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L’ambitieux projet chinois Belt an Road Initiative (bri) comporte une dimension maritime, 21st Century Maritime Silk Road, la Route maritime de la soie, qui repose sur la promotion de deux corridors de navigation dont le tracé principal s’étend au long de l’axe maritime Chine-Malacca-Suez et, depuis 2017, celui de la Route maritime du Nord ou Route de la soie polaire[1]. La construction d’importantes infrastructures portuaires, ferroviaires et aériennes reliant la Chine au reste du monde vise à développer les flux commerciaux et à améliorer la connectivité entre la Chine et des régions qu’elle a identifiées comme décisives pour son développement : le continent africain, l’Asie du Sud, l’Asie du Sud-Est, le Moyen-Orient, l’Asie centrale et jusqu’à l’Europe. Le concept « Maritime Silk Road (msr) » a été initialement présenté par le président Xi lors d’une adresse au Parlement indonésien en octobre 2013 (Wu et Zhang 2013).

Le premier document chinois évoquant la « vision » du projet en 2015 (National Development and Reform Commission 2015) précise les axes, passages et corridors compris dans celui-ci : le passage économique Chine-océan Indien-Afrique-Méditerranée, le corridor économique reliant la Chine et la péninsule indochinoise, le corridor ouest de la mer de Chine à l’océan Indien, le corridor Chine-Pakistan et le corridor économique Bengladesh-Chine-Inde-Myanmar. Un effort devrait être fait pour relier la Chine à l’Océanie et au Pacifique Sud via une route au sud de la mer de Chine vers l’océan Pacifique. Enfin, un corridor devrait toucher l’Europe via l’Arctique.

Figure 1

Tracé de la Belt and Road Initiative, bri

Tracé de la Belt and Road Initiative, bri
Source : Xinhua 21 mai 2014

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Le document décrit la Route maritime de la soie (rms), comme devant contribuer à « l’interconnexion et l’intercommunication » des pays tout au long de son tracé en renforçant la coopération et les partenariats maritimes. Trois domaines d’action sont ainsi privilégiés : la construction de la « connectivité maritime », le renforcement de l’économie maritime et industrielle, et le développement d’une collaboration sur les cultures maritimes communes entre la Chine et les pays parties au projet.

L’ampleur transformationnelle du projet rms a été reçue diversement. L’accroissement du potentiel de contrôle de la Chine sur les principales lignes de communication maritimes a suscité réserve, méfiance et volonté de contrebalancer une montée en puissance économique et politique de Pékin par des pays et des acteurs qui se sont sentis concurrencés (US-China Economic and Security Review Commission 2018), à plus d’un titre. Ainsi, on peut lire le concept d’« Indopacifique » mis en avant par l’Inde, le Japon et les États-Unis avec son accent sur la liberté de navigation comme un contre-narratif à la rms et à ce qui est perçu comme une volonté d’expansionnisme maritime de la Chine.

La rms conjugue étroitement la notion de sécurité nationale chinoise et le développement économique du pays. Celui-ci repose pour une grande part sur l’accès à l’énergie et aux matières premières qui empruntent les principales voies maritimes parties prenantes de la Route maritime de la soie dont les détroits de Malacca, interface entre l’océan Indien et le Pacifique, Bab-el-Mandeb et Suez, portes d’accès à l’Europe. La Chine est le premier consommateur mondial d’énergie, avec un volume total de 23 % (Len 2015). Préserver l’accès chinois à ces voies et détroits pour défendre les intérêts du pays explique la priorité accordée à la constitution d’une marine océanique et la publication des premiers éléments d’une stratégie maritime en 2015 (Péron-Doise 2017) par les autorités chinoises. Cette approche géopolitique met en avant les rapports entre puissances, la compétition stratégique et l’existence d’un dilemme de sécurité chinois lié à la sécurisation de son accès à l’énergie. Elle conduit à s’interroger sur la Chine, entrepreneur ambigu de la sécurité maritime prônant la connectivité dans l’océan Indien, mais faisant obstacle à la liberté de navigation en mer de Chine du Sud. De fait, l’ambiguïté tient autant dans la posture chinoise vis-à-vis de la puissance maritime et de son usage que dans la difficulté à clarifier le débat théorique autour du concept de sécurité maritime lui-même. Alors que pour Christian Bueger (2015 : 159), il n’existe aucun consensus autour de cette notion qui n’a pas de définition arrêtée : « Maritime security is one of the latest buzzwords of international relations », Basil Germon s’efforce d’en donner une définition analytique (Germon 2015 : 137) : « A concept reffering to the security of the maritime domain or as a set of regulations, measures and operations to secure the maritime domain ».

On peut effectivement s’entendre sur le fait que la sécurité maritime constitue un champ neuf pour les études sur la sécurité et les Relations internationales. Or la mer est un espace fortement normé avec pour cadre la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer signée en 1982 qui définit les droits et devoirs des États, notamment en matière de navigation, d’exploitation des ressources économiques et de protection du milieu marin. La définition de la sécurité maritime de Basil Germon nous invite à explorer au-delà d’un concept, un ensemble de pratiques et de stratégies. C’est pourquoi ce papier adoptera une approche à dominante empirique en essayant de développer ce qui s’apparenterait à une vision chinoise des notions de « sécurité », de « stratégie » et de « puissance maritime » et à son prolongement dans le concept coopératif de « connectivité maritime » qui sous-tend le projet rms.

Depuis dix ans, le renouveau des études sur la piraterie, en partie dû à la résurgence de cette menace dans l’océan Indien et le golfe de Guinée, a suscité un regain d’intérêt pour la notion de sécurité maritime. La vitalité du site Piracy Studies[2] créé en 2010 à l’initiative de chercheurs du Département d’études politiques et de Relations internationales de l’Université de Cardiff au Royaume-Uni en est une illustration. Le concept de « sécurité maritime » s’était déjà vu attribuer un espace grandissant dans les programmes étatiques à la faveur de développements successifs de stratégies maritimes par les principales organisations régionales de sécurité : l’Otan a théorisé sa posture maritime en 2011 (Otan 2011), suivie en 2014 par l’Union européenne avec sa Stratégie de sécurité maritime (Union européenne 2014)) et par l’Union africaine qui élabore sa Stratégie africaine intégrée pour les mers et les océans – horizon 2050 (Union africaine 2014). Parallèlement, les tensions aux frontières maritimes en mer de Chine du Sud et la tendance à la territorialisation des mers[3] par l’acteur chinois tendent à alimenter une littérature se rattachant à des thèmes traditionnels des Relations internationales ayant trait aux rivalités de puissance (Buzan 2012). En effet, la production théorique sur la sécurité maritime renvoie en grande partie aux théoriciens réalistes des Relations internationales et tend à se concentrer sur la montée en puissance de la marine chinoise – perçue comme une menace –, les reconfigurations stratégiques asiatiques, dont la thématique du pivot américain vers l’Asie, et les postures de compétition États-Unis, Inde et Chine, soit trois puissances maritimes majeures (Kaplan 2009; Till 2013). Ce faisant, les enjeux de souveraineté ont investi le domaine maritime en faisant un détour par la géopolitique, que l’on étudie les tensions autour des mers de Chine ou des ressources de l’Arctique.

Pour autant, la mer peut aussi être le lieu de collaboration inclusive, et la vision libérale de la sécurité maritime tend à démontrer qu’une gouvernance des océans stable peut être réalisée dans le cadre d’une application du droit maritime garantie par des capacités étatiques (Kraska 2012). Or il apparait que les normes internationales comme le droit de la mer sont de plus en plus contestées et que les tensions liées aux ressources océaniques voient des logiques économiques légitimer des pratiques étatiques d’expansion maritime sans fondements juridiques. On a vu ainsi, en juillet 2016, la Chine catégoriquement refuser de prendre en compte le jugement de la Cour d’arbitrage de La Haye invalidant ses revendications sur la mer de Chine du Sud, s’appuyant sur des droits historiques (Beng 2016). Jugée révisionniste, la lecture chinoise du droit de la mer est régulièrement dénoncée comme une menace à la liberté de navigation et nourrit un débat (Kardon 2015) dont cette étude entend rendre compte à la lumière de la mise en oeuvre et de la réception de la rms dans l’océan Indien.

Dans une première partie, nous montrerons combien la rms révèle une nouvelle conception de la puissance maritime par la Chine qui semble diluer la composante purement militaire au contact d’une ambition de présence océanique globale, par exemple la domination du secteur du transport maritime et du système portuaire international. La deuxième partie tend à confronter cette approche chinoise aux spécificités du système maritime de l’océan Indien qui apparait fortement militarisé et compétitif, sans réelle unité stratégique ni architecture commune de sécurité. La troisième partie reviendra sur les aspects les plus concrets de la présence chinoise dans l’océan Indien et à travers l’exemple de Djibouti tentera d’analyser la nature des installations portuaires chinoises. Ces questionnements nous permettront de saisir les évolutions des rapports de pouvoir qui s’attachent aux espaces maritimes et l’intérêt d’intégrer des problématiques maritimes dans l’étude des Relations internationales.

I – Une approche chinoise géoéconomique de la sécurité et de la puissance liée à la mer

Le projet Routes maritimes de la soie renvoie à une conception géopolitique de la sécurité maritime et à un nouveau rapport du pouvoir chinois à la mer, vecteur de puissance et de richesse. Confronté au cadre d’analyse développé par Alfred Mahan, théoricien du « Sea Power » (Mahan 1890), ce rapport de la Chine à la mer ne permet pas de conclure que la Chine recherche l’hégémonie sur mer, mais qu’elle privilégie une conception hybride de la puissance maritime, mêlant les dimensions militaire, civile, politique et économique.

A – Le développement de l’économie bleue, multiplicateur de puissance

Alfred Mahan a apporté à l’analyse de la géopolitique le rôle des espaces maritimes dans les rivalités de pouvoir (Vigarie 2005). À la lumière de l’histoire des rivalités maritimes européennes, il tente de donner les raisons de l’hégémonie britannique à l’époque où il écrit. Il élabore six critères qui affectent la capacité d’un État à devenir une puissance navale : sa position, son extension territoriale, sa population, son caractère national, son gouvernement et ses ressources. Il explique que le Sea Power britannique ne provient pas seulement de son extension territoriale, mais aussi et surtout de quelques points stratégiques qui lui assurent le contrôle de routes maritimes : la flotte civile crée la nécessité d’une flotte de guerre, non pas l’inverse. Le président Roosevelt a été vu comme l’artisan pratique du triomphe de la « doctrine Mahan » avec sa politique interventionniste et sa volonté arrêtée de faire du continent américain une zone d’influence quasi exclusive des États-Unis. Pour cela, il a développé la Marine américaine pour qu’elle devienne une des premières puissances navales au monde, la faisant passer d’un niveau d’ambition côtière à une marine océanique.

Alfred Mahan a notamment souligné l’importance du contrôle des mers. Aujourd’hui, c’est en Chine, puissance de culture continentale, que l’approche mahanienne rencontre le plus grand écho (Holmes et Yoshiara 2009). L’amiral Liu Huaqing, chef d’état-major de la Marine de l’Armée populaire de libération de 1982 à 1987, a ainsi pu être considéré comme son disciple (Harnett 2014). On peut déceler l’inspiration de Mahan dans la volonté chinoise de se doter d’une marine de haute mer et de renforcer ses moyens de projection de puissance en cherchant à bénéficier d’installations portuaires à usage commercial et militaire sur les principales voies maritimes de communication qui structurent la rms. Ces deux objectifs répondent en effet au besoin chinois de sécuriser ses approvisionnements énergétiques venant du Moyen-Orient ou d’Asie centrale et l’accès aux matières premières africaines, et de disposer de débouchés pour son industrie manufacturière. La modernisation des ports s’accompagne généralement de la modernisation des lignes ferroviaires et du réseau routier de l’arrière-pays.

Cette approche chinoise renouvelle d’une façon inédite la théorie de Mahan en y ajoutant un accent particulier sur l’économie bleue, c’est-à-dire toutes les activités économiques ayant trait au domaine maritime, dont le transport, la pêche ou le tourisme. Outre une volonté de leadership maritime global, la Chine essaye de s’approprier la plus grande part des ressources tirées de la Croissance bleue[4] (World Bank 2016) pour maintenir son niveau de développement. Alors qu’à l’époque de Mahan, la maitrise des flux semblait être le principal enjeu, l’exploitation des ressources océaniques prend aujourd’hui le dessus (Duchâtel et Sheldon Duplaix 2018). Si les ambitions de puissance navale de la Chine sont de pouvoir contrer les moyens américains déployés en Asie, il faut également y ajouter ses ambitions de puissance maritime qui sont de retirer le maximum de bénéfices économiques et stratégiques par le biais de sa maitrise de l’exploitation des espaces maritimes et de leurs hinterlands.

B – La sécurité à travers la construction d’un espace de « connectivité maritime »

La conception chinoise de la sécurité maritime reste embryonnaire et n’a pas fait l’objet d’écrits doctrinaux aboutis depuis la publication des mémoires de l’amiral Liu Huaqing. En revanche, la Chine a très vite élaboré une politique maritime. Un souci d’institutionnalisation de l’intérêt chinois pour le domaine maritime peut se trouver dans le Livre blanc pour la défense de 2012. Celui-ci mentionne les ressources océaniques et leur importance pour le développement du pays en soulignant la nécessité de faire de la Chine une puissance maritime. Cette première approche débouche sur une conception globale de la puissance maritime comprise dans une acception militaire, économique et politique. Il s’agit de disposer d’une marine de guerre, mais aussi d’une forte composante de garde-côtes, d’une marine marchande de premier plan et de capacités déterminantes dans des secteurs comme le transport maritime, la construction navale, les infrastructures portuaires, l’océanographie et la pêche. Cosco Shipping, premier armateur chinois, se classe au 4e rang mondial et il est le plus grand transporteur de conteneurs dans l’océan Pacifique.

La Chine a mis en place une gestion très centralisée des questions océaniques en établissant dès 2013 l’Administration océanique d’État, chargée de coordonner l’ensemble des administrations maritimes chinoises, dont le corps des garde-côtes. (Jacobson 2014). L’importance politique du facteur maritime dans la hiérarchie des préoccupations stratégiques chinoises a été illustrée par la création d’un « groupe dirigeant restreint pour la protection des droits maritimes » sur lequel le président Xi Jiping s’appuie fortement, ce qui s’est traduit par l’intégration des concepts de « sécurité maritime » et de « protection des droits » au coeur de la politique étrangère chinoise. Dès son arrivée à la tête du pays, Xi Jinping a insisté sur la nécessité pour la Chine de devenir une puissance maritime pour « défendre les droits et les intérêts maritimes de la nation » (Bickford 2016). La définition du rêve chinois et de la renaissance de la nation conceptualisée par Jinping passe par l’acquisition de statut de « puissance maritime ». Il s’agit de sécuriser le développement du pays, de défendre sa souveraineté face aux potentiels conflits sur les frontières maritimes et notamment de pouvoir procéder à la réunification avec Taïwan ou encore de porter secours aux citoyens chinois expatriés outre-mer. Au-delà de la défense de ses côtes, les intérêts maritimes chinois sur les « mers lointaines » sont devenus déterminants, comme l’explique la stratégie militaire chinoise publiée en 2015 (The State Council Information Office 2015, section IV) qui met l’accent sur la montée de nouvelles vulnérabilités chinoises face aux ambitions concurrentes d’autres puissances maritimes : « With the growth of China’s national interest […] the security of overseas interests concerning energy and resources, strategic sea lines of communication (sloc’s) as well as institutions, personnel and assets abroad, has become an imminent issue ».

Si elle privilégie l’objectif de protection de ses intérêts économiques, la Chine aspire également à devenir une puissance maritime pour une question de statut. Historiquement, la plupart des grandes puissances ont constitué des empires maritimes et commerciaux, à l’image de l’Espagne et du Portugal des xvie et xviie siècles. Plus récemment, le Royaume-Uni et les États-Unis ont pu être définis comme des thalassocraties, c’est-à-dire des États dont la puissance réside dans une domination des mers reposant sur la possession d’une flotte et de points d’appui. Certes, la Chine n’aspire pas à dominer les mers, mais à sécuriser les principales routes maritimes nécessaires à son développement. Il y a dans sa volonté de se doter de capacités navales étendues l’idée que la dimension maritime est une condition nécessaire à la reconnaissance du statut de grande puissance (Erickson, Goldstein et Lord 2009).

La notion de « connectivité maritime » qui apparait comme l’un des objectifs prioritaires de la rms apporte un éclairage complémentaire sur la vision chinoise de sécurité et de puissance maritimes. Elle est définie dans le document « vision » du projet (National Development and Reform Commission 2015) comme la construction conjointe d’un réseau libre, sécurisé et performant de ports clés. Ce réseau a un rôle central pour permettre la circulation des marchandises, des services, des capitaux et des personnes sur la rms. La qualité des infrastructures et l’attractivité du transport maritime dans le corridor indo-océanique sont décisives. Il s’agit de mettre en place un échelon régional relié au réseau global. La vision d’un transport maritime globale et la constitution de cette plateforme de ports connectés apparaissent au coeur du nouvel ordre maritime que la Chine entend proposer à ses partenaires asiatiques, africains, arabes et européens tout au long de la rms en s’appuyant sur trois éléments : une navigation maritime libre, une conception de la sécurité commune et le développement conjoint des ressources océaniques. Mais pour l’instant, cette vision ne s’incarne qu’imparfaitement dans l’océan Indien où la conception chinoise de la « liberté de navigation » observable en mer de Chine et l’agressivité de sa flotte de pêche, accusée de prises illégales, suscitent critiques et inquiétudes.

II – La Chine, nouvelle venue dans un espace océanique convoité

L’océan Indien connait depuis dix ans de profonds bouleversements. La rivalité stratégique existante entre des acteurs étatiques globaux tels les États-Unis, l’Inde et la Chine s’inscrit désormais dans un cadre océanique en recomposition du fait de l’arrivée de flottes internationales[5] organisées en coalitions pour combattre la piraterie somalienne. La menace pirate a favorisé un alignement sécuritaire avec le déploiement de forces navales de l’Otan, de l’Union européenne, du Commandement des Forces combinées sous la houlette des États-Unis ou de participants indépendants (independant deployers) comme la Chine, l’Inde où la Russie. Cet alignement s’est traduit par l’organisation de patrouilles communes et de mécanismes de gestion conjoints avec par exemple la mise en place d’un couloir de navigation international surveillé pour protéger les convois marchands.

Ces multiples développements opérationnels liés dans un premier temps à la piraterie ont été étendus à la lutte contre l’insécurité maritime, notamment la pêche illégale et les multiples trafics (armes, drogues, personnes) se déroulant par voie de mer. Ils s’accompagnent de la mise en place d’initiatives de renforcement des capacités maritimes de certains États littoraux, tels la Somalie, Djibouti ou Madagascar, qui n’ont pas les moyens de policer et de défendre efficacement leur vaste domaine maritime. L’ensemble de ces actions constituent peut-être les prémices d’un système maritime régional multipolaire et coopératif alors que l’océan Indien est traditionnellement perçu comme manquant de cohérence stratégique. Pour l’heure, avec son projet de rms, la Chine promeut une organisation maritime économique sino centrée reposant sur la connectivité terre-mer et l’augmentation du trafic marchand mondial conteneurisé. Sa mise en avant du concept « d’économie bleue » lui a notamment permis de consolider des coopérations anciennes avec des pays est-africains à travers le mécanisme du Forum on China-Africa Cooperation (focac), créé en 2000. Le Kenya, l’Éthiopie et la Tanzanie ont vu dans l’initiative chinoise Routes de la soie un moyen susceptible de les aider à moderniser et agrandir des infrastructures portuaires limitées. En 2017, le Mozambique et Madagascar ont été déclarés extensions naturelles de la rms par Pékin.

A – L’océan Indien, un système de sécurité maritime fragmenté

L’océan Indien constitue un système maritime atypique. Il reste jusqu’ici dominé par le hard power américain, c’est-à-dire la multiplicité des moyens et des installations militaires du Pentagone renforcés par de nombreux accords et arrangements de défense signés par Washington avec une grande partie des pays de la région. Toutefois, il apparait difficile d’y trouver une organisation régionale dont l’objectif de sécurité serait partagé par l’ensemble des États littoraux. Sous l’angle conceptuel, un système de sécurité régional se définit par la reconnaissance de clusters régionaux organisés quand on aborde la question de la sécurisation. L’idée d’un complexe régional de sécurité dépend de l’existence d’un niveau significatif d’interdépendance en matière de sécurité entre les acteurs régionaux (Buzan et Waever 2003). Cette interdépendance sécuritaire n’apparait pas clairement dans le cas de l’océan Indien qui est cloisonné en sous-régions aux intérêts politico-militaires fortement différenciés les uns des autres (Batman 2016). Les monarchies du golfe Persique n’ont pas les mêmes préoccupations stratégiques que les pays de l’Asie du Sud ou des États côtiers d’Afrique de l’Est. Sous l’angle stratégique, le système de sécurité maritime de l’océan Indien peut se définir à travers l’existence de points de passage obligés, comme de grandes routes maritimes contraignant la navigation internationale. Un regain d’attaques pirates semblable au niveau observé de 2008 à 2012 où de type terroriste avec des bateaux piégés ou la pose de mines dans des ports ou des espaces de navigation resserré constituent des menaces affectant non seulement les États littoraux, mais la communauté internationale. On peut donc évoquer la perception partagée de menaces globales pesant sur les flux maritimes commerciaux ou l’impact futur que pourrait avoir le changement climatique sur les ressources halieutiques. À ce titre, on peut dire que l’ensemble des pays de l’océan Indien sont confrontés à des menaces de sécurité traditionnelles appelant des réponses militaires classiques, mais aussi des menaces non traditionnelles de type environnemental nécessitant des coopérations innovantes. Il n’existe pourtant pas d’architecture de sécurité régionale et les questions de sécurité maritime s’évoquent au sein de forums comme l’Indian Ocean Rim Association (iora) ou l’Indian Ocean Naval Symposium (ions), tous deux inspirés par l’Inde. Conscient de cette faiblesse, le Sri Lanka s’est fait l’avocat d’un code de conduite à l’image de la Déclaration sur la conduite des parties signée par la Chine et les pays de l’Asean en 2002 et qui visait à résoudre les contentieux maritimes sans recours à la force.

Comme tout espace océanique, la gouvernance maritime de l’océan Indien s’effectue par le biais de la Convention des Nations Unies pour le droit de la mer (Unclos 1982) qui est par essence la « Constitution de la mer ». Tous les États littoraux l’ont signé et ratifié ainsi que l’ensemble des puissances extrarégionales de l’océan Indien, à l’exception notable des États-Unis. De la même façon, ces États ont adopté la plupart des traités et conventions concernant la sécurité maritime, comme la Convention internationale 1974 pour le sauvetage de la vie en mer (solas – Safety of Life at Sea) et le Code international pour la sûreté des navires et des installations portuaires (imo 2002), offrant une protection contre le terrorisme et les actes criminels contre les navires. D’autres instruments majeurs pour lutter contre les pollutions marines ont également été adoptés par l’ensemble des États littoraux et usagers de l’océan Indien, formant un socle juridique permettant sécurité et stabilité en mer.

Ce cadre permet notamment de gérer un ensemble de conflits potentiels pouvant toucher à la souveraineté maritime des États de l’océan Indien, à la liberté de navigation ou à la protection et à la gestion des ressources marines. La Chine y met cependant des réserves dont elle entend convaincre ses futurs partenaires alors que ceux-ci apparaissent déjà alertés par la stratégie du « fait accompli » chinoise en mer de Chine du Sud. Les revendications chinoises sur les Spratleys et la poldérisation massive à laquelle elle a procédé l’a en effet conduite à contester un certain nombre de dispositions du droit de la mer, dont l’exercice du droit de passage inoffensif des bâtiments de guerre, dans ce qu’elle estime être ses eaux territoriales. L’attitude chinoise qui aboutit à limiter la liberté de navigation maritime et de survol aérienne se traduit également par des restrictions sur les droits de pêches ou d’exploitation des ressources énergétiques de pays côtiers (Kardon 2015).

B – La requalification stratégique de l’océan Indien

Sans accès direct aisé, la quête chinoise vers l’océan Indien a été longue et incertaine. Toutefois la dépendance marquée de l’économie chinoise aux principales voies maritimes traversant l’océan Indien a conduit Pékin à accorder plus d’importance à cette région et à vouloir y chercher des points d’appui afin d’y construire une présence de long terme (Wang 2016). Cette présence ne s’est concrétisée qu’en 2017 avec l’installation d’une base logistique permanente de l’Armée populaire de libération (apl) à Djibouti même si en raison de sa participation à la lutte internationale contre la piraterie somalienne depuis 2008, la Marine chinoise était devenue plus visible. La base de Djibouti est désormais scrutée comme pouvant constituer le point de départ du développement d’un réseau de bases navales et terrestres sur les marges littorales des deux rives de l’océan Indien liant les façades asiatiques et africaines. Gwadar est généralement perçu comme pouvant être un autre avant-poste significatif de Pékin en raison des liens militaires étroits entre la Chine et le Pakistan. Enfin, l’opérationnalisation, à ce jour non effective, des ports en eaux profondes de Hambantota au Sri Lanka et de Chittagong au Bangladesh pourraient appuyer cette lecture.

Cette potentielle structure en réseau, de taille et de fonctionnalité diverses, permettrait à Pékin de diversifier ses options de présence dans l’océan Indien. Elle accroitrait ses capacités de réaction rapide en cas de situations de crises, que celles-ci soient liées à la piraterie, à la protection d’intérêts économiques et marchands, à des opérations d’évacuations de ressortissants chinois toujours plus nombreux en Afrique, ou dans le cadre d’un soutien à un gouvernement ami (Erickson et Strange 2015). La position chinoise est ainsi appelée à se développer et, en s’adaptant au contexte régional, à profiter de toute opportunité stratégique pour étendre son influence.

La nouvelle visibilité chinoise en océan Indien, tout comme les commentaires indiens et américains qui l’accompagnent, a conduit des analystes à évoquer une nouvelle « guerre froide » dans cet espace maritime (Brewster 2018). Solidement implanté dans le nord et le sud de l’océan Indien[6] avec la base de Diego Garcia, s’il n’est pas établi que les États-Unis puissent contrebalancer l’ampleur économique d’un projet aussi vaste que l’initiative Belt and Road et sa capacité d’attraction pour beaucoup de pays africains, leur supériorité militaire reste intacte. Pour certains analystes américains et indiens, l’ambitieuse cartographie maritime chinoise et son schéma géopolitique sous-jacent avec la multiplication de bases et points d’appui maritimes valident la stratégie dite du « collier de perles » (Thorne et Spevack 2017) du rapport du cabinet américain de consultance Booz Allen Hamilton : Energy future in Asia. Ce document, publié en 2005, prédisait que la Chine chercherait à étendre son influence à travers l’océan Indien en y construisant des infrastructures maritimes auprès de pays amis. Ces infrastructures portuaires constituant autant de « perles ».

Le développement de la présence chinoise à sa porte entretient chez l’Inde un dilemme de sécurité grandissant qu’elle s’efforce de contenir par une active diplomatie navale (Dubey 2018). Ceci inclut la construction de bases d’opérations avancées dans les îles Andaman-et-Nicobar – proches du détroit de Malacca – tout comme le renforcement de coopérations anciennes avec les Seychelles et Maurice[7] ou la consolidation de sa présence dans le port iranien de Chabahar. La signature récente d’un accord logistique avec la France offre à New Delhi un accès aux installations militaires des Forces armées françaises à Djibouti et à la Réunion[8]. L’Inde a également négocié avec le sultanat d’Oman l’accès au port de Doqum pour des opérations de logistique et de maintenance impliquant la mise à disposition de zones de stockage de pétrole.

Au demeurant, la Chine n’est pas le seul acteur maritime à chercher à s’insérer dans le système portuaire de l’océan Indien. Des puissances jusqu’ici peu visibles contribuent à rendre l’environnement maritime régional plus dense (Cordener 2018). L’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et la Turquie s’efforcent également d’obtenir des installations logistiques le long des côtes de la Corne de l’Afrique. Les Émirats viennent de construire un complexe aérien et naval dans le port d’Assab, en Érythrée. Ces « nouveaux » venus entretiennent une atmosphère de compétition stratégique marquée (Brewster 2018), ravivée par la crise yéménite.

Ces luttes d’influence d’acteurs régionaux se présentent comme autant d’options à une situation de dépendance économique ou politique qui lieraient certains pays tant à la Chine qu’à l’Inde (Mohan 2012). On peut aussi les lire comme le produit de doutes grandissant sur la nature et la continuité de l’engagement américain en faveur de la stabilité de la région. Il en résulte la perception d’un vaste espace maritime dont l’identité stratégique hésite entre multipolarité et fragmentation, avec la coexistence de grands acteurs régionaux qui doivent compter avec le jeu diplomatico-militaire de puissances moyennes comme l’Arabie saoudite, les Émirats, la Turquie, le Pakistan, l’Iran dont les investissements portuaires et les marines de guerre sont de plus en plus visibles.

III – L’implantation chinoise à Djibouti, laboratoire de la msr ?

L’ouverture de la première base militaire chinoise outre-mer à Djibouti le 1er août 2017 a suscité une grande attention (Le Belzic 2016). Dans ses commentaires, la Chine s’est efforcée de gommer l’aspect éminemment stratégique de son premier établissement permanent en Afrique en limitant son rôle à une activité de soutien logistique reliée à ses opérations anti-piraterie dans la zone ou à vocation humanitaire. Toutefois, le déroulement d’un exercice d’entrainement avec des tirs d’artillerie en novembre 2017 et le fait que les installations pourraient accueillir jusqu’à 10 000 soldats soulignent la logique militaire sous-tendant cette installation.

A – Une posture d’influence régionale majeure

À Djibouti, la Chine doit se fondre dans un environnement dominé par des acteurs stratégiques aux intérêts fortement concurrents aux siens. Ses infrastructures jouxtent le camp Lemonnier, ancienne enclave française désormais partagée avec un contingent américain[9]. Le Japon lui-même y a aménagé des hangars dès 2009 pour y accueillir des avions de patrouilles maritimes, leurs équipages et un échelon de soutien participant à l’opération internationale de lutte contre la piraterie.

L’intérêt maritime de disposer d’une base à Djibouti s’explique par une situation géographique qui permet à la Chine de se positionner sur une route océanique majeure gouvernant l’accès au canal de Suez via le golfe d’Aden et la mer Rouge. Les 36 hectares occupés par Pékin peuvent accueillir un large contingent de troupes, dont des forces spéciales, participant par exemple à des opérations de maintien de la paix, et possèdent des capacités de réparations pour des navires et des aéronefs. En outre des images satellites ont révélé des installations souterraines de l’ordre de 23 000 m3. L’articulation base militaire et port marchand donne une physionomie particulière à l’établissement chinois, augurant d’un modèle d’implantation propre à mettre en exergue des ambitions sous-jacentes au projet Route maritime de la soie en combinant étroitement avantages économiques et navals (Fei 2017). Le port commercial djiboutien de Doraleh a été agrandi et modernisé en moins de deux ans et constitue le centre névralgique de transports ferroviaires et routiers destinés à désenclaver l’Afrique de l’Est et rejoindre notamment l’Éthiopie, consacrant de fait une union économique et politique sous la houlette chinoise (Le Gouriellec 2016). La prise de part chinoise dans le capital de l’Autorité portuaire de Djibouti, alors que l’opérateur émirati DP World se voyait évincer, a ravivé les inquiétudes, notamment américaines, sur de potentielles restrictions d’utilisation du terminal à conteneurs par la Chine. De plus, lors de la visite d’État du président Omar Guelleh à Pékin en novembre 2017, les deux pays se sont engagés dans un partenariat stratégique, les accords signés touchant tant le domaine économique que la coopération militaire. Celle-ci ne comporte pas pour l’instant de livraisons d’équipements ou de matériels militaires majeurs, mais se concentre sur des activités de formation, notamment maritime[10].

Djibouti est ainsi devenu un avant-poste expérimental pour la politique étrangère de la Chine dans laquelle diplomatie d’influence, politique commerciale et relation militaire s’interpénètrent. C’est bien son niveau de déploiement militaire et l’ampleur de son activité opérationnelle à venir qui révèleront l’échelle des ambitions stratégiques chinoises en océan Indien (Chellaney 2015). On peut déjà remarquer qu’en dépit de sa posture multilatérale affichée – soutien à la lutte contre la piraterie et aux opérations de maintien de la paix onusiennes – en faveur de la stabilité régionale, la Chine continue de privilégier les coopérations bilatérales.

B – Au-delà de Djibouti, un réseau portuaire de nature mixte

Après Djibouti, le caractère « militaire » des implantations portuaires chinoises dans l’océan Indien apparait plus dilué sur le reste du tracé de la rms, à l’exception du port pakistanais de Gwadar. En effet, la plupart des principaux ports de la région constituant des infrastructures en eaux profondes, la Chine peut en faire un usage autant civil que militaire. La singularité de Gwadar tient dans la proximité politique au long cours existant entre la Chine et le Pakistan et leurs relations à « l’épreuve du temps » où se retrouve une même volonté de circonscrire les ambitions indiennes.

Financé par la Chine, le port de Gwadar ainsi que celui de Karachi, qui abrite l’état-major de la Marine pakistanaise, a déjà accueilli des escales de bâtiments chinois en opération d’escorte et de lutte anti-piraterie. Il est avant tout destiné à servir de point de départ à une liaison terrestre acheminant des hydrocarbures en Chine dans le cadre du corridor économique Chine-Pakistan (China-Pakistan Economic Corridor – cpec). Mais, depuis son lancement en 2015, le projet cristallise critiques et oppositions au sein de l’opinion pakistanaise inquiète devant les empiètements chinois sur la souveraineté du pays. Il exacerbe notamment les relations ambiguës entre pouvoir civil et pouvoir militaire, relations au coeur du système politique du pays. Accumulant les difficultés sur le plan économique, le projet reste cependant défendu par l’Armée pakistanaise au nom d’impératifs de sécurité pour l’heure peu visibles. En effet, si la coopération militaire sino-pakistanaise s’est renforcée (The Dawn 2017; Grossmann et Zhu 2018), la raison en réside davantage dans la suspension de l’assistance militaire des États-Unis que dans les effets politiques induits par le projet cpec. Cinquième exportateur d’armement mondial, la Chine raisonne avant tout en termes de bénéfices économiques, ce qu’illustre la signature d’un contrat d’exportation de huit sous-marins diesel de type Yuan avec Islamabad. Le port de Gwadar, dont la construction a été entamée en 2002, présente actuellement peu d’avantages politico-militaires pour la Chine en raison d’un environnement régional instable qui en limite l’exploitation. Néanmoins, les États-Unis comme l’Inde mettent régulièrement en avant l’accroissement de la présence militaire chinoise à Gwadar, mais aussi à proximité, sur le site de Jiwani où des aménagements seraient en cours (Office of the Secretary of Defense 2017).

Le Sri Lanka présente une situation particulière avec le port de Hambantota. Celui-ci est désormais cité par les détracteurs du projet chinois Routes de la soie comme l’exemple emblématique d’un pays tombé dans le « piège de la dette » tendu à dessein par la Chine. En effet, la société chinoise China Merchants Port Holdings s’est engagée dans la modernisation du port de Hambantota à hauteur de 1,5 milliard de dollars, somme que le gouvernement sri lankais n’a pas été en mesure de rembourser sauf à accepter la location du port à un opérateur chinois pour une durée de 99 ans (Thorne et Spevack 2017). La montée en puissance de l’influence chinoise au Sri Lanka s’était appuyée sur une active coopération militaire dès les années 2005. Cette dernière a nourri la guerre civile jusqu’à la fin du conflit en 2009 avec le transfert d’armements légers pour combattre la rébellion tamoule. En 2014, la mainmise chinoise s’est notamment traduite par deux escales de sous-marins nucléaires et l’annonce par le gouvernement chinois du lancement de patrouilles sous-marines dans l’océan Indien. Toutefois, en mai 2017, les autorités sri lankaises ont stoppé cette expansion navale en refusant d’accueillir un sous-marin chinois dans le port de Colombo à la suite de fortes pressions indiennes.

Les Maldives présentent un cas intéressant et inédit de basculement de la sphère d’influence indienne vers celle de la Chine. En effet, elles voient l’évolution d’un partenariat de prime abord commercial vers une relation politico-militaire plus étroite avec la Chine. S’il est question d’un projet de construction du pont de l’amitié qui doit relier la capitale des Maldives à l’aéroport international des Îles, il y a également l’aménagement d’infrastructures sur l’atoll Ihavanddhippolhu destinées à accueillir des escales d’unités de la Marine de l’apl.

Le port de Chittagong au Bangladesh est destiné à accueillir des conteneurs et des vraquiers pour ensuite relier la Chine par voie terrestre à travers la Birmanie. L’Inde aurait réussi à y sécuriser un accès pour ses unités marchandes, confirmant l’état des bonnes relations avec les autorités du Bangladesh. Ceci n’empêche pas ce dernier d’être récipiendaire d’une aide militaire chinoise significative. En 2017, la Marine du Bangladesh a mis en service deux premiers sous-marins chinois de la classe Ming.

À l’examen, le tracé de la rms en océan Indien voit l’instauration d’un réseau portuaire dont la logique commerciale apparait prédominante. À l’exception de Djibouti, dont la fonction de base militaire permanente est clairement affichée, cette logique ne se traduit pas clairement par des gains stratégiques vérifiables sauf à considérer que les concessions portuaires obtenues trouveront un débouché militaire (Singh 2015). La part prise dans la vie économique locale donne indiscutablement à la Chine des capacités d’influence sur la vie politique des pays partenaires. Cette capacité grandit au fur et à mesure que le déséquilibre s’instaure dans les relations économiques et commerciales, notamment quand les pays d’accueil ne sont pas en mesure de rembourser les prêts contractés, comme dans les cas étudiés : Djibouti, Gwadar, Hambantota (Mukherjee 2018). Toutefois, l’utilisation de Gwadar à des fins militaires reflète avant tout la proximité de la relation entre les autorités chinoises et pakistanaises, indépendamment du poids d’une dette qui inciterait le débiteur à d’importantes concessions. Par définition, la relation Chine-Pakistan « produit » de la sécurité dans un contexte de tension avec l’Inde et les États-Unis. Au demeurant, le poids des opinions publiques est variable, comme l’illustre le cas d’Hambantota où, au final, ce sont les pressions indiennes qui ont en partie incité le nouveau gouvernement à suspendre les escales d’unités chinoises dans ses ports.

Conclusion

Le projet chinois rms peut se décrypter de plusieurs points de vue, car il est porteur de nombreux enseignements. Il appelle à poser un autre regard sur les études de sécurité en y faisant une plus grande part à l’analyse des concepts de sécurité maritime, notamment sous l’angle de la stratégie des principaux acteurs des relations internationales. La plupart d’entre eux (États-Unis, Inde, Russie, France, Royaume-Uni, Japon, Brésil), à l’instar des principales organisations régionales de sécurité (Otan, ue et ua), ont élaboré des stratégies maritimes très articulées.

Si les textes chinois se rapportant à la sécurité et à la stratégie maritime restent encore peu nombreux, la conduite du projet rms par les cercles décisionnels chinois permet de clarifier la vision de Pékin dans ce domaine. On peut en effet y lire une nouvelle conception de la puissance maritime dont la dominante économique cherche à englober l’ensemble des activités liées à la mer, qu’elles soient civiles ou militaires.

La construction ou la rénovation à grands frais d’infrastructures connectées peut se lire sous l’angle du soutien à la croissance économique chinois. L’un des objectifs de la rms est de renforcer la position des entreprises chinoises dans la mise en place et la modernisation d’un réseau portuaire entre la Chine et l’Europe via l’axe traditionnel détroit de Malacca-canal de Suez et comprend également le développement de ports en Afrique. Cet important volet maritime s’appuie sur la participation d’entreprises chinoises dans la gestion de ports le long de la route maritime principale, ou la construction de terminaux portuaires (Hache et Mérigot 2017). Cette approche devrait permettre aux opérateurs chinois de s’insérer durablement dans la gestion de terminaux, d’en contrôler le développement[11] et de confirmer le statut de puissance maritime civile de premier plan de Pékin[12].

Cette notion de développement économique, présentée par Pékin comme conjointe et mutuellement bénéfique, ne se vérifie pas chez les partenaires chinois dans l’océan Indien, que l’on évoque le cas de Djibouti, du Pakistan et plus encore celui du Sri Lanka, pris dans le « piège de la dette ». Par ailleurs, pour les autorités politiques locales confrontées aux offres chinoises, la décision de coopération comporte un choix de politique étrangère aux implications stratégiques profondes. En acceptant les investissements chinois, les pays partenaires acceptent implicitement une influence politique chinoise qui peut, comme dans le cas des Maldives entrainer un radical changement de « loyauté politique » et une bascule de New Delhi à Pékin. Peu de pays conservent une marge de manoeuvre : Djibouti, le seul à avoir concédé l’établissement d’une base militaire à la Chine, peut ainsi s’appuyer sur les multiples relations nouées avec les partenaires américains, français ou japonais[13]. Toutefois, Djibouti est un rare exemple de pays pouvant jouer sans limites apparentes de la rente stratégique que lui procure sa situation géopolitique au confluent de l’océan Indien et du golfe d’Aden.