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1. Introduction

Les questions touchant à la diversité sexuelle ne sont guère intégrées dans les salles de classe au secondaire, notamment dans le curriculum et dans les programmes d’études scolaires en Amérique du Nord, en Europe et dans le reste du monde (Kjaran, 2017 ; Richard, 2019 ; Sadowski, 2016). Bien que les écoles soient très diverses, fragmentées et hétérogènes, elles demeurent largement hétéronormatives. S’appuyant sur les programmes, les manuels et les pratiques enseignantes autour de l’éducation à la sexualité en France et au Québec, Richard (2019) montre la manière dont l’écosystème scolaire fonctionne comme une forme de socialisation et de discipline qui impose l’hétérosexualité comme étant l’unique sexualité ou mode de vie légitime tout en reléguant à l’invisibilité les questions de diversité sexuelle, à la fois dans le curriculum et dans la culture scolaire. La sexualité est ainsi fondamentalement politique (Rubin, 1984), et ce, à l’intérieur des institutions scolaires. Précisons que l’hétéronormativité ne suggère pas qu’une présomption d’hétérosexualité ; elle constitue un système d’oppression privilégiant les personnes hétérosexuelles comme groupe dominant. Nous entendons par « oppression » une discrimination qui ne se situe pas sur le plan individuel, mais qui s’inscrit dans l’ensemble de la société et est soutenue par le pouvoir légal, historique, social et institutionnel (Sensoy et DiAngelo, 2017).

Il est vrai que la mise en place des Gay-Straight Alliances dans les écoles en Amérique du Nord fait une différence dans la qualité de vie des jeunes lesbiennes, gaie⋅s, bisexuel⋅le⋅s, trans, queers et autres (LGBTQ+) (Currie, Mayberry et Chenneville, 2012 ; Walls, Kane et Wisneski, 2010). Cependant, selon Sadowski (2016), le paradigme des espaces dits « sécuritaires » (safe space) que l’on trouve d’ailleurs dans plusieurs écoles au Canada et aux États‑Unis, ne constitue pas une solution adéquate en elle-même pour rendre tout l’écosystème scolaire, notamment le curriculum, véritablement inclusif et équitable. Sadowski (2016) rappelle que pour la grande majorité des élèves, la salle de classe est un endroit où les personnes et les identités LGBTQ+ ne sont jamais mentionnées. Il n’est donc guère surprenant que lors de la dernière enquête nationale sur l’homophobie, la biphobie et la transphobie dans les écoles canadiennes, deux tiers des élèves LGBTQ+ aient indiqué ne pas se sentir en sécurité à l’école (Taylor, Peter, McMinn, Elliott, Beldom, Ferry, Gross, Paquin et Schachter, 2011).

Nous pouvons alors considérer que l’école demeure un milieu encore très hostile pour les élèves LGBTQ+. Malgré les politiques d’inclusion, de diversité et d’équité qu’adoptent et que préconisent inlassablement les écoles, aucun ministère de l’Éducation au Canada n’a pris des mesures concertées pour intégrer la diversité sexuelle dans les programmes scolaires (Rayside, 2014). Il est vrai qu’en septembre 2016, ARC Foundation, en collaboration avec le ministère de l’Éducation de la Colombie-Britannique et d’autres partenaires, a développé SOGI (Sexual Orientation and Gender Identity) 1 2 3, une série de politiques, de procédures et de ressources pédagogiques destinées à promouvoir la valorisation, le respect et l’inclusion de la diversité sexuelle et de genre au sein de toutes les écoles publiques et indépendantes. Cependant, l’approche SOGI 1 2 3 s’inscrit dans une logique de pédagogie inclusive (Richard, 2019), dans la mesure où le but n’est pas de défier les normes sociales qui contribuent à l’exclusion des personnes LGBTQ+ ni d’encourager la réflexion critique sur les enjeux liés à la sexualité, mais plutôt d’enseigner aux élèves à faire preuve de tolérance, d’acceptation et de respect face à la diversité de leurs camarades. C’est pourquoi nous croyons que seule une pédagogie queer, c’est-à-dire critique ou antioppressive, permettrait de transformer l’espace sociopolitique de la salle de classe en un milieu équitable, démocratique pour tou⋅te⋅s et, surtout, en un espace institutionnel dans lequel des réflexions critiques, en ce qui concerne la construction sociale des normes et des rapports de pouvoir hétéronormatifs, auraient la possibilité de s’exprimer (Britzman, 2000 ; Bryson et de Castell, 1993 ; Meyer, 2019 ; Neto, 2018 ; Richard, 2019).

Pour développer cette pédagogie queer, nous trouvons d’abord pertinent de chercher à mieux comprendre comment les élèves du secondaire conçoivent la diversité sexuelle. C’est pourquoi, dans le cadre de cet article, nous partons des perceptions d’élèves de 12e année du secondaire vis-à-vis des enjeux liés à la sexualité pour ensuite, en fonction des problèmes rencontrés, proposer des pistes de solution qui guideront le développement d’une pratique pédagogique queer. Ainsi, cette recherche est conçue grâce à un mode d’investigation qualitatif qui tend à répondre à la question générale suivante : comment certain⋅e⋅s élèves du secondaire dans une école du Grand Vancouver conçoivent-elles⋅ils la diversité sexuelle lorsqu’elle est abordée dans des oeuvres queers en classe ? Cette question principale se décline en deux sous‑questions spécifiques : (1) Quelles perceptions les élèves ont-elles⋅ils de la sexualité ? (2) Quelles constructions hétéronormatives sous-tendent ces perceptions ? Dans ce qui suit, nous présentons le cadre théorique et conceptuel, puis la méthodologie et les principaux résultats de recherche. La discussion propose trois axiomes qui ont émergé de la recherche et qui pourront servir comme guides pour le développement d’une pratique pédagogique queer.

2. Contexte théorique et conceptuel

Contrairement à une pédagogie inclusive, une pédagogie queer vise à s’attaquer aux normes qui permettent de maintenir les rapports de pouvoir, notamment hétéronormatifs (Kumashiro, 2002 ; Mayo et Rodriguez, 2019 ; Richard, 2019). L’un des buts ultimes d’une pédagogie queer est de transformer, à travers une reconceptualisation du curriculum et des pratiques pédagogiques, l’ordre social hétéronormatif qui règne en milieu scolaire. Pour ce faire, elle doit développer chez les apprenant⋅e⋅s une conscience sociale critique (Freire, 2018) en les amenant à prendre conscience des dynamiques du pouvoir, d’inégalités et d’exclusion donnant forme à cet ordre social, et ainsi à mettre en question sa raison d’être. Afin d’encadrer cette pédagogie queer, nous travaillons à partir de deux approches théoriques principales interreliées : la théorie queer et la théorie du conflit.

D’abord, selon la théorie queer, notre conception de la sexualité est une production et une construction sociales émanant d’un discours propre à une époque donnée. Cette perspective constructiviste s’oppose à la théorie essentialiste de l’identité qui stipule que la sexualité est une donnée naturelle qui préexiste à la mise en place des institutions de la vie sociale. Ainsi, en refusant toute catégorisation socialement construite et imposée par le pouvoir hétéronormatif (pensons, entre autres, à la masculinité, la féminité, l’homme, la femme, l’hétérosexualité et l’homosexualité), la théorie queer tente d’élargir le champ des possibilités et de mettre en valeur une plus grande diversité en ce qui concerne les manières potentielles de vivre et d’exister, et ce, dans une optique intersectionnelle. Selon Wilchins (2019), l’intersectionnalité renvoie au fait que ces manières de vivre et d’exister sont profondément plus complexes que les catégories simplistes normalement utilisées pour comprendre les expériences vécues des êtres humains et surtout pour les réduire à des identités unidimensionnelles. De par son refus des catégories, de l’injonction à se catégoriser, la théorie queer s’inscrit dans le prolongement de la pensée de Foucault (1975, 1976), pour qui l’identité constitue un mécanisme de contrôle social au service de la biopolitique, c’est-à-dire le contrôle sociopolitique de la vie, des êtres vivants et de la mort. En d’autres mots, la notion d’identité est fondée sur une logique catégorielle ; elle est un agent de la biopolitique qui consiste à discipliner les individus et à réguler la population en fonction de catégories identitaires. Reprenant les théories de Foucault, Butler (1990) soutient que le genre en tant qu’identité ne préexiste pas au pouvoir qui le produit, qui l’informe et qui lui donne sens. Pour Butler (1990), le genre est toujours performatif : il est fait, réalisé, produit, actualisé, mais derrière ce faire, il n’y a rien, pas de vérité, pas d’essence, pas de substance quelconque. Le genre est une fiction régulatrice (Butler, 1990) découlant des normes sociales qui ne préexistent pas à leur performance individuelle et collective. Si nous nous référons à la réflexion de Warner (1999), la norme en tant que dispositif de pouvoir serait un exemple des mécanismes disciplinaires et régulateurs (Foucault, 1976), car elle a pour but de définir, de délimiter et de contrôler les manières de vivre et d’exister des individus.

À partir de ces conceptions théoriques, nous partons du postulat que l’institution scolaire constitue un système de normalisation qui sert à (re)produire des sujets hétéronormés, à les discipliner et finalement à les contrôler à grande échelle. Ce processus disciplinaire de l’individu et de régulation de la population, dont le but est de maintenir le statuquo hétéronormatif en reproduisant de nombreux schèmes oppressifs, s’avère pourtant insidieux, car opérant sous le couvert d’une pédagogie inclusive. Bien que cette pédagogie semble vouloir défendre les valeurs de la diversité, de l’inclusion et de l’équité, nous la considérons comme une forme de curriculum caché (Apple, 2004) dans la mesure où elle n’offre pas la possibilité de déconstruire l’hétéronormativité à l’intérieur des programmes scolaires. Au contraire, une pédagogie inclusive renforce ces idéologies dominantes par le biais du silence sur les réalités queers qu’elle peut consolider, sur les enjeux liés à la sexualité qu’elle peut contribuer à rendre invisibles dans l’espace des institutions scolaires et par l’aveuglement sur les véritables causes de l’oppression qu’elle peut conforter (Magar-Braeuner, 2019 ; Mosconi, 2001 ; Richard, 2019).

Pour briser ce silence et pour déstabiliser les structures hétéronormatives enracinées dans le curriculum, une pédagogie queer doit susciter de manière productive le conflit et l’inconfort. En lien avec la sociologie de l’éducation de la fin des années 1960, la théorie du conflit repose sur la prémisse selon laquelle l’école et, plus largement, le système d’éducation, ne soient pas neutres ni objectifs, mais feignent la neutralité tout en soutenant des intérêts politiques très particuliers (Kincheloe, 2008). L’école opère donc sous une illusion du consensus (Mouffe, 2016) à partir de laquelle elle renforce de manière automatique et irréfléchie les normes dominantes, particulièrement à travers ce que le curriculum scolaire choisit de rendre visible et invisible, de dire et de ne pas dire. C’est pourquoi le conflit en tant qu’outil de la pédagogie queer est un incontournable, car il représente tout ce qui résiste et échappe à la norme.

Dans le cadre d’une recherche qui porte sur les perceptions qu’ont les élèves de la diversité sexuelle, il nous a semblé primordial que notre intervention pédagogique mette en avant des oeuvres queers, voire des points de résistance à la norme, dans le but d’engendrer un conflit productif en milieu scolaire. Précisons que dans une optique queer, la diversité sexuelle ne correspond pas qu’à la diversité des orientations sexuelles, mais aussi à la multitude des pratiques sexuelles, des modes de vie et des manières de vivre des êtres humains (Foucault, 1976, 2001). Cela inclut également la diversité des caractéristiques sexuelles. Pensons notamment aux personnes intersexuées dont les organes génitaux ou les hormones sexuelles ne correspondent pas aux définitions binaires et normatives du masculin ou du féminin (Richard, 2019). Ainsi, trois objectifs spécifiques découlent de notre perspective théorique : (1) décrire les perceptions des élèves à propos de la sexualité ; (2) identifier les constructions hétéronormatives qui sous-tendent ces perceptions ; (3) proposer des axiomes qui pourront guider le développement d’une pratique pédagogique queer.

3. Méthodologie

L’approche qualitative interprétative (Savoie-Zajc, 2018) permet d’expliquer et d’interpréter la diversité sexuelle et ses enjeux à partir des significations que lui donnent les élèves. La méthodologie de cette recherche repose sur l’étude de cas, car celle-ci permet d’analyser en profondeur les perceptions des élèves dans son contexte réel (Creswell et Poth, 2018 ; Yin, 2014), notamment en salle de classe.

3.1 Sujets

Vingt-quatre participant⋅e⋅s âgé⋅e⋅s de 17 à 18 ans d’une classe de « Français langue immersion 12 » composent l’échantillon réel de cette recherche. Ce cours de quatre crédits est requis pour l’obtention du diplôme bilingue en Colombie-Britannique. Parmi les 24 participant⋅e⋅s de cette classe, neuf se sont identifiés comme homme et tous hétérosexuels et 15 se sont identifiées comme femme avec des sexualités/identités de genre variées. Ce groupe de 24 élèves constitue le seul cas choisi pour mener cette recherche, étant donné les difficultés bureaucratiques rencontrées pour obtenir l’approbation d’une commission scolaire du Grand Vancouver. Ces difficultés constituent néanmoins une donnée de recherche importante, car elles montrent à quel point les questions liées à la sexualité et au genre demeurent des tabous (Engebretson, 2021) en milieu scolaire.

3.2 Instrumentation

Nous avons employé trois méthodes de collecte de données pour l’étude des perceptions des élèves au sujet de la diversité sexuelle : les documents (questionnaire et journal de bord) ; les enregistrements sonores de petites et de grandes discussions ; les entretiens individuels semi-dirigés.

3.3 Déroulement

Pour étudier ces perceptions, nous avons préparé une séquence didactique conforme au curriculum du cours « Français langue immersion 12 ». L’ensemble de la collecte de données a été effectué en entier par le chercheur et s’est déroulé en trois étapes, du 13 mai au 6 juin 2019 : une pré-intervention pédagogique, l’intervention pédagogique en elle-même et une post-intervention pédagogique. Afin d’obtenir des informations sur le profil (genre, intérêt pour les questions LGBTQ+, etc.) et la compréhension générale des participant⋅e⋅s au sujet de la sexualité, tout⋅e participant⋅e consentant⋅e a rempli un questionnaire avant le début de l’intervention pédagogique. L’intervention pédagogique a été divisée en trois séances (d’une durée de 80 minutes chacune) en fonction des grands axes d’une pédagogie queer : la diversité sexuelle, la diversité d’identités de genre et la diversité d’expressions de genre. Les données présentées dans cet article concernent uniquement le premier axe, celui sur la diversité sexuelle. Précisons que notre rôle se limitait à encadrer les discussions et à recueillir les données. Nous n’avons pas pris part aux discussions, n’étant à la disposition des participant⋅e⋅s que pour fournir une mise en contexte des oeuvres.

La séance a commencé par une discussion en groupes de trois à quatre participant⋅e⋅s sur des questions générales sur la diversité sexuelle (par exemple, qu’est-ce que la diversité sexuelle ?), suivie d’une discussion ouverte en grand groupe afin de permettre aux participant⋅e⋅s qui le désiraient de partager avec la classe des idées qui ont émergé de la discussion d’amorce. Dans le cadre de la partie principale de l’intervention, deux oeuvres queer qui réfléchissent aux questions et enjeux liés à la sexualité et à l’orientation sexuelle ont été retenues comme supports pédagogiques : le vidéoclip College Boy (2013) et le court métrage J’aime les filles (2016). Ces oeuvres ont servi de tremplin pour la discussion au cours de la séance. Les participant⋅e⋅s ont d’abord visionné le vidéoclip College Boy, créé par Xavier Dolan pour une chanson du groupe français Indochine et qui met en scène un jeune garçon queer qui subit l’homophobie dans un internat. La gradation de la violence atteint son paroxysme au moment où le jeune protagoniste est crucifié et abattu par balle par un groupe de garçons au milieu de la cour d’école, alors que ses pair⋅e⋅s, les enseignant⋅e⋅s, les religieuses et les autorités policières ne font rien pour mettre fin à cette violence. Nous avons choisi le vidéoclip de Dolan pour conscientiser les élèves à la violence homophobe et surtout à l’aveuglement volontaire face à cette violence systémique. En raison de son contenu explicite, le clip a déclenché une grande polémique au moment de sa diffusion, allant jusqu’à être menacé de censure par le Conseil supérieur de l’audiovisuel en France au nom du respect de la dignité humaine et de la protection de l’enfance. Avant le visionnement, une mise en garde a été énoncée afin d’alerter les participant⋅e⋅s sur le contenu violent du clip. Le visionnement a été suivi par une discussion en petits groupes, puis en grand groupe.

Les participant⋅e⋅s ont ensuite visionné J’aime les filles, un court métrage de la cinéaste d’animation montréalaise d’origine abénaquise Diane Obomsawin. Ce court métrage raconte les histoires d’amour de quatre femmes lesbiennes : Charlotte, Mathilde, Marie et Diane. Les femmes, représentées sous la forme d’animaux, prennent conscience de leur sexualité de manière différente. Nous avons utilisé ce court métrage pour présenter aux élèves un récit qui montre la sexualité et l’amour lesbiens sans en faire un enjeu. Faute de temps, les participant⋅e⋅s n’ont fait qu’échanger leurs impressions générales sur le court métrage dans une discussion en petits groupes. La séance s’est achevée par une réflexion dans un journal de bord sur la diversité sexuelle. Les participant⋅e⋅s devaient se prononcer sur ce qu’elles⋅ils considéraient être le message le plus important de la séance et partager des impressions générales. Cela nous a ainsi permis de comprendre la manière dont les participant⋅e⋅s ont vécu l’expérience de ce premier moment de l’intervention, tout en nous donnant un accès potentiel à des perceptions qui n’ont peut-être pas été énoncées en groupes ou que certain⋅e⋅s participant⋅e⋅s n’étaient pas à l’aise d’aborder en groupes.

Après avoir terminé la séquence complète de l’intervention pédagogique, huit participant⋅e⋅s de l’étude ont été rencontré⋅e⋅s pour des entretiens individuels semi-dirigés d’une durée de 15 à 20 minutes. Les questions d’entretien étaient axées sur les expériences vécues (pensées et sentiments) des participant⋅e⋅s lors de la séance, leur compréhension des oeuvres à l’étude et leurs impressions générales sur l’enseignement des questions LGBTQ+ en milieu scolaire. La sélection des participant⋅e⋅s a été fondée sur l’examen des principales sources de données permettant de documenter la plus grande diversité de perspectives et d’expériences possible en lien avec cette première séance. C’est dans cette logique que nous avons sollicité des participant⋅e⋅s qui se sont identifié⋅e⋅s différemment en fonction du genre et de la sexualité. Tou⋅te⋅s les participant⋅e⋅s à qui nous avons demandé un entretien ont accepté, à part un garçon. La raison de ce refus n’a pas été précisée.

3.4 Méthode d’analyse des données

Pour étudier les perceptions des participante⋅s de la diversité sexuelle, nous avons procédé à une analyse critique de leur discours, c’est-à-dire nous nous sommes arrêté surtout aux relations de pouvoir transparaissant dans le discours des participant⋅e⋅s et dans leurs interactions mutuelles (Catalano et Waugh, 2020). Si l’un des buts d’une pédagogie queer est d’accompagner les élèves dans la déconstruction des normes de genre et de sexualité, l’analyse critique du discours permet de faire ressortir les constructions et les structures hétéronormatives ancrées dans le langage qui informent et façonnent la manière dont les participant⋅e⋅s appréhendent la diversité sexuelle. Pour ce faire, le modèle d’analyse employé correspond à l’analyse de contenu (Dionne, 2018). L’approche de l’analyse des données est inductive, car elle consiste à faire émerger les catégories d’analyse à partir des données empiriques. Dans le cadre de notre recherche, une catégorie d’analyse correspond à un thème, non dans le sens d’un « patron dans les données », mais plutôt comme « une “prise de vue” d’un ensemble de données, qui permettrait d’en traduire un aspect important, pour cristalliser une signification répondant, à divers degrés, à la question de recherche » (Dionne, 2018, p. 329). Plus précisément, nous avons analysé les occurrences hétéronormatives en fonction de leur pertinence au lieu de tenir compte uniquement du nombre de leurs récurrences, d’autant plus que seulement 24 participant⋅e⋅s ont pris part à la recherche. Dans le cadre d’une analyse qualitative, la petite taille de l’échantillon pourrait néanmoins être considérée comme une richesse, car elle offre la possibilité d’étudier en profondeur les perceptions des élèves et d’utiliser l’analyse critique du discours de manière complexe et détaillée.

4. Résultats

Cette section présente une synthèse de l’ensemble des discours et des perceptions des participant⋅e⋅s en ce qui a trait à la diversité sexuelle. Pour faciliter la compréhension de l’article, les transcriptions ont été mises aux normes grammaticales et orthographiques. Un code unique a été attribué à chaque participant⋅e.

4.1 De la naturalisation de l’hétérosexualité à la reconnaissance de la diversité sexuelle

En ce qui concerne la sexualité, nous pouvons d’abord, de manière générale, situer les points de vue des participant⋅e⋅s sur un spectre, allant de la pathologisation des relations non hétérosexuelles à la reconnaissance d’une diversité de relations amoureuses.

Si nous portons notre attention sur la position de certains participants garçons (tous s’identifiaient comme cisgenres et hétérosexuels), nous constatons que plusieurs d’entre eux privilégient l’hétérosexualité et le patriarcat et conçoivent l’amour de manière très restreinte : « À mon avis une relation amoureuse en santé se fait entre un homme et une femme… Mais les gens ont le droit de vivre leur vie comme ils le veulent » (A, questionnaire, mai 2019). Outre le fait de définir une relation amoureuse de manière purement hétérosexuelle, le participant A qualifie ce type de relation comme saine, ce qui renvoie à une opposition santé-hétérosexualité et maladie-queer. Bien que faisant preuve d’une certaine ouverture d’esprit, un autre participant garçon invoque une conception téléologique de la sexualité pour disqualifier la diversité sexuelle. Il inscrit alors la définition de la sexualité dans un récit qui a une finalité très précise, c’est-à-dire que la sexualité doit être au service de la reproduction :

L’amour c’est l’amour et si deux personnes aiment l’un et l’autre, c’est d’accord. Nous étions biologiquement créés pour reproduire, alors malgré le fait que c’est un peu pas naturel dans cet aspect, ça ne veut pas dire que l’amour, c’est pas possible entre 2 hommes ou 2 femmes.

V, questionnaire, mai 2019

Amour et sexualité sont liés à l’intérieur d’un scénario hétéronormatif, plutôt que considérés comme des expériences humaines complètement indépendantes l’une de l’autre. Il est vrai que ce participant reconnait que l’amour peut dépasser ce qu’il perçoit comme un obstacle biologique, mais il affirme néanmoins que l’amour est lié à la reproduction. D’après son discours, nous pouvons déduire que l’amour n’est pas un sentiment, une émotion, une passion, mais une idéologie qui fait partie du patriarcat, de la matrice hétérosexuelle et de la logique de la reproduction dans le cadre d’une société disciplinaire capitaliste (Butler, 1990 ; Foucault, 1976).

Ajoutons que cette position est défendue surtout par les participants garçons : ce n’est pas anodin, car nous vivons dans une société patriarcale fondant la valeur des hommes sur leur capacité d’afficher l’hétérosexualité (Mac an Ghaill, 1991 ; Pascoe, 2012 ; Richard, 2019), de se marier à une femme, de se reproduire et d’ainsi établir leur filiation paternelle au sein d’une structure familiale hétéronormative.

Remarquons que des points de vue plus queers ont également surgi dans le cadre de cette séance. Par exemple, une participante définit l’amour comme une relation qui se forme entre deux individus dont le genre n’a pas d’importance : « Je pense que l’amour n’est pas entre femme + homme, mais personne avec personne » (E, questionnaire, mai 2019). En d’autres termes, la participante E conçoit l’amour dans une optique pansexuelle, c’est-à-dire qu’elle considère qu’une personne peut être attirée par une autre de n’importe quel sexe ou genre. Une autre participante, C, confirme ce point de vue en répondant que : « L’amour n’a pas de règles » (C, questionnaire, mai 2019). Il est intéressant de constater que, selon la plupart des filles et surtout celles qui ne s’identifient pas comme étant hétérosexuelles, l’amour ne semble pas régi par les mêmes normes sociales que celles suivies par des élèves adoptant des schèmes plus hétéroconservateurs. De plus, la question de la sexualité n’est pas évoquée comme un enjeu pertinent dans leur conception d’une relation amoureuse. Cela laisse entendre que, chez ces filles, l’amour n’est pas une question de sexualité ni de reproduction, mais de relation réciproque.

4.2 La minimisation de l’homophobie

La position selon laquelle l’homophobie serait un phénomène lointain, c’est-à-dire qu’elle n’existerait qu’ailleurs, a émergé de la discussion du vidéoclip de Dolan, lequel met en scène un jeune garçon queer battu à mort par ses pair⋅e⋅s, dans une école. Soulignons que cette position a pour effet de maintenir le statuquo hétéronormatif qui doit nier l’existence ici et maintenant de l’oppression homophobe pour donner l’illusion d’un vivre ensemble harmonieux et égalitaire. Brunet (2017) souligne une tendance similaire dans son étude des conceptions du féminisme de certain⋅es élèves québécois de quatrième secondaire, pour qui le féminisme serait « un mouvement actif dans le passé et non au présent » (p. 420). D’un point de vue théorique, la négation de l’homophobie actuelle ou de l’inégalité entre hommes et femmes serait liée à ce que Love (2007) appelle le backward feeling, voire de la persistance du passé « négatif » dans le présent. Ce déni de reconnaissance fait partie de la logique de censure, d’effacement, de silence et d’invisibilité des institutions scolaires (Richard, 2019).

Examinons d’abord la manière dont le vidéoclip de Dolan est perçu comme une représentation inexacte de la réalité au Canada : « C’était un petit peu dramatique dans mon opinion, mais aussi je crois que ce n’est pas une très bonne représentation des choses qui se passent ici dans notre pays et dans notre société » (L, discussion en grand groupe, mai 2019). La participante établit une comparaison implicite entre un ici harmonieux (le Canada, « notre » société) et un ailleurs abstrait où cette homophobie aurait lieu. S’il n’existe pas un véritable problème d’homophobie au Canada, alors aucune solution pour améliorer le statuquo n’est nécessaire et il est maintenu. Bien que cette prémisse de départ soit fausse – pensons aux violences homophobes et transphobes survenant régulièrement dans les écoles canadiennes (Chamberland, Émond, Julien, Otis et Ryan, 2011a ; Chamberland, Émond, Julien, Otis et Ryan, 2011b ; Haskell et Burtch, 2010 ; Taylor et coll., 2011) – elle doit être défendue pour entretenir l’illusion d’une réalité occidentale progressiste. Dans le cadre de l’échange suivant, le participant A va encore plus loin, en affirmant que la haine contre les personnes gaies ne provient pas ou plus du christianisme, mais existe toujours au Moyen-Orient :

J : Est-ce que tu penses que comme la haine contre les personnes gaies qui viennent de la religion existe encore de cette façon ?

A : Pas dans la christianité, non.

P : Mais comme, au Moyen-Orient.

A : Oui au Moyen-Orient for sure, absolutely yeah.

discussion en petits groupes, mai 2019

Cette position orientalisante est problématique, car elle est fondée sur l’opposition entre Occident civilisé (nous) et Orient barbare (les autres). Selon Saïd (1978), c’est en fonction de ce rapport hiérarchique socialement construit que la culture occidentale définit l’Orient et se définit elle-même. Le préjugé de ces participante⋅s sur le Moyen-Orient est donc un récit fictif, présenté dans le discours occidental, qu’elles⋅ils intègrent comme étant naturel et absolu. Notons que le christianisme est vu comme faisant partie du monde civilisé : Canada, Amérique du Nord, Europe, Occident. Par conséquent, si le christianisme est aussi coupable d’homophobie, cela affaiblit l’opposition entre Occident civilisé et Orient barbare.

Même lorsque l’intention est de relativiser la situation, l’insistance sur l’exagération de la violence dans le vidéoclip de Dolan minimise d’autres formes de violence homophobe : « Je crois que, dans notre école, il n’y a pas comme de l’homophobie si intense, que les personnes vont frapper et battre les personnes à cause de cela » (S, discussion en petits groupes, mai 2019). Cette participante emploie l’adverbe d’intensité « si » pour indiquer que la violence homophobe dans le contexte de son école n’a pas lieu à un degré aussi élevé que celui représenté dans le vidéoclip. Cela sous-entend que certaines formes de violence seraient acceptables selon leur niveau d’intensité. Les propos de cette participante montrent d’ailleurs qu’elle n’est pas consciente de toutes les formes de violence, notamment affective, psychologique, physique, verbale et surtout symbolique (Bourdieu et Passeron, 1970) dont sont victimes les personnes queers. Comme le remarque une autre participante : « Il y a actuellement de la violence contre les gens homosexuels même si on le voit peu » (I, journal de bord, mai 2019). L’idée que l’on voit peu cette violence suggère qu’elle est cachée, voire reproduite inconsciemment (comme le montre le vidéoclip de Dolan). Un⋅e enseignant⋅e pourrait donc se servir de ce type de remarque pour travailler une pédagogie queer en amenant les élèves à se questionner sur l’aspect réel, mais caché de cette violence : pourquoi la voit-on peu ? Ou bien, si elle est visible, pourquoi refuse-t-on de la voir ?

Malgré toute la violence vécue par le jeune garçon queer dans College Boy, ainsi que l’ignorance et l’inaction volontaires face à l’homophobie, la participante suivante n’indique que la référence à la religion comme élément le plus bouleversant d’un point de vue affectif : « Le partie qui m’a touchée le plus c’est que, c’était comparé à comme la religion. Ça m’a vraiment dérangée comme beaucoup, car il était tué de la même façon que Jésus » (O, discussion en petits groupes, mai 2019). Cette participante aurait pu évoquer les causes de cette souffrance ou bien dénoncer celles et ceux qui l’infligent à dessein, mais elle choisit de ne rien dire à ce sujet. Malgré son malaise, les autres participantes du groupe adoptent une posture consensuelle qui n’amène pas la participante O à se remettre en question. La critique artistique que Dolan fait de l’homophobie, notamment à travers le symbolisme religieux, semble alors constituer un angle mort pour plusieurs élèves. Cela pourrait s’expliquer par le fait que, dans le discours social, la religion n’est pas considérée comme une position politique parmi d’autres qui peuvent ou doivent être critiquées, et ce, d’autant plus en milieu scolaire.

4.3 La perception de la diversité sexuelle à travers le prisme majorité-minorité

L’une des raisons principales pour laquelle certain⋅e⋅s participant⋅e⋅s sont incapables de penser la diversité sexuelle est qu’elles⋅ils la perçoivent à travers le prisme binaire majorité/minorité. Cette perception est fondée sur l’illusion d’une homogénéité hétérosexuelle formant la majorité et d’une homogénéité homosexuelle formant la minorité. Cette catégorisation renforce l’essentialisation de ces catégories :

Donc je pense que, pour le nombre de personnes qui sont dans l’école qui s’identifient comme LGBTQ, je pense qu’il y a trop de ces affiches et de ces présentations-là, parce que, quand même, la communauté LGBTQ, elle grandit, mais elle n’est pas si grande que ça. Donc je pense qu’il devrait avoir un niveau d’affiches, de présentations et d’enseignement proportionnel à la grandeur de cette communauté.

A, entretien, mai 2019

Ce participant conteste la présence de nombreuses affiches sur la fierté LGBTQ+, car elles ne sont pas représentatives de la population générale de l’école, selon lui. Mais quel est son point de référence pour affirmer que ces affiches sont nombreuses ? À partir de combien, y aurait-il de nombreuses affiches ? Ce que l’on considère et perçoit comme étant nombreux est relatif : le participant a l’impression que les affiches sont nombreuses, mais cette impression est filtrée par l’idéologie hétéronormative et homophobe selon laquelle seule l’hétérosexualité aurait le droit d’être visible dans l’espace public, alors que la diversité sexuelle doit rester confinée à la sphère privée pour ne pas perturber le confort hétérosexuel. Le participant fonde son raisonnement sur le fait que très peu d’élèves s’identifient comme étant LGBTQ+. Or, il ne prend pas conscience que la sexualité ne peut pas être réduite à une identité ou à une identification, car la manière dont un individu s’identifie dans l’espace public n’est pas représentative de la diversité de ses pratiques sexuelles. Puisque ce participant conçoit la diversité sexuelle dans une optique identitaire, plutôt qu’en fonction des pratiques sexuelles et des modes de vie, il est incapable de comprendre la manière dont la sexualité de chaque individu est en elle-même plurielle, hétérogène et multidimensionnelle.

Cette dichotomie factice est d’ailleurs renforcée par l’utilisation récurrente du « nous » pour minoriser la diversité sexuelle et majorer l’hétérosexualité : « Je pense que cela montre comment notre société traite toutes les personnes qui sont un peu différentes de nous et que nous pensons sont différentes. Nous ne les traitons pas comme des humains, des égaux » (D, discussion en petits groupes, mai 2019). L’insistance sur le « nous » hétérosexuel laisse entendre que l’hétérosexualité forme un tout homogène et majoritaire qui engloberait de manière générale la majorité de la population. Bien que ce participant semble tenir un discours promouvant l’acceptation de la diversité, ses propos cachent un fond discriminatoire, car cette promotion est fondée sur une forme de paternalisme ( l’Autre fait pitié ), plutôt que sur une reconnaissance légitime de la diversité sexuelle. L’Autre est construit comme étant tellement différent que l’on ne peut pas imaginer le comprendre ou même saisir sa différence. Ainsi, celle-ci devient presque performative. Si nous suivons la théorie de la politique des émotions d’Ahmed (2004), les émotions ne correspondent pas à des états psychologiques, mais plutôt à des performances sociales et culturelles qui fondent la solidarité totale d’un groupe. En d’autres termes, pour faire partie du groupe, il faut apprendre à ressentir et à manifester socialement certaines émotions d’une manière précise. Par contre, d’autres émotions doivent être complètement censurées – cette censure est bien sûr une autre forme de performance sociale des émotions. Le fonctionnement de ce performatif devient encore plus clair dans l’entretien de ce même participant :

Comme moi et mon groupe d’amis qui ne font pas partie du groupe LGBTQ, il est difficile pour ces types de gens, pas d’accepter, mais de comprendre ce qui se passe dans le cerveau C’était très difficile pour moi et pour les autres de comprendre où ce type d’attraction et où ce type de problème commencent pour ces types de gens car nous ne sommes pas exposés à cela.

D, entretien, juin 2019

Bien que l’emploi de l’expression « ces types de gens » soit problématique, ce participant, en reconnaissant sa difficulté de comprendre la diversité sexuelle, s’autorise tout de même à énoncer son inconfort et à déconstruire ses idées. Par ailleurs, cette tendance à se présenter comme étant incontestablement hétérosexuel et masculin reflète les pressions normatives qui poussent plusieurs garçons à répudier la diversité sexuelle, ainsi que tout comportement jugé trop féminin, dans le but de prouver dans l’espace public leur adhésion à la masculinité hétéronormative (Bastien Charlebois, 2011 ; Butler, 1993 ; Pascoe, 2012 ; Richard, 2019). Le discours de ce participant constitue à cet égard le produit d’une socialisation hétéronormative qui lui apprend d’une certaine façon à être inconscient de la diversité sexuelle de soi et des autres.

4.4 L’illusion de la normalité

Le besoin de faire partie de la soi-disant majorité hétérosexuelle est largement attribuable à la survalorisation du normal, comme nous l’avons observé lors de l’analyse du court métrage J’aime les filles d’Obomsawin : « C’est l’histoire d’une vie normale d’une personne homosexuelle. Et pour représenter, comment les vies de ces personnes homosexuelles sont similaires à nos vies » (V, discussion, mai 2019). Bien que l’intention de ce participant soit de normaliser l’homosexualité en la comparant à l’hétérosexualité, l’emploi du déterminant démonstratif « ces » crée une distance entre la vie des personnes homosexuelles (eux) et celle d’un « nous » prétendument hétérosexuel. La différence sexuelle est alors seulement légitime, voire acceptable, si elle peut être réduite au caractère inoffensif de la norme hétérosexuelle. Loin d’être un reflet des vies hétérosexuelles, les expériences que met en lumière Obomsawin dans J’aime les filles, entre autres, l’éveil sexuel, le coming out, le contrôle de la sexualité et le manque de repères lesbiens dans la vie sociale, s’écartent toutes de la norme. Malgré cela, ce participant réduit la particularité de ces expériences au semblable. Il construit donc le sens de la diversité sexuelle à partir d’un idéal de la normalité, toujours définie comme étant hétérosexuelle. Le problème réside dans le fait que l’hétéronormativité représente l’unique point de référence, ce qui fait qu’à l’intérieur de ce paradigme, tout autre mode de vie occupe forcément une place marginale et n’a aucune valeur à part entière.

Même la découverte de soi-même et de sa sexualité est pensée en fonction d’une logique de la norme : « Et c’est important de découvrir qui tu es et si ce n’est pas quelque chose de normal, donc c’est important de peut-être trouver plus d’information et comprendre ces matières dans une façon plus détaillée » (U, entretien, mai 2019). Ce qui apparait comme un discours progressiste est en fait problématique, car le normal n’est pas remis en question, mais présenté comme allant de soi. De plus, le participant U laisse entendre que, ne pas être normal, c’est être une personne issue de la diversité sexuelle ; cela constitue une forme de pathologisation de toutes les pratiques sexuelles qui ne sont pas considérées (et acceptées socialement) comme étant hétérosexuelles. Comme l’explique Foucault (1976), pour contrôler des populations massives, il faut que chaque individu intériorise la norme et la reproduise systématiquement, puisque tout écart à la norme – pensons notamment aux modes de vie queers – serait ingérable et incontrôlable, car impossible à classer à partir d’une identité prévisible. C’est dans ce sens que le normal, tel que le reflète le discours de ce participant, serait une invention de contrôle social qui puise son sens et qui existe en niant, en rejetant et en excluant l’altérité et la diversité sexuelle, d’où l’importance d’accompagner les élèves dans la remise en question de cette pensée binaire sur laquelle est fondé le normal.

4.5 La capacité transformatrice des oeuvres queers

Si, d’une part, les oeuvres queers étudiées ont fait ressortir les préjugés hétéronormatifs des participant⋅e⋅s, elles ont, d’autre part, provoqué l’émergence d’affects et d’émotions qui ont fait éclater le silence et l’invisibilité autour de l’expérience de la diversité sexuelle.

D’abord, dans College Boy, le participant F développe une réflexion critique sur la performance sociale hétéronormative et homophobe :

Oui l’idée que les yeux étaient fermés, même par les agents de police, ça c’était une grande partie je crois. Même tous les adultes parce que, on espère que, quand il y a de la douleur dans la vie, quand on a des difficultés, peut-être mentales, émotionnelles ou physiques, on peut parler à une adulte. Mais avec le garçon qui était vraiment torturé par les autres élèves, il n’avait aucune personne à qui parler et de qui recevoir l’aide parce que même la police, et même les professeurs et les parents n’étaient pas vraiment concernés avec sa situation.

F, discussion en petits groupes, mai 2019

Ce participant nomme l’inaction de la police, des professeurs et des parents, et montre qu’il est conscient de l’aveuglement volontaire face à la torture du jeune garçon queer. En soulignant qu’aucune personne n’est venue à son secours, il prend aussi conscience du fait que cette inaction, cet aveuglement et cette indifférence sont de l’ordre du collectif, c’est-à-dire qu’il s’agit d’émotions qui forment l’identité collective de la communauté représentée dans le vidéoclip. Par conséquent, ce participant a bien saisi la démarche artistique de Dolan qui tend à montrer à quel point la souffrance queer n’est pas reconnue dans l’espace public. Cette souffrance est condamnée socialement à l’invisibilité, bien qu’elle soit au contraire directement visible pour tou⋅te⋅s et qu’elle sature l’espace public. Le vidéoclip de Dolan a alors un effet parce que ce participant est entré dans la logique queer de l’oeuvre visant à briser l’illusion hétéronormative selon laquelle la violence homophobe fait seulement partie du passé et de l’ailleurs et non de notre présent.

Si les affects mis en jeu dans College Boy déclenchent une forme de conscientisation critique au sujet des enjeux liés à la sexualité, dans J’aime les filles, ils mobilisent l’expérience concrète de soi. Dans l’extrait de l’entretien suivant, une participante tente de mettre en mots et de saisir ce qu’elle a ressenti après le visionnement de ce court métrage, ce qui la bouleverse tout en la libérant :

Interviewer : Et est-ce que vous pouvez décrire en plus de détails vos sentiments. Donc, là vous avez parlé un peu de vos pensées, mais vos sentiments.

R : Je ne suis, je ne sais pas ma sexualité, alors quand je vois comme… [Elle commence à pleurer]… Why am I crying [voix basse] ?

Interviewer : Non ça va. C’est pas grave. C’est pas grave…

R : This is so stupid [Elle pleure].

Interviewer : Non, non, pas du tout. Prends ton temps.

R : Alors… [Elle continue à pleurer].

Interviewer : C’est pas grave. Non. Il faut pas s’excuser. Il faut pas s’excuser. Non.

R : Alors, quand je vois une femme et une femme qui sont dans une relation qui n’est pas détruite par la société et c’est normal, je pense que c’est d’accord. Et ça me fait penser à propos de moi et parce que, avec ma sexualité, je ne pense pas beaucoup de cela. Et même je ne sais pas ce qu’est ma sexualité. Alors je pense quand on parle de ces choses, c’est important pour les étudiants, parce que c’est une réflexion de nous aussi… Et je ne pensais pas que c’était important. Mais je pense que c’est essentiel de comprendre ton identité. J’avais comme poussé cela beaucoup [Elle pleure un peu en parlant].

R, entretien, juin 2019

Remarquons d’abord la difficulté de cette participante à formuler et à communiquer ses sentiments vis-à-vis de l’intervention pédagogique. Cette question déclenche chez elle une réaction affective d’une grande intensité qu’elle ne peut pas contrôler, car elle pleure continuellement en essayant d’expliquer la manière dont J’aime les filles lui a permis de réfléchir pour la première fois à sa propre sexualité, et ce, dans un contexte scolaire. Comme l’explique la participante, ce qui l’affecte dans J’aime les filles est de voir deux femmes dans une relation qui n’est pas détruite par la société et est présentée comme étant tout à fait normale, non dans un sens normatif, mais dans le sens d’une relation banale et quotidienne. Elle semble évoquer l’histoire de Charlotte, qui tombe amoureuse d’une fille dans un internat. Lors d’une rencontre au milieu de la nuit sur le lit de Charlotte, elles se tiennent par la main. L’image au ralenti de leurs mains enlacées se superpose à la voix de Charlotte qui narre le caractère éphémère de ce tendre geste : « Ça paraissait normal tellement c’était bon, puis tellement c’était doux » (Office national du film du Canada, 2016, 0:55-0:58). Ensuite, après avoir passé toute la nuit ensemble au bord d’une fenêtre, elles s’embrassent. Un certain temps après, elles font l’amour pour la première fois. Le court métrage d’Obomsawin imagine, à travers le quotidien banal, un mode de vie utopique (Muñoz, 2009) où le couple gai ou lesbien est tout à fait possible. J’aime les filles, en tant qu’oeuvre d’art queer, formule ce que cette participante n’est pas capable de formuler, de penser, de dire, dans la mesure où cette oeuvre imagine et crée dans le monde concret les conditions d’un mode de vie queer. Pour cette participante, J’aime les filles anticipe et rend possible ce futur, voire un mode de vie euphorique qu’elle ne croyait pas possible.

C’est dans ce sens que l’affect, qui est toujours relationnel (Massumi, 2015), forme et transforme le sujet, car c’est à la suite de cette rencontre affective avec des histoires d’amour lesbien que cette participante développe une perspective tout à fait autre de soi et de soi-même comme une autre, puisque, comme elle le dit, elle prend conscience de l’importance de sa subjectivité sexuelle, alors qu’elle la repoussait auparavant et n’y réfléchissait pas. Cette prise de conscience souligne le potentiel transformateur des oeuvres queers en permettant au sujet queer de concevoir la possibilité de son existence et de l’aider ainsi à comprendre que le statuquo peut toujours être changé, transformé.

5. Discussion

L’analyse des perceptions des participant⋅e⋅s à notre étude met en exergue que plusieurs ont été incapables de penser la diversité sexuelle en dehors d’un paradigme hétéronormatif. Dans ce qui suit, nous articulons les problèmes liés à leurs perceptions sous forme d’axiomes pédagogiques pour ensuite proposer des pistes de solution en lien avec une pédagogie queer.

Axiome 1 – Il existe une diversité sexuelle chez les êtres humains et cette diversité est intersectionnelle

Nous constatons que la conception de la diversité sexuelle demeure fortement incomprise en milieu scolaire. D’après les données, la principale raison en est que la diversité sexuelle est pensée sous le prisme de l’identité, c’est-à-dire que sexualité et identité sont liées de manière inséparable. Le fait de s’identifier à l’hétérosexualité ou à l’homosexualité impliquerait donc des pratiques sexuelles, des comportements et des performances de genre précis en lien avec cette identité préétablie (Butler, 1990 ; Foucault, 1976).

Une pédagogie queer doit plutôt se concentrer sur les possibilités ouvertes par le mode de vie d’un individu et rendre visibles, surtout au niveau des contenus scolaires, la diversité des manières de vivre, des pratiques et des expériences quotidiennes qui peuvent être vécues par un individu (d’où la pertinence du court métrage J’aime les filles). Il faut donc éviter d’associer la diversité sexuelle aux seules identités LGBTQ+, mais plutôt la considérer en fonction de pratiques et de modes de vie divers faisant partie intégrante du quotidien des élèves, et ce, dans une perspective intersectionnelle (Crenshaw, 1989 ; Wilchins, 2019). En d’autres termes, l’enseignement de la diversité sexuelle doit également être au service d’une réflexion critique sur les enjeux liés, entre autres, à la race, à l’ethnicité, au corps et à la classe sociale, afin de refléter la complexité multidimensionnelle des expériences vécues par les élèves. Il faut alors éviter de reproduire cette espèce de stéréotype très limité de ce qui constitue l’expérience gaie ou lesbienne, voire de tomber dans ce que certaines chercheuses ont appelé « l’homonormativité » (Duggan, 2002 ; Lorde, 1984). Par conséquent, les élèves ne verront plus leur diversité intersectionnelle et celle des autres comme une limite ou une anomalie, mais comme un cheminement personnel important pour trouver leur propre bonheur.

Axiome 2 – La diversité sexuelle est normalisée et réduite à l’illusion sociale selon laquelle l’hétérosexualité serait majoritaire

La réduction de la diversité sexuelle s’inscrit, elle aussi, dans une logique de contrôle identitaire (Foucault, 1976), car elle présuppose que la population est formée d’un tout homogène majoritairement hétérosexuel et normal. Cette idée préconçue que l’on retrouve chez plusieurs participants garçons n’est pas étonnante lorsque nous considérons, notamment dans les contenus scolaires l’absence presque totale de la diversité sexuelle (Richard, 2019). La présupposition de l’hétérosexualité est profondément inscrite dans l’idéologie hétéronormative des institutions scolaires qui présentent la diversité sexuelle comme un fait rare qui engloble une très petite minorité d’élèves et comme un sujet sensible qui peut se heurter à la résistance parentale ou religieuse. L’altérisation de la diversité sexuelle par le biais de la dichotomie « nous » par opposition à « eux » pourrait à cet égard être considérée comme une conséquence de ces présomptions hétéronormatives apprises et intégrées par les élèves en milieu scolaire. Cette tendance, plus prononcée chez les garçons, suggère que la construction de la masculinité est liée à la performance sociale de l’hétérosexualité et d’un rejet de la diversité sexuelle (Butler, 1993 ; Connell, 2005 ; Pascoe, 2012).

Pour cette raison, une pédagogie queer doit combattre l’idéologie de la norme en la déconstruisant et en montrant en quoi elle est un mécanisme de contrôle social oppressif qui privilégie certaines vies humaines, tout en dévalorisant d’autres (College Boy). Comme en témoigne l’expérience transformatrice d’une participante, la mise en relief d’oeuvres queer qui présentent une autre conception du normal – pensons à J’aime les filles – contribue à rendre possible dans l’imaginaire des élèves des façons de vivre et des subjectivités sexuelles qui ne ressemblent guère à celles institutionnalisées par la société hétéronormative. La remise en question de la norme et de la construction sociale de la masculinité est donc essentielle à la dénaturalisation de l’hétérosexualité, à la valorisation d’une diversité d’expériences sexuelles et à la lutte contre l’homophobie et la transphobie en milieu scolaire.

Axiome 3 – L’homophobie n’est pas identitaire, mais est une forme de discrimination systémique

La perception selon laquelle la violence homophobe ne constituerait pas un enjeu préoccupant dans le contexte de la société canadienne s’avère problématique, en particulier dans un milieu scolaire censé promouvoir le développement de la pensée critique. Cette position révèle une ignorance répandue vis-à-vis du caractère systémique de l’homophobie, celle-ci étant souvent attribuée à certaines « pommes pourries » non représentatives de la population générale. Ce binarisme identitaire homophobe/pas homophobe, qui permet de penser que la violence envers les personnes queers est commise par certains individus malveillants, est une stratégie pour contourner la prise de conscience du rôle des constructions sociales oppressives (telles que les institutions de la police, de l’école, de la famille, du gouvernement ou de la religion) dans le renforcement et le maintien de cette violence. Selon Sensoy et DiAngelo (2017), cette pensée binaire est l’un des principaux obstacles à la compréhension du racisme. Le fait que plusieurs participant⋅e⋅s ne voient rien au-delà de la violence physique dans College Boy souligne l’importance d’amener les élèves à déconstruire le binarisme homophobe/pas homophobe qui dissimule la violence homophobe inscrite dans les institutions de la vie sociales. Cette perception individualisante de l’homophobie n’est pas surprenante compte tenu du fait que les notions de privilège, d’oppression et de normes sont très rarement intégrées dans les contenus scolaires et dans les programmes de formation des enseignant⋅e⋅s. Qui plus est, c’est dans les programmes de formation des enseignant⋅e⋅s où l’on constate un degré élevé de résistance à l’éducation LGBTQ+ et aux valeurs antioppressives (DiAngelo et Sensoy, 2009 ; Jennings et Sherwin, 2008 ; Robinson et Ferfolja, 2002, 2008 ; Wright-Maley, Davis, Gonzalez et Colwell, 2016).

C’est pourquoi une pédagogie queer doit partir du principe que l’homophobie et d’autres formes de discrimination, entre autres, le racisme, le sexisme, l’hétérosexisme et le capacitisme existent à l’intérieur de structures institutionnelles qui légitiment et justifient des traitements différentiés en fonction de la position sociale intersectionnelle d’un individu (Crenshaw, 1989 ; Sensoy et DiAngelo, 2017). Rappelons que l’oppression subie est amplifiée par l’enchevêtrement de ces différentes formes de discrimination. Par conséquent, une pédagogie queer doit créer les conditions pour l’analyse critique de toutes les institutions sociales, qu’elles soient religieuses ou non, ainsi que pour la prise de conscience face à toutes les formes de violence, notamment symbolique, car l’invisibilité de l’oppression permet surtout de maintenir le statuquo. À un moment où l’oppression, notamment contre les personnes noires et autochtones, devient de plus en plus flagrante et surtout visible, une pédagogie queer est une condition essentielle pour amener les élèves à réfléchir de manière critique aux enjeux sociaux liés non seulement à la sexualité, mais aussi à la race (et à d’autres barrières systémiques), et à ainsi déconstruire leur socialisation fondée sur des préjugés et des idéologies homophobes, racistes, sexistes, transphobes, classistes et, malheureusement, la liste est encore longue.

6. Conclusion

Force est de constater que les systèmes scolaires demeurent encore loin d’intégrer les questions de diversité sexuelle dans les programmes d’études, et encore moins dans une logique antioppressive. Si les perceptions des participant⋅e⋅s à notre étude s’insèrent dans des schèmes normatifs sociétaux, c’est parce que l’école est rarement reconnue comme un espace où les élèves sont amené⋅e⋅s à déconstruire des idées et des croyances profondément ancrées dans une socialisation hétéronormative et genrée. Bien que le témoignage de certain⋅e⋅s participant⋅e⋅s soit problématique, il fait tout de même partie d’un processus de réflexion et de déconstruction qui peut permettre une ouverture sur de nouvelles façons de voir et de comprendre la diversité sexuelle. Ce processus aurait certes dû commencer dès le préscolaire, mais cette absence n’est pas la responsabilité des élèves. Un travail pédagogique de formation de tou⋅te⋅s les employé⋅e⋅s, et ce, à tous les niveaux reste à faire afin de s’assurer d’une prise de conscience et d’une reconnaissance institutionnelle de la discrimination systémique et même parfois systématique qui a lieu dans les écoles et les commissions scolaires encore aujourd’hui.

Outre des pistes pédagogiques proposées dans les axiomes, une autre stratégie pour amener les élèves à déconstruire la norme est de partir de la norme, voire d’objets culturels qui reproduisent les normes. Au lieu de se focaliser uniquement sur les discriminations, l’idée serait d’accompagner les élèves dans la remise en question d’images traditionnellement associées, par exemple, à la masculinité. En demandant aux élèves si les images sont masculines, l’enseignante pourrait les faire réfléchir au rapport entre ce qu’elles⋅ils voient concrètement et sur le sens dégagé dans le but de leur montrer que la masculinité (et par extension la norme) est une construction sociale qui évolue dans le temps. L’accent est mis désormais, non plus « sur les groupes marginalisés par les modèles dominants, mais sur ceux qui constituent ces modèles » (Richard, 2019, p. 117). Il est vrai qu’une telle approche antioppressive pourrait susciter chez les élèves un certain inconfort au départ, mais c’est précisément cet inconfort qui ouvrira la porte à déconstruire leurs idées préconçues et à ainsi retrouver un autre équilibre de confort leur permettant de prendre conscience des normes qui influencent et construisent leur sexualité.