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L’éthique minimale – ou minimalisme moral (Prairat, 2014) – qui prend en particulier sa source chez John Stuart Mill et sa pensée de la non-nuisance à autrui (1859/1990) – est une proposition formulée par le philosophe français Ruwen Ogien (2004, 2007a, 2013a, 2016). Il propose de défendre une conception négative de la liberté[1]. Il entend rejeter tout maximalisme moral, c’est-à-dire toute doctrine qui recommande tout un art de vivre et non uniquement des principes de coexistence pacifique. Il s’en tient ainsi à trois principes éthiques uniquement : égale considération de la voix de chaque individu tel qu’il l’exprime, indifférence morale du rapport à soi-même et non-nuisance à autrui[2].

Si l’on comprend l’éducation dans son sens le plus large, incluant tout ce qui participe à la formation du sujet humain, celle-ci peut être qualifiée d’« individualiste » dans les démocraties libérales contemporaines. L’individualisme désigne un mode de conception de la société et de la subjectivité humaine basé sur l’attribution généralisée du statut d’individu de droit pouvant prétendre à l’autonomie. L’expression « individualisme démocratique » permet de signifier – dans une filiation tocquevillienne – que l’organisation sociale se fait à l’aune du principe de l’égalité des conditions en termes de statut d’individu autonome attribué à toutes et tous en droit. Les démocraties des droits de l’homme, c’est-à-dire les sociétés qui font des droits fondamentaux de chacun et de l’autonomie humaine en général leur pierre de touche et leur principe d’organisation (Gauchet, 2017), sont ainsi les premières sociétés rigoureusement individualistes. En leur sein, l’éducation vise à accompagner chaque jeune dans le développement de son autonomie personnelle (Foray, 2016; Singly, 2009/2010) et non à le préparer à occuper un rôle social prédéfini. Un tel devenir soi-même, dans une société des individus, passe par la réussite des processus d’individuation psychique (devenir sujet, construire son individualité…) et d’individualisation sociale (reconnaissances, socialisations plurielles…). Les groupes en tout genre sont alors conçus comme des moyens au service de cette fin. Cela ne signifie pas que les institutions politiques et éducatives promeuvent l’égoïsme[3] rationnel (Rand, 1961/2018) ou la désintégration des sociétés. En effet, l’autonomie personnelle crée aussi des liens (Singly, 2000, 2003, 2005), qui reposent sur le choix réciproque, le consentement au fait d’entrer et de demeurer en relation, la confiance. De plus, on ne peut devenir autonome sans un certain nombre de ressources sociales et culturelles. Enfin, individualisme et narcissisme ne peuvent pas être abusivement assimilés, et la lecture d’Ogien, qui range les différentes critiques faisant du droit un mufle narcissique au rang des paniques morales (2004) contemporaines[4], est là aussi précieuse.

Éthique minimale, individualisme et éducation à l’autonomie peuvent nous aider à aborder la problématique de la mise à disposition de chacun des capacités et des moyens (pratiques, cognitifs, culturels, axiologiques…) pouvant lui permettre de : 1° répondre par lui-même à la question de la vie bonne; 2° pouvoir agir concrètement – en gestes et en esprit – pour atteindre ce but désirable. Les réflexions induites par ces trois principes sur les multiples manières de supprimer des obstacles et de garantir des appuis à tous dans un parcours de vie autonome convergent également bien souvent. Cela semble mériter que l’on tente de les saisir de concert.

Quel abord des questions vives éducatives contemporaines est donc permis – ou au contraire obéré – si l’on tient à tenir ensemble le triptyque minimalisme-individualisme-éducation à l’autonomie? Telles sont les questions centrales faisant l’objet du présent numéro de la revue Éthique en éducation et en formation.

L’originalité des propositions d’Ogien lui a déjà valu de son vivant et juste après sa disparition en 2017 plusieurs dossiers visant à les discuter, du point de vue de la philosophie politique et de la philosophie morale (Abel et coll., 2008; Merril et Savidan, 2017) ou des sciences de l’éducation – philosophie et éthique de l’éducation en particulier – (Durand et Fabre, 2014). Cependant, Ogien ayant pris vivement parti contre le retour de la morale à l’école (2013b), on peut remarquer une certaine focalisation des travaux de sciences de l’éducation discutant son oeuvre sur la sphère scolaire et les relations éducatives entre majeurs et mineurs.

Un objectif du présent numéro est justement de proposer une double extension à la saisie de la proposition minimaliste dans le champ de l’éthique en éducation. Extension spatiale, d’une part, en considérant l’ensemble des lieux formels[5] et informels[6] où l’autonomie individuelle se développe (Foray, 2017, 2019). Extension temporelle, d’autre part – en prenant acte d’une redéfinition contemporaine des âges de la vie (Gauchet, 2004a; Deschavanne et Tavoillot, 2006, 2007/2011) donnant une extension inédite à l’éducation et à la formation dans l’existence de chacun et chacune – en considérant également la formation professionnelle initiale et continue, l’éducation populaire, la formation tout au long de la vie, les logiques de Bildung (Espagne, 2019)…

In fine, une proposition subsume ces deux logiques d’extension : penser l’éducation dans une société des individus de droit (Gauchet, 1985, 2004b, 2008, 2015, 2016, 2017, 2020). Une telle société est en quelque sorte chargée de donner en fait les moyens aux individus d’accéder à une autonomie qui leur est attribuée en droit, ce qui implique de repenser un certain nombre de logiques et de processus, en particulier éducatifs. Des notions comme celles de capabilités (Nussbaum, 2000/2008, 2011/2012; Sen, 1992/2000, 2010) – désignant les libertés réellement exerçables en contexte – participent à ce travail de refonte de nos outils intellectuels face à ce défi. A contrario, nombres de travaux critiques soulignent qu’hors d’un accompagnement optimal de toutes et tous – en particulier des plus vulnérables – faire de l’autonomie individuelle le but de l’éducation pourrait conduire à des dynamiques d’aliénation pouvant se prétendre à la fois socialement légitimes et moralement imputables à ceux qui en font les frais (Aubert, 2004/2017; Bauman, 2002, 2008/2009, 2005/2013; Castel, 1995, 2003, 2009; Ehrenberg 1995, 1998, 2012; Rosa 2010/2013, 2010/2014). Bref, le nombre de situations à risque en termes de paternalisme et de moralisme est important. Le premier peut à tout moment ressurgir dans la conduite des indispensables accompagnements et mises à dispositions de ressources qui conditionnent l’autonomie individuelle. L’ombre du second plane sur toute appréciation des réponses que chaque individu autonome apportera à la question de la vie bonne et dans la mise en relation de ce choix avec les péripéties de son parcours de vie. On peut même dire que ces risques vont croissants à mesure que s’élève le seuil d’exigence pour l’entrée dans la vie individuelle autonome (Gauchet, 2008).

Le présent numéro propose aussi une discussion critique de la manière dont l’antimoralisme et l’antipaternalisme résolus du minimalisme éthique d’Ogien peuvent constituer des ressources pour les éducateurs au XXIe siècle, devant agir pour permettre à d’autres individus de devenir autonomes et de le rester, mais sans leur imposer, en logique pluraliste et libérale, leurs propres conceptions du bien. De plus, la dissolution contemporaine des cadres normatifs que constituaient les moeurs et coutumes donne au souci éthique quotidien une part tout à fait particulière dans la vie de chacun et chacune au sein des démocraties libérales (Lipovetsky, 1992; Renaut, 2011), en particulier lorsqu’il s’agit d’éduquer. Cette activité est en effet, de toutes les sphères de l’existence humaine, celle pour laquelle la mémoire de forme d’une organisation fortement hiérarchique et traditionnelle a été la plus durable, et donc où les bouleversements les plus récents sont les plus considérables (Blais, Gauchet et Ottavi, 2002/2013, 2008). Ainsi, la libération des enfants (Renaut, 2002) aura été l’étape la plus tardive d’une « histoire de la libération » (Gauchet 2017, p. 742) dans la modernité démocratique, et l’éthique éducative et formative ne doit s’en emparer que plus urgemment. Un autre objectif du présent numéro est ainsi de chercher à mieux cerner les ressources qui peuvent être celles de l’éthique minimale pour faire face à cette maximalisation des situations questionnant les éducateurs sur le plan éthique autrement que par un recours à quelque maximalisme ou à des paniques morales (Ogien, 2004).

Six textes investissant ces horizons de recherche sont ainsi proposés aux lecteurs et lectrices de ce numéro.

C’est plus spécifiquement de l’éthique enseignante qu’Eirick Prairat nous entretient, en commençant par un retour rigoureux à une double question préalable : qu’est-ce que ladite éthique, et que risque-t-elle ordinairement? Il montre ainsi qu’il s’agit, dans ce domaine particulier de la philosophie morale et de la philosophie de l’éducation, d’articuler adéquatement trois vertus que sont la justice, la bienveillance et le tact. Sur cette base, il nous entraîne à sa suite dans un parcours réflexif où le minimalisme est repoussé comme possibilité de subsumer une éthique enseignante visant une éducation à l’autonomie, mais pleinement accueillie comme ressource permettant de s’en tenir au paternalisme faible et à l’exemplarité ordinaire qui siéent selon lui à l’éthique enseignante aujourd’hui.

Philippe Foray propose de resituer les débats autour du minimalisme et des recours que l’on peut y faire dans le domaine éducatif, dans le cadre des débats contemporains concernant le libéralisme politique. C’est en effet dans des démocraties libérales et pluralistes que le fait de faire de l’autonomie individuelle le but de l’éducation s’impose et prend tout son sens. L’autonomie, toutefois, se distingue de l’indépendance, et l’éthique éducative ne peut se penser hors des responsabilités et influences qu’implique la relation éducative elle-même. En outre, l’auteur montre qu’il est important de tenir compte des implications du capitalisme culturel comme mode de vie pour penser l’éducation aujourd’hui.

Christophe Point consacre sa contribution à faire dialoguer – à l’aune des défis démocratiques contemporains – Ogien et John Dewey sur le terrain de la philosophie morale de l’éducation. Sans nier qu’il existe des différences importantes entre leurs pensées respectives, l’auteur suggère qu’ils pourraient trouver à dialoguer de manière féconde autour d’une éthique éducative de l’hospitalité, qui pourrait s’entendre tout à la fois comme hospitalité envers soi-même, envers autrui et envers les savoirs. Une expérience de pensée sert de fil rouge à sa contribution : Ogien et Dewey travaillant dans la même école et se découvrant à la fois heureux de cette expérience et communément inquiets, comme ne peuvent que l’être des philosophes qui pensent l’avenir démocratique irrémédiablement ouvert.

Le texte de Maxime Morsa suggère un rapprochement entre la relation éducative et la relation de soin avec des personnes atteintes de maladie chronique, en cela qu’il s’agit d’y penser des processus d’autonomisation au long cours, respectueux de l’autonomie individuelle de droit de celles et ceux qu’il s’agit alors d’accompagner. Dans cette perspective, l’éthique minimale d’Ogien constitue une ressource précieuse et polymorphe pour contrer les risques de moralisme et de paternalisme pouvant être inhérents à chaque intervention d’éducation des patients et patientes.

Partir des dimensions aporétiques du projet éducatif et de la pratique éducative pour peser à leur juste mesure les apports possibles d’Ogien dans le domaine de la philosophie de l’éducation (non sans ouvrir eux-mêmes sur d’autres interrogations), tel est le pari de Vincent Lorius au sein du présent dossier. Il identifie ainsi trois domaines où, exemplairement les paradoxes du projet éducatif autorisent l’action éducative : la sanction, l’orientation et la prise en charge de la difficulté scolaire. Trois concepts forts de la pensée d’Ogien – faiblesse de la volonté, principe de non-nuisance et supériorité des droits sur les valeurs – sont centralement mobilisés pour porter sur ces thèmes classiques de la philosophie de l’éducation un regard renouvelé.

La mise en dialogue des trois termes clés du numéro – éthique minimale, individualisme et éducation – constitue la pierre d’assise de l’ensemble de ces contributions, qui toutes poursuivent depuis un point de départ différent l’objectif de mobiliser aussi largement que possible les potentialités heuristiques des propositions minimalistes pour penser l’éducation à l’autonomie d’un individu de droit aujourd’hui.

En varia, Issaka Yameogo nous entraîne à la rencontre de l’intellectuel burkinabé Joseph Ki‑Zerbo. Éminent historien et politique engagé, ce dernier est l’auteur d’une oeuvre imposante où, comme la présente contribution en témoigne, les thématiques de la philosophie morale et politique de l’éducation ne sont jamais absentes. Explorant ce corpus, Yameogo oppose – en particulier sur le plan des rapports entre individu et société – l’éducation originelle africaine et l’école exogène héritée de la colonisation. Pour Ki‑Zerbo et sur fond de conviction panafricaniste, nulle autonomie effective de l’Afrique ne serait ainsi possible sans un passage à une école africaine endogène et intégrée.