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We Still Here: Hip Hop North of the 49th Parallel est le résultat d’une collaboration entre Charity Marsh et Mark V. Campbell, respectivement directrice et directeur de cet ouvrage collectif. Charity Marsh est professeure associée à la faculté de Média, Art et Performance de l’Université de Régina. Mark V. Campbell est professeur adjoint au Département d’Arts, Culture et Média à l’Université de Toronto à Scarborough.

We Still Here regroupe onze chapitres écrits par des universitaires de partout à travers le Canada. L’ouvrage permet de réfléchir aux manifestations de cette culture dans de grandes villes comme Vancouver, Winnipeg, Toronto, Montréal et Halifax, mais également dans des régions rurales comme Pangnirtung (Nunavut) et Prince Albert (Saskatchewan). En s’intéressant aux différentes formes culturelles du hip-hop (rap, danse, graf et djing), l’ouvrage rend compte de l’hétérogénéité et de la richesse de cette culture au pays. We Still Here [1] vise avant tout à documenter la manière dont le hip-hop permet à des communautés de « décoloniser la colonialité de leur existence au Canada »[2] (Marsh et Campbell, 2020, p. 13). Les analyses se concentrent ainsi particulièrement sur les adaptations locales du hip-hop par des communautés autochtones et diasporiques. L’ouvrage nous invite à réfléchir à la fois aux spécificités et aux points de convergence de ces différentes formes de hip-hop. À travers des analyses textuelles et vidéographiques, des entrevues et des discussions informelles avec des artistes de la scène hip-hop, We Still Here aborde des enjeux sociaux comme les traumas intergénérationnels, la pauvreté et la violence que vivent les communautés autochtones et diasporiques du Canada (Marsh et Campbell, 2020, p. 11). L’ouvrage se divise en trois grands axes : archivage et historicisation du hip-hop au Canada, le hip-hop comme lieu de représentation et d’appartenance ainsi que les enjeux politiques et poétiques du hip-hop.

Les premiers chapitres abordent les manières dont le hip-hop permet de commémorer certains éléments oubliés — ou effacés — de l’histoire nationale et de renégocier les conceptions dominantes de l’histoire du pays. À titre d’exemple, le texte de Jesse Stuart explore comment la scène rap d’Halifax participe à la mise de l’avant de l’histoire de la communauté afrodiasporique de cette région. On y cite notamment l’exemple de vidéoclips de rap qui commémorent la mémoire d’Africville, quartier historique de la communauté noire d’Halifax démantelé en pleine nuit par les autorités municipales en 1965 (Marsh et Campbell, 2020, p. 32). De leur côté, Campbell et Marsh s’intéressent à différents types d’initiatives émanant respectivement des communautés afrodiasporiques (la Northside Hip Hop Archive) et autochtones (l’exposition Beat Nation) du Canada afin de pérenniser leur héritage culturel. Campbell aborde plus particulièrement comment l’histoire du hip-hop au Canada permet de mettre de l’avant « l’histoire cachée » des communautés afrodiasporiques du pays (Marsh et Campbell, 2020, p. 27). Le chapitre de Marsh sur l’exposition Beat Nation explore les multiples possibilités qu’offre la culture hip-hop aux communautés autochtones afin de « résister aux formes complexes et variées que peut prendre le colonialisme[3] » (Marsh et Campbell, 2020, p. 60).

De nombreux travaux se sont intéressés à la manière dont les artistes utilisent le hip-hop afin de représenter un lieu ou une communauté. C’est précisément sur cette facette du hip-hop au Canada que porte la seconde partie de l’ouvrage. Les textes de Liz Prybylski et Charlotte Fillmore-Handlon abordent ces questions du point de vue des communautés autochtones du Canada en s’intéressant respectivement aux textes du rappeur de descendance algonquine Samian ainsi qu’aux imaginaires oraux des communautés autochtones de Winnipeg qui ont participé à l’initiative communautaire Hip Hop Project en 2007. Dans les deux cas, les autrices se sont intéressées à la manière dont le hip-hop permet de créer des espaces de solidarités entre les différentes nations autochtones du pays. Ces textes abordent également avec justesse les limites de cette représentation en relevant par exemple la division genrée qui s’opère au sein des communautés hip-hop : les hommes ont tendance à prendre la parole et rapper au nom de tous et toutes, alors que les femmes, en étant DJ ou danseuses, sont moins mises à l’avant-scène. Le texte de Mary Forgarty « Following the Thread » s’attarde à mettre de l’avant les spécificités de la scène de danse hip-hop de Toronto. Elle participe ainsi à affirmer l’héritage canadien de cette culture longtemps dominée par des danseurs et danseuses du Sud de la frontière. Dans la tradition de certains travaux en Cultural Studies (hooks, 1994), Mark V. Campbell nous offre une transcription intégrale de l’entrevue qu’il a menée avec la rappeuse True Daley. Au fil de l’entretien, l’artiste explique comment la pratique du hip-hop, à travers la création d’une émission de radio étudiante puis à travers le rap, lui a permis de se construire une identité et de développer un sentiment d’appartenance à la culture noire canadienne.

La troisième partie de l’ouvrage est consacré aux enjeux politiques et poétiques ainsi qu’au potentiel des pratiques créatives du hip-hop. Les chapitres «  Post-Nationalist Hip Hop  » d’Alexandrine Boudeault-Fournier et Laurent K. Blais et «  Reppin’Right  » de Salman A. Rana et Mark V. Campbell, abordent ces questionnements politiques en réfléchissant aux narratifs post-nationaux mis de l’avant par des mouvements — la scène « Piu Piu » de Montréal — et artistes hip-hop — le rappeur K’naan. Ce faisant, ils et elles remettent en question l’importance de l’identité nationale dans la construction du hip-hop au Canada ainsi que l’idée générale d’une « nation hip-hop » unifiée. Les chapitres «  Last Night a DJ Saved My Life  » de Margaret Robinson et «  The Hip-Hop We See. The Hip Hop We Do  » de Charity Marsh s’attaquent directement à des enjeux politiques comme le suicide chez les communautés autochtones et le sexisme latent de la culture hip-hop. Robinson explique comment la pratique du hip-hop permet aux populations autochtones de renouer avec certaines traditions culturelles tout en les adaptant aux tendances artistiques contemporaines. Ce faisant, elle démontre comment la culture hip-hop permet une continuité culturelle à la fois personnelle et collective pour les communautés autochtones. Le chapitre de Marsh relate une discussion entre femmes provenant de différents milieux sur les questions de sexisme au sein de la communauté hip-hop. Elle y aborde les stratégies utilisées par ces femmes afin de résister au regard sexiste de l’industrie, mais plus fondamentalement elle amorce une réflexion sur les nombreux aspects problématiques de cette culture qui découragent et empêchent les femmes d’y participer pleinement.

En s’intéressant au hip-hop au Canada du point de vue des communautés diasporiques et autochtones, We Still Here s’inscrit dans le sillage des travaux de Tony Mitchell sur les multiples adaptations locales de cette culture (Mitchell, 2001) ainsi que de ceux de Tricia Rose qui abordent les ancrages socioéconomiques et historiques spécifiques desquels le hip-hop émerge (Rose, 1994, 2008). Cette réflexion sur les manifestations décoloniales du hip-hop à l’échelle du pays comporte toutefois plusieurs défis. Marsh et Campbell le notent d’ailleurs dans l’introduction en affirmant que l’ouvrage n’est pas une représentation complète de la culture hip-hop au Canada (Marsh et Campbell, 2020, p. 13). L’histoire du hip-hop au Québec est brièvement abordée à travers l’analyse des textes de Samian, dans l’entrevue de True Daley ainsi que par l’entremise de l’exploration de la scène « Piu Piu » de Montréal. L’ouvrage ne permet cependant pas de saisir pleinement l’ancrage spécifique de cette culture dans le contexte québécois ainsi que de réfléchir aux manifestations d’initiatives décoloniales dans la province — comme c’est le cas dans les autres chapitres qui abordent ces questions ailleurs au Canada. À titre d’exemple, les initiatives pour l’archivage et l’historisation des pratiques hip-hop au Québec par les communautés afrodiasporiques francophones à Montréal (Lamort, 2013, 2014) ne sont pas mentionnées alors que celles-ci cadreraient avec les orientations de l’ouvrage. Ce « vide » est symptomatique de difficultés qu’ont les différents milieux au Canada à créer des liens entre eux — constat qui est valide à la fois pour le milieu universitaire et la culture hip-hop. Nonobstant ce débalancement dans l’analyse des différentes scènes hip-hop du pays, la variété des thèmes abordés dans l’ouvrage illustre l’hétérogénéité des recherches sur le hip-hop au Canada. La force de cet ouvrage collectif réside d’ailleurs dans la capacité qu’ont eue Marsh et Campbell à tisser des liens entre ces thèmes afin d’en faire une publication cohérente. La multiplication des travaux sur le hip-hop (hip-hop studies) dans les dernières années (Harris, 2019) suggère que ce champ est en pleine ébullition à travers le monde. En se concentrant spécifiquement sur le hip-hop au Canada, We Still Here contribue à affirmer l’importance de cette culture au nord du 49e parallèle.