la formation de citoyen⋅ne⋅s personnellement responsables est l’approche la plus répandue aux États-Unis. Elle représente toutefois une réponse inadéquate aux défis des sociétés démocratiques. L’un des dangers associés à la promotion de cette forme de citoyenneté consiste à perpétuer la croyance selon laquelle la citoyenneté peut être dissociée d’actions collectives et de politiques démocratiques. Cette approche est également celle qui est préconisée dans les écoles primaires du Québec selon Fillion, Prud’homme et Larouche (2016).

D’autres recherches ont porté sur la mise en application des objectifs du Programme de formation de l’école québécoise (2006) et sur les moyens que les enseignant⋅e⋅s utilisent pour les atteindre. Des recherches menées auprès des enseignant⋅e⋅s ont porté sur l’écart entre les diverses représentations des objectifs du programme et leur mise en pratique (Demers, 2011 ; Gervais, 2009 ; Rousson, 2014) ou sur la relation entre la mise en pratique des objectifs du programme et les connaissances scientifiques et les orientations du ministère de l’Éducation (Demers, 2011 ; Moisan, 2010 ; Rousson, 2014). Ces recherches visent à produire des connaissances scientifiques pour améliorer l’enseignement de ces disciplines scolaires (l’univers social, au primaire, et le cours d’histoire et éducation à la citoyenneté, au secondaire) afin d’améliorer la formation initiale ou continue des enseignant⋅e⋅s.

Peu de recherches portent sur la représentation qu’ont les enseignant⋅e⋅s de la citoyenneté des enfants. Pourtant, la reconnaissance de leur citoyenneté et, par le fait même, de leur capacité à participer à la vie sociale et politique en dépend (Thésée, Carr et Potwora, 2015). L’absence de problématisation entourant cette question se fonde notamment sur la diversité des représentations sociales qu’ont les adultes au sujet des enfants, de l’éducation à la citoyenneté et de la démocratie (Biesta, Lawy et Kelly, 2009). Les représentations sociales sont des réalités intériorisées, elles désignent les références symboliques, construites à partir du réel, dont les acteurrice⋅s disposent, dans leur répertoire, pour agir (Danic, 2006). Ainsi, les enseignant⋅e⋅s agissent en fonction de leur représentation de l’enfance et de la citoyenneté démocratique, construite à travers leurs expériences, leurs référents culturels et leur formation.

L’objectif de cette étude est de contribuer à l’avancement des connaissances sur la représentation de la citoyenneté des enfants et de comprendre comment les membres du personnel enseignant construisent la leur. Pour répondre à ce questionnement, nous avons mené une enquête exploratoire auprès d’enseignant⋅e⋅s québécois⋅es interpelé⋅es par l’éducation à la citoyenneté. Les concepts sensibilisateurs à partir desquels nous travaillons s’ancrent dans les childhoods studies et les citizenship studies. Ces deux approches théoriques s’appuient sur des perspectives critiques pour remettre en question la conception adultocentrique et statutaire de la citoyenneté (Caron, 2018). Dans la section des résultats, nous identifions les dimensions à partir desquelles les enseignant⋅e⋅s construisent leur représentation de la citoyenneté des enfants : le rôle de l’école, l’autorité adulte, la socialisation politique par les pair⋅e⋅s, l’agentivité politique enfantine et le changement social. Enfin, nous discutons de la manière dont cette représentation nourrit leur enseignement de l’éducation à la citoyenneté démocratique à travers des expériences authentiques où les enfants peuvent penser et agir sur le vivre-ensemble tout en étant encadré⋅e⋅s par les adultes.

2. Contexte théorique et conceptuel

2.1 La sociologie de l’enfance : tension entre la représentation de l’autonomie et de la dépendance des enfants

L’enfance ne se réduit pas à une phase du parcours de vie, il s’agit d’une catégorie sociale qui évolue à travers le temps et les cultures. Une compréhension de l’évolution de cette catégorie et de ses représentations nous permet de mieux comprendre ses effets sur les institutions sociales.

C’est au début du 19e siècle que l’institutionnalisation de l’enfance prend forme en Occident en raison des transformations s’opérant au sein de la famille et de l’avènement de l’obligation de fréquentation scolaire. Avec la décroissance de la mortalité infantile, les enfants deviennent les noyaux de la cellule familiale. Ces dernier⋅ère⋅s sont alors perçu⋅es comme les objets du soin et de l’amour de leurs parents. La mise sur pied du système scolaire a également institutionnalisé la séparation de l’enfant de la société (Milne, 2013). L’objectif est de rassembler les enfants en un même endroit pour qu’elles⋅ils puissent développer leur plein potentiel dans un environnement sécuritaire. L’école joue un rôle de protection et entraine l’édification de disciplines qui s’inscrivent dans ce que les chercheur⋅se⋅s nomment le paradigme du développement (James et Prout, 1997 ; Jenks, 1982 ; Turmel, 2013). Les savoirs spécialisés produits se concentrent sur l’évolution psychosociale de l’enfant et participent ainsi à la construction de l’enfance comme une période de préparation à la vie adulte « hors du temps » lors de laquelle les enfants doivent être protégé⋅e⋅s, car elles⋅ils sont considéré⋅e⋅s comme des « produits non finis ».

À partir des années 1960, le régime normatif se transforme. Au principe de l’égalité de traitement – sur lequel s’est fondé le paradigme de la protection – ayant conduit à la construction de l’axiome de l’enfance universelle, s’ajoute une nouvelle injonction, celle de la différenciation. Les enfants ont dorénavant le droit d’être protégé⋅e⋅s, mais cela n’implique pas, en retour, une obéissance aveugle de leur part. Les enfants doivent pouvoir accéder à une certaine autonomie afin de développer leur identité personnelle, que ce soit au sein de la famille ou de l’institution scolaire. Se développe ainsi, dans la culture à propos de l’éducation des enfants, une tension entre deux registres normatifs identifiés par De Singly (2003) : l’égalité et l’individualité.

Cette nouvelle perspective au sujet de l’enfance s’inscrit dans les avancées scientifiques et politiques en ce domaine puisque l’agentivité des enfants, ainsi qu’une série de droits liés à leur participation sociale et politique, est reconnue. Dans les années 1980, les childhood studies revisitent les théories fonctionnalistes de la socialisation enfantine : les enfants n’y sont plus perçu⋅e⋅s comme des « réceptacles ». Elles⋅ils sont plutôt considéré⋅e⋅s comme des acteur⋅rice⋅s sociaux·les à part entière dont la capacité d’action, tout comme celle des adultes, est modelée par des rapports de pouvoir et de domination, y compris des rapports sociaux basés sur l’âge (James et Prout, 1997). Aussi, la Convention relative aux droits de l’enfant adoptée en 1989 par l’Organisation des Nations Unies reconnait leur agentivité et leur droit à participer à la vie sociale. Ce traité international présente différents droits liés aux soins et à la protection des enfants, mais aussi – et c’est sur ce point qu’elle innove – une série de droits liés à leur participation sociale et politique.

Ce nouveau paradigme, celui de la participation, ne chasse cependant pas le premier, le paradigme de la protection. Au contraire, le souci du développement et de la protection des enfants s’intensifie (Sarmento, 2006). À l’échelle microsociologique, on observe que l’espace et le temps dont disposent les enfants deviennent de plus en plus l’objet du contrôle des adultes, plus précisément de leurs parents (Wyness, 2003). À l’échelle macrosociologique, les interventions de l’État dans la vie des enfants se manifestent de façon encore plus précoce qu’auparavant (Lister, 2008). La cohabitation de ces deux paradigmes crée un véritable noeud gordien sur les plans théorique et pratique. Les sociologues observent en effet une tension entre les représentations des enfants tournées, d’une part, sur leur vulnérabilité et leur droit de protection et, d’autre part, sur leur autonomie et leur droit à la participation (Cockburn, 2013 ; James, Jenks et Prout, 1998 ; Jans, 2004 ; Prout, 2000). Cela soulève la nécessité de développer des outils théoriques pour dépasser les binarités adulte/compétent⋅e et enfant/incompétent⋅e et de penser les deux dimensions constitutives de l’enfance en continuité l’une avec l’autre (Smith, 2015). Cet article s’inscrit dans cette visée.

2.2 La citoyenneté des enfants

Les discussions sur la citoyenneté des enfants se concentrent généralement sur leurs « manques » par rapport aux adultes. En effet, les enfants ne sont pas considéré⋅e⋅s, en général, comme des citoyen⋅ne⋅s à part entière, car leur immaturité intellectuelle ne leur permet pas de raisonner comme les adultes (Kulynych, 2001 ; Lister, 2007 ; Roche, 1999). Cet argument découle de la vision de l’enfance promue par le paradigme du développement, au sein duquel la rationalité est le marqueur universel de l’âge adulte et l’irrationalité, celui de l’enfance. Dans le modèle de la citoyenneté de Marshall (1950), qui a constitué le paradigme dominant pour penser la citoyenneté des années 1950 jusqu’aux années 1980 (Roche, 1999), les enfants ont néanmoins un statut distinct de celui des autres groupes qui ont historiquement été exclus de la citoyenneté, comme les femmes, puisqu’elles⋅ils ont le potentiel de développer leur raison grâce à l’éducation : ce sont donc des citoyen⋅ne⋅s en devenir. Les enfants demeurent, malgré tout, en marge des théories classiques de la citoyenneté en raison de la représentation sociale de l’enfance selon laquelle il s’agit d’une période de préparation à l’exercice de la citoyenneté (Cockburn, 2013).

Depuis les années 1980, ce modèle de la citoyenneté est de plus en plus remis en question par des chercheur⋅se⋅s issu⋅e⋅s de différents courants théoriques, tels que les citizenship studies (Isin et Turner, 2002 ; Neveu et Vanhoenacker, 2017). C’est d’abord dans le champ des études sur l’immigration que la notion de citoyenneté substantive ou sociologique a été développée, puisque les chercheur⋅se⋅s se sont intéressé⋅e⋅s à la participation sociale des réfugié⋅e⋅s et des non-résidente⋅s. Elles⋅ils ont démontré à quel point ces acteur⋅rice⋅s étaient des citoyen⋅ne⋅s importante⋅s sans nécessairement en avoir le statut (Neveu, 2004 ; Rocher, 2015). Les chercheur⋅se⋅s féministes ont notamment réfléchi à la dimension sociologique de la citoyenneté en s’intéressant à l’action ordinaire des femmes dans leur communauté et aux tâches invisibles qui représentent des formes de participation à la société. La citoyenneté est définie comme « un statut, portant un ensemble de droits […] et une pratique, impliquant une participation politique définie largement de manière à inclure le genre de politique informelle dans laquelle les femmes sont plus susceptibles de s’engager » (Lister, 1997, p. 195-196, traduction libre). Lister (2007) explique que le statut des enfants ressemble, à plusieurs égards, à celui des femmes avant qu’elles n’accèdent au droit de vote. Elle propose de capter les pratiques citoyennes en situation, c’est-à-dire de cerner le contexte, les interactions et les acteur⋅rice⋅s permettant de favoriser l’inclusion de plusieurs formes de participation. Son approche universaliste différenciée permet ainsi de comprendre la citoyenneté des enfants, puisqu’elle porte sur les interactions et les intérêts des individus plutôt que sur ce que devraient être ou faire les citoyen⋅ne⋅s (Théwissen-Leblanc, 2020).

Arneil (2002) relève ainsi que l’un des principaux problèmes dans la conceptualisation des enfants comme citoyen⋅ne⋅s en devenir est que le monde politique n’est jamais appréhendé à partir de la perspective des enfants, mais toujours à partir de ce que devrait être la⋅le citoyen⋅ne adulte. Il s’agit donc d’un moyen de mettre en relief un certain idéal démocratique, soit celui de l’adulte autonome et rationnel⋅le. Autrement dit, l’adulte demeure le référent implicite et perpétue la binarité enfant/adulte. Les sociologues de l’enfance s’appuient sur ces critiques pour remettre en question cette vision dichotomique du monde et concevoir un modèle de la citoyenneté incluant les enfants où le répertoire des représentations sociales de l’enfance est complexe et multicouche.

Plutôt que de se concentrer sur l’immaturité intellectuelle des enfants, Howe et Covell, (2005) proposent de se pencher sur leurs « capacités en évolution » ou, autrement dit, sur leur croissance, un concept plus organique et ouvert que celui de « devenir ». Cette perspective met en évidence la façon dont les contextes social, économique, politique et culturel facilitent ou entravent le développement des capacités intellectuelles des enfants. Leur développement ne peut être considéré comme étant le fruit d’une stricte maturation biologique (Biesta et Lawy, 2006). En effet, la reconnaissance dont jouissent les enfants (Alderson, 1992), leurs expériences ainsi que leurs interactions sociales (Arneil, 2002), tout comme les types de compétence et le contexte précis dans lequel celles-ci doivent être déployées (Lister, 2007), viennent façonner leur développement intellectuel. Si, en théorie, les capacités des enfants évoluent en fonction de leur âge, en pratique, tous les facteurs identifiés plus haut induisent certaines variations quant à l’âge auquel un enfant peut acquérir une compétence donnée. Ces variations peuvent même conduire des enfants à développer des capacités de raisonnement et d’empathie aussi importantes, voire meilleures, que certain⋅e⋅s adultes (Roche, 1999).

3. Méthodologie

L’objectif de cette étude est de comprendre comment des enseignant⋅e⋅s très engagé⋅e⋅s dans l’éducation à la citoyenneté démocratique construisent leur représentation de la citoyenneté des enfants à travers leurs récits et leurs pratiques. Une méthodologie qualitative a été adoptée, car elle permet d’explorer la complexité des phénomènes sociaux en situation, c’est-à-dire selon les représentations sociales des différent⋅e⋅s acteur⋅rice⋅s, et leurs pratiques dans un contexte historique particulier. Cette recherche a une portée exploratoire, puisque l’angle d’étude proposé demeure une piste de recherche peu exploitée dans la littérature scientifique, notamment dans la réalité sociale québécoise. L’objectif consiste donc à obtenir une compréhension préliminaire du phénomène social à l’étude et à clarifier les concepts qui y sont associés, et ce, dans l’optique de poursuivre des recherches ultérieures sur le sujet. (Ce projet a été approuvé par le comité d’éthique de la recherche de l’Université d’Ottawa.)

Afin de recueillir les données, 12 entretiens semi-structurés ont été menés auprès d’enseignant⋅e⋅s du primaire. L’échantillonnage s’est réalisé par cas multiples en visant la saturation empirique des thèmes à l’étude (Pires, 1997). Les critères de sélection des participant⋅e⋅s sont les suivants : 1) enseigner dans une école primaire du Québec ; 2) démontrer de l’intérêt pour l’éducation à la citoyenneté ; 3) avoir vécu différentes expériences d’éducation à la citoyenneté avec des élèves. Les caractéristiques des interviewé⋅e⋅s sont présentées en annexe. En plus de favoriser l’homogénéisation de l’échantillon, ces critères de sélection ont permis d’assurer la richesse du matériel d’enquête. Cet échantillon homogène n’est pas représentatif de l’ensemble de la population des enseignant⋅e⋅s du Québec.

Le recrutement des participant⋅e⋅s s’est principalement réalisé à partir des médias sociaux, en ayant recours à des réseaux personnels. Une affiche de recrutement a été épinglée dans un groupe Facebook d’enseignant⋅e⋅s ainsi que sur la page d’un concours d’éducation citoyenne organisé par la Fédération autonome de l’enseignement.

Pour mener ces entretiens, un guide semi-directif portait sur quatre thèmes : 1) la description des pratiques d’éducation citoyenne des enseignant⋅e⋅s ; 2) la mise en oeuvre de l’éducation citoyenne à l’école, selon elles⋅eux ; 3) les rôles des adultes et des enfants à l’intérieur de ces pratiques ; 4) la représentation de l’enfance des enseignante⋅s. Ce guide thématique, où des questions ouvertes étaient posées, a servi d’outil hybride et évolutif (Barbot, 2010). Cela signifie, d’une part, qu’il n’a pas été suivi de façon linéaire et séquentielle et que, d’autre part, certaines questions ont été ajoutées ou retirées lorsque des éléments importants et des pistes permettaient de mieux comprendre la façon dont s’articulent les concepts d’enfance/enfants et de citoyenneté dans les pratiques éducatives des enseignant⋅e⋅s. Tout le contenu des entretiens utilisés a été anonymisé.

L’analyse des données a été faite de façon itérative, c’est-à-dire que les thèmes émergents ont été identifiés de façon concomitante avec l’évolution du cadre conceptuel. Nous avons d’abord fait une analyse verticale du contenu de chaque entretien, suivie d’une analyse horizontale, pour finalement théoriser les différentes dimensions des représentations de la citoyenneté, présentées dans la section suivante. (Gaudet et Robert, 2018). Puisque nous travaillons selon l’approche de théorisation ancrée de Charmaz (2014), nous avons abordé certains concepts sensibilisateurs, comme ceux de l’enfance, de la citoyenneté des enfants et de la citoyenneté différenciée, et nous avons théorisé les thèmes émergeant des données afin de développer davantage les concepts. La théorisation ancrée et inductive de Charmaz (2014) n’est pas incompatible avec l’approche théorique critique, puisque l’analyse s’ancre à la fois dans les données et dans les concepts sensibilisateurs d’enfance et de citoyenneté différenciée défendus par des perspectives théoriques critiques (Caron, 2017). Dans le cadre de cet article, nous développons les dimensions sur lesquelles reposent les représentations de la citoyenneté différenciée des enseignant⋅e⋅s rencontré⋅e⋅s.

4. Résultats : les dimensions des représentations sociales de la citoyenneté des enfants chez les enseignant⋅e⋅s

4.1 La conception du rôle de l’école

Les enseignant⋅e⋅s rencontré⋅e⋅s ont tou⋅te⋅s parlé de leur représentation de l’école : elles⋅ils constatent sa fonction protectrice, faisant écho à sa représentation encore dominante aujourd’hui (Jans, 2004), mais elles⋅ils n’adhèrent pas à l’idée selon laquelle les enfants sont à l’abri du monde à l’école ; elles⋅ils se représentent plutôt les enfants dans le monde. Elles⋅ils expliquent que ces dernier⋅ère⋅s ont des expériences modelées par les rapports de pouvoir du monde adulte. Leur représentation de l’enfance s’éloigne donc d’une conception universaliste, c’est-à-dire d’une conception de l’enfance idéalisée et extérieure aux rapports sociaux.

Selon les interviewé⋅e⋅s, la cloison entre la société et l’école est perméable. Il est donc impossible de penser l’école hors de la société et de ses actualités. Les enseignant⋅e⋅s rencontré⋅e⋅s n’esquivent pas les sujets de discussion difficiles qui interpellent leurs élèves comme la politique, la violence, l’homosexualité ou la pauvreté, et ce, même si ces sujets ne font pas partie de leur curriculum scolaire. Certain⋅e⋅s interviewé⋅e⋅s relèvent, à titre d’exemple, que l’élection de Donald Trump de 2017 a représenté un évènement marquant pour leurs élèves :

Les élèves étaient assez bouleversés quand même, on en a discuté, on a essayé de comprendre […]. Parce qu’eux, ils entendaient toutes sortes de choses. On n’est pas les seuls à les sensibiliser, donc ils avaient des appréhensions à la suite de l’élection.

Sabrina

Les propos des enseignant⋅e⋅s se rejoignent quand elles⋅ils expliquent que leur rôle est d’accompagner les enfants dans la complexité du monde et non de les protéger de certaines réalités en évitant certains sujets : « [i]l faut partir de ces situations-là, puis les ramener à leur échelle […]. C’est notre devoir de rétablir les faits, puis d’éduquer un peu. On n’a pas le choix », renchérit Sabrina. En entretien, elles⋅ils disent toutefois s’adapter à la réalité des jeunes et à leurs capacités : « [d]es fois, on dit [qu’]on [ne] parlera pas de relations sexuelles, [qu’]ils sont trop jeunes. Bien, ça dépend d’eux. Je ne sais pas où ils sont rendus à cet âge-là. », raconte Gilbert. Ces témoignages expliquent comment les enseignant⋅es tiennent compte simultanément de l’autonomie et de la vulnérabilité des enfants. Elles⋅ils reconnaissent que les enfants peuvent s’intéresser à des sujets plus politiques ou plus controversés. Par contre, elles⋅ils comprennent que ces dernier⋅ère⋅s n’ont pas forcément toutes les connaissances ou les outils pour comprendre avec finesse ces enjeux. Elles⋅ils racontent également que ces compétences n’ont pas nécessairement de liens avec l’âge : « [ç]a dépend de leur réalité », comme l’expliquait Gilbert à l’égard de l’éducation sexuelle. C’est pour cette raison que les enseignantes s’assurent d’offrir aux enfants le soutien nécessaire pour que ces dernier⋅ère⋅s puissent apprivoiser et mieux comprendre les sujets qui touchent leur vie. Cette tâche devient, pour ces enseignant⋅e⋅s, le rôle de l’école, bien qu’elle ne soit pas inscrite explicitement dans le programme de formation. Elles⋅ils s’adaptent à la réalité située des jeunes et non à une vision idéalisée de l’enfant selon son stade de développement.

Les interviewé⋅e⋅s pondèrent ainsi l’importance du rôle protecteur de l’école, et plusieurs partagent des commentaires critiques à ce sujet. Elles⋅ils expliquent qu’en voulant trop protéger les enfants, c’est-à-dire en les encadrant physiquement et en cherchant à assurer leur réussite future en multipliant les évaluations standardisées, l’école devient une source de violence symbolique à leur endroit. Elles⋅ils indiquent que l’organisation sociale actuelle qui encourage l’inactivité physique, la surconsommation et la performance se reflète dans les écoles et engendre des répercussions négatives sur la vie des enfants, puisqu’elle contribue à développer leur inattention et leur anxiété. Pour Marc, ce ne sont pas ses élèves qui sont mal adapté⋅e⋅s à l’école, mais l’inverse : « [j]e me questionne beaucoup à savoir si je ne devrais pas plutôt vous parler du fait que les élèves sont dans un environnement qui ne leur correspond pas. »

4.2 La dimension de l’autorité négociée

Les enseignant⋅e⋅s rencontré⋅e⋅s ne remettent pas en question l’autorité adulte, mais elles⋅ils·soulèvent l’importance d’exercer une autorité négociée pour permettre aux enfants de développer une pensée autonome, une qualité essentielle de la citoyenneté démocratique. Elles⋅ils tendent à aplanir le rapport de pouvoir qui existe entre les élèves et elles⋅eux. Il y a négociation entre les besoins de l’enseignant⋅e et ceux des élèves, comme l’explique Solange : « [j]e pense qu’il y a 15 ans, je n’enseignais pas de cette façon-là. C’est moi qui montrais les choses et qui faisais l’horaire. C’était selon mes besoins à moi. Mais [maintenant], c’est selon les besoins de tous ». Elle compare son rôle à celui d’un chef d’orchestre : « [i]ls (les élèves) savent que je suis le capitaine, le chef d’orchestre. Mais des fois, je leur donne des petites partitions à faire, puis ça revient à moi ». De même, Émilie explique que certaines dimensions peuvent être l’objet de négociations alors que d’autres ne le sont pas. Ses élèves peuvent, par exemple, choisir l’endroit dans la classe où elles⋅ils veulent travailler (dimension négociable), mais doivent, en contrepartie, s’assurer de réaliser le travail demandé (dimension non négociable) : « [s]i t’es plus confortable couché à plat ventre pour apprendre, ça [ne] me dérange pas. Tant et aussi longtemps que tu n’es pas en train de parler de ta fin de semaine, moi, je n’ai pas de problème ».

Cette négociation des rapports de pouvoir entre les adultes et les enfants ne signifie pas qu’il n’existe aucune règle. Cela implique plutôt que les adultes doivent, au même titre que les enfants, respecter les règles déterminées pour le bien commun. En outre, si ces règles ont lieu d’être, les adultes doivent aussi s’y conformer. Pour Émilie, la réciprocité est cruciale. Elle insiste sur le développement de l’esprit critique de ses élèves et souligne qu’elle doit, elle aussi, présenter les raisons et les arguments qui justifient ses prises de position. Elle note d’ailleurs que cela peut être difficile pour les enseignant⋅es qui suivront, car « ça force l’enseignant [à ne] pas dire n’importe quoi. Faut que tu sois solide parce que les miens, l’année passée, ils l’étaient. [Ça] fait que si tu n’es pas solide, ils vont te le ramener ».

Pour Gilbert, l’adulte doit être un modèle pour les enfants : « [s]i tu demandes à un enfant de faire le silence dans le corridor, mais que toi, tu jases constamment, comment tu peux lui dire : “non, non, c’est silence” ? ». Une mauvaise pratique d’éducation à la citoyenneté, pour Gilbert, est « d’exiger l’inverse de ce que l’on est. Si on donne des bonnes valeurs, mais qu’on ne les applique pas […]. Il faut que tu sois conséquent dans ce que tu demandes et dans ce que tu es ». C’est pour cette raison que Gilbert ne croit pas au vouvoiement :

Moi, le vouvoiement avec les élèves, je n’aime pas ça. Celui qui t’appelle « monsieur Gilbert », il n’est pas plus poli que celui qui t’appelle Gilbert. Pour moi, la politesse, même si je me fais appeler « monsieur », si je ne respecte pas l’enfant, il ne va pas me respecter non plus.

De même, Gilbert note que

les enseignants qui ne parlent pas du tout de ce qu’ils sont [ne] peuvent pas s’attendre à ce que les [élèves] parlent d’eux. Surtout au primaire, on passe plus de temps avec eux que leurs parents. […] Il faut que tu t’ouvres un peu pour qu’ils s’ouvrent aussi.

Être un modèle ne signifie pas être irréprochable. Au contraire, cela signifie aussi d’assumer ses erreurs, comme en témoigne l’exemple suivant de Gilbert :

[Mes élèves] ont participé à un concours de dessin et, malheureusement, j’ai oublié d’aller les remettre à temps. Donc, les gagnants ont été dans les autres classes. Ils ne le savent pas que je ne les ai pas remis. Mais moi, [mon] côté honnête, je [ne] peux pas laisser ça de même.

Il a expliqué la situation à ses élèves pour deux raisons : « [p]our moi, c’était important pour deux choses. Je [ne] peux pas leur dire qu’ils [n’]ont pas gagné s’ils [n’]ont pas participé. Puis, en même temps, on peut tous se tromper, même quand on est adulte. » L’analyse d’un extrait du verbatim de l’entretien avec Gilbert révèle que, pour cet enseignant, la réciprocité entre les enfants et lui suppose que ce dernier accepte de dévoiler une part de sa vulnérabilité. Il raconte, à ce sujet, la façon dont il est intervenu avec un élève qui avait déchiré le méritas qu’il lui avait remis :

Je lui dis : « moi, ce qui me dérange, c’est ce que ça me fait à moi. J’ai pris du temps à réfléchir, à penser, qu’est-ce que je peux t’écrire, puis là, j’ai trouvé cette parole : quand tu fais ça, ça me blesse ».

À travers ces exemples d’autorité négociée, on observe dans la narration des pratiques des enseignantes un éclatement de la binarité enfant (incompétent⋅e)/adulte (compétent⋅e). L’enfant n’y est plus une page blanche ; on lui reconnait des savoirs et des expériences, mais on reconnait également que les adultes peuvent être vulnérables sur certains points. L’alliance entre les notions d’autonomie et de vulnérabilité mène à concevoir les relations entre individus, et dans ce cas-ci entre les enfants et les adultes, sous le mode de l’interdépendance sans que cette dernière ne revienne mettre en cause le rôle protecteur de l’adulte. Les enseignant⋅e⋅s appliquent ainsi le principe du « ni-ni » : « ni l’imposition d’une obéissance accompagnée d’une totale soumission ni la reconnaissance d’une liberté sans limites » (De Singly, 2003, p. 158).

4.3 La dimension de la socialisation par les pair⋅e⋅s

Les enseignant⋅e⋅s interrogé⋅e⋅s reconnaissent que les relations que les enfants tissent entre elles·eux contribuent au processus d’éducation démocratique. Nos interviewé⋅e⋅s sont nombreux·ses à intervenir de façon directe ou indirecte sur les milieux de vie, afin de les transformer en des « terreaux riches à la coopération » et à la solidarité, comme l’explique Solange. C’est pour cette raison que ces dernier⋅ère⋅s considèrent que leur rôle consiste à faciliter la construction de ces liens pour que les enfants développent un sentiment d’appartenance à la collectivité. Il s’agit de permettre aux enfants de vivre des expériences de groupe positives et de favoriser l’inclusion de tou⋅tes. L’aménagement de la classe est l’une des interventions indirectes utilisées par les enseignant⋅e⋅s interrogé⋅es pour créer un lien social.

Solange utilise, par exemple, des tables rondes pour faciliter la collaboration. Sabrina, quant à elle, détermine les places de ses élèves en fonction des dynamiques entre elles⋅eux : « [j]e choisis les places, puis des fois […] les équipes en fonction de qui […] [ne] prend pas beaucoup de place, mais [qui] peut-être un meilleur leadeur dans une équipe avec tel élève ». D’autres interventions sont plus directes. C’est le cas des routines de classe qui permettent d’effectuer un travail de dynamique de groupe. Sabrina explique qu’au début de l’année, elle ne « commence pas à enseigner tout de suite. Ça [ne] sert à rien de se précipiter si on [n’]a pas créé des liens. Donc, les premières semaines, ça sert vraiment à ça ». Il en est de même pour Solange : « [m]oi, ce que je fais, au début de l’année, c’est de créer des liens, des liens forts, puis après, on embarque les apprentissages ». Pour Gilbert, c’est « […] la base. Tu formes un groupe, puis après, tu peux leur apprendre ».

Enfin, ces enseignant⋅e⋅s mettent également en place différentes activités ou projets à cette fin. Par exemple, les élèves de Solange créent un pain en équipe chaque vendredi. Une fois que le pain est cuit, les élèves en remettent la moitié à une autre classe de l’école pigée au hasard. De cette façon, les enfants « comprennent qu’ils ont un impact sur le climat ou même les traditions, parce que chaque vendredi, ça sent bon dans l’école et les élèves ont hâte que ça arrive à leur classe », explique Solange.

La socialisation politique par les pair⋅e⋅s durant l’enfance et l’adolescence est peu reconnue dans les écrits scientifiques (Gordon et Taft, 2011), mais les enseignant⋅e⋅s interviewé⋅e⋅s la reconnaissent implicitement à travers les différentes pratiques qui encadrent le vivre-ensemble. En effet, elles⋅ils tiennent compte des relations que les enfants tissent entre elles⋅eux dans le processus d’apprentissage. De plus, elles⋅ils favorisent l’appartenance à un groupe, un des éléments essentiels des théories sur la citoyenneté vécue.

4.4 La dimension de l’agencétié politique

Nous remarquons que les enseignant⋅e⋅s interrogé⋅e⋅s suscitent le questionnement et le développement de la pensée critique des enfants en multipliant les points de vue sur le social. La façon dont Émilie et Cindy enseignent l’univers social en est un bon exemple. Quand Émilie présente la « Nouvelle-France ou les Amérindiens » à ses élèves, elle tient à préciser qu’il s’agit de « l’histoire des vainqueurs et non pas [de] l’histoire des vaincus ». Lorsque cela est possible, Émilie tente « de leur présenter des textes de première source pour que ce soit vécu par quelqu’un qui a vécu l’histoire », puisque la méthode historique repose sur la mise en relation de tels récits. Elle nous raconte, en entrevue, qu’elle explique à ses élèves que le savoir n’est pas neutre et que ce dernier peut agir comme un instrument d’oppression pour préserver la culture d’un groupe majoritaire. Mettre en relation différents points de vue, c’est aussi la mission que Cindy s’est donnée lorsqu’elle enseigne l’univers social dans son milieu d’enseignement anglophone. Étant francophone, mais ayant un grand attachement à la communauté anglophone au sein de laquelle elle enseigne depuis plus d’une décennie, elle nous explique qu’elle a une position privilégiée pour « comprendre les deux côtés ».

Le cours d’éthique et culture religieuse permet également de mieux comprendre que les individus occupent différentes positions dans l’espace social. Les enseignant⋅e⋅s interrogé⋅es traitent des rapports de pouvoir qui engendrent des inégalités systémiques, comme le racisme ou le sexisme. En effet, Sarah a présenté les récits de vie de Rosa Parks et de Malala Youfsafai dans le cadre de son enseignement alors que Marc a

fait écouter la bande vidéo de Martin Luther King qui récitait I have a dream […] pour leur dire [que] dans l’histoire, tous n’ont pas eu les mêmes droits et qu’encore présentement, ça existait ces notions-là d’iniquité entre les gens.

Marc invite les enfants à réfléchir à leurs propres expériences :

les élèves peuvent se donner eux-mêmes en exemple. Par exemple, un jeune a expliqué : « j’ai déjà été victime de racisme. J’ai essayé d’aller jouer sur un terrain de soccer, on m’a dit : “bien non, tu ne peux pas”. Puis là, j’ai demandé pourquoi. “Parce que tu es noir” ».

Lors de ces activités, Marc explique qu’il veille à « respecter l’enfant en l’incitant à développer une pensée qui est autonome, une pensée qui est critique par rapport à ces sujets-là et […] d’allier la réflexion à une action concrète ».

Les enseignant⋅e⋅s interrogé⋅e⋅s étudient ainsi des problématiques sociales afin de susciter une agentivité politique chez les enfants, c’est-à-dire le développement d’un point de vue autonome et critique qui leur permet d’imaginer des actions possibles. La réalité sociale n’est pas conçue comme une réalité statique à l’extérieur du monde des enfants, mais comme une réalité vécue par les enfants et au sein de laquelle les individus ont un rôle à jouer afin d’atteindre une plus grande justice pour tou·te·s (Freire, 1970). L’apprentissage et la participation y demeurent fortement liés. Plutôt que de « consommer » des idées, les individus les produisent et les transforment dans l’action et la communication.

4.5 La dimension du changement social

Nous analysons, dans les pratiques rapportées par les interviewé⋅e⋅s, que l’étude du monde social s’accompagne généralement d’un appel à l’action et à la mobilisation en réponse aux injustices que l’on peut y observer. Les élèves de Marc ont réalisé des entrevues sur le racisme, ont créé des pétitions et ont conçu des affiches de sensibilisation. Les élèves sont encouragé⋅e⋅s à transformer le monde plutôt qu’à s’y adapter. Marc explique à cet effet :

mon intérêt là-dedans, c’est de faire en sorte que ces enfants-là ne tombent pas dans le grand trou de l’adolescence molle et désespérée, et qu’ils pensent qu’ils peuvent, dès maintenant, agir dans leur monde pour des choses qu’ils sentent injustes.

Éloise et ses élèves ont quant à elles⋅eux décidé d’agir pour le bienêtre des jeunes dans la cour d’école. L’objectif était de créer « un projet feel good […] qui allait rassembler tout le monde et qui allait faire du bien à tout le monde ». Éloïse et ses élèves avaient observé que « les plus vieux n’étaient pas souvent en lien avec les plus jeunes. Tout le monde était comme séparé ». C’est pour cette raison qu’elles⋅ils ont décidé d’organiser une semaine d’activités visant à inciter les enfants de différents âges à entrer en relation pour partager des moments de qualité dans la cour d’école. Les élèves de Marc, quant à elles⋅eux, se sont « mis à rêver d’avoir un style de classe ouverte à l’extérieur avec toutes sortes de facilités, dont du wifi, de l’électricité, de l’eau ». Elles⋅ils voulaient créer un lieu confortable pour apprendre dans la nature, un lieu qui pourrait également devenir un point de rassemblement pour tout le quartier. Après avoir présenté ce projet à la commission scolaire, elles⋅ils ont obtenu différents appuis financiers comme

une bourse de la commission scolaire, l’appui d’un entrepreneur privé qui a élaboré les plans pour [la] classe extérieure à ciel ouvert et un engagement de l’école pour vingt-mille dollars […], puis, après ça, une assistance paragouvernementale voulait s’engager pour cinquante-mille dollars.

Le processus qui mène à l’obtention de ces résultats est riche d’apprentissages. L’apprentissage et la participation y sont étroitement liés, l’un étant le moteur de l’autre. Cette expérience a permis à Marc de réaliser que les enfants « n’ont pas à faire semblant. Plus ils font du vrai, plus c’est engageant pour eux. Engageant sur le moment, mais aussi à long terme ». Le milieu scolaire tend, selon lui, à sous-estimer « tout le potentiel d’action que les enfants pourraient avoir ». La contextualisation des apprentissages et l’accent mis sur la participation au changement social deviennent des facteurs de motivation. Il s’agit aussi d’un moyen d’améliorer, dès maintenant, la culture démocratique dans laquelle les enfants baignent.

5. Discussion

Pour les enseignant⋅e⋅s rencontré⋅e⋅s, le rôle de l’école est notamment de faire « apprendre » la démocratie aux enfants. Cet apprentissage peut se faire à travers la participation, comme le suggérait Dewey (1916), c’est-à-dire en créant des situations où les personnes peuvent discuter, prendre des décisions collectives et agir. Plutôt que de concevoir la socialisation politique selon un modèle linéaire et vertical où les jeunes devraient développer des savoirs sur la démocratie transmis par la culture adulte avant de pouvoir y participer, les enseignant⋅e⋅s interrogé⋅e⋅s partagent un point de vue commun selon lequel les enfants expérimentent déjà la vie en société. Les élèves évoluent dans un contexte démocratique qui devrait transparaitre même à l’école, puisque l’école représente une institution importance de ce régime politique.

La démocratie étant une réalité en transformation et en évolution, les enseignant⋅e⋅s se concentrent donc sur la manière dont les expériences des enfants alimentent ou freinent leur désir de vivre ensemble selon des principes démocratiques (Biesta, 2012 ; Ogien et Laugier, 2014). Les enseignant⋅e⋅s cherchent, d’une part, à exploiter les pratiques de la vie quotidienne qui permettent aux enfants d’expérimenter la démocratie en identifiant des problèmes et en favorisant des prises de décisions communes. D’autre part, les enseignant⋅e⋅s permettent aux enfants d’étudier des problèmes sociaux qui les touchent en tant que groupe social, mais qui ne sont pas nécessairement liés directement à leur vécu immédiat, afin de susciter leur empathie et l’émergence d’une agentivité politique, c’est-à-dire de la prise de conscience de leur capacité d’action collective.

Les enseignant⋅e⋅s interrogé⋅e⋅s ont le souci de développer des expériences en classe qui tiennent compte des pratiques de la vie quotidienne des enfants et qui permettent de développer un « apprentissage authentique ». Les expériences d’apprentissage authentique permettent en effet aux enfants d’apprendre la démocratie en s’inscrivant dans un réseau de relations situées dans un contexte précis, le milieu scolaire, et en agissant sur ce dernier. Ces expériences ont de nombreux impacts positifs reconnus sur le développement des jeunes. Les enfants découvrent qu’elles⋅ils ont la capacité de poser des actions qui aboutissent à des résultats observables : le choix d’une règle de vie, la création d’une activité, la collecte de fonds, etc.

6. Conclusion

En analysant la façon dont les enseignant⋅e⋅s conçoivent le rôle de l’école, de l’autorité, de la socialisation par les pair⋅e⋅s, de l’agentivité politique et du changement social, nous avons identifié les différentes dimensions à partir desquelles elles⋅ils construisent leur représentation sociale de la citoyenneté des enfants. Cette conceptualisation de la citoyenneté des enfants dévie de la norme de l’adulte autonome et rationnel⋅le faussement universelle pour prendre l’enfance comme point de départ. Cette perspective tient donc compte des droits à la participation ainsi que des droits à la protection des enfants. Les enseignant⋅e⋅s ne conçoivent pas les enfants comme des adultes pour autant. En d’autres termes, elles⋅ils ne perçoivent pas que certains droits des adultes, comme le droit de vote, devraient s’étendre automatiquement aux enfants.

L’objectif de cette recherche était d’analyser de façon compréhensive les représentations de la citoyenneté des enfants qu’ont des enseignant⋅e⋅s très engagé⋅e⋅s dans l’éducation à la citoyenneté. La citoyenneté des enfants et des adolescents demeure un champ théorique et empirique en développement dans les domaines de la sociologie et de la théorie politique. Nous avons utilisé les théories féministes afin d’analyser les récits de pratique des enseignant⋅e⋅s rencontré⋅e⋅s et de contribuer à l’avancement des connaissances en sociologie politique. En effet, la représentation de la citoyenneté défendue par les enseignant⋅e⋅s s’inscrit dans le paradigme de la citoyenneté vécue (lived citizenship) décrite par Lister (2007), une approche qui transcende une conception statutaire de la citoyenneté pour se pencher sur le sens que la citoyenneté a dans la vie des individus et sur les pratiques citoyennes ordinaires (Neveu, 2015).

Il ressort des entretiens que les interviewé⋅e⋅s reconnaissent que les enfants expérimentent et participent déjà à la vie démocratique et s’y adaptent à travers leur représentation du rôle protecteur de l’école et de l’autorité des adultes. Les pratiques d’éducation à la citoyenneté qu’elles⋅ils mettent en place représentent une forme de reconnaissance de l’agentivité des enfants et de leur participation au changement social tout en les différenciant des adultes en raison de leur vulnérabilité.

Cette recherche donne la parole à des « expert⋅e⋅s » de pratiques d’éducation à la citoyenneté, c’est-à-dire à des enseignant⋅e⋅s engagé⋅e⋅s politiquement à travers leur travail et qui tentent de réintroduire la parole enfantine tenue généralement à l’écart de l’espace public démocratique. Elle a donc une portée limitée et nous ne prétendons pas que ces résultats représentent le discours de l’ensemble du corps enseignant ni les meilleures pratiques pédagogiques en la matière. Elle ouvre plutôt la voie à de nouvelles questions de recherche sur les conceptions de la citoyenneté enfantine et de sa légitimité dans l’espace social, questions qui sollicitent à la fois les champs de la sociologie de l’enfance et des sciences de l’éducation.