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Les sciences cognitives connaissent un essor remarquable depuis le milieu du siècle dernier, avec leurs avancées théoriques concernant la compréhension de l’esprit humain tout autant que leurs applications pratiques. À ce titre, elles constituent une source d’enseignements dont les sciences de l’éducation se sont saisies pour mieux comprendre les enjeux entourant la transmission de connaissances et le développement de compétences (Tardif et coll., 2017 ; Sander et coll., 2021). Parallèlement, de nombreux savoirs se sont accumulés quant aux incidences des activités humaines sur l’environnement (par exemple, Carson, 1962 ; Meadows, 1972), au premier rang desquelles se trouvent à présent les changements climatiques (IPCC, 2019). Ceux-ci sont d’ailleurs parfois conçus comme un super wicked problem qui « défie une possible résolution du fait d’énormes interdépendances, incertitudes, circularités, et parties prenantes en conflit impliquées dans la recherche de solutions » (Lazarus, 2009, p. 1159, traduction libre).

De fait, les changements climatiques interpellent à la fois les sciences cognitives, qui cherchent à identifier les barrières à leur compréhension et au passage à l’action, et l’éducation relative à l’environnement (ERE), qui vise à fournir aux individus et communautés les moyens de comprendre ces barrières et de les affronter. En effet, l’ERE peut être conçue comme le lieu de développement d’une identité environnementale et de nouvelles attitudes et valeurs – savoir-être –, participant à une culture de l’engagement écosocial caractérisée par le réseau dynamique « être-savoir-vouloir-pouvoir » agir (Sauvé, 2009). L’apprentissage de cet engagement, s’il doit comprendre une dimension d’éducation à la résolution de problèmes environnementaux (Hart, 1981), fait appel à une analyse des défis posés par les changements climatiques. Si l’éducation peut trouver dans les sciences cognitives des enseignements prometteurs (par exemple, Talkhabi et Nouri, 2012 ; American Psychological Association, 2015), et considérant que ces dernières se penchent sur le difficile problème des changements climatiques, quels enseignements l’ERE peut-elle espérer tirer des travaux de ce champ de recherche ? Et dans quelle mesure les quelques critiques sérieuses adressées aux apports des sciences cognitives en limitent-elles la pertinence pour l’ERE ?

Il est proposé d’aborder ces questions au travers d’une analyse critique en trois volets. Tout d’abord, il s’agira de survoler les enseignements que l’ERE pourrait tirer de la documentation scientifique portant sur les aspects cognitifs des changements climatiques. Ensuite, les fondements épistémologiques et méthodologiques de cette littérature seront questionnés afin de mettre en lumière certaines limites de leurs contributions. Enfin, il sera question de cerner les conséquences politiques de celles-ci, notamment les tendances post-démocratiques des politiques de changements d’attitudes et de comportements. Ce faisant, cet article soutient que, si les sciences cognitives peuvent informer l’ERE sur les obstacles à la résolution de problèmes environnementaux pressants, leur mobilisation se doit d’être critique et réflexive.

Sciences cognitives et changements climatiques

Les sciences cognitives regroupent une myriade de disciplines – philosophie de l’esprit, neurosciences, psychologie cognitive, ou encore l’intelligence artificielle – formant selon Steiner « une alliance de disciplines visant à constituer une science naturelle de l’esprit [qui se propose d’] étudier les capacités et processus mentaux – mais néanmoins naturels – qui, au moyen d’un traitement (aussi bien sélectif que productif) de l’information, engendrent, transmettent, modifient, utilisent, conservent ou consistent en de la connaissance » (2005, p. 14). Leurs apports aux sciences de l’éducation, ayant trait à l’acquisition effective de connaissances et compétences, sont importants. Par exemple, la neuroéducation, basée sur les neurosciences, se penche sur la façon dont le cerveau structure l’apprentissage et, réciproquement, se structure dans l’apprentissage. L’approche cognitiviste, basée sur la psychologie cognitive, s’intéresse quant à elle à l’apprentissage comme processus d’acquisition de connaissances, visant notamment la résolution de problèmes dans un domaine donné (Tardif et coll., 2017).

Or, en tant que super wicked problem, les changements climatiques comportent des défis de taille intéressant certaines sciences cognitives dont les enseignements pour l’ERE seront discutés dans cette partie de l’article. Parmi les disciplines les plus mobilisées, la psychologie cognitive étudie les processus mentaux et les fonctions cognitives telles l’attention ou la mémoire (Lieury et Léger, 2020), tandis que la psychologie sociale se penche sur l’influence d’autrui et de la société sur l’individu (Moser, 2006), et la psychologie morale s’intéresse aux « processus [de formulation] des jugements moraux » en contextes éthiques (Cova, 2011). Chacune d’elles offre ainsi une perspective unique et complémentaire aux autres sur les défis cognitifs posés par les changements climatiques, intéressant ainsi l’ERE.

À des fins d’analyse, il est proposé de procéder à une revue de leurs contributions à travers de trois grands défis cognitifs des changements climatiques. Le premier, que l’on pourrait appeler le défi de la compréhension, est celui qui a trait à l’acquisition de représentations mentales adéquates du phénomène, pour en comprendre les causes, les effets et les mécanismes. Le défi de l’action implique quant à lui le passage de la compréhension du problème à l’action en vue de sa résolution. Enfin, le défi du déni concerne le refus de reconnaître l’existence du problème dans ses causes, ses effets ou encore les réponses qu’il appelle. Les parties suivantes analyseront les enseignements de certaines disciplines des sciences cognitives à la relève de chacun de ces défis, afin d’en dégager les apports et les limites pour l’ERE.

Défi de la compréhension

Le défi de compréhension peut être conçu comme précédant nécessairement les autres : il faut bien comprendre un problème avant de songer à le résoudre. Au sein du modèle transthéorique du changement de comportements de Prochaska et Diclemente (1982), et dont la psychologie sociale s’est saisie (Bamberg et coll., 2018), il s’inscrit dans le stade de la « contemplation », décrit comme préalable à la préparation et à l’action. Aujourd’hui, ce défi semble avoir été relevé avec un certain succès par la communauté scientifique : les travaux du GIEC sur les changements climatiques et leurs impacts (IPCC, 2019), et le consensus grandissant autour de l’existence du réchauffement global d’origine anthropique (Powell, 2017), laissent entendre qu’une compréhension scientifique nette du phénomène et ses mécanismes a été atteinte. Permettant de dépasser les limites représentationnelles et computationnelles de la cognition humaine, les technologies de l’information, qui constituent une sous-branche des sciences cognitives, offrent même d’étudier l’évolution passée et future du système complexe que constitue le climat à l’aide de modèles très avancés (Eum et coll., 2016).

Toutefois, de nombreuses questions restent en suspens. Du fait de la complexité du système étudié et du caractère éloigné dans le temps (et parfois l’espace) des risques, les projections sont essentiellement probabilistes et impossibles à vérifier aisément lorsqu’elles anticipent des décennies d’évolution climatique. D’autre part, la compréhension des impacts des changements climatiques sur l’écosystème planétaire – et in fine leurs conséquences pour la vie en général, et humaine en particulier – reste à ce jour un travail en cours (Steffen et coll., 2015). Cette complexité et cette incertitude, quelles que soient la performance des modèles et la rigueur des méthodes, constituent un enjeu éducatif de taille auprès du grand public.

L’ERE peut se voir confrontée au défi de substituer à une conception naïve de la science qui en fait le domaine des choses certaines, une conception complexe faite de projections incertaines, cible des négationnistes climatiques (Freudenburg et coll., 2008). L’incertitude se retrouve aussi dans l’établissement de liens entre l’échelle globale des changements climatiques, les phénomènes météorologiques extrêmes et les comportements individuels. Or, c’est dans ces interstices que peut s’insérer un défaut d’appropriation des enjeux, voire une certaine incrédulité ; il revient alors à l’ERE de les combler.

Le défi de l’action climatique

Le prochain défi posé, suivant celui de la compréhension des enjeux des changements climatiques, est donc celui de l’action. Quels principes devraient la guider ? Dans quels buts ? Ces questions sortent du cadre de la science – explicative et descriptive – pour entrer dans le domaine de l’éthique et du politique – normatif et prescriptif –, faisant appel à des choix individuels et collectifs au nom de valeurs que l’humanité veut bien se donner. Ce que peut la science du climat, cependant, est de tenter d’esquisser les scénarios probables en fonction de ces choix, permettant ainsi de les entreprendre de façon éclairée.

Le défi de l’action est donc en premier lieu un défi éthique, central à l’ERE et associé à un savoir et un vouloir-agir situés (Sauvé, 2013), et au sujet duquel certaines sciences cognitives peuvent se montrer utiles. L’éthique, parce qu’elle concerne la faculté de juger et qu’elle guide la prise des bonnes décisions, est influencée par la psychologie humaine qui participe à ces jugements et décisions. Les philosophes s’intéressent ainsi à la psychologie morale pour donner une assise empirique, plus descriptive que normative, à leurs travaux (Andreou, 2007). Le modèle rationaliste y est contesté par un modèle intuitionniste, où la prise de décisions morales est en proie à des biais cognitifs rationalisés post hoc (Haidt, 2001). Selon ces travaux, le problème des changements climatiques constitue dès lors, pour Gardiner (2011), une « tempête morale parfaite »[1], soit la combinaison de multiples naufrages éthiques en matière de justice économique, environnementale, sociale, internationale, intergénérationnelle ...

Au-delà de la seule dimension éthique et des barrières structurelles, économiques ou politiques (Young et Coutinho, 2013 ; Talbot et Boiral, 2015), Marshall et Prat-Giral (2018) déposent l’inaction climatique au pied d’un cerveau humain facétieux. Ces auteurs se situent dans la lignée de Gifford (2011) faisant état de 29 barrières psychologiques à l’action climatique entravant les changements de comportements jugés nécessaires. Ces barrières sont réparties en 7 catégories : la cognition limitée, l’idéologie, la comparaison aux autres, les coûts irrécupérables, l’incrédulité, la perception du risque et les changements à impact limité. La plupart de ces barrières ont été identifiées sur la base de travaux en psychologie cognitive, comportementale, évolutionniste, politique ou sociale, qui devraient être mobilisés par « les scientifiques, experts techniques et dirigeants pour aider les citoyens à [les] dépasser » (Gifford, 2011, p. 291, traduction libre).

L’ERE est de fait interpellée par la nécessité de travailler à franchir ces barrières psychologiques. Gifford (2011) fait référence à diverses théories du changement de comportement pour concevoir des programmes d’intervention destinés à corriger les comportements problématiques. Il souligne aussi l’importance d’informer le public sur l’effectivité des actions entreprises. Ici, le concept d’empreinte carbone et les calculateurs qui en dérivent peuvent s’avérer précieux – malgré leurs propres enjeux méthodologiques et politiques (voir Turner, 2014). Toutefois, les suggestions sont davantage destinées au domaine de la communication scientifique qu’à celui de l’éducation. De plus, tel qu’il sera vu aux sections 2 et 3 de cet article, la vision psychologisante des défis de l’action peut trahir une dépolitisation des enjeux environnementaux, problématique aux yeux de l’ERE.

Le défi du déni climatique

Certaines barrières psychologiques peuvent parfois prendre des allures de fin de non-recevoir. Malgré la force des arguments scientifiques et du consensus sur le réchauffement global d’origine anthropique qui en découle, de nombreux contradicteurs et négationnistes persistent à nier tout ou partie de la science des changements climatiques, que ce soient leur occurrence, leurs causes, leurs conséquences passées et futures, l’existence d’un consensus scientifique, ou encore l’urgence d’agir (Björnberg et coll., 2017). Ce rejet de la preuve soulève de nombreuses questions se situant dans la lignée de celles qui concernent l’inaction, mais portant sur des phénomènes néanmoins distincts.

Hart et Nisbet (2012) montrent en effet que la thèse du déficit de compréhension, qui explique le rejet de la science climatique par le manque d’information de qualité, ne rend pas compte du phénomène de polarisation sur la question. Plutôt, ce sont les thèses du raisonnement motivé et de la cognition protectrice de l’identité – mécanisme de défense des croyances et représentations intimement liées au soi (Kahan et coll., 2007) – qui se vérifient. Soutenant que l’identité politique, la culture et l’idéologie interagissent dans l’interprétation de l’information scientifique, ces thèses expliquent la défiance croissante des négationnistes à l’égard de la science du climat. Le rejet de celle-ci peut ainsi être expliqué par une aversion envers les solutions proposées, en conflit avec les valeurs idéologiques des négationnistes (Campbell et Kay, 2014, Panno et coll., 2019).

Homer-Dixon et collègues (2013, 2014) ainsi que Björnberg et collègues (2017) suggèrent d’adapter la communication au contexte et aux valeurs du public cible. L’idée est d’éviter de confronter autrui dans ses valeurs intimes, en cadrant le message de façon à minimiser l’implication d’affects négatifs nuisibles à la reconnaissance du problème et la recherche de solutions. Cependant, les mérites éducatifs de cette stratégie semblent limités, si l’ERE entend aider des individus à transformer - et non seulement à esquiver - leurs représentations mentales préexistantes, alors que ces dernières forment un terrain hostile à la reconnaissance des changements climatiques comme problème à résoudre. Ici, le développement préalable d’habiletés métacognitives, en favorisant la réflexivité sur ses propres raisonnements motivés, semble participer à l’atténuation de la polarisation autour de la science climatique (Said et coll., 2021), constituant une avenue intéressante pour l’ERE.

Limites méthodologiques et épistémologiques de certaines approches psychologiques

Parmi les sciences cognitives, les explications psychologiques des attitudes et des comportements vis-à-vis les changements climatiques occupent une place de choix dans la documentation scientifique. Or, du fait de leurs objets et leurs méthodes, les disciplines de la psychologie n’éclairent nécessairement que quelques aspects des défis soulevés par les changements climatiques, en en laissant d’autres dans l’ombre. Il paraît important de se demander quels compromis ces choix requièrent d’accepter, afin de délimiter la portée des connaissances que les sciences cognitives permettent d’atteindre et, conséquemment, leur portée dans le domaine de l’ERE. Cette section explore ainsi différentes limites méthodologiques et épistémologiques de certaines approches psychologiques des trois défis liés aux changements climatiques mentionnés précédemment : les limites liées aux protocoles expérimentaux, les enjeux de validité externe, la question d’un certain déterminisme induit par les théories de la cognition, et enfin les pièges potentiels des explications individualistes des phénomènes sociaux.

La crise de reproductibilité associée aux approches expérimentales

La méthode expérimentale occupe une place de choix au sein de la science, au point où les deux sont parfois confondues dans l’imaginaire populaire. Cette place n’est pas usurpée : l’expérimentation, bien conduite, fournit le moyen sûr de valider ou invalider des hypothèses formulées dans une approche hypothético-déductive, ajoutant ainsi à la connaissance scientifique sur des bases empiriques solides. Cette solidité repose cependant sur la possibilité de reproduire les résultats des expériences conduites. Malheureusement, cette quête de l’hypothèse nulle peut mener à des travers importants. Les milieux des sciences médicales et comportementales, dont la psychologie, furent récemment secoués de controverses au sujet de la crise de reproductibilité de certains de leurs résultats, soupçonnés de fraude et de mauvaises pratiques (Pashler et Wagenmakers, 2012).

La mobilisation de tels résultats par l’ERE, pour sa compréhension de phénomènes psychologiques et sociaux et la conception d’enseignements adaptés, requiert alors quelques précautions. Certaines initiatives de réplication des recherches en sciences sociales, comme le Reproducibility Project (Open Science Collaboration, 2012) ou de larges études indépendantes de réplicabilité (par exemple, Camerer et coll., 2018) se révèlent ici précieuses. Il reste cependant difficile de trancher certaines questions, comme en témoigne le débat autour de l’occurrence – ou non – du phénomène de réactance[2] face à certains messages liés au consensus scientifique sur les changements climatiques (Dixon et coll., 2019 ; Ma et coll., 2019 ; van der Linden et coll., 2019), mettant en lumière la difficulté d’assurer la validité de la construction de certaines expériences et leurs conclusions.

Les implications pour l’ERE sont plurielles, notamment au regard du défi du déni. Il y a tout d’abord la nécessité, pour elle-même, de défendre sa propre rigueur en tant que pratique sociale intégrant des savoirs d’autres sciences sociales, face à un public potentiellement circonspect. Ceci passe tout d’abord par l’insistance sur l’importance d’une grande rigueur conceptuelle, comme Auspurg et Brüderl le rappellent (2021). Une sensibilisation aux enjeux épistémologiques et méthodologiques variés entre sciences naturelles et sociales permettrait également de comprendre que la science est plurielle, et loin de se résumer à une seule image d’Épinal ou un étalon standard.

Validité externe

Aux côtés de la crise de réplicabilité, la validité externe des résultats, qui assure leur applicabilité hors du contexte expérimental, est aussi en question. Il existe notamment un débat quant aux biais cognitifs et modes de raisonnement observés en laboratoire, qui n’informeraient pas fidèlement sur les processus cognitifs réels (Polonioli, 2012). Plus généralement, la méthode expérimentale a essuyé des critiques de longue date, notamment dans le champ de la psychologie sociale, au sujet de la faible prise en compte du contexte culturel et historique dans la généralisation des résultats (Gergen, 1978).

La portée possiblement limitée des résultats des approches expérimentales rend incertaine l’élaboration de stratégies visant à convaincre le public, y compris ses franges les plus réfractaires, de la robustesse des sciences du climat et de l’importance d’agir. Dans leur ouvrage Debunking Handbook, Cook et Lewandowsky (2011) pointent vers des solutions potentielles au déni sur la base des résultats des recherches en sciences cognitives ; malheureusement, ces recommandations se fondent essentiellement sur des observations faites en laboratoire, à propos de phénomènes se déroulant sur de courts laps de temps, et sur des sujets dont la représentativité peut être remise en question. Reiss (2019) soutient cependant que le problème de validité externe n’enlève rien à l’utilité heuristique des résultats de la psychologie expérimentale.

Déterminisme de l’inaction et du déni

Un autre aspect des approches cognitives de l’inaction et du déni est le caractère déterministe des relations causales qu’elles établissent, du fait de leur épistémologie largement positiviste. Par exemple, la théorie de la cognition protectrice de l’identité développée par Kahan (Kahan, 2013 ; Kahan et coll., 2007, 2017) explique l’« effet mâle blanc », qui voit une surreprésentation des hommes blancs conservateurs parmi les négationnistes du climat. L’identité et l’idéologie desdits hommes blancs – et la perception du risque qu’elles induisent – seraient ainsi la cause de leur déni. Pennycook et Rand (2019) montrent également comment ce qu’ils nomment une « réflexion cognitive » supérieure peut favoriser le retranchement derrière les lignes d’une orthodoxie idéologique inexpugnable. Kahan conclut qu’un renforcement de l’enseignement de l’esprit critique et scientifique peut s’avérer contre-productif, en favorisant la sophistication de raisonnements idéologiquement motivés (Kahan et coll., 2017).

Face à ce constat, il est difficile de ne pas conclure au caractère irrémédiable de la polarisation idéologique autour des changements climatiques. Toutefois, si la psychologie cognitive s’arrête au pied de l’idéologie politique, au moins pointe-t-elle la source du problème. La tâche de l’ERE serait alors non seulement d’assurer le développement d’un certain esprit critique vis-à-vis l’information (et la désinformation !) sur les changements climatiques, mais aussi de l’étendre pour lui donner une dimension réflexive sur les valeurs mobilisées en arrière-plan, qui conditionnent l’interprétation de l’information et les positions qui en découlent (Marshall et coll., 2019). Une telle ambition nécessite l’ouverture d’un dialogue non plus sur les faits des changements climatiques, mais sur ces valeurs éthiques et politiques, avec les affects puissants qu’elles peuvent impliquer. Dans une telle optique, les conclusions de Lewandowsky et Cook (2020) – soulignant l’importance de l’empathie, de l’établissement d’un lien de confiance, de l’absence de jugement et d’une réaffirmation de ce qui constitue une pensée critique raisonnable et libre de raisonnements idéologiquement motivés – rejoignent les objectifs de développement des compétences critiques et éthiques promues par l’ERE (Sauvé, 2014).

Limites des explications individualistes

De récents travaux issus du champ de la psychologie sociale critique – inspirée de la théorie critique questionnant les implications idéologiques de la production scientifique (Horkheimer, 1996) – mettent en garde contre la tentation de situer au niveau psychologique les barrières à l’action climatique (par exemple, Schmitt et coll., 2020). Ce qui est dénoncé ici, c’est que le biais épistémologique de l’« explication des barrières psychologiques » à l’action (comme chez Gifford, 2011), participe au fait de d’imputer à l’individu la responsabilité de l’inaction. Elle laisse alors dans l’ombre l’influence des structures économiques, sociales et politiques. Cette dénonciation rejoint la critique formulée entre autres par Elliott (2016) à l’encontre du cadrage individualiste de l’action climatique. Elliott soutient que ce cadrage typiquement néolibéral occulte la responsabilité du système capitaliste dans les crises environnementales, tout en limitant l’action environnementale à une échelle individuelle jugée insuffisante. La théorie des barrières psychologiques et de l’empreinte carbone individuelle ne seraient ainsi guère plus que des outils de préservation de l’ordre néolibéral établi.

Il s’agit donc pour l’ERE, préoccupée de l’apprentissage de compétences critiques (Sauvé, 2015), de tenir compte des limites des explications des barrières individuelles à l’action climatique soutenues par les approches psychologiques sur arrière-plan d’idéologie néolibérale. Browstein et collègues (2021) suggèrent par ailleurs une manière de dépasser cette opposition entre approches individualistes et structuralistes de l’action climatique, jugée stérile, en soutenant plutôt l’intérêt d’établir des relations symbiotiques entre les éléments individuels et systémiques de l’action. Cette compréhension renouvelée de l’action climatique supporte la volonté de l’ERE de doter les citoyen.ne.s d’une compétence politique collective à plusieurs niveaux, au-delà des seuls pouvoir et vouloir-agir individuels.

Limites politiques

Tel qu’entraperçu précédemment, les projets critiques visent à conférer aux sciences une certaine autoréflexivité quant à leurs assomptions, buts, méthodes et effets sur la société. Ceci est d’autant plus important pour les sciences appliquées à des enjeux sociétaux majeurs ; en effet, ce qu’elles ont à dire sur les phénomènes économiques, sociaux et politiques devient une source pour la prise de décision par les divers acteurs concernés. Les considérations épistémologiques explorées dans la section précédente laissent alors entrevoir la nécessité d’aborder des considérations d’ordre politique qui intéressent l’ERE dans son objectif de développer des savoir-être et savoir-agir écocitoyens. Cette section explore quelques inquiétudes découlant des implications politiques des approches cognitives de l’action climatique et, plus particulièrement, celles issues de la psychologique cognitive.

Pathologisation du déni

La section 2.4 a abordé les limites de l’approche des barrières psychologiques à l’action climatique, faisant du déni et de l’inaction des problèmes individuels. Occultant les facteurs exogènes du déni (comme les structures sociales et techniques, ou les stratégies intéressées de certains acteurs), elles n’en retiennent que les facteurs endogènes qu’elles se proposent même parfois de traiter comme une maladie. Miller (2020) confronte par exemple le déni de la science – ici au regard de la pandémie de COVID-19 – comme un problème neurologique, faisant reposer la croyance en de fausses informations sur un certain désordre neurologique. Harper (2020) décèle également une tendance à la pathologisation de l’idéologie conservatrice dans les travaux de psychologie sociale.

Il y a lieu de penser que ce biais entraîne un cercle vicieux de méfiance croissante entre les négationnistes et la communauté scientifique. Une série d’articles publiés par Lewandowsky et ses collègues illustre bien l’interaction hostile entre la science du climat et les négationnistes, avec des effets récursifs et pervers (Lewandowsky et coll., 2013a ; Lewandowsky et coll., 2013b ; Lewandowsky et coll., 2015). Lewandowsky et ses pairs ont certes le mérite d’opposer aux discours conspirationnistes faisant la critique de leurs travaux, un discours scientifique, factuel et dépassionné, mais ils admettent avoir peu d’espoir que cette approche conduise à une résolution des désaccords entre science et conspirationnistes (Lewandowsky et coll., 2013a). En effet, plusieurs travaux laissent entendre que le cadrage des messages et les émotions jouent des rôles cruciaux dans l’acceptation du discours scientifique, là où l’argumentation rationnelle et factuelle peut tomber dans des oreilles sourdes ou rencontrer un mur d’opposition (Hoffman, 2011).

Dans une lettre publiée dans Nature, Kahan (2012) prévient que dans une société polarisée, la perte de confiance entre groupes idéologiques concurrents rend difficile la diffusion de la connaissance scientifique d’un groupe à l’autre, celle-ci se retrouvant polluée de considérations politiques handicapantes. Il importerait donc pour l’ERE de se mettre en garde contre une vision pathologique des croyances et attitudes hostiles à l’action climatique, entretenant un rapport hiérarchique et conflictuel. L’analyse des facteurs contextuels et structurels du déni, en complément des facteurs cognitifs et individuels, offrirait une meilleure compréhension des contraintes sous lesquelles les négationnistes du climat en viennent à rejeter la science.

« Nudging » et marketing social

L’identification de barrières psychologiques à l’action climatique incite à imaginer des solutions psychologiques pour les surmonter, ce que Stoknes (2014) propose donc. Faisant état d’études montrant la force de l’influence sociale dans l’induction de changements de comportements, il suggère de mobiliser le pouvoir des réseaux sociaux pour permettre à des « influenceurs » de montrer l’exemple et inciter à une saine « compétition » autour de l’adoption de comportements positifs. Il propose aussi le recours au nudging (ou coup de coude), concept développé en économie comportementale et appliqué dans de nombreux domaines, du marketing à la politique, pour induire de façon plus ou moins consciente les comportements désirés dans la population ciblée[3]. Stoknes suggère, par exemple, de préférer une approche opt-out (consentement donné par défaut) à une approche opt-in (consentement absent par défaut) pour le paiement d’une taxe carbone sur le prix d’un billet d’avion ; de nombreux travaux (par exemple, Kahneman, 2003) montrent en effet que les individus sont bien plus enclins à choisir passivement l’option par défaut qu’à en changer activement.

Cependant, Chriss (2015) fait une critique amère du nudging et de ce qu’il appelle le « marketing social », c’est-à-dire l’application des techniques de marketing à la « vente » de réformes sociales désirées. Selon lui, le marketing social témoigne d’une approche « thérapeutique » des maux sociaux, appelant un traitement à appliquer aux individus dans le but de guérir la société (allant dans le sens de la critique formulée dans la section précédente). Il y voit même une forme de déshumanisation, où les individus sont considérés comme des agents reprogrammables dont l’inconscient peut être manipulé à leur insu. Il est aisé de voir l’incompatibilité de ces approches avec certains principes clefs de l’ERE comme le développement d’une réelle conscience environnementale et la nécessité d’une participation volontaire et active (Hart, 1981 ; Sauvé, 2015), accompagnée des réflexions éthiques et politiques largement absentes des notions de nudge et de marketing.

Post-démocratie

La critique précédente conduit quelques auteur.trice.s à dénoncer le tournant post-démocratique des sociétés contemporaines, sous l’influence des sciences comportementales mobilisées dans la définition de politiques publiques. Strassheim (2020) note que, si les sciences cognitives ont substitué au modèle de l’agent rationnel un modèle plus réaliste de biais et d’heuristiques, le nudging vise toutefois à contourner ces biais, jugés contraires aux intérêts de l’individu, pour « simuler » le comportement de l’agent rationnel idéal, qui devrait être en faveur de la science et de l’action climatique. Pour Strassheim, le recours à ce mode de gouvernance vise à contrebalancer les défaillances de la délibération démocratique, dont le principe repose sur un postulat de rationalité des agents capables de convenir d’un consensus raisonnable ; postulat remis en question par la psychologie cognitive et comportementale (Kahneman, 2003). Il soutient que la conception de politiques publiques comportementales constitue une forme de politique furtive, aux mains d’acteur.trice.s bénéficiant simultanément des autorités épistémique et politique. Elles reposent sur une rationalité asymétrique, où les personnes au pouvoir se considèrent omniscientes et en charge d’assurer le bien de la population, incapable de déterminer par elle-même ce qui est bon pour elle.

La critique que fait Strassheim du tournant post-démocratique et la charge de Chriss contre le « paternalisme libertarien » – distingué d’un paternalisme coercitif (Thaler et Sunstein, 2008) – parait particulièrement pertinentes pour l’ERE. Les politiques publiques comportementales, échappant au contrôle citoyen et se mettant en œuvre par-devers lui, remettent en question les idéaux d’autonomie individuelle et de participation politique. Elles semblent dès lors peu conciliables avec la visée délibérative de l’ERE et ses objectifs de responsabilisation individuelle et de développement d’une véritable conscience éthique et politique (Bidou, 2009 ; Sauvé, 2015).

Discussion

Les limites politiques abordées dans la section précédente laissent entrevoir le contexte dans lequel doit s’insérer l’ERE, informée par la contribution des sciences cognitives se penchant sur les défis des changements climatiques. Un lien complexe est tracé dans la littérature entre les décennies de gouvernance néolibérale depuis les années 1980, teintée de tendances post-démocratiques, et l’ascension récente d'un populisme réactionnaire (Kiely et Saull, 2017 ; Putzel, 2020), accompagnée d’une méfiance grandissante à l’égard des élites et de l’expertise. La conjonction des autorités épistémiques et politiques aux mains des élites, soutenues par les approches cognitivo-comportementales paternalistes, ouvre la porte à des critiques postmodernes mordantes, où politique et savoir, devenus indiscernables, sont observés avec suspicion et même défiance. Pis, si la vérité est perçue comme le produit d’un agenda politique – transparaissant sous forme de biais libéral dans la recherche en psychologie sociale par exemple (Eitan et coll., 2018) –, alors elle n’est plus une chose à chercher, mais quelque chose à produire, et il n’y a plus beaucoup de barrières à ce que chacun produise sa vérité en fonction de son agenda propre ; c’est l’ère de la post-vérité (Wight, 2018).

Le négationnisme scientifique et les théories conspirationnistes trouvent un terreau fertile dans cette nouvelle ère. La perte de confiance en l’expertise et les institutions scientifiques font que la science des changements climatiques est devenue un terrain d’affrontements idéologiques extrêmement polarisé. Aux États-Unis et en Alberta, une grande part de la population se montre encore sceptique (si ce n’est ouvertement hostile) vis-à-vis le consensus scientifique sur le réchauffement global d’origine humaine (Ballew et coll., 2020), et n’hésite pas à y voir un complot socialiste fomenté par les libéraux[4]. Deux vérités se côtoient : celle de la science, et celle des « faits alternatifs » qui conteste la neutralité et l’objectivité de la première, dans un grand relativisme où la recherche d’un terrain commun favorable à la réconciliation paraît illusoire.

Cette opposition sur les faits scientifiques semble cacher une opposition sous-jacente sur les valeurs politiques et environnementales. Le populisme droitier contemporain repose sur un amalgame de philosophies libertariennes et conservatrices (Putzel, 2020), idéologiquement opposées à l’action collective contraignante sous l’égide de gouvernements suspectés de tendances tyranniques. Même en s’éloignant des extrêmes politiques, l’influence d’un certain individualisme, se trouvant aux cœurs du libéralisme philosophique et du néolibéralisme berçant la culture occidentale, est associée à la croyance en l’insolubilité des changements climatiques ainsi qu’à un dédain pour l’action climatique (Xiang et coll., 2019).

Dans ce contexte, la tentation de l’écoautoritarisme trouve un écho auprès de certains scientifiques et d’activistes, qui remettent en question la capacité des démocraties libérales à affronter les changements climatiques (Shahar, 2015). Contre cet autoritarisme et l’impotence démocratique, d’autres estiment que l’impasse entre négationnistes et environnementalistes n’émerge pas d’un trop-plein de démocratie, mais plutôt d’un déficit de celle-ci ; la solution passerait alors par davantage de délibération (Peters, 2019). Ici, l’ERE a deux rôles cruciaux à jouer. Premièrement, il lui revient de participer au développement d’une véritable participation et délibération démocratiques, à même d’entretenir le dialogue entre les deux solitudes[5] sur la crise climatique. Deuxièmement, à la lumière des déterminants idéologiques de l’inaction et du déni, et notamment d’une culture individualiste freinant l’action climatique collective, il lui faut s’assurer d’intervenir le plus tôt possible en amont de la formation d’une identité citoyenne et d’une culture environnementale solides, dans une course au coude à coude contre des valeurs et des représentations du monde concurrentes, bien moins soucieuses de l’environnement.

Conclusion

Les changements climatiques, en tant que super wicked problem, constituent une « tempête cognitive parfaite » défiant leur résolution. Des barrières à la compréhension et au passage à l’action se dressent devant le développement d’une écocitoyenneté consciente de son environnement, et à même de s’y inscrire de façon durable. Alors que certaines sciences cognitives ont su porter fruit en matière d’éducation de manière générale, il s’agit de savoir ce qu’elles peuvent offrir de plus à l’ERE sur le problème spécifique des changements climatiques. La psychologie, dans ses déclinaisons cognitive, sociale, comportementale, politique, morale…, offre en effet de nombreuses clefs pour aborder les défis de l’action et du déni posés par ces derniers.

Toutefois, l’approche cognitivo-comportementale des barrières à l’action climatique comprend des limites qui en restreignent la portée pour l’ERE. En plus d’être entachée de controverses quant à la portée de ses résultats, tant au niveau de leur validité empirique que de leur applicabilité hors d’un contexte expérimental, l’accent mis sur les individus peut d’autre part occulter des contraintes structurelles significatives. Enfin, plusieurs critiques soulignent les risques de concevoir le déni climatique comme une pathologie nécessitant une intervention comportementale correctrice conçue par une élite éclairée. Un lien peut même être tracé entre cette tendance post-démocratique et l’ascension d’un populisme réactionnaire envers les élites et la science.

Il n’y a pas de raccourci vers l’action climatique et l’ERE a un rôle majeur à jouer dans la préparation à une telle action. En restant fidèle à l’objectif de former des écocitoyen.ne.s critiques, animé.e.s d’une réelle éthique environnementale et équipé.e.s des moyens d’une action climatique délibérée, l’ERE peut identifier au sein des sciences cognitives portant sur les changements climatiques des repères féconds. Celles-ci soulignent en effet la détermination de l’action climatique par des variables culturelles et idéologiques et les valeurs qu’elles portent, que l’acquisition de compétences métacognitives semble toutefois aider à tenir en respect. L’ERE est dès lors invitée à l’instauration d’une culture concurrente de l’individualisme qui se trouve à la source de l’impuissance de l’action environnementale néolibérale et de l’opposition des mouvements populistes aux politiques climatiques.