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Après avoir été dénigrée par une certaine élite et plus ou moins ignorée des premiers ouvrages portant sur la chanson, Mary Travers Bolduc (1894‑1941) est aujourd’hui considérée comme étant la première vedette de la chanson québécoise. Selon le journaliste et historien Philippe Laframboise, « elle fut et demeure notre première chansonnière, dans le vrai sens du mot » (Laframboise 1992, 206), composant sa musique, écrivant ses paroles et interprétant ses chansons entre 1928 et 1940. Or à la fin des années 1920, les femmes n’ont encore aucun statut légal distinct ou autonome au Québec — les femmes canadiennes n’obtiennent de statut juridique qu’en 1929, les femmes mariées ne sont autorisées à conserver leur salaire qu’en 1931[1] et à ouvrir un compte en banque qu’en 1934 (Descarries 2006-2007). Elles peuvent tout juste devenir « marchandes publiques » avec le consentement de leur mari pour pouvoir gérer leur « commerce ». Dans ce contexte, la carrière de Mme Édouard Bolduc semble à la fois une anomalie et un exploit.

Cependant, lorsque l’on met en parallèle l’image de la femme indépendante qui gère sa carrière et organise ses tournées avec les paroles des chansons de Mary Travers, on demeure perplexe. Comment en effet concilier le modèle de détermination et d’émancipation de celle qui, dans son oeuvre, reste largement fidèle aux valeurs traditionnelles et conservatrices de la société, en allant même jusqu’à les promouvoir ? Aussi, comment expliquer que la vedette populaire qu’elle a été puisse avoir été si longtemps boudée, voire dénigrée par de nombreux de critiques et un certain public ?

En lien avec l’analyse des paroles de ses chansons, les archives personnelles de Mme Bolduc ainsi que celles de son biographe David Lonergan permettent d’apporter certaines réponses à ces questions. Si les documents conservés au Musée de la Gaspésie n’offrent que très peu d’information sur le processus de création des chansons, la correspondance de même que les nombreuses photographies qui y sont conservées éclairent le contexte de sa carrière et dévoilent une part de sa personnalité. Ces documents nous permettent ainsi de mieux comprendre la trajectoire de cette « mère-épouse-ménagère » (Charest 2007, 112) et artiste à part entière, dont les chansons ont été peu à peu redécouvertes par des interprètes à partir du milieu des années 1960, alors que la critique artistique a réévalué son horizon d’attente et sa perception de l’« un des monuments de notre folklore » (Lussier 1959, 8).

Le contexte de la chanson canadienne-française

Il faut d’abord rappeler le contexte dans lequel Mary Travers Bolduc fait carrière. Au début du xxe siècle, le Québec connaît une période de forte prospérité, alors que son industrialisation et son urbanisation s’accélèrent (Linteau et collab. 1989, p. 399-407). En fait, dès 1921 « le Québec est devenu un territoire majoritairement urbain » (Linteau et collab. 1989, 469). L’emprise du clergé se fait cependant toujours sentir alors que l’on recrée la vie paroissiale dans les quartiers urbains, avec tout ce que cela implique pour le rôle ou le statut des femmes au sein de la société, car bien que « le mouvement féministe pren[ne] son essor au cours des décennies 1900-1930 […], [p]our les gouvernements, le clergé et même les syndicats, la place de la femme est au foyer » (Linteau et collab. 1989, 587-590). En fait, pendant l’entre-deux-guerres, même si les femmes sont davantage présentes dans l’espace public, qu’elles se regroupent au sein d’associations et qu’un nouveau modèle de féminité apparaît, les rôles sociaux changent peu. L’élite traditionaliste appréhende cette modernité comme une menace pour l’ordre social[2]. Marius Barbeau et Édouard-Zotique Massicotte travaillent à la recension de chansons folkloriques québécoises, surtout à partir de 1916, dans la même perspective que le mouvement de littérature nationale qui émerge au milieu du xixe siècle avec les Soirées canadiennes, où on valorise le folklore et le passé. De 1921 à 1941, au Monument national à Montréal, Conrad Gauthier organise ses « Veillées du bon vieux temps » (Laframboise 2007) à l’occasion desquelles Mme Bolduc entreprend sa carrière d’accompagnatrice, puis de chanteuse. Par ailleurs, la diffusion des chansons se transforme sous l’influence des développements de la technologie. Ainsi, Berliner devient la première compagnie d’édition sonore à Montréal en 1900-1901 (Moogk 2006). Vers 1904, le baryton Joseph Saucier grave « La Marseillaise » sur disque 78 tours, qui devient le premier enregistrement musical réalisé au Canada (Potvin 2007). Le fait qu’il s’agisse d’un homme, d’une voix « travaillée » et de l’hymne national français nous informe quant aux types de musique, de chanson et de voix valorisés à l’époque. En fait, au tournant du xxe siècle, et plus encore dans les années 1920, « la phonographie canadienne-française se divise en deux genres : la musique classique (représentée par des musiciens professionnels de formation) et la musique populaire (représentée en majeure partie par des musiciens amateurs) » (Bouliane 2009). Jusqu’à la fin des années 1920, la diffusion de la chanson populaire s’effectue encore beaucoup sur la scène. Cependant, en 1924, « l’apparition du microphone électrique augmente l’éventail de sons pouvant être gravés » (Tousignant 1997, 4), dont les voix de femmes et de certains instruments comme le violon (Tremblay 1995) et « [l]es premiers disques enregistrés électriquement sont mis en vente en 1925 » (Dewalt 2016). Grâce à ce nouvel outil, le disque et le gramophone vont exercer un rôle de plus en plus important dans la diffusion de la chanson. De plus, la première station de radio commerciale au Canada commence à diffuser le 20 mai 1920 sous l’indicatif XWA et la station CFCF à partir de 1922 ; puis, la station CKAC (La Presse) entre en ondes le 27 septembre 1922 avec une programmation populaire, suivie par la station CHLP (La Patrie) en 1932 et par la radio d’État, Radio-Canada, en 1936. Dans ce contexte d’industrialisation et d’urbanisation de plus en plus rapide, et grâce à la technologie de l’enregistrement moderne et de la radio, on voit apparaître une « nouvelle mise en visibilité de la célébrité » qui pave la voie au « culte des vedettes » (Heinrich 2012). On assiste ainsi à l’avènement de la vedette populaire, qui se caractérise par une forte identification de l’artiste avec son public et dont la principale fonction est de divertir. Mme Bolduc et ses chansons arrivent tout juste au bon moment.

Le paradoxe de Mary Travers Bolduc : entre tradition, émancipation, famille et carrière

On peut donc dire que Mme Bolduc a profité d’un contexte favorable — incluant la rencontre de Roméo Beaudry, producteur chez Starr[3] — dans lequel ont pu s’épanouir son « talent » et sa créativité (Remon et Joyal 1993). En fait, la carrière et les succès de Mary Travers Bolduc s’expliquent d’abord par sa détermination. Selon son biographe David Lonergan,

« Mary mèn[e] sa carrière comme elle l’entend, posant ses gestes un à un, réagissant du mieux qu’elle peut aux événements. Elle suit une ligne simple : il lui faut travailler et toutes ses énergies se cristallise[nt] autour de son pouvoir créateur. Rien ni personne ne la fera dévier de sa route »

Lonergan 2018, 103

Ils s’expliquent aussi par son authenticité : artiste engagée, elle chante ce qu’elle vit ; son public se reconnaît dans ses chansons et celles-ci, inspirées du quotidien, incarnent les valeurs traditionnelles et les préoccupations que ce public partage, comme en témoigne Cécile Tremblay-Matte :

Si l’oeuvre de madame Bolduc rejoint le message idéologique prêché par l’élite clérico-bourgeoise, ce sont tout de même les normes et valeurs de la vie du peuple qu’elle cristallise dans son journal chanté ; et le peuple confirmera l’authenticité de cette culture populaire charriée par La Bolduc en la faisant entrer de son vivant dans la légende.

Tremblay-Matte 1990, 50

Plus encore, l’artiste revendique pour son auditoire de meilleures conditions de vie ou le fait rire, et ses chansons révèlent son empathie, certaines offrant même un message d’espoir comme « Ça va venir découragez-vous pas », qui promet du travail aux chômeurs qui manquent de tout :

Il faut pas s’décourager

Ça va bien vite commencer

De l’ouvrage, y va en avoir

Pour tout le monde, cet hiver

Il faut bien donner le temps

Au nouveau gouvernement

Ça va v’nir puis ça va v’nir mais décourageons-nous pas

Moi, j’ai toujours le coeur gai pis je continue à turluter.

Cependant, l’image que la Bolduc projette est paradoxale alors que ses gestes sont en rupture avec les valeurs traditionnelles sans pour autant qu’elle s’identifie « aux revendications des féministes » (Lonergan 2018, 103). Comment dès lors concilier les paroles de ses chansons, qui prônent les valeurs traditionnelles et conservatrices chères au clergé et aux élites — selon lesquelles la place de la femme est au foyer et son rôle est de prendre soin de son mari et des enfants — avec l’image d’une femme déterminée et indépendante ? Gérant elle-même sa carrière, est-elle féministe pour autant ? Mary Travers n’a pourtant jamais milité pour les droits des femmes ou ni même écrit de chanson qui prône de telles valeurs. Selon Marie‑Josée Charest,

[s]on discours, sa tenue, son sourire et sa familiarité font d’elle la représentante d’un archétype féminin dominant dans la société des années 1930 : la « mère-épouse-ménagère » canadienne-française et catholique d’origine paysanne. Le vocable composé des mots « mère », « épouse » et « ménagère » rassemble très précisément une fonction sociale, un statut idéal et un métier. Ils circonscrivent le rôle dévolu en conjoncture à la femme

Charest 2007, 112

Ce rôle, Mme Bolduc ne le remet pas en question. Par contre, la représentation des femmes dans ses chansons est « tantôt très conformiste, tantôt audacieuse [et] fait écho à diverses polémiques quant à la place de la femme dans une société dont les assises idéologiques se fragilisent et laissent percer une peur du changement » (Charest 2007, 133). Par ses chansons, elle « se fait rassurante dans son miroir du “bon vieux temps”, mais concède un peu de terrain à des représentations féminines inédites, afin de présenter la femme de l’“ancien temps” de manière moderne, originale et rafraîchissante » (Charest 2007, 133).

Sa chanson « Les femmes », enregistrée le 20 janvier 1932, est un bon exemple de cette posture ambiguë. En effet, si la chanson revendique dans le premier couplet plus de liberté pour les femmes (« Les femmes qu’on me pardonne sont bien trop méprisées/Il faudrait que les hommes [leur] laiss[e]nt plus d’ liberté »), elle ne remet pas en question le régime conjugal, soulignant plutôt, dans les deux couplets suivants, l’importance de bien distinguer le rôle de chacun : « Beaucoup de ces compères voudraient bien s’ingérer/Dans toutes les affaires c’est là un grand danger/Une bonne femme de ménage doit être appréciée/Et l’homme à son ouvrage est toujours mieux placé ». Il faut dès lors comprendre que Mary Travers Bolduc ne cherche pas à bousculer l’ordre établi, mais plutôt à mettre en valeur le rôle qui est dévolu aux femmes dans la société. Par ailleurs, les couplets suivants de cette chanson mettent en scène une femme plutôt coquette qui se coiffe d’un chapeau à la mode — c’est son côté séductrice et moderne — et accourt à l’arrivée de son mari qui rentre du travail pour s’exclamer : « J’ai donc un bon mari ». La chanson se conclut par une morale qui, loin encore une fois de remettre en question les rôles traditionnels, cantonne plutôt chacun dans son espace social : « Pour qu’un ménage s’accorde c’est bien des précautions/Que la femme porte la robe et l’homme les pantalons[4]. » C’est donc le rôle d’épouse et de ménagère qui est ainsi valorisé.

Sa chanson « La lune de miel », enregistrée le 20 mars 1936, nous amène aussi à réfléchir sur l’image et le rôle des femmes dans la société, alors qu’elle leur fait la leçon au sujet de certains comportements « masculins » qu’elles adoptent, tout en insistant sur leur importance et leur valeur puisqu’elles sont, d’après elle, essentielles :

Mais mes dames depuis quelqu’ temps vous changez c’est effrayant.

[…]

On voit passer dans la rue des jeunes femmes les jambes nues.

Les ch’veux courts, des pantalons, on dirait des vrais garçons.

[…]

Y en a qui sont pas gênées partout on les voit fumer.

Y en a même qui fument la pipe pis y en a d’autres qui prennent une chique.

[…]

Si l’ père Adam avait su ça, i’ aurait laissé le pommier là.

Les hommes seraient plus contents si on les imitait pas tant.

[…]

Mais malgré tous ses défauts la femme y a rien de plus beau.

Qu’elle soit laide ou une beauté les hommes peuvent jamais s’en passer.

On retrouve le même commentaire dans « Les filles de campagne », enregistrée le 3 février 1931, où Mme Bolduc évoque des filles qui ne « sont pas écourtichées », c’est-à-dire qu’elles ne portent pas de jupes ou de robes trop courtes, et respectent les bonnes moeurs : « Elles s’habillent simplement/Elles sont pas décolletées/Par-derrière ni par devant/Elles veillent toutes en famille/Accompagnées de leurs parents ». Sa chanson « Si vous avez une fille qui veut se marier », enregistrée le 31 mars 1930, propose aussi une vision tout à fait traditionnelle du rôle des femmes dans l’institution du mariage, alors que la mère explique à sa fille qu’il « [f]aut que tu restes au logis/Pour plaire à ton p’tit mari/Tu auras de l’agrément/Avec tes petits enfants ».

Dans « Fricassez-vous », le premier enregistrement avec sa fille Denise au piano le 14 mai 1930, le portrait —autoportrait ? — qu’elle esquisse des femmes dans une scène de la vie conjugale où celles-ci s’acquittent avec empressement de leur rôle de ménagère, reflète encore les valeurs de l’époque :

Je suis une bonne femme de ménage mon vieux a rien à m’reprocher.

Oh ! Des couteaux, des fourchettes, des casseroles, des chaudrons.

Mais fricassez-vous !

Turlute

Mon vieux a rien à m’ reprocher je passe mon temps à faire à manger.

Oh ! Des grillades, des cortons, des belles crêpes, des tourtières, des ragoûts.

Quand c’est la journée du lavage ah ! Je vous dis qu’c’est embarrassé.

Oh ! Les cuvettes, le linge sale, la laveuse, le savon, les jarretelles.

Quand vient le temps du racc’modage des trous à boucher j’suis découragée.

Oh ! Les chaussons, les mitaines, les boutons, les culottes.

Quand vient le premier de mai ça c’est des choses faut pas négliger.

Oh ! Les rideaux, les portières, les couchettes, les punaises, les armoires, les coquerelles.

La fin de la chanson comporte cependant un passage au ton plus grivois, conférant encore une fois, à la « ménagère » modèle un petit côté séducteur :

Maintenant que j’ai tout fini mais qui c’qui rentre c’est mon mari.

Oh ! des beaux becs, des pincettes...

Mais fricassons-nous !

Ah ! que j’aime ça quand ça s’fricasse !

Or, ici, la chanteuse ne fait pas la leçon ; elle cherche plutôt à faire rire, à divertir. Après tout, Mme Bolduc est présentée par la compagnie Starr comme étant « la chanteuse comique la plus populaire[5] ». De plus, les contradictions ne sont pas rares dans la vie et l’oeuvre de Mary Travers : l’artiste ne chante-t-elle pas dans « Nos braves habitants » : « Quittez jamais vos campagnes/Pour v’nir rester à Montréal » et « Gardez vos enfants chez vous/Pour faire des habitants comme vous », alors qu’elle a fait exactement le contraire ? Elle s’est d’ailleurs opposée à ce que sa fille Denise, qui l’accompagne au piano depuis l’âge de 15 ans et qui la suit même parfois en tournée, parte pour Hollywood, alors qu’elle lui avait ouvert la porte à une carrière artistique au Québec. Par ailleurs, ses enfants l’accompagnent sur certaines chansons comme « Les vacances », « En revenant des foins » et « Voilà le père Noël qui nous arrive ». C’est que la famille — et la femme comme mère de famille, voire de famille nombreuse — représente une valeur importante pour Mme Bolduc, comme en témoigne par exemple sa chanson « Les colons canadiens ». Son statut de mère de famille ne constitue cependant pas un frein à sa vie d’artiste : « je m’adresse aux habitants/apprenez à vos enfants/de [sic] respecter les parents/moi j’suis une bonne canadienne/car j’en ai eu une douzaine/mais cela m’a pas empêché de continuer à turluter ».

Au fond pour elle, il ne semble pas y avoir de contradiction entre sa vie et ses chansons, et peut-être a-t-elle réussi à concilier travail (carrière) et famille, bien que sa correspondance nous confirme qu’elle se préoccupe constamment de ce qui se passe à la maison lorsqu’elle part en tournée. Par exemple, la lettre qu’elle envoie à sa fille Lucienne de Rochester le 23 novembre 1939 témoigne d’abord de son inquiétude pour sa famille, comme l’attestent les commentaires qui introduisent et concluent son message : elle mentionne dès les premières phrases qu’elle ne reçoit pas beaucoup de nouvelles et qu’elle a hâte d’arriver à Lawrence pour voir si une lettre l’attend. En terminant, elle demande d’écrire plus souvent puisque « Maman » s’ennuie, qu’elle « trouve le temps long » et qu’elle est inquiète. Ce document d’archives nous apprend par ailleurs que l’un de ses principaux soucis est l’argent. En effet, Mme Bolduc ne parle pas de sa tournée, mais bien de payer des comptes et d’acheter des choses « utiles » pour chacun : un « soiteur » (sweater) pour son fils Réal, « une bonne veste de laine » et des « bas chot » (chauds) pour la cadette Fernande. En fait, le prétexte de cette correspondance est un envoi d’argent à sa fille Lucienne — « je vous envoille [envoie] 10.00 piasse [piastres] » —, mais elle mentionne aussi qu’elle a envoyé de l’argent sous pli séparé à son mari Édouard, ce qui constitue d’ailleurs une autre de ses inquiétudes : elle ne veut pas qu’il « gaspille [s]on argent ». Elle exprime la même mise en garde à Lucienne : « tu peillerai [paieras] elaine [Élaine] dimanche pi la balance garde le pour toi mais gaspille le pas ajette [achète-] toi quelque chose dutile [d’utile] la ». Pour tout dire, elle ne fait confiance à personne pour gérer son argent : « Je va le garder mon argent car si je lenvoille [l’envoie] tout Je va arive [arriver] chenoux casse [chez nous cassée] pi Je serais pas plus avencer [avancée] ».

Figure 1

Premier feuillet de la lettre de Mary Travers à ses enfants datée du 23 novembre et provenant de Rochester, Mass[6].

Rochester 23 nov
Mes cher petit enfant
comment etre vous tous
Jai pas grand nouvelle
de vouseaute depuis 1[?] jour
Jai reçu sollement deux
Jai hâte [?] d etre rendu a
Lawrence pour voir si jai
des lettre. cher Lucienne quand
tu recevera le conte de
telephon donne leu a
papa Je lui envoille de
largent pour le peiller pi
Je lui est dit — sur sa
lettre. Comment est tu
ils Je suppose qui boi tout
tou jour tu me le dira
Je veux pas qui gaspille
mon argent.

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Tout comme les quelques manuscrits de paroles de chansons qui sont de sa main, les lettres et les cartes postales envoyées à sa famille lorsqu’elle est en tournée nous révèlent que Mme Bolduc écrit au son, ce qui nous renseigne sur son niveau d’éducation. Peu scolarisée, elle n’est en fait allée à l’école que le temps de faire sa première communion[7]. La correspondance confirme par ailleurs que les préoccupations de Mary Travers demeurent liées aux valeurs traditionnelles, en particulier au bien-être de sa famille et de ses enfants. Elle dévoile enfin aussi le côté à la fois inquiet, humoristique et gai de Mme Bolduc, comme l’atteste par exemple cette carte postale illustrant une fillette faisant la roue sur la plage, provenant de Smooth Rock Falls dans le nord de l’Ontario :

Pour comprendre qui était Mary Travers Bolduc, mis à part les paroles des chansons et les témoignages recueillis auprès de ses enfants (en particulier Fernande) et certain·es des artistes qu’elle a côtoyé·es[9], nous disposons donc de peu de documents de sa main ni d’aucun témoignage direct. Par contre, certaines images nous en disent long sur sa personnalité. En effet, en parcourant les nombreuses photographies que contiennent ses archives[10], on retient surtout son sourire — voire, son rire — et la joie de vivre qu’elle affiche, entre autres lorsqu’elle est en tournée avec les membres de sa troupe[11].

Figure 2

Figure 2 (continuation)

Carte postale de Mary Travers adressée à Lucienne sur la rue Letourneux, oblitérée le 10 juin 1940 à Smooth Rock Falls, On[8].

« Chere Lucienne et
cher petit enfants
Je suis bien ne soye
pas inquitte de moi
comment sa va a la maison. christine est
elle rendu. comment va
papa J ai hate
davoir des nouvelle
Je vous embrasse bien fort
Maman »

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Illustration 1

Photographie de la Troupe Bolduc en 1937. Debout : Mme Édouard Bolduc, Jean Grimaldi et Colette Ferrier. Olivier Guimond Jr et Manda Parent sont accroupis devant le groupe[12].

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Cette joie de vivre transparaît aussi dans certaines scènes de sa vie privée, comme lors d’une partie de chasse à la perdrix.

Illustration 2

Photographie de Mary Travers Bolduc à la chasse en 1940 à Newport[13].

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Certaines photographies sont audacieuses, comme celle montrant Mme Bolduc en maillot de bain avec une algue autour du cou en guise de boa.

Illustration 3

Mme Bolduc en maillot de bain à Newport en 1931[14].

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D’autres sont ludiques, comme lorsqu’elle pose vêtue d’un costume de clown pour la fête du Mardi gras.

Illustration 4

Mme Bolduc déguisée en clown pour le Mardi gras en 1924[15].

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D’autres enfin sont plutôt avant-gardistes et proposent l’image d’une femme moderne, alors qu’on peut la voir au volant de la Dodge 1931 ou chevauchant une motocyclette en 1936.

Illustration 5

Mme Bolduc au volant de sa voiture en 1932[16].

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Illustration 6

Mme Bolduc chevauchant une motocyclette en 1936[17].

[disponible sur le site du Musée de la Gaspésie : http://archives.museedelagaspesie.ca/album/personnage/p11_6_a_142-600-2/ ]

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Une photographie la montre même aux commandes d’un avion[18]. Cette hésitation entre tradition et émancipation apparaît donc autant dans les photographies plus personnelles et lorsqu’elle est en tournée, que dans les photographies promotionnelles, qui dénotent d’ailleurs une évolution dans l’image que l’artiste souhaite projeter. Elles restent plus sobres en début de carrière, alors qu’on peut la voir esquissant un léger sourire, harmonica ou violon en main[19], ou encore portant une perruque blanche avec son costume de scène pour les Veillées du bon vieux temps.

Illustration 7

Mme Bolduc en costume de scène avec la perruque blanche en 1928[20].

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Mais ces photographies promotionnelles de l’artiste dévoilent bientôt une femme plus coquette en robe noire avec un long collier de perles[21], portant boucles d’oreilles et chapeau à la mode[22] ou arborant un large sourire[23]. Bref, si elle demeure fidèle à des valeurs conservatrices, et bien qu’elle ait entrepris une carrière en partie par nécessité, Mary Travers Bolduc n’en apparaît pas moins comme une femme déterminée qui prend de l’assurance, s’affirme comme femme autonome et moderne, et qui rêve qu’elle peut devenir, « elle aussi, vedette des disques et des Veillées du Bon Vieux Temps » (Lonergan 2018, 46). On pourrait ici avancer l’hypothèse que Mary Travers Bolduc adhère à sa façon, et dans une certaine mesure, à l’image de la « femme moderne » qui se développe à partir des années 1920 (Baillargeon 2012).

L’institution et Mary Travers

Alors, quelle place devrait-on accorder à La Bolduc au sein de la chanson et de la musique dans le Québec des années 1930 ? Il s’agit d’une femme, presque analphabète, qui doit apprendre son métier d’artiste et doit s’imposer dans un contexte d’industrialisation en pleine accélération et d’urbanisation de la société québécoise, où les valeurs traditionnelles du terroir demeurent néanmoins encore fortement ancrées et où les femmes n’ont pas encore le droit de vote. Aux côtés, entre autres, du Quatuor Alouette[24] (1930-1965), qui propose des versions a capella du folklore canadien-français, La Bolduc se présente comme une artisane autodidacte, que les journaux de l’époque désignent souvent comme étant « la réputée folkloriste canadienne-française[25] », « la grande folkloriste de Montréal[26] », « la plus grande folkloriste du Canada[27] » ou encore « la populaire folkloriste[28] », comme l’indique une légende accompagnant l’annonce de son décès dans la presse. Ces désignations font allusion au fait qu’elle interprète des chansons folkloriques, bien que les emprunts au folklore ne représentent que 40 % de son répertoire (Tremblay-Matte 1990, 86). Certains, comme l’anthropologue et folkloriste Marius Barbeau[29], préféreront la désigner comme une « artiste du terroir ». D’autres, comme le comédien et dramaturge Gratien Gélinas, se montrent encore plus prudents et mesurent la valeur de l’oeuvre de Mme Bolduc à sa popularité : « la valeur vraie de ses chansons est peut-être discutable, mais leur popularité ne l’est pas. Et cela c’est quelque chose » (Gélinas cité dans Benoît 1959, 117). Rien d’étonnant à cela puisque la compositrice s’inspire à la fois de la musique traditionnelle et de la chanson populaire qu’elle entend à la radio, se les approprie par des paroles originales et y imprime sa marque stylistique avec un rythme[30] hérité de la musique de danse traditionnelle du Québec rural, ainsi qu’une turlute, cette pratique vocale qui consiste à chanter des onomatopées pour imiter un instrument de musique. En fait, selon Monique Leclerc, les chansons de Mme Bolduc instaurent un « folklore urbain[31] » ou « folklore ouvrier » (Leclerc 1974, 41 et 50). Tout un contraste avec le Trio lyrique formé d’un baryton, un ténor et une contralto[32], ainsi qu’avec le projet de La Bonne chanson de l’abbé Charles-Émile Gadbois, dans lequel le folklore devient « bien pensant » et moralisateur[33].

Celle qui n’aimait pas son surnom de « La Bolduc[34] » se démarque donc nettement à la fois par sa musique, son interprétation et ses chansons. Elle s’avère être une artiste populaire dans tous les sens du terme — au sens de « près du peuple », mais forçant l’admiration aussi bien qu’appelant la nuance du jugement de valeur au sens de « plaire au plus grand nombre » —, incluant son niveau de langue. Elle est d’ailleurs bien consciente des reproches qu’on lui adresse à ce sujet. Aussi, déterminée et fière, elle n’hésite pas dans « La chanson du bavard » à défendre sa prise de parole dans la langue qui est la sienne : « Y en a qui sont jaloux y veulent mettre des bois dans les roues/J’vous dis tant que j’vivrai j’dirais toujours moé pis toé/Je parle comme l’ancien temps j’ai pas honte de mes vieux parents/Pourvu que j’mette pas d’anglais j’nuis pas au bon parler français ».

Celle que l’on désigne, dans les années 1930, sur les affiches de ses spectacles par le nom de « Madame Édouard Bolduc », « Madame Ed. Bolduc » ou encore « Madame Bolduc » — jamais par son prénom, comme il se doit pour une femme mariée —, et dans les articles de journaux par le surnom de « La Bolduc », ne faisait pas l’unanimité. Dans son Panorama de la chanson québécoise, Bruno Roy résume bien l’opinion des élites jusque dans les années 1960 au sujet de Mme Bolduc :

On était né pour un petit pain. On cachait son identité. Combien d’artistes québécois, pour faire plus « exotique » empruntèrent des pseudonymes ? Il est vrai que le « son » québécois ne passait pas. La Bolduc entre nous, ça passait. On en riait. Mais à l’extérieur... il ne fallait pas la montrer à des gens instruits ! C’était « quétaine » de chanter dans les rues de Montréal

Roy 1978, 44

Ainsi, en février 1941, peu de journaux soulignent la mort de Mme Bolduc. Henri Letondal, pour qui « [c]’est une grande artiste qui vient de disparaître », est le premier à lui rendre hommage dans le magazine populaire Radiomonde[35] :

Son genre populaire, plein de gaité et d’entrain, lui valut d’être ovationnée au Canada et aux Etats-Unis [sic]. Et pourtant Mme Edouard [sic] Bolduc, artiste sincère et probe, était tenue en méfiance par un certain groupe qui ne prisait ni la spontanéité de son invention, ni les moyens qu’elle employait pour atteindre la popularité. Mais le bon peuple, lui, jugeait différemment avec un enthousiasme débordant ; il acclamait celle qui savait si bien le distraire

Letondal cité dans Benoît 1959, 81

Ses filles ont été particulièrement touchées par cet hommage : dans le scrapbook de Denise et Fernande conservé dans le fonds d’archives du Musée de la Gaspésie, on en trouve une copie minutieusement transcrite à la main.

En effet, Mary Travers Bolduc a connu un immense succès populaire tant par la vente de ses disques[36] que par ses spectacles, qui faisaient salle comble au Québec, au Canada français ou en Nouvelle-Angleterre[37]. Dans les publicités pour ses spectacles ou les quelques comptes rendus qu’en donnent les journaux au cours de sa carrière, elle devient tour à tour « la reine de la chanson canadienne[38] », la « reine de la chanson comique[39] », la « chansonnière populaire[40] », « la populaire chanteuse comique[41] », ou encore la « célèbre artiste de la radio et du disque[42] » et l’« artiste du terroir unique en son genre. »[43] Les publicités de la maison de disque Starr la présentent comme « la chanteuse comique la plus populaire dans tout Québec [sic][44] ». C’est donc l’aspect populaire qui explique la réception critique mitigée des chansons et de l’artiste. Aussi, il faut attendre l’année 1959, presque deux décennies après son décès, pour que soit publiée sa première biographie et pour que l’on commence à reconnaître sa contribution à la chanson canadienne-française, bientôt québécoise. Dans La Bolduc : Sa carrière fulgurante, sa vie courageuse, ses chansons canailles, Réal Benoît rappelle la réception critique plutôt négative réservée à l’artiste par les « intellectuels » :

[…] alors que Madame Bolduc vivait et produisait en vrac, l’attitude des intellectuels, des gens « bien » n’était pas du tout favorable à la chanson préférée du peuple. Quand elle ne reflétait [sic] pas un mépris total, cette attitude laissait pour le moins voir une condescendance facile à interpréter. Ces chansons-là étaient grosses, vulgaires, souvent même malpropres, et quelle langue, ma chère !

Benoît 1959, 80

On le voit, l’ouvrage n’est pas sans ambiguïté quant à la perception de la qualité artistique des chansons de « la chanteuse de Newport », entre autres dans certains commentaires recueillis par Benoît auprès de quelques artistes et personnages publics à qui il a demandé : « Que pensez-vous des chansons de Mme Bolduc ? » (Benoît 1959, 114). Il rapporte entre autres les propos de Marius Barbeau, qui avoue :

J’aurais eu l’occasion, une fois, de l’entendre dans un petit théâtre près de la gare, à Ottawa, où elle se faisait valoir à bon marché. Mais j’avais alors un préjugé contre ce folklore d’un genre douteux ; j’avais sans doute tort. Elle avait son genre à elle, mais elle n’a pas réussi à gagner de la distinction

Benoît 1959, 115

Il cite également Roger Champoux, journaliste à La Presse :

De l’art ! Non. Mais la bonne humeur toute naïve d’une brave personne qui reprenait les chansons de son temps, retrouvait le rythme du rigaudon, multipliait en cascade les trilles et se livrait à une gymnastique buccale comme nous n’aurons certainement plus d’exemples. C’était bon enfant et les humbles gens qui ne cherchent pas midi à quatorze heures et n’ont pas le temps de disséquer leur plaisir mais s’y adonnent tout entier, écoutaient la Bolduc sans lui faire l’injure d’une morgue boudeuse. Elle était ce qu’elle était : la Bolduc. Elle chantait pour amuser, pour s’amuser elle-même et laissait les esthètes à leurs préoccupations torturées

Benoît 1959, 116

Ce commentaire du journaliste reflète bien les préjugés à l’égard des chansons de La Bolduc qui relèvent d’une culture populaire et « non savante », allant jusqu’à refuser de lui attribuer le rôle d’autrice-compositrice-interprète puisqu’elle ne faisait que « repren[dre] les chansons de son temps » et qu’elle ne « chantait [que] pour amuser » (Champoux dans Benoît 1959).

Le biographe lui-même n’échappe pas à une certaine ambiguïté dans son jugement sur l’oeuvre de la chansonnière et se montre lui aussi réticent à lui reconnaître ce statut de créatrice d’oeuvres originales :

Madame Bolduc n’avait vraiment aucune instruction. Il suffit d’écouter un seul couplet pour nous en rendre compte : de quoi faire hurler le grammairien le moins exigeant. […] Elle écrivait le français comme elle parlait, et non selon les lois de la grammaire ou de l’orthographe. Il serait donc ridicule de tenter une analyse littéraire du style, de la langue Bolduc. On ne l’imagine pas très bien, de son vivant, recevant un journaliste, ou bien, si elle vivait encore, répondant à un interviewer professionnel de radio ou de télévision […] Madame Bolduc écrivait, « composait » ses chansons comme elle vivait. Sur le coin de la table de cuisine. En raccommodant des chaussettes. En lavant les enfants. Cela venait tout seul, tout d’une pièce. SPONTANÉMENT[45].

Benoît 1959, 85-86

Benoît pose ici un regard critique sur les chansons pour lesquelles la qualité de la langue laisserait à désirer, tout en nuançant en même temps son propos en insistant sur l’authenticité de cette artiste populaire (popularité qu’elle doit justement à cette authenticité) qui « “composait” comme elle vivait ». Ce n’est pas seulement le niveau de langue, associé ici à une classe sociale, que l’on reproche à Mme Bolduc, mais également le ton, populaire lui aussi : « ses chansons sont grosses, elles sont souvent très vulgaires. Madame Bolduc ne reculait devant aucune grosse farce dont elle devinait instinctivement l’effet certain sur son public » (Benoît 1959, 88).

Ce n’est donc pas un hasard si cette première biographie est préfacée par Doris Lussier, dont le personnage du Père Gédéon est un paysan dont l’humour appartient au vaudeville et au burlesque, tout comme les pièces de la troupe de Mme Bolduc. Dans sa préface, Lussier, sans ambiguïté, prend fait et cause pour la Bolduc et affirme qu’elle « est un des phénomènes folkloriques les plus vivants qu’ait connu le Canada français. Cette femme forte, que le manque d’instruction et la pauvreté n’ont jamais pu ébranler, parce qu’elle était la joie et le dynamisme incarnés, est un des monuments de notre folklore » (Lussier 1959, 8). Dans cette oeuvre, Lussier/Père Gédéon apprécie la simplicité de ses chansons qui « sont directes, spontanées, drôles, truculentes et pleines de santé. C’est pour ça que nous les retenons. C’est pour ça que le peuple les a retenues. Et heureusement, il n’a pas attendu pour cela la permission des esthètes angoissés qui se croient les prêtres du Beau » (Lussier 1959, 9).

Comme le note Marie-Thérèse Lefebvre, on constate au début des années 1960 une rupture, une « période d’ébullition et de prise de parole par les femmes » (Lefebvre 1991, 76). Cela se répercute sur le regard que l’on va désormais poser sur la carrière et l’oeuvre de Mme Bolduc. Ainsi, à partir du milieu des années 1960, on a vu en elle la « mère spirituelle de tous nos chansonniers[46] ». Pour le chroniqueur Philippe Laframboise, elle est « un chansonnier [sic] calquant des refrains sur l’actualité, à la façon des caricaturistes-chantants des boîtes de Montmartre[47] ». Pour marquer le centenaire de la Confédération canadienne, Le Magazine Maclean et le Maclean’s, dans leur « Palmarès du siècle », font de Mme Bolduc l’un de leur choix dans la catégorie « des Canadiens qui, depuis 1867, se sont illustrés de façon particulière[48] », et dans les pages du magazine qui proposent cette liste, on a choisi la photographie de Mme Bolduc chevauchant une motocyclette. On peut aussi faire l’hypothèse qu’au cours des années 1960, on redécouvre et apprécie, aux côtés de la chanson nationaliste, les chansons de Mme Bolduc dans le contexte d’une revalorisation et d’une réactualisation du folklore, comme en témoigne la réédition de ses disques en format 33 tours et la reprise de ses chansons par plusieurs artistes populaires comme le groupe Les Coquettes, Marthe Fleurant, Dominique Michel, Angèle Arsenault et même le pianiste et compositeur André Gagnon et ses Turluteries d’après 11 chansons de Mme Bolduc (1972), enregistrées aux côtés de l’orchestre philharmonique de Berlin. À cela, s’ajoute l’émergence d’une chanson chantée en joual dans la foulée de l’Osstidcho (1968), qui contribue à valoriser la langue populaire à travers une pratique artistique. On peut aussi penser que dans une société où le mouvement féministe avance à pas de géants — de l’acquisition du statut de personne juridique en 1964 jusqu’à l’Année internationale de la Femme en 1975 — et où la chanson populaire, et même joualisante, connaît un âge d’or, la mémoire collective était prête à accueillir cette nouvelle figure exemplaire.

Nouveau regard sur l’oeuvre et la carrière de Mary Travers Bolduc

Réécouter les chansons de Mme Bolduc, parcourir à nouveau la revue de presse compilée par ses filles et fouiller dans ses archives permet de mieux comprendre ce qui a contribué à son succès et pourquoi sa réception critique a été aussi longtemps mitigée.

Musicienne autodidacte, Mary Travers était une artiste populaire (issue du peuple et s’adressant à lui) qui est devenue une vedette populaire (à succès). Ce succès, elle le doit en grande partie au fait qu’elle était une artiste authentique qui s’adressait à son public dans la langue qui était la sienne et qui partageait les mêmes préoccupations que celui-ci. Avec son peu d’éducation, elle a entrepris, d’abord par nécessité, une carrière d’autrice-compositrice-interprète pour « semer la joie[49] », carrière qu’elle a tenté de concilier avec les valeurs traditionnelles — le rôle de « mère-épouse-ménagère » — qu’on lui avait inculquées et auxquelles elle est restée fidèle. Au fond, ce n’est peut-être pas tant un paradoxe que cette épouse et mère, qui s’inquiète toujours de sa famille et s’ennuie de sa maisonnée lorsqu’elle est en tournée, prenne aussi tant de plaisir à chanter et à paraître sur scène, comme en témoignent les nombreuses photographies où elle arbore un large sourire. Il s’agit bien plutôt d’une tension constante entre deux modes de vie. Et si certaines chansons se caractérisent par un ton plutôt grivois, c’est bien pour faire rire son public, qui en a bien besoin en temps de crise économique.

Plus encore, la condescendance d’une certaine élite à son égard au cours de sa carrière et le silence qui a suivi son décès relèvent de préjugés, non pas seulement parce qu’elle était une femme, mais également à cause de la classe sociale à laquelle elle appartenait et dont elle a été le miroir. Ce n’était pas tant son propos dans ses chansons qui dérangeait, mais plutôt son niveau de langue, le ton parfois grivois et le style de sa musique. Presque analphabète, elle n’était pas assez « folklorique » pour les uns, trop axée sur un divertissement populaire pour les autres. On ne doit pas s’étonner que les artistes de la chanson populaire des années 1960 aient trouvé leur compte dans son répertoire et on peut mieux mesurer la valeur de son oeuvre et de sa carrière en lien avec la société au sein de laquelle elle a évolué. La Bolduc est bien la « pionnière de la chanson québécoise et porte-parole musicale de son époque (1894-1941) », comme l’indique la murale à son effigie dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, où elle a habité à Montréal[50].