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Dans les années 1920, alors qu’en France le cinéma devient un divertissement et un mode de représentation de plus en plus populaire, en passe d’être considéré comme un art – le septième[1] –, des textes prenant différentes formes sont soumis à des magazines de cinéma, des revues littéraires, ou encore des journaux généralistes. Les écrivains participent au développement de ce discours en proposant des textes de réflexion, à cheval sur l’essai et sur la critique, fortement infléchis par les pratiques et les exigences journalistiques. Ils sont également mis à contribution dans des enquêtes qui exposeront leur position à l’égard d’une forme qui est parfois pensée comme concurrente de la littérature. Mais que sont exactement ces textes, essentiels pour penser le cinéma et ses rapports aux autres arts ? Appartiennent-ils à la littérature, aux projets littéraires des écrivains qui les produisent ou sont-ils de simples remarques ponctuelles, transmises par l’écrit ? Et qui sont exactement ces auteurs qui se prononcent et prennent très souvent position en faveur d’un cinéma qu’ils rêvent autonome et affranchi de la littérature ?

Le corpus de textes via lequel se développe le discours au sujet du cinéma porté par les écrivains français de l’entre-deux-guerres étant immense et très inégalement accessible, nous avons choisi de restreindre notre propos à une publication majeure pour penser les rapports entre écrivains et cinéma : le numéro double de la revue Les Cahiers du mois, paru en 1925 et regroupant plus de quarante-cinq textes de « tous ceux qui pouvaient avoir un avis éclairé sur la question[2] ». Une rapide cartographie des contributions permet de remarquer la diversité des champs d’activité des collaborateurs de ce numéro (cinéma, littérature, architecture, peinture, musique). Cependant, ces domaines sont poreux et certains signataires ont évolué dans plusieurs sphères, comme Robert Desnos, poète, mais aussi scénariste et critique de cinéma, Paul Ramain, médecin et critique musical, Jean Epstein, réalisateur et auteur de plusieurs essais sur la poésie, ou encore Michel-Maurice Lévy, dit Bétove, musicien et compositeur qui glissera progressivement vers la musique pour l’écran[3].

En observant le maillage de textes composant ce numéro spécial qui est publié quelques années avant la diffusion généralisée du cinéma parlant en France[4], nous tâcherons de repérer des points de croisements tant dans les réflexions que dans les formes, afin d’examiner les options privilégiées pour soutenir une diversité d’idées au sujet du cinéma. Cette étude nous mènera également vers un questionnement de l’idée d’image nous conduisant à nous interroger sur l’image d’auteur (telle qu’envisagée par Ruth Amossy[5]) construite dans ces exercices d’écriture variés et mal définis.

Le projet du numéro double des Cahiers du mois de 1925

Fondés en 1924 par André et François Berge, ces « livre[s]-revue[s][6] » seront des cahiers rassemblant différentes créations littéraires. Ils se veulent des témoignages de l’époque, sans ligne éditoriale précise, du moins dans les premiers numéros. Ils se présentent toujours de la même manière : une première partie réunissant des articles autour d’une thématique particulière et une seconde partie, ouverte par un « Cahier de rédaction », composé de critiques et de discussions sur des sujets d’actualité. Le nombre de pages est variable (entre 48 et 128 pour un numéro simple) et après l’impression de 5 000 exemplaires pour le premier numéro, le tirage se stabilisera autour de 3 000 copies.

En 1925, deux numéros sont consacrés au cinéma : un premier (no 12) intitulé « Scénarios », qui rassemble des scénarios littéraires, et un numéro double (nos 16-17) reproduisant certaines conférences sur le cinéma organisées au Vieux-Colombier par le Ciné-Club de France[7] et proposant des articles d’écrivains et de personnalités du monde culturel[8] : « Après avoir consacré un numéro aux Appels de l’Orient, il était donc logique, poursuivant notre examen de la conscience d’aujourd’hui, que nous consacrions ce numéro aux appels du “Cinéma”[9]. » Ce numéro spécial poursuit alors autrement les explorations proposées par le no 12 en interrogeant plus largement les rapports entre les arts et le cinéma. Il s’adresse aux cinéphiles, mais surtout aux sceptiques qui doutent encore, en 1925, du cinéma : « Beaucoup d’esprits ouverts méprisent le “septième art” parce qu’ils l’ignorent : c’est à ceux-là que nous faisons appel aujourd’hui et que nous dédions ce cahier. » (LCM, p. 226)

Pour parvenir à intéresser ces lecteurs réfractaires, ce numéro double suggère des observations sur différents aspects du cinéma et avance de potentielles définitions du septième art associées à des pratiques de réalisation, d’écriture et de postures spectatorielles. Il s’organise en cinq parties, la cinquième étant ouverte par le « Cahier de rédaction ». La première section, « Création d’un monde par le cinéma », est composée de trois sous-parties[10] énonçant les points de croisement de l’ensemble des articles de la revue ; la deuxième partie, « Influence du cinéma sur les arts », cherche à montrer que le cinéma agit sur les autres arts (entre autres, l’architecture, la peinture et la musique) ; la troisième partie, « Les lettres. La pensée moderne et le cinéma (enquête) », rassemble des propos de plusieurs écrivains au sujet de la littérature et de l’impact du cinéma sur leur propre oeuvre ; la quatrième partie, « État du cinéma », pose un regard sur l’état de l’art cinématographique, en France et à l’étranger, en interrogeant certaines pratiques comme celle de l’adaptation ou de la critique de films. Il est à noter que l’article « La critique de films » (LCM, p. 187-194), publié dans cette partie et signé par Lucien Wahl, auteur dramatique et critique cinématographique, est un des textes les plus complets de l’époque en ce qu’il définit les modalités de la critique de films. Cette dernière, si elle est aujourd’hui un exercice admis par la presse généraliste et spécialisée, n’est pourtant pas, dans les années 1920, une pratique clairement définie. Elle se confond avec la critique du cinéma[11] et comporte très souvent des réflexions sur l’art cinématographique en général. La désignation de « critique » est, par ailleurs, parfois utilisée ironiquement, comme le montre l’article de Georges Charensol, « Le film abstrait » (LCM,  p. 81-84) :

Ce qui serait curieux c’est que ce soit dans ce pays où producteurs, éditeurs et « critiques » (?) s’unissent étroitement pour étouffer tout ce qui pourrait tirer le cinéma français du néant, ce qui serait curieux, c’est que ce soit précisément en France que naisse le mouvement qui rendra au Cinéma sa valeur spécifique et que le [sic] soit chez nous que se réalise enfin un film fait pour être vu et non pour être raconté.

LCM, p. 82 ; l’auteur souligne

Ce doute au sujet du statut du critique, marqué dans cet exemple par la typographie (guillemets et point d’interrogation), est d’autant plus ironique que Charensol sera un critique de cinéma influent, fondateur, en 1928, de l’Association amicale de la critique cinématographique, et auteur, entre autres, d’une histoire du cinéma, Panorama du cinéma, publié en 1930, aux éditions Kra.

La dernière partie du numéro, faisant suite au « Cahier de la rédaction » signé par André et François Berge, rassemble différents textes, de longueurs variables : une longue note détaillée de Daniel Rops sur Louis Delluc[12], de courtes critiques sur des films comme Le dernier des hommes[13] ou Feu Mathias Pascal[14], un texte de Jean Mitry sur La ruée vers l’or[15], des critiques d’ouvrages sur le cinéma ou s’inspirant du cinéma[16], et des textes consacrés à l’actualité du monde cinématographique[17].

Nous avons indiqué que la revue interroge des écrivains sur les rapports entre littérature et cinéma, déclarant faire une enquête sur le sujet. Mais cette enquête, même si elle est clairement annoncée dans la troisième portion du numéro, est également évoquée ponctuellement dans d’autres articles excédant cette unique partie. Ainsi, Marcel L’Herbier indique avoir été invité à écrire dans le présent numéro pour se prononcer « sur l’esprit actuel ou l’avenir du Cinématographe[18] » (LCM, p. 30) et Alberto Cavalcanti rappelle que Les Cahiers du mois ouvrent une enquête sur l’influence du cinéma dans les arts[19]. Le lecteur comprend alors qu’il s’agit là du projet englobant ce numéro double – penser l’état présent du cinéma, son avenir et son influence –, mais il parvient à en identifier plus spécifiquement les termes dans la troisième partie, grâce notamment aux réponses que fournit Charles Ferdinand Ramuz aux questions suivantes :

o Pensez-vous que le cinéma soit capable d’exprimer ou provoquer certaines formes d’émotion (poétique) qui échappent à la littérature et aux arts déjà « arrivés » ? […]
o Influence possible ou de fait du cinéma sur la littérature, et en particulier sur la vôtre ?

LCM, p. 177

L’enquête que se proposent donc de mener Les Cahiers du mois apparaît alors comme un instantané des impressions et des discours du moment, représentatif des idées de l’époque tant par les sujets abordés, la variété des textes présentés que par les plumes sollicitées.

Points de croisements réflexifs et formels

Même si la cohésion éditoriale ne caractérise pas Les Cahiers du mois, le numéro double de 1925 doit être considéré comme l’affirmation d’une volonté de porter son attention sur un mode de représentation qui continue de bouleverser le xxe siècle ; le numéro donne donc à lire un ensemble de réflexions plutôt consensuelles sur l’importance d’une telle innovation. Tous les auteurs contribuant ou ayant été interrogés pour ce numéro estiment que le cinéma a modifié la manière de façonner la création et d’appréhender le monde moderne. Certes, quelques dissensions s’expriment, mais elles portent plutôt sur le degré de transformation qu’opère le cinéma sur les arts.

L’attention est portée sur trois thématiques étroitement liées : la modernité, la nouveauté du média et son avenir. À cela s’ajoute une série de propos sur les modifications que subissent certains arts – l’architecture, la peinture, la musique (et le music-hall), la littérature. Nous nous pencherons spécifiquement sur la littérature (sujet qui occupe la plus grande partie des réflexions sur ces relations), dans la mesure où les remarques proposées impliquent des postures variées et qu’elles sont transmises dans une multiplicité de formes textuelles.

Mais, avant de recenser ces points de croisements, il importe d’indiquer que, de manière générale, les articles du numéro n’occultent ni la dimension technique du cinéma ni son ancrage industriel, rappelant régulièrement la bâtardise d’un art indissociable de l’innovation et irréalisable sans apport financier. Ainsi, René Clair, dans « Cinéma pur et cinéma commercial », proclame que « [l]e cinéma, c’est avant tout une industrie » (LCM, p. 89), et Paul Ramain formule avec force et violence qu’un cinéma gouverné par l’argent ne doit pas exister :

[…] et la partition cinégraphique telle qu’elle est conçue, si elle n’occis [sic] pas la musique en tuant le cinéma, aiguille ces deux arts vers une voie unique, vers une catastrophe esthétique, vers un cataclysme intellectuel. Ce monstre hybride enfanté par l’esprit commercial, cet art tératologique créé par l’inexorable course aux dollars ne peut pas et ne doit pas vivre.

LCM, p. 122

Le « Cahier de la rédaction » soulignera à nouveau cette dépendance financière en déplaçant les enjeux au niveau de la réception des films, rappelant qu’il s’agit d’une erreur de modifier et charcuter les films au nom du goût du public :

Ils [les réalisateurs] ont chaque jour des batailles à livrer contre un monstre protéiforme, routinier, prétentieux et bête, monstre sans nom mais qui est l’émanation des plus basses tendances de la foule, développées et favorisées par ceux qui dispensent le capital financier. De coupables directeurs de salle ou grands éditeurs qualifient ce monstre qu’ils ont eux-mêmes enfanté, de « goût du public ». Et pour le flatter, ils font modifier les récits, couper les parties les plus expressives des films.

LCM, p. 225-226

À ces évocations de la relation que le cinéma entretient avec la finance s’ajoutent plusieurs allusions aux aspects techniques du cinéma et des films. Nous les retrouvons, entre autres, chez André Beucler, Henri Chomette, René Clair, Germaine Dulac, Jean Epstein, Marcel L’Herbier, ou encore Ferdinand Ramuz, mais la plus belle formulation est sans aucun doute celle proposée par Jean Tédesco :

Dans une chambre noire une bande de celluloïd se déroule rythmiquement ; devant elle un oeil est ouvert, une paupière rapide bat entre le monde visible et la rétine mouvante. Et quand les opérations chimiques sont faites, pareilles à un simulacre de vie biologique, les images de la Réalité sont gravées sur la spirale souple qui est une mémoire sans défauts.

LCM, p. 28

Le film est ici identifié par son support – le celluloïd –, il doit son existence à une série d’opérations chimiques afin de fixer sur un support matériel une suite d’images mimant une forme de la réalité ; le film est également pensé comme une mémoire qui ne ment pas. Ailleurs dans ce texte, Tédesco mentionne qu’un film nécessite la combinaison de plusieurs instances – matérielles, humaines, mécaniques : « Pour faire un film, il faut en somme quelques kilomètres de celluloïd émulsionné, des appareils, une usine, un personnel, des acteurs. » (LCM, p. 23) Ces rappels de l’identité technique d’une forme qui a été défendue comme artistique indiquent que les auteurs qui prennent la parole, dans ce numéro des Cahiers du mois, restent au fait de sa réalité. Ils n’envisagent pas le cinéma comme une forme dématérialisée qui renoncerait à son ancrage technique. Blaise Cendrars indiquera d’ailleurs qu’« il faut d’abord que les scénarios soient en rapport avec les perfectionnements techniques employés : sans quoi, c’est comme si on accommodait du boeuf gros sel avec les procédés raffinés d’un cocktail » (LCM, p. 139).

La littérature n’est pas hermétique au cinéma et l’inverse semble tout aussi juste. Comme le souligne Cendrars, dans l’entretien qu’il accorde à André et François Berge, ce n’est pas tant le cinéma qui a une influence sur les individus et sur la littérature, mais la vie moderne, dont le cinéma est une composante ; à la question de l’influence du cinéma sur ses propres livres, Cendrars répond : « D’une façon générale, je ne crois pas à une influence spéciale du cinéma, mais plutôt de toute la vie moderne : aussi bien de l’automobile, du plombier qui arrange votre chauffe-bain, des compagnies d’aviation, etc. » (LCM, p. 142) Le cinéma enrichit, selon Cendrars, les émotions des hommes et il fait entrer dans leur vie ce que Cocteau appelle des « beautés accidentelles » (LCM, p. 143), comme les volumes et la vitesse. Pour Robert Desnos, l’attraction du cinéma se traduit par une influence sur les moeurs – sur l’amour et l’érotisme[20] ; pour Joseph Delteil, il est « la pilule Pink[21] de la littérature : il lui donne sang et pourpre » (LCM, p. 147).

L’homme de ce début du xxe siècle voit donc ses sens et ses perceptions bouleversés par le septième art – Jules Supervielle écrira que « [t]ous nos sens s’ocularisent » (LCM, p. 184). Conséquemment, son art – ici, la littérature – se transforme. Interrogé sur l’influence du cinéma sur son écriture, Supervielle dira que le cinéma l’« a aidé à sortir de plus d’un labyrinthe, [il lui] a tendu des outils pour percer quelques murs. Et [il lui] doi[t] surtout d’avoir été délivré de la tyrannie du vraisemblable » (LCM, p. 184) ; Ferdinand Ramuz répondra qu’il ne pense pas que le cinéma ait eu une influence sur la conception même de ses idées, mais qu’il lui a parfois permis de leur donner plus d’amplitude[22] ; Dominique Braga[23], réfléchissant à ses propres textes, concédera une certaine attention au mouvement, inspiré par le cinéma[24]. Bref, le cinéma agit ici comme un pourvoyeur de solutions aux problèmes posés par le récit et son écriture.

Bien que la littérature reste encore – parfois – une béquille pour le cinéma, les spécificités de ce dernier permettent de l’envisager comme un art enrichissant et ouvrant la littérature sur autre chose, sur le monde moderne, et sur ce qu’il y a de nouveau dans ce monde moderne. Mais il doit aussi s’affranchir de ses étroites relations avec la littérature. La question se pose, par exemple, à l’égard des sous-titres et des scénarios. Lionel Landry, rappelant que « [l]e Cinéma doit être avant tout du cinéma » (LCM, p. 36), indique au sujet des sous-titres qu’il est trop tôt pour les éliminer complètement :

Supprimer le sous-titre, il n’y faut point songer à l’heure actuelle ; ce serait, étant donné l’état du malade, et comme beaucoup de médications symptomatiques, une thérapeutique risquée. Car il y a quelque chose de pire que de projeter un texte, c’est de faire naître dans l’esprit de la majorité des spectateurs le sentiment que la situation n’est pas claire et qu’il manque un texte pour l’expliquer. Le sous-titre ne doit donc être éliminé que progressivement, et, d’ici là, toléré comme un moindre mal ; il n’est même pas interdit (Louis Delluc avait des vues intéressantes à cet égard) d’en tirer le parti de repos, de repoussoir, que tirent les architectes de certaines matières neutres.

LCM, p. 37-38

Son propos s’inscrit dans la tendance du moment et permet de constater que les articles du numéro double des Cahiers du mois sont en phase avec les préoccupations de ce milieu des années 1920. Les sous-titres, qui au temps du cinéma muet désignent les cartons signifiant les parties à venir d’un film[25], peuvent faire entièrement partie du film et ainsi être considérés comme un enrichissement. Mais leur statut demeure précaire. Ainsi, pour Léon Moussinac, ils ne doivent pas constituer « un film dans le film[26] ». Ces préoccupations font écho à celles que Louis Delluc formulait déjà en 1919, dans Cinéma et Cie[27], estimant que l’énoncé du sous-titre et sa forme doivent être réfléchis et que « la tendance à l’enluminure[28] » ne doit pas l’emporter sur la précision et la sobriété. Après tout, le sous-titre a son utilité dans l’économie générale du film et doit participer à la clarté de l’ensemble. Mais pour d’autres, comme Jean Epstein, le cinéma n’a pas besoin de textes[29]. Si le sous-titre possède une utilité, cette dernière réside dans le repos qu’il procure à l’oeil : « Car on ne saurait nier que la vision d’un film absolument privé de titres est, pour des raisons physiologiques, déprimante ; le sous-titre est avant tout un repos pour l’oeil, une ponctuation pour l’esprit[30]. » Cette association entre sous-titre et pause, que l’on retrouve aussi dans l’article de Lionel Landry cité précédemment, sera reprise ailleurs quelques années plus tard par Alexandre Arnoux, ce dernier considérant le sous-titre comme une respiration :

La seule respiration permise est le sous-titre, sorte de point d’orgue accordé au pourpre rétinien pour lui donner le temps de se régénérer, à l’intelligence pour la retremper dans les formes fixes, bien connues, exemptes de surprises, de l’alphabet. Peu importe le sens du sous-titre et même qu’il n’en possède aucun, ce qui lui advient fréquemment ; son ineptie renforce les bienfaits qu’il nous dispense, l’accorde mieux à son but, qui est non pas littéraire, mais physique, à son dessein qui est, non pas d’exprimer quelque chose, mais de ne pas bouger, d’être lu paresseusement, épelé à mi-voix, avec les lèvres, sans être compris[31].

Le sous-titre peut donc avoir un effet esthétique, mais il est aussi envisagé comme une solution physique, un repos accordé au spectateur – ce qui fera dire à André Delons, à la veille de l’avènement du parlant, que « [l]es sous-titres se méprisent d’un oeil et se lisent de l’autre[32] ».

Une autre préoccupation partagée par les auteurs du numéro concerne le développement de formes spécifiques au cinéma, inspirées ou non de la littérature. Ainsi, Jacques Feyder insiste pour que des scénarios pensés et écrits spécifiquement pour l’écran soient produits, regrettant cependant qu’il n’y ait plus, depuis Louis Delluc, « d’auteurs de scénarios[33] ». Il suggère pourtant le nom d’écrivains susceptibles de changer les choses, même si, en l’état, ils sont encore loin d’avoir su rédiger des propositions spécifiquement pour l’écran :

Pourtant certains auteurs modernes, Pierre Mac Orlan, Alexandre Arnoux, Jules Romains, Georges Duhamel, Joseph Delteil, André Obey, Marc Elder, subissent fortement l’influence de l’art neuf, mais cette influence ne va pas au-delà de l’expression proprement dite, du développement littéraire de telle ou telle page, et n’a pas encore provoqué dans la conception du roman, la révolution que fera certainement la génération suivante, née avec le cinéma[34].

LCM, p. 68-69

Certains, comme Gus Boffa, s’en prennent au scénario et dénoncent que le cinéma ait été compris comme « une fonction littéraire esthétique » (LCM, p. 54) ; d’autres, comme Fernand Léger, estiment que précisément, « [l’]erreur du Cinéma, c’est le scénario » (LCM, p. 107) ; André Beucler rappelle que « [c]e que l’on a aimé […] ce n’est pas l’anecdote ou le récit, mais des passages de ce récit, leur métamorphose dans le miroir de la vitesse » (LCM, p. 133). Bref, les positions diffèrent et les arguments pour les soutenir ne sont pas toujours très clairs. Il reste néanmoins que le cinéma, parce qu’il est l’art de la vitesse, du rythme et du mouvement, est considéré comme ce qui a permis de repenser certaines modalités littéraires. Il a donc favorisé, pour Jean Paulhan, la résolution de certains problèmes : « Il me semble que le cinéma a débarrassé la littérature de plusieurs soucis absurdes, tels que : mouvements, rapidités, poursuites, coups de théâtre, comme la photographie avait heureusement guéri la peinture du soin de “faire ressemblant” » (LCM, p. 167) ; il a, pour Gustave Fréjaville, « donné à la littérature des procédés amusants qui renouvellent l’art du conteur, un récit rapide et concret par images vives juxtaposées, suggérant le mouvement multiple de la vie » (LCM, p. 114).

Ces observations, qu’il importe de réinscrire dans le réseau des discours circulant dans les publications de l’époque, sont élaborées dans des textes qui suivent, pour la plupart, les caractéristiques génériques de l’essai : indétermination du genre, absence d’exhaustivité, à la frontière de la littérature et du savoir, et qui a pour indubitable intérêt d’examiner les idées contemporaines[35]. Mais quelques exceptions apparaissent dans ce corpus à dominante essayistique : des lettres (celles de Cocteau, celle de Ramuz), un entretien (celui de Cendrars), des fragments (ceux de Delteil et de Desnos) et cinq petits récits filmiques de Philippe Soupault, expliquant, par l’exemple, ce que permet le cinéma adapté à la littérature. Aucune forme n’est, dans ce numéro, privilégiée puisque l’important demeure, pour Les Cahiers du mois, le témoignage des idées qui animent le début des années 1920. Il en résulte donc un document décousu, ne trouvant d’unité que dans les propos développés. En cela, il est tout à fait exemplaire d’un pan de la production textuelle de l’époque prenant pour sujet le cinéma : il est indispensable de parler du nouvel art, de s’exprimer à tout prix à son sujet, sur toutes les tribunes, peu importe la forme véhiculant le propos.

Reste que malgré l’option privilégiée, une large place est dévolue à l’expression personnelle et à l’invention. Nous retrouvons alors, dans ces articles, pléthore d’inventions lexicales prolongeant la réflexion et consistant en une forme d’exercice de style réalisé par des auteurs parfois bien en marge de l’histoire littéraire[36]. L’usage de périphrases est ainsi généralisé pour désigner le cinéma. Lionel Landry parle de « photographie animée » (LCM, p. 39), insistant sur l’aspect photographique de l’image ; il utilise également l’expression « le royaume de l’écran » ou encore, « le domaine de l’écran » (LCM, p. 47) afin de souligner ce qui relève de la projection ; « symphonie visuelle » (LCM, p. 64) est utilisée par Germaine Dulac et « art photographique » par Jean-Francis Laglenne pour rappeler l’association nécessaire entre cinéma et art ; Laglenne emploie aussi la jolie expression « imagination cinémentale » (LCM, p. 106) pour montrer que désormais une imagination spécifiquement influencée par le cinéma existe. D’autres expressions, soulignant, à chaque fois, différents aspects du cinéma, sont inventées : Jean Tédesco parle de « faiseur d’images » (LCM, p. 23) et de « tourneur de manivelles » (LCM, p. 25), mettant ainsi l’accent sur l’aspect révélateur du cinéma et sur les gestes de la réalisation d’images ; Jacques Feyder parle des « boutiquiers mercantiles de la pellicule » (LCM, p. 68) pour nommer les exploitants de salles ; Robert Desnos utilise l’expression « nuit artificielle » (LCM, p. 148) pour désigner les salles obscures. À ces constructions lexicales, nous pouvons ajouter l’utilisation indistincte de cinéma, de cinégraphie ou de cinématographe, termes parfois personnifiés par le recours à la majuscule. Il semble ainsi que les auteurs profitent des errances terminologiques du vocabulaire ayant trait au cinéma[37] pour inventer des expressions qui leur permettent de souligner des aspects fondamentaux de leur propre conception du cinéma qu’ils souhaitent à tout prix transmettre.

Écrire au sujet du cinéma

La plongée proposée dans le numéro double des Cahiers du mois nécessite un arrêt sur les rapports entre écrivains et cinéma dans les années 1920, poussant à interroger la notion même d’écrivain. En effet, comment définir ces plumes qui choisissent l’écriture pour s’exprimer au sujet du cinéma ? Peut-on parler, à leur sujet, d’écrivain ? La question se pose de manière spécifique avec des figures comme René Clair[38], Germaine Dulac[39], Jean Epstein[40], Marcel L’Herbier[41], ou encore Léon Moussinac[42], personnalités s’étant fait connaître pour leur oeuvre cinématographique, mais ayant fait leur début artistique en littérature, ce qui sera rappelé par exemple par Georges Charensol dans Panorama du cinéma (1930), et par Maurice Bardèche et Robert Brasillach dans leur Histoire du cinéma de 1935.

Plusieurs études[43] interrogent les contours de la position du critique-écrivain, mais les plumes dont il est ici question se situent principalement du côté de la réflexion plutôt que de l’évaluation. Pour tenter de qualifier ce type d’écrivain, nous avons proposé ailleurs l’étiquette d’écrivain de cinéma[44], considéré comme un auteur-spectateur écrivant au sujet du cinéma, faisant passer l’observation avant la critique, défendant une position et développant un propos dans des textes se croisant dans un réseau de publications qui ne connaît pas de frontière éditoriale et fixant à l’écrit une posture commune. Cette dernière est double : d’une part, elle est prise de parole dans et par l’écriture ; d’autre part, elle s’accompagne d’une pratique du cinéma, se jouant à l’extérieur de l’écriture. Cette pratique est variable, mais elle possède un dénominateur commun : être spectateur. Se construit alors, ce que Ruth Amossy appelle une image d’auteur, définie par Jérôme Meizoz comme une notion qui « concerne le discours de l’inscripteur relationnellement aux informations dont le lecteur dispose sur l’écrivain[45] ». Cette image construite par le texte permet d’envisager ce dernier dans un réseau plus vaste de discours qui n’oblitèrent jamais leur double ancrage dans une écriture et dans une expérience.

Cette image produite par le texte donne à lire différentes représentations véhiculées par les articles : il peut s’agir de propos de praticiens (écrivains, cinéastes, architectes, etc.), de spectateurs se présentant comme tels dans les textes, de critiques, une génération – des hommes et une femme, Germaine Dulac – du début du xxe siècle. Leurs arguments trouvent leur source dans une expérience du spectacle cinématographique, rappelée nommément ou non dans les articles. « Pour critiquer des films, il faut les avoir vus » (LCM, p. 187), écrit Lucien Wahl dans « La critique des films ». Certes, les textes qui nous ont intéressée ne cherchent pas à formuler de jugement critique au sujet de films. Mais ils exposent des opinions et des idées qui ne peuvent trouver leur origine que dans la fréquentation des salles. Ainsi, les auteurs de ces textes doivent être envisagés comme des personnalités ayant fait le choix de l’écriture pour décrire et traiter le fruit de leur expérience de spectateur.

*

Au terme de notre examen du numéro double de 1925 des Cahiers du mois, nous pouvons affirmer que les articles proposés répondent à la mission que se sont donnés André et François Berge avec la création de cette publication : faire paraître une revue rassemblant des créations littéraires qui s’inscrivent dans l’air du temps et témoignent de leur époque, sans se formaliser d’une quelconque cohésion éditoriale. Ce numéro spécifique thématise ces idées autour du cinéma, de sa modernité, de sa nouveauté et de son avenir, tout en laissant une large part à son influence sur les arts. Même si les auteurs convoqués s’interrogent sur l’architecture, la peinture ou la musique, c’est à la littérature qu’ils consacrent le plus d’attention. Certains d’entre eux sont d’ailleurs spécifiquement interrogés sur l’influence qu’ils estiment subir de la part du septième art dans leur oeuvre.

Il ressort de cet exercice éditorial un document clé pour comprendre les enjeux, tant réflexifs que formels, soulevés par un ensemble d’articles marqués par la forme essayistique et par la force d’une voix singulière. Il est sans doute audacieux de qualifier d’écrivain tous les auteurs de l’ensemble de cette production textuelle. Mais il est également erroné de les aborder comme de simples écrivants[46] qui auraient décidé de manière hasardeuse de s’exprimer à l’écrit sur un sujet leur étant cher. Ces articles ne relèvent pas de la remarque ponctuelle ; ils ont contribué, avec d’autres, à définir l’attitude de leur auteur vis-à-vis du cinéma. Ils doivent, dès lors, être impérativement pensés non seulement comme parents – parfois plus pauvres – de l’oeuvre d’un artiste, mais surtout, comme contribution fondamentale à la réflexion au sujet d’un art « qui ne laisse […] plus un seul homme au monde indifférent[47] ».