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Alimentation et voyage aujourd’hui

Il n'existe pas une forme plus directe de relation au monde que le passage de la nourriture dans le corps. Les implications matérielles et symboliques de ces processus construisent nos identités individuelles et sociales. Dans le contexte du voyage, l’alimentation représente plus qu'un simple produit marchand, il s’agit d’un artefact culturel communicationnel capable de relier des questions concernant les relations entre le lieu et l'identité, entre le matériel et le symbolique, entre le local et le global. L’alimentation dans le voyage occupe une place centrale car, en plus de constituer une source importante de plaisir et d’être nécessaire quotidiennement, il s’agit d’une voie « totale » d’entrée pour la connaissance d’une culture en touchant conjointement son histoire, sa géographie, ses croyances, ses normes et ses pratiques. « Manger local » implique une intégration sociale et culturelle dans la société hôte. Toutefois, au cours du temps, des archétypes culinaires se sont développés et se sont érigés en emblèmes des destinations. Des restaurants, souvent même nommés « attrape-touristes » et autres services de restauration, offrent des recettes incontournables et composent des autoroutes touristiques. Ces itinéraires construits par les producteurs et les productrices de tourisme, la publicité et la globalisation culturelle (médias, cinéma, etc.) ont bâti des sentiers spécifiquement touristiques au cours desquels il y a de moins en moins de contact avec les locaux et les locales. En réaction à cela, le désir d’une connexion authentique se manifeste de plus en plus chez le ou la touriste moderne qui cherche à communiquer directement avec les locaux et les locales.

L’alimentation est bien plus qu’un facteur d’attraction d’une destination en particulier, il s’agit d’un engagement corporel avec la destination. En reprenant les mots de Jean-Pierre Poulain (2005), l’alimentation « transforme le touriste de spectateur en acteur » et correspond à la fois un élément représentatif de la destination, originel et original, condensant traditions, coutumes et nature, une « expérience » par le biais de l’incorporation et des interactions qu’elle suscite. Ainsi, l’alimentation dans le cadre du tourisme cristallise aujourd’hui un nouveau rapport de forces entre le local et le global et entre touristes et locaux et les locales (Londoño et al., 2018; Medina et al., 2018). L’identité du ou de la touriste moderne est façonnée par ces éléments et son imaginaire alimentaire se voit évoluer entre l’avant, le pendant et l’après le voyage (Bessière et al., 2016; Bessière et Poulain, 2013) grâce à plusieurs types d’activités touristiques : tours gastronomiques, cours de cuisine, dégustations et dîners entre autres. Ces rencontres entre le ou a touriste et l’aliment ont été largement étudiées : un ensemble de travaux a pris l’alimentation comme un produit commercial, moteur économique et de promotion d’une destination (Everett, 2008; Kilburn, 2018; Martins, 2016), d’autres recherches se sont intéressées au vécu des touristes dans le rapport à l’alimentation de la destination (Bessière et al., 2016; Sigrist, 2018) ; d’autres finalement ont traité, du point de vue social et culturel, de l’influence de ces rencontres pour les communautés locales et les territoires (Bessière and Poulain, 2013; Lemasson and Csergo, 2008; Poulain, 2011, 2005). En parallèle, dans un monde de plus en plus connecté et globalisé, les itinéraires touristiques ont évolué vers de nouvelles manières d’expérimenter et de communiquer avec l’Autre visité·e.

Aujourd’hui, les conditions sociales, économiques et technologiques ont bouleversé l’expérience gastronomique dans le voyage et ont ouvert la possibilité à de nouvelles rencontres de se produire non seulement entre touristes et aliments mais entre touristes et locaux et les locales. Celles-ci sont proposées par des plateformes virtuelles qui présentent une variété de rencontres culinaires créées par des locaux et locales, souvent chez eux (Gyimóthy, 2016; Stoltenberg and Frisch, 2019). Ces rencontres sont possibles par la motivation explicite des hôtes locaux et des hôtesses locales de plus en plus nombreux et nombreuses à participer comme « maillons essentiels » du tourisme (Loisy, 2017) en mettant à contribution leurs savoir-faire, leurs ressources et leur disponibilité dans ces expériences créées de façon autonome (Batle et al., 2020) et suivant leur propre vision de l’authenticité culinaire (Graham, 2021). Le tourisme dit « d’expérience » se développe dans divers champs autour de l’idée centrale d’un rapprochement social entre les touristes et les locaux ou les locales grâce aux plateformes numériques de mise en contact. S’inscrivant dans le cadre du tourisme et de la commensalité elles impliquent à la fois les dynamiques du don, de la réciprocité et celles de l’hospitalité. Dans ce contexte, des espaces de rencontre autour de l’alimentation entre les voyageurs, les voyageuses et les locaux ou locales ont surgi grâce aux progrès de l’économie collaborative et des avancées technologiques de communication. Eatwith[1] est le plus grand site spécialisé en expériences culinaires, présent dans plusieurs pays du monde. L’objectif fondateur de la plateforme est de mettre en relation des inconnu·e·s à travers l’idée que « la table est le premier réseau social », en jouant à la fois sur le contexte technologique actuel et sur la tradition commensale. Les touristes sont souvent motivé·e·s à la fois par la philosophie de l’économie collaborative et par une « quête d’authenticité » qui se traduit par la possibilité d’interagir avec les locaux et les locales (Gyimóthy, 2016; Ketter, 2019; Pung et al., 2019). Notre recherche porte sur ces espaces de socialisation alimentaire entre des touristes et des locaux, de locales et des multiples formes de communication qui y ont lieu et qui participent de la production de nouvelles représentations et discours de l’alimentation au cours du voyage.

Penser les socialisations alimentaires entre tourisme et localité

La plateforme Eatwith met en relation des individus qui jouent des rôles très différents. D’un côté, l’hôte·sse chargé·e de préparer et de donner à manger, et, de l’autre, l’invité·e qui recevra ces aliments et sera nourri·e de la main de l’hôte·sse. La caractérisation des liens nourris-nourriciers ou nourries-nourricières tient aux aspects propres à l’alimentation et à sa consommation, spécifiquement liés à l’incorporation matérielle et symbolique des qualités de l’aliment par le mangeur ou la mangeuse. Cette incorporation se joue à trois niveaux : physique, social et symbolique. L’aliment franchit la frontière du « self » et devient le mangeur ou la mangeuse lui-même ou elle-même (Fischler, 1988). L’alimentation n’est donc pas une consommation comme une autre, et l’échange alimentaire a des implications sociales et identitaires qui vont bien au-delà de l’échange économique.

Dans la perspective interactionniste, les incorporations sont plurielles et plusieurs formes de métissage s’y présentent. Jean-Pierre Corbeau part de la définition proposée par Laplantine et Nouss (2001), pour qui le métissage relève d’un échange entre deux termes, en affirmant que « manger devient un acte de métissage » (Corbeau et Poulain, 2002, p. 106) lors duquel le mangeur ou la mangeuse se retrouve avec plusieurs autres. Tout d’abord, avec l’aliment physique ingéré, qui, selon les principes de l’incorporation devient, à plusieurs niveaux, le mangeur ou la mangeuse lui-même ou elle-même. Ensuite, le mana, l’esprit de la chose mangée, c'est-à-dire ses qualités symboliques. Troisièmement, cet « autre » peut être constitué du groupe d’acteurs et d’actrices ayant participé à la production de l’aliment avant sa consommation, c’est-à-dire au réseau que configure la filière du manger, le canal sociotechnique par lequel l’aliment a circulé depuis sa production jusqu’à sa consommation. De même, celui ou celle qui a cuisiné les aliments et dont l’affect et les sentiments se sont encapsulés dans l’aliment cuisiné et incorporé dans l’acte alimentaire. Finalement, l’autre peut correspondre aussi aux convives qui participent au repas et avec qui on partage des aliments en encourant des périls de nature physique, sociale ou biographique. Donner et recevoir des aliments crée et maintient les liens sociaux.

Les échanges alimentaires entre hôte·sse·s et invité·e·s, aussi fugaces qu’ils soient, créent toujours des « liens consubstantiels » (Corbeau et Poulain, 2002) ; et donc comportent à la fois des chances et des risques : manger avec quelqu’un·e signifie tisser avec lui ou elle un lien consubstantiel, établir une communauté de chair (Corbeau et Poulain, 2002). L’incorporation, affirme Fischler, est « fondatrice de l’identité collective et, du même coup, de l’altérité » (2001, p. 68). Chaque groupe social inscrit dans son style alimentaire la « grammaire » de ses valeurs et pratiques. Le tourisme et plus précisément l’alimentation dans le tourisme permet la rencontre de systèmes de valeurs et de pratiques différents et par ce biais, la reconnaissance de l’autre dans sa différence et ses particularités. Les liens qui s’établissent lors des repas collectifs varient aussi selon leur force, leur intensité, leur degré d’intimité, etc. Ils peuvent, en fait, être positifs ou négatifs, tantôt souhaités ou recherchés, tantôt craints et évités. Dans le contexte d’Eatwith, la multiculturalité est un élément caractéristique de ces rencontres ; la consommation d'un aliment doit y être appréhendée en relation avec les cadres dans lesquels il est consommé, et le caractère affectif ou dispositionnel de chaque expérience gustative pris comme une « aventure » dans l’altérité (Wise, 2011). Cet engagement devient ce que Ning Wang appelle « authenticité existentielle » pour laquelle il faut effectuer la différenciation entre l’authenticité intrinsèque aux « objets visités » (toured objects) et celle vécue, expérimentée, par le ou la touriste (tourist experience) (Wang, 1999).

À la relation nourricière, il faut rajouter le rapport d’hospitalité à l’œuvre. L’alimentation dans le cadre du tourisme renvoie à la nécessité quotidienne la plus essentielle mais aussi, au contact avec l’altérité. Elle est objet d’appétence mais aussi de rejet, de désir ou encore de dégoût. En ce sens, le voyageur·ou la voyageuse et celui ou celle qui le reçoit doivent relever le défi anthropologique de l’hospitalité : c’est-à-dire l’établissement d’une relation de réciprocité particulièrement complexe et délicate. En effet, pour que la relation s’établisse, l’hôte·sse recevant doit offrir et l’hôte·sse reçu·e accepter. C’est donc que le premier·ou la première doit anticiper le désir (ou le rejet) du visiteur· ou de la visiteuse, tandis que ce dernier ou cette dernière doit surmonter la méfiance qui lui suppose l’hôte·sse étranger·ou étrangère et inconnu·e et les aliments qui lui seront proposés d’où l’importance de la forme de communiquer sur l’alimentation. Ainsi, nous chercheront à explorer les différentes conceptions alimentaires des hôte·sse·s et les formes dont ils les communiquent ainsi que le possible effet qu’elles ont sur les représentations des touristes. Nous étudierons les expériences culinaires d’Eatwith en tant que plateformes de communication où plusieurs éléments rentrent en interaction comme la tradition et l’innovation, le désir d’interconnaissance et de découverte, ou encore la volonté de recevoir et de vivre de voyage autrement.

Méthodologie ethnographique

Les univers marchands numériques basent leur performance sur des chiffres et des données collectées offrant une vision du comportement des usagers et usagères en termes de clics et d’actions sur la plateforme avant la rencontre, au moment de la réservation. Nous avons voulu aller au-delà pour comprendre le déroulement de la rencontre sociale. Ce qu’on vend en ligne est une annonciation d’une expérience qui sera vécue au moment du rendez-vous. S’agissant d’un modèle communicationnel innovant qui commence tout d’abord dans l’espace virtuel du site Eatwith dans lequel se réalise la transaction marchande et qui s’actualise ensuite lors du rendez-vous, nous avons adopté une démarche ethnographique auprès des hôte·sse·s et des invité·e·s afin de comprendre les deux perspectives.

À cet effet, nous avons réalisé tout d’abord un terrain d’enquête ethnographique auprès de 30 hôte·sse·s d’expériences culinaires à Paris, Rome et Barcelone constitué de l’analyse des profils en ligne et d’entretiens semi-directifs. Les axes d’analyse de cette première phase de l’enquête visaient à comprendre d’une part les motivations et les intentions qui les poussent à faire leur expérience et, de l’autre les processus créatifs, à savoir les référents culinaires qui orientent la conception du menu, de l’ambiance et du décor. Ces éléments ont été analysés à la fois dans les discours des hôte·sse·s et dans les textes et photos des profils de présentation en ligne (qu’ils remplissent eux-mêmes et elles-mêmes suivant le format produit par Eatwith) Nous avons cherché à comprendre aussi les formes de socialisation avec leurs invité·e·s lors d’observations participantes. En contrastant tous ces éléments nous avons réalisé un exercice de typologisation pour identifier quatre fonctions sociales de l’alimentation qui représentent chacune un « type » d’expérience au cours de laquelle l’alimentation à la fois communique et soutient des formes de socialisation différenciées.

La deuxième phase de cette enquête a cherché à comprendre le vécu et les perceptions des invité·e·s lors des expériences culinaires en réalisant vingt-cinq entretiens avec des invité·e·s de Eatwith. En effet, nous cherchons à explorer l’effet possible de ces socialisations avec des locaux et locales sur les représentations des voyageurs et voyageuses en mobilisant le concept d’« authenticité existentielle » de Wang (1999) qui implique les sentiments personnels ou intersubjectifs dans les activités touristiques intra et interpersonnelles.

Narration alimentaire, une typologie

La richesse et la diversité du catalogue des expériences proposées sur Eatwith ont demandé un premier travail de catégorisation qui n’avait jusqu’à présent pas été fait. Sur cette plateforme, les expériences s’organisent selon les indicateurs de lieu, date, nombre de participant·e·s, type de cuisine fournis par les client·e·s. Le premier travail de recherche a donc consisté à élaborer une forme de classification construite à partir des discours, des pratiques et des motivations des hôte·sse·s ainsi que le vécu et le ressenti des invité·e·s. L’exercice d’analyse inductive des données ethnographiques a conduit à l’élaboration d’une typologie d’expériences et donc d’interactions entre des mangeurs et mangeuses touristes, des hôte·sse·s locaux et locales et des aliments.

Figure 1

Typologie des expériences culinaires

Typologie des expériences culinaires

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Pour la construction de ces quatre types nous avons fait un diagramme à deux axes pour synthétiser les données ethnographiques recueillies lors des entretiens avec les hôte·sse·s et lors des observations ethnographiques (Fig.1 ci-dessus). L’axe horizontal représente le processus créatif et plus précisément les références mobilisées pour la création des expériences (le « thème », le titre, le menu, la décoration), avec d’un côté les références liées à la tradition qu’elle soit culturelle ou familiale et de l’autre des références personnelles, des fusions et inspirations issues de l’expérience et de la créativité de l’hôte·sse. Le deuxième axe, l’axe vertical, représente les rationalités des hôte·sse·s, leur motivation et la façon dont ils et elles conçoivent leur projet. Cet axe sépare d’un côté des rationalités qui s’expriment par le désir de rencontrer des gens, de les inviter, de les faire sentir comme des ami·e·s dans lesquelles l’hôte·sse mobilise beaucoup de moyens personnels et de l’autre, des rationalités orientées vers une professionnalisation de l’activité, vers la création de restaurants privés qui sollicitent beaucoup moins d’engagements personnels. Chaque type propose un cadre spatio-temporel et des rituels d’interaction divergents voire contraires ainsi qu’une conception de l’alimentation différente.

Dans ce qui va suivre, les portraits de quatre hôte·sse·s de Eatwith vont être mis à contribution afin d’illustrer les traits caractéristiques de chaque type et de mettre en contexte les variabilités individuelles et la façon dont ces dernières s’inscrivent dans une communauté de pratiques et marquent des relations sociales différenciées avec les invité·e·s. L’utilité méthodologique des portraits réside dans l’approche de l’individu comme « dépositaire » de manières de penser, de sentir et d'agir produites par des socialisations plurielles (Lahire, 2002) et représentatives d’un ethos social. Ici, il s’agira de présenter quatre conceptions de l’alimentation portées par un type d’hôte·sse, représentatives d’une forme particulière de communication et de socialisation entre touristes, locaux et locales.

L’alimentation comme communicant sensoriel

Le premier type que nous allons décrire est celui d’un hôte·sse « créateur ou créatrice » qui cherche à pouvoir développer et présenter ses propres créations généralement sous le format de menus de dégustation en plusieurs services. Lors de ces expériences, la nourriture sert de scène à des performances techniques et artistiques, permettant de jeter un regard sur le savoir-faire des chef·fe·s professionnel·le·s. Ces expériences n’ont pas lieu dans un cadre intimiste, elles se déroulent dans des espaces conçus comme des restaurants privés, souvent avec un service à table, une vaisselle propre à cet usage et un personnel professionnel. Les interactions avec l’hôte ·sse sont façonnées par son rôle professionnel ; il ne va, par exemple, pas partager la table avec ses invités. En revanche, les interactions surgissent lors de démonstrations culinaires accompagnées d’explications techniques et créatives. Pour les invités il s’agit ici de la possibilité de se rapprocher de manière exclusive du métier de chef depuis les coulisses. La socialisation et les conversations entre les invités et l’hôte sont rythmées par le service des plats ; néanmoins pendant leur consommation c’est aux aliments de « parler », d’exprimer par le biais des sens toute la créativité de l’hôte. L’intention de ces créateurs ou créatrices est de communiquer, comme tout art, par les sens, en proposant des assemblages originaux qui expriment leur singularité. La créativité, la « signature » du ou de la chef·fe est percevable du décor, à la mise de la table, la musique, la décoration des plats.

En arrivant chez l’hôte·sse parisien JY, on est reçu dans un espace élégant et « secret », il est habillé avec un uniforme de chef et nous présente son sous-chef qui sera avec nous pendant la soirée, lui aussi habillé avec un uniforme. On est reçu dans un premier espace où on laisse nos manteaux et qui dessert une cuisine très moderne et très propre. On ne devine pas qu’un repas pour douze invité·e·s en quatre temps y sera servi. Sous nos pieds, le sol en verre laisse entrevoir la table où se déroulera l’évènement, parfaite métaphore de la sensation de découverte et de l’émotion qui accompagne cet accueil, car on commence à peine à deviner ce que nous allons expérimenter. JY nous convie ensuite à nous installer en groupe dans le sous-sol : une cave voûtée qui recouvre une table élégante et stylée, dressée avec douze places, des plats et des verres décoratifs. Chacun·e s’assoit où il ou elle le souhaite, les personnes qui viennent accompagnées s’assoient ensemble, la table étant suffisamment grande pour tou·te·s nous accueillir et suffisamment petite pour permettre des interactions entre tou·te·s.

La soirée commence par un jeu proposé par JY, une démonstration de son expertise technique, car il nous demande de deviner le gout des sphères de couleur rouge qu’il a mises au fond du verre de champagne qu’il nous offre en apéritif (qui ont en fait le gout du litchi). Cette première interaction a la fonction à la fois de rompre la glace, car le jeu de devinette nous fait interagir tou·e·s et rigoler, mais aussi de poser les bases de la relation qui s’établira entre les invités et JY. Notre hôte est, après cette démonstration, sans doute un expert et un artiste capable de tromper nos sens. C’est cette dynamique de la démonstration et de l’admiration, de la technique et des sens, qui encadrera le reste de la rencontre. Les discussions entre tou·e·s les invité·e·s sont animées par ces dynamiques qui se renouvellent avec chaque plat ainsi que par les interactions avec JY. Celui-ci racontera à chaque fois les références qui ont inspiré les recettes, la création et la technique. Les discussions s’organisent autour des présentations de plats, et les interactions avec JY portent sur ses origines et son parcours professionnel mais jamais sur sa vie privée. Il ne viendra à table que pour présenter les plats et le reste de la soirée se passe entre nous. La complexité des recettes, la rareté des ingrédients et les jeux en trompe-l’œil, en plus du service à table, composent un cadre quasi professionnel qui met en confiance tout en donnant la sensation d’exclusivité, de quelque chose à laquelle nous avons eu la chance d’accéder.

Je pense que la valeur ajoutée réside dans l'ouverture d'espaces non accessibles auxquels le convive ne peut normalement pas accéder. C'est comme entrer dans le cockpit. Je pense que cela continuera à avoir de la valeur à l'avenir[2]. (Homme, 40 ans, expérience à Barcelone)

Les restaurants gastronomiques, les menus de dégustation et le personnel de service correspondent à la forme institutionnelle du restaurant des élites. L’art culinaire derrière reste protégé sous le mystère de la créativité à laquelle n’ont accès que quelques-un·e·s. Ce type d’expériences de la main d’hôte·sse·s « créateurs ou créatrices » ont la vertu de donner accès à cet art culinaire au-delà du restaurant dans une ambiance plus informelle et surtout avec la possibilité d’interagir avec le cuisinier ou la cuisinière, lui poser des questions, de connaître les dessous de son imagination et de sa créativité. Il s’agit donc d’une autre façon pour le ou la touriste d’interagir avec l’art et les formes dont la modernité et la globalisation du culinaire se manifestent localement.

L’alimentation comme révélateur d’une culture

Un autre groupe d’hôte·sse·s proposent quant à eux des expériences culinaires où la tradition et l’authenticité culinaire sont au cœur. Les éléments constitutifs de ces expériences se cristallisent dans l’exposition fidèle de la tradition culinaire d’une culture spécifique. Les hôte ·sse· s « ambassadeurs ou ambassadrices » qui proposent ce genre d’expérience ont une posture de revendication de la tradition en réponse au brouillage des repères culinaires que le tourisme de masse ou la globalisation culturelle ont imposé. L’alimentation y joue un rôle narratif, elle pose les soubassements d’un discours qui contient à la fois l’histoire, la géographie, les croyances de leur groupe socio-culturel. L’intention des hôte·sse·s qui créent ces expériences est de présenter fidèlement leurs traditions et de montrer une face moins visible de leur culture aux touristes. Les invité ·e· s qui y assistent affirment se sentir privilégié·e·s d’avoir pu accéder à l’authenticité locale grâce à la transmission de connaissances et par l’incorporation des aliments propres à la culture de l’autre.

Si en effet on se nourrit autant de symboles que de nutriments (Fischler, 1988, 2001 ; Trémolières, 1975), il est clair que les éléments symboliques de ces repas commencent à se construire dans le décor ; car plusieurs des expériences de ce type impliquent tout l’environnement. Dès le titre, les expériences évoquent un parcours de l’histoire, en utilisant des mots comme « vieux », « authentique », « traditionnel », à côté de noms dans la langue d’origine (plats, ingrédients, type d’évènement) et de spécifications de l’origine culturelle. Le pivot de l’expérience, l’élément qui va déterminer le cadre, est l’identité culturelle de l’hôte·sse. Dans ce genre d’expériences on est généralement reçu dans un espace décoré avec de l’artisanat local, avec de la musique, et même l’hôte·sse peut s’habiller avec des vêtements traditionnels.

L’espace dans lequel se déroule l’expérience revêt aussi des éléments qui relèvent de la culture. C’est le cas à Barcelone au cœur du quartier El Call : sur une ruelle piétonne qui n’a peut-être que très peu changé, à côté d’une synagogue, une maison du XIIIe siècle accueille l’expérience culinaire de M et E, représentative d’une culture alimentaire de la diaspora juive. L’arrivée au lieu est déjà une mise en immersion de la culture qu’on commence d’ores et déjà à incorporer. Deux portes géantes en bois gardent l’entrée, à l’intérieur ; un escalier en pierre dans un patio mène à une terrasse avec un espace aménagé d’une grande table commune avec des assiettes et des plateaux au centre avec deux belles tresses de pain shallah. La discussion commence par l’apéritif à la terrasse. Nos hôtesses M et E sont en permanence entre le groupe d’invité·e·s et la cuisine, et chaque fois qu’elles nous présentent un plat, elles expliquent l’histoire, les ingrédients et ce qu’il représente pour elles, leur famille et leur culture. Dans ce sens, ces expériences diffèrent beaucoup de celles des hôte·sse·s « créateurs ou créatrices », car la symbolique culturelle est cristallisée dans les discours des hôte·sse·s « ambassadeurs ou ambassadrices ». C’est ce que signifie la recette pour le groupe qui compte et qui donne la légitimité à l’expérience culinaire. Les plats, les recettes et l’ensemble des histoires sont en effet souvent présentés à la première personne du pluriel, un « nous » inclusif du groupe qu’ils représentent. La table est aussi abondante que dans les tables de famille ; les plateaux au centre desquels tout le monde se sert reproduisent l’esprit du shabbat traditionnel. La présence des hôtesses se fait de plus en plus permanente au fur et à mesure que la soirée passe et elles terminent la soirée à table en discutant avec tout le monde.

Les menus sont souvent des recettes plus recherchées que celles plus emblématiques de la culture, de façon à montrer un visage moins connu, des recettes non répertoriées qui permettent aux hôte·sse·s de raconter une autre histoire, de dévoiler des aspects cachés. Ces aspects sont perçus par les invité·e·s comme une découverte, encore un accès privilégié qui leur est proposé par l’alimentation. Les hôte·sse·s « ambassadeurs ou ambassadrices » procèdent par la mise en contexte historique, géographique et symbolique des plats. Ici l’authenticité alimentaire est une composition de tous ces facteurs. La légitimité est procurée par l’origine de l’hôte·sse et par toutes ces correspondances. Le·a touriste sort ainsi des sentiers battus, des itinéraires préconçus pour lui ou elle et accède à une nouvelle narration du lieu qu’il ou elle visite.

L’alimentation comme agent de socialisation

Changeons d’ambiance et imaginons une table dans un appartement parisien dans laquelle sont assises quatorze personnes et cinq nationalités autour d’un repas de quiches et salade. Deux hôtes « animateurs », P et D, sont l’un assis à table avec nous et l’autre qui circule entre la cuisine et le salon et ne s’assoira pas à table avec nous. En revanche P anime la table en aidant tout le monde à faire connaissance, en proposant des sujets de conversation, en invitant tout le monde à participer et à interagir. Le génie de l’hôte « animateur » est de savoir créer et maintenir l’ambiance, en invitant tout le monde à construire cette expérience. En effet, cette expérience n’en est une que par la socialisation, qui constitue son objectif principal. L’intention exprimée par les hôtes qui présentent ces expériences est toujours de connaître et faire connaître des personnes entre elles. Ils reçoivent des « ami·e·s » chez eux et non des client·e·s ou des spectateurs ou spectatrices.

Les aliments mangés sont moins centraux dans la narration que dans les expériences présentées plus haut. La quiche et la salade sont certes des produits emblématiques de la cuisine française mais fonctionnent ici plus comme des véhicules pour la socialisation. Le premier moment est un camembert rôti servi en entrée, un aliment ludique car toute la table plonge son pain dans le fromage fondu, très généreux ; bouleversant les manières traditionnelles de manger les fromages en France (à la fin du repas et froid) et donc provoquant des nouveaux discours et des nouvelles représentations de la table française. Ensuite les quiches de plusieurs gouts et la salade sont mises au centre entre les invité·e·s de façon à ce que tout le monde puisse se servir autant qu’il ou elle veut. Au cours de cette expérience, des interactions entre le couple hôte, de la cuisine à la table, nous plongent directement dans leur intimité et nous mettent à l’aise. L’informalité s’invite ainsi dans la soirée. Les normes de formalité se lèvent pour faire place au partage joyeux et à l’amitié même si éphémère.

Il s’agit donc d’un cadre familial, dans lequel les invité ·e· s sont reçu·e·s dans un espace privé mais dans une ambiance festive, relâchée. Dans ces cadres, l’alimentation sert de liaison entre invité ·e· s et hôte ·sse· s, de déclencheur de conversations, elle sert de support aux interactions sociales. Tant du côté des invité ·e· s que des hôte ·sse· s, les motivations pour assister et créer ces expériences se concentrent sur l’envie de rencontrer des gens, socialiser, et faire quelque chose de différent. Pour les invité ·e· s, ces expériences culinaires se rangent à côté des autres attractions touristiques emblématiques (souvent comparées aux visites au Vatican, le musée du Louvre et autres), comme quelque chose « qu’on fait » et qui devient ainsi représentatif du voyage. L’alimentation passe à un second plan : ce qui est recherché est le vécu d’une expérience qu’on ne peut vivre qu’à travers la socialisation avec les locaux et locales dans un cadre privé. Le ou la touriste se retrouve avec un rôle plus actif dans sa propre expérience du voyage à travers la socialisation alimentaire.

L’alimentation comme récit familial

Plusieurs expériences se déroulent dans un cadre familial au sein duquel l’hôte ·sse « nourricier ou nourricière » reçoit les invité ·e· s chez lui comme on reçoit un·e ami·e, comme une invitation à la maison. L’invité ·e n’a plus l’impression d’être un·e client·e d’un service mais au contraire, il ou elle ressent la sensation d’entrer dans l’intimité d’une famille, de connaître la vie locale de l’intérieur et surtout de pouvoir y participer. Dans ces expériences, la nourriture ouvre une fenêtre sur la « vraie vie » et permet aux invité·e·s de participer à la vie privée en incorporant des repas de famille. La famille de l’hôte·sse s’invite très souvent à table aussi. Ce revers situe l’activité touristique dans les « coulisses » de la vie locale. Aujourd’hui, le ou la touriste souhaite aller au-delà du simple « regard touristique » et prendre une part plus active dans son expérience, en participant aux coulisses (Everett, 2008). Dans le cas des rencontres commensales étudiées, cette question est d’autant plus pertinente que l’expérience, toujours touristique, se localise le plus souvent dans la sphère privée des hôte ·sse· s, à la fois spatiale et sociale par une mise en commun de l’alimentation et de la table.

Rentrons à Paris chez C. L’imaginaire parisien se cristallise dans le quartier de Montmartre. Les rues se décorent entre autres par les lumières des appartements qui illuminent les intérieurs, les espaces privés et domestiques. Entrer et faire part de cette vie qui parait inaccessible est ce que propose C dans son expérience. Nous arrivons à l’heure prévue et une note à l’entrée invite à sonner, car elle se trouve dans la cuisine et peut ne pas nous entendre arriver. Elle est une femme très élégante qui nous reçoit en tenue de dîner tout en gardant son tablier le temps de finir de cuisiner. La première partie de la soirée se déroule dans le salon pour les apéritifs, où on commence à parler de son appartement et elle nous raconte un peu de sa vie. Dès le début, on se rend compte que l’hôte·sse mobilise ses ressources personnelles pour construire l’expérience ; il s’agit de son appartement, de sa vie. Après ce premier moment, elle nous convie à table tout en nous demandant de l’aider à bouger la table pour l’installer au centre du petit salon pour que le groupe de quatre convives puisse y tenir. Dans d’autres expériences, les invité·e·s sont très peu sollicité·e·s pour participer au service ou à la cuisine, mais dans les expériences de ce type, les invité·e·s manifestent l’envie de se lever pour aider et participer. C fait des allers-retours en permanence entre la cuisine, où elle vérifie la cuisson des plats qu’elle a préparés à l’avance, et la table où elle s’installe pour poursuivre les discussions. Pour elle, ne pas s’assoir avec nous est inconcevable, raison pour laquelle elle a conçu des plats dont la cuisson se fait dans le four ou mijotés. Le choix des recettes se fait donc en fonction de la commensalité recherchée, car pour elle, il est plus important de partager avec nous que de cuisiner. Les plats servis au centre de la table renforcent la commensalité et le partage. La soirée est animée à la fois par le récit d’anecdotes personnelles, de sa vie en tant que professeure d’anglais, de ses voyages, de ses lectures. Elle nous donne énormément de soi et se montre très disponible pour répondre à nos questions tout en engageant toujours une attitude très amicale. La soirée qui durera trois heures est rythmée par ce récit personnel et les attentions qu’elle nous fait. Après la soirée, les invité·e·s manifestent l’envie de lui faire un cadeau, de garder le contact, voire de rendre l’invitation dans le futur, défaisant le cycle marchand et donnant lieu à un cycle de réciprocité.

La fonction communicationnelle de l’alimentation est ici de permettre la proximité, c’est-à-dire de rapprocher les individus étrangers qui partagent la table et les aliments, de créer un sentiment d’unité, de familiarité et de foyer par l’incorporation des recettes et par le partage de récits autour de ce qui est mangé qui s’enracinent dans l’histoire familiale. Les recettes relèvent du monde privé des familles, inaccessible autrement pour les touristes, donc représentant d’autant plus la « vraie vie locale ». Ces expériences donnent une valeur et un vécu d’authenticité non seulement à l’expérience en tant que telle mais à l’ensemble du voyage.

C’est une transposition émotionnelle, l'hôte vous ouvre sa vie et sa maison, vous fait entrer dans sa vie. C'est l'accueil, l'histoire, entrer chez eux, c’est ça la différence, au restaurant c'est froid. Ici tout était pour nous, elle s'est occupée de nous[3]. (Femme, 50 ans, expérience à Paris)

L’hôte·sse de ces expériences est donc un·e hôte « nourricier ou nourricière » représentant l’affect, la famille, le care. Dans les discours des invité·e·s très souvent ces hôte·sse·s sont comparé·e·s à leur grand-mère, mère ou leur tante. Des représentations familiales et féminines qui situent la soirée directement dans le champ de la proximité, de la confiance, de la protection (laissant entre autres choses entrevoir les valeurs et les représentations associant les femmes à des liens nourriciers familiers).

Effets sur le mangeur ou la mangeuse touriste

La socialisation autour de la table implique l’incorporation identitaire c’est-à-dire qu’on devient aussi « ceux et celle avec qui on mange », ce que l’on mange et comment on mange pendant le voyage implique donc directement le corps et l’identité du ou de la touriste dans l’expérience. À tous les niveaux le mangeur ou la mangeuse touriste se retrouve ainsi transformé·e. L’exploration d’un possible effet transformateur sur les représentations du ou de la touriste-mangeur·se suite à sa participation dans une expérience culinaire nous a paru donc une grille de lecture nécessaire. Si l’alimentation et sa place dans l’expérience touristique ont été largement étudiées, il s’agit ici de comprendre plutôt le possible effet de ces socialisations alimentaires de la main des hôte·sse·s locaux ou locales sur les valeurs et les représentations des touristes.

Le caractère innovant des expériences culinaires dans le cadre du tourisme et de la gastronomie invite à questionner comment manger peut devenir une expérience, d’identifier quels sont les éléments qui constituent l’acte de manger en tant qu’expérience. Certes, l’alimentation dans le cadre du tourisme revêt à la fois des éléments ordinaires (consommations au long des journées, purement fonctionnelles) et extraordinaires, dans lesquels la découverte de l’Autre est plus explicite (Bessière et al., 2016 ; Quan and Wang, 2004). Toutefois, l’idée d’une « expérience » évoque un vécu particulier au sein duquel des systèmes de valeurs se confrontent, par les pratiques, à des contextes sociaux concrets. L’alimentation dans les expériences culinaires suit plusieurs « voies » dans lesquelles les invité ·e· s entrent en contact avec des cadres d’expérience différents, des intentions communicationnelles différenciées. Nous nous sommes donc interrogés sur comment les invité ·e· s se les approprient.

Certain·e·s invité ·e· s expriment d’abord qu’il s’agit de quelque chose « qu’on vit ». L’expérience devient une expérience en s’inscrivant dans l’histoire personnelle d’un·e voyageur ou voyageuse et dans la relation qu’il ou elle entretient avec le voyage. L’expérience en devient une, car elle est extraordinaire par rapport à tout ce qu’on a vécu. Cela marque la nouveauté donc d’une expérience culinaire exceptionnelle dans le sens où il s’agit d’un service de restauration payé mais qui a lieu dans un espace privé de la main d’un·e hôte·sse qui propose une relation plus « horizontale », très souvent aussi commensale avec ces invité·e·s. L’invité·e, qui choisit l’expérience en tentant de faire quelque chose de nouveau au-delà des sentiers battus du tourisme, fabrique sa propre expérience du voyage transformant ainsi son identité de voyageur ou voyageuse, devenant plus autonome et plus actif ou active. Ces expériences participent du récit personnel du voyage, dont la valeur se retrouve renforcée par la socialisation authentique avec des locaux et locales.

Vous êtes placé au cœur de la communauté, au cœur de l'expérience d'un quartier et vous en faites partie pendant un certain temps. Cela permet aux gens de rencontrer une communauté qu'ils ne connaissent pas par le biais de la nourriture. D'une manière qu'ils n'auraient probablement pas dans un restaurant[4]. (Homme, 60 ans, expérience à Rome)

Il s’agit d’une socialisation entre des personnes qui ne se connaissent pas et qui est anticipée par le choix qu’effectue l’invité·e sur la base du profil virtuel de l’hôte·sse sur le site Internet (photo, biographie et autres). Les imaginaires et attentes ainsi construits seront actualisés au cours de l’évènement. Le profil en ligne est une démonstration en amont de l’authenticité de la rencontre. À l’objectif de visiter un lieu, s’ajoute au voyage celui de connaitre des gens, donnant un tout nouveau sens à l’expérience touristique et à l’alimentation. D’ailleurs, ces socialisations bouleversent les codes de l’hospitalité. La motivation des invité ·e· s est très souvent celle de vivre un moment de partage et de connaître les locaux et locales. En outre, le partage de la table ne se fait pas uniquement avec l’hôte ·sse mais aussi, de manière moins planifiée, avec d’autres invité ·e· s qui ont choisi de faire la même expérience. Ces socialisations, ces moments à table, construisent de nouvelles perspectives du monde ; la rencontre de plusieurs nationalités réorganise des idées reçues, donne le sentiment d’unité, et dans les mots d’une invitée, de vivre le fait que « nous sommes faits de monde ». Qui plus est, l’expérience sensorielle de l’incorporation et de la commensalité font que l’expérience touristique est vécue par la corporalité, ce qui connecte directement avec l’instant présent.

Un leitmotiv dans les discours des invité ·e· s est l’expression d’un sentiment d’émerveillement, de surprise, de « connexion » avec le monde à la suite de l’expérience culinaire, notamment la première. Les aliments sont perçus de manière générale comme un moyen, une plateforme, qui permet cet émerveillement mais ne constitue pas en aval de l’expérience le facteur le plus surprenant. En fait, la plupart oublient ce qu’ils ou elles ont mangé, il ou elle ne leur reste que le souvenir, une impression globale. Pendant l’expérience, les commentaires et les exclamations par rapport à ce qui est mangé sont très présents mais sont moins remémorés par la suite. Ce sentiment de « magie » émane du rapprochement à quelque chose qui serait autrement inaccessible. Chaque individu, en participant à l’expérience, arrive à raccourcir certaines distances. La réponse émotionnelle, l’émerveillement arrivent par différents chemins par lesquels l’invité·e est individuellement touché d’une manière inattendue.

Je n'ai jamais rien trouvé de comparable à cette expérience, c'était naturel, authentique et sans effort[5]. (Femme, 30 ans, expérience à Rome)

La condition moderne se fonde autour de l’idée que le monde est en changement permanent, ce qui entraîne des bouleversements des rapports à l’espace et au temps au sein desquels les individus expérimentent un sentiment d’étrangeté, d’écart avec le monde social (Giddens, 1991). La modernité qui touche tant l’acte alimentaire que touristique implique un sentiment d’aliénation du monde social dans lesquels des systèmes abstraits (les réseaux sociaux, la technologie) se posent en tant que médiateurs de la réalité (Ascher, 2005 ; Cousin, 2011). En réponse à ces mutations, Hartmut Rosa, théoricien de la condition moderne, a le mérite de proposer une voie, de questionner l’inéluctabilité des changements et de suggérer de penser aux phénomènes qui s’opposent à la modernité, sous le concept de résonance, concept qui peut être défini comme « une forme d'interactions avec le monde, dans laquelle le sujet et le monde se rencontrent et se transforment mutuellement » (2018, p.  35). Cette quête de sens et de résonance avec le monde correspond-elle à ce sentiment d’émerveillement et de « magie » exprimée par les invité·e·s ?

Avant ces rencontres commensales, l’évènement est imaginé en amont en composant un cadre de socialisation sur la base des profils, photos et référents culturels de la destination. L’invité ·e s’aventure donc dans un espace social inconnu. Il s’agit d’une découverte de nouveaux cadres socio-culturels au sein desquels l’invité ·e se découvre aussi en interaction avec ces contextes, permettant un effet transformateur de l’expérience touristique sur son identité de voyageur ou voyageuse et donc un effet d’appropriation et de résonance avec le monde (Rosa, 2018). L’émerveillement se produit par la sensation d’une porte qui s’ouvre sur la vie de l’hôte·sse, sur la confiance que ce geste manifeste. Les invité ·e· s sont traité·e·s comme des vieux ou vieilles ami·e·s, et donc convié·e·s à vivre pendant une soirée la réalité locale depuis l’espace familial. La vie ordinaire devient ainsi extraordinaire parce qu’on y a eu accès. Ce détournement bouleverse les perceptions de la vie locale, du voyage et du rapport à l’Autre, redéfinissant l’authenticité du lieu. En outre, les conversations tournent autour de sujets privés, les hôte ·sse· s montrent ainsi une grande disponibilité personnelle. Un don de soi qui émeut, rapproche et permet de « résonner » avec le monde de l’Autre.

De façon générale, la plupart des invité ·e· s interviewé·e·s ont adossé la valeur de l’expérience culinaire à la connexion « purement humaine » qui se noue avec l’hôte ·sse et qui est transmise par la relation nourricière qui s’établit, car accepter et recevoir des aliments crée et maintient les liens sociaux. La relation avec l’hôte ·sse est au cœur de l’expérience et repose sur la reconnaissance que la nourriture a été préparée spécialement pour soi, contrairement à un restaurant où elle est produite en masse, anonyme et distante. L’hôte ·sse décide du menu, ce qui fait que les invité ·e· s ressentent un lien étroit avec lui, car les recettes ont été choisies parce qu’elles sont spéciales pour des raisons familiales, culturelles ou techniques. Les choix créatifs pris par l’hôte·sse sont d’emblée une forme de communication avec les invité·e·s. Si la cuisine est un langage, l’intention culinaire qui se traduit dans le menu présenté et incorporé comporte un message direct envers un interlocuteur ou une interlocutrice désigné·e soit en tant que client·e, spectateur, spectatrice ou ami·e. Les deux parts de ce dialogue se rencontrent, d’abord virtuellement sur la plateforme où le choix est réalisé par l’invité·e, et chez l’hôte·sse où s’amorce un cycle de dons et de contredons véhiculés par l’alimentation.

Autant les hôte·sse·s que les invité·e·s portent un discours d’une authenticité perdue dans l’alimentation touristique aujourd’hui. Que ce soit à cause du tourisme de masse ou de la restauration « pour touristes » les repères se sont brouillés et l’alimentation dans le tourisme est souvent décrite comme étant de plus en plus « anonyme », « froide » et « fausse ». En général, la relation entre les mangeurs et leur alimentation par les avancées de la technologie, la globalisation et l’industrialisation (Ascher, 2005 ; Fischler, 1979 ; Poulain, 2017) perd ses repères. En effet de plus en plus de médiations sociales et techniques interviennent et rendent moins direct le rapport des individus à leur alimentation, les repères qui l’orientent se diffusent provoquant une crise de sens. Les relations nourricières par le biais des incorporations communes et du partage des histoires qui les entourent redonnent leur sens aux aliments consommés et par là, une connexion authentique avec la réalité locale, à laquelle un·e touriste n’a accès qu’à travers l’interaction sociale avec l’hôte ·sse.

Conclusion

Le phénomène des expériences culinaires se diffuse de plus en plus dans les plateformes médiatiques, proposant une voie d’accès à l’authenticité locale lors du voyage. Ces initiatives répondent à un sentiment d’éloignement de la réalité locale lors du voyage, qui se rajoute à un sentiment plus général de déconnexion avec l’alimentation. La promesse communiquée est celle d’une authenticité retrouvée à table. De l’autre côté ce sont les hôte·sse·s qui créent et proposent ces expériences, qui les présentent en ligne en mettant en valeur les éléments qu’ils valorisent et considèrent comme authentiques ainsi que leur propre vision de la cuisine locale. Le travail ethnographique nous a permis de voir comment se fabriquent des discours autour de l’alimentation locale pendant le partage alimentaire, que ce soit dans le cadre familial ou d’un restaurant privé aux mains d’hôtes locaux et d’hôtesses locales.

L’alimentation, et plus précisément la commensalité et les histoires partagées autour de ce qui est mangé donnent du sens à une alimentation de plus en plus dépourvue et à une expérience de voyage de plus en plus éloignée de la réalité locale. Les expériences culinaires donnent un « visage », « personnalisent » l'acte de manger, face au restaurant considéré comme un lieu anonyme et impersonnel surtout dans le voyage. Dans le cas du tourisme, où l’alimentation est par défaut « étrangère » au touriste-mangeur ou mangeuse, ces socialisations actualisent le but premier du tourisme, communiquer avec l’Autre.

Si les interactions avec l’hôte·sse sont bien le moteur et le cœur des expériences culinaires, c’est l’histoire qui est racontée sur les ingrédients, les techniques, les croyances, les bénéfices et le lien personnel qui soude les différents éléments qui les composent. Au-delà des aliments, le cœur de l'expérience culinaire est la relation nourricière et les interactions avec l'hôte·sse qui s'établissent de manière différenciée selon les individus, mais en partageant toujours le point commun d’une communication vécue comme authentique. Cela implique de nouvelles représentations de l’authenticité qui surgissent grâce à des mécanismes de détournement et de rapprochement de la réalité locale laissant ainsi émerger de nouveaux imaginaires alimentaires contemporains dans le tourisme.

Dans cet article, nous avons cherché à rendre compte de l’expérience vécue par les invité·e·s et à expliquer l’effet d’émerveillement qu’ils expriment. Ces sentiments rejoignent les motivations des hôte·sse·s, les envies de se rapprocher des touristes et leur montrer leur vision de la l’authenticité locale. Toutefois, la production et le maintien de l’offre des expériences demandent des arrangements, des ajustements et des efforts personnels de la part des hôte·sse·s et de leur entourage. Les dessous des expériences et les moyens mis en place font partie du vécu et donc participent aussi de l’ouverture de nouveaux chemins d’exploration touristique et de l’altérité. Cette ligne de recherche a aussi été abordée dans cette étude et fera l’objet d’une nouvelle publication.