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Introduction

Faisons un instant une expérience de pensée : imaginons Ruwen Ogien et John Dewey, tous les deux enseignants dans la même école. Pourraient-ils travailler ensemble ? Arriveraient-ils à s’accorder sur une conduite éthique et pédagogique à tenir en tant qu’enseignants de cette école? Parviendraient-ils à faire dialoguer ensemble leur philosophie morale et leur philosophie de l’éducation? À première vue, il s’agit là d’un défi insurmontable. En effet, Ruwen Ogien est libertaire et John Dewey est démocrate. L’un croit en une obligation absolue de « la neutralité éthique de l’État » (Ogien, 2014a, p. 18), et l’autre pense que, oui, l’école doit transmettre une conception particulière de la vie bonne. Plus précisément, Ruwen Ogien défend une perspective libertaire en éducation, où l’État intervient au minimum sur l’éducation éthique des élèves (Ogien, 2014b). À l’inverse, John Dewey, à la fois démocrate et progressiste, croit en la possibilité et au bienfondé d’un perfectionnement individuel de l’individu au moyen de son éducation par le collectif (Dewey, 1916). Ainsi, bien que ces deux auteurs partagent de fortes valeurs de liberté, de pluralisme et d’égalité, force est de constater qu’un dialogue entre eux pour établir une éthique éducative commune[1] semble difficile.

Cependant, malgré cette difficulté, construire cette éthique commune nous semble, jour après jour, devenir une tâche de plus en plus urgente pour nos régimes démocratiques. Sans entrer dans le détail des analyses complexes des sciences politiques, on peut soutenir l’idée qu’au sein de nos démocraties, les individus oscillent de plus en plus entre deux postures éthiques dangereuses. D’une part, celle d’une apathie politique où chacun fuit la moindre responsabilité envers autrui, et ce, au nom d’une liberté absolue à laquelle tout le monde aurait droit, et, d’autre part, la posture d’un surinvestissement d’une morale publique jugée souhaitable pour tous et dont la critique ou la remise en question serait elle-même blâmable. Or ces deux dangers relatifs respectivement à un minimalisme et à un maximalisme moral furent l’objet des travaux de John Dewey et Ruwen Ogien. C’est pourquoi nous les étudions ensemble dans l’espoir de trouver, entre leurs deux positions extrêmes, le moyen de doter nos démocraties d’une éthique raisonnable et commune à tous.

Ainsi, et c’est le pari de cette proposition, nous faisons l’hypothèse qu’il est possible d’accorder le minimalisme moral (primauté du principe de non-nuisance à autrui) de Ruwen Ogien et le perfectionnisme éthique[2] de John Dewey sur un terrain d’entente commun. Ce pari nous semble alors correspondre à la construction d’une éthique éducative de l’hospitalité. Pour penser cette éthique, qui émerge des travaux de Eirick Prairat (2012)[3], nous faisons l’hypothèse que l’on peut la comprendre comme une éthique minimale, propre au domaine de l’éducation, ne se prononçant sur aucun autre principe ontologique que celui de la richesse du pluriel, et qui se traduirait par la recherche maximale d’une hospitalité envers toutes et tous. L’hospitalité, avec une telle définition, devient ici une sorte de condition éthique minimale nécessaire pour « ouvrir » de manière maximale les bienfaits de l’éducation pour nos démocraties. Car, comme nous le verrons par la suite, l’hospitalité nous apparaît comme une valeur proprement démocratique, puisqu’elle ne se réalise qu’en accordant le minimalisme et le maximalisme moral sur le rejet des défauts de leurs positions extrêmes (apathie politique mue par l’indifférence morale envers tous et intolérance politique de toute différence pour des raisons morales indiscutables). Ainsi, notre problème est ici le suivant : Peut-on, au sujet de l’éthique en éducation, faire dialoguer ensemble Ruwen Ogien et John Dewey pour construire avec eux une éthique éducative de l’hospitalité nécessaire à la démocratie?

Toutefois, avant de s’engager dans un tel projet, il n’est pas inutile d’en préciser sommairement les bornes. Premièrement, notre travail n’aborde pas tous les domaines de l’éthique, mais seulement celui de l’éthique éducative. C’est donc à la relation d’un enseignant avec un apprenant que nous attachons notre propos, et non à celle d’un médecin avec un patient, d’un juge avec un accusé, etc. Deuxièmement, nous n’avons pas la prétention de couvrir l’ensemble des écrits de Ruwen Ogien et de John Dewey. Ces deux auteurs, prolifiques, ont écrit sur de nombreux sujets, et nous n’avons choisi de mobiliser ici que leurs écrits concernant la théorie éthique et leurs applications au sein des relations éducatives. Troisièmement, l’éthique de l’hospitalité a déjà été travaillée récemment par de nombreux auteurs (Hamington, 2015; Kolly, 2018; Prairat, 2012; Stavo-Debauge, 2017), qui s’appuient, par ailleurs, sur les écrits de nombreux philosophes bien connus : Kant, Arendt, Derrida ou encore Ricoeur. Face à ce foisonnement, et pour éviter toute confusion, nous nous restreignons à un dialogue entre nos deux premiers auteurs, car ils ont tous les deux pensé cette éthique de l’hospitalité sur le plan politique et éthique, et ce, au sein des régimes démocratiques. À cette double condition s’ajoute le fait que leur distance historique, géographique, culturelle et politique nous semble couvrir un spectre suffisamment large pour ouvrir par la suite cette discussion à d’autres auteurs.

Une fois ces bornes reconnues, nous présenterons dans un premier temps les conditions de possibilité d’une éthique commune à Ruwen Ogien et à John Dewey. Cette éthique est valable pour une société pluraliste, démocratique et éducative. Dans un second temps, nous définirons ce que l’éthique de l’hospitalité n’est pas. L’objectif étant ici de la distinguer d’une éthique de l’appartenance, de la tolérance et de la bienveillance. Enfin, nous déplierons cette idée d’une éthique éducative de l’hospitalité en rendant compte de cette dernière sur un plan introspectif, social et épistémique, ce qui signifie que nous chercherons à comprendre ce qu’une hospitalité envers soi, autrui et les savoirs peut signifier dans le domaine éducatif et contre quoi elle se propose de lutter.

1. Une éthique commune à Ogien et à Dewey : penser avec et entre le minimalisme et le maximalisme éthique

Dans ce premier temps, notre argumentation est dirigée par un mouvement argumentatif simple : la promotion d’une éthique, quel que soit son contenu, ne peut pas ne pas promouvoir également les conditions de sa réalisation. À partir de cette idée, nous montrerons en quoi l’éthique minimale de Ogien nécessite une promotion maximale des conditions éthiques garantissant l’existence d’une société à la fois pluraliste, démocratique et éducative. Or ces trois critères d’une société rendant possible et souhaitable l’éthique minimale d’Ogien, sont par ailleurs des critères éthiques défendus par Dewey, et forment à nos yeux les conditions d’une éthique de l’hospitalité. Ainsi, ce premier temps de l’argumentation a pour objectif de montrer que l’accord nécessaire entre ces deux philosophes sur les trois critères (pluralisme, démocratie et éducabilité) forme également les conditions de possibilité d’une éthique de l’hospitalité.

1.1. Le pluralisme comme condition de l’éthique de Ogien et de Dewey

Défendons une première hypothèse; Ogien et Dewey se rejoignent dans une défense en règle du pluralisme et, notamment, le pluralisme moral (entendu ici en tant que position philosophique promouvant la diversité harmonieuse des valeurs et le droit des individus à réaliser cette pluralité des conceptions de la vie bonne[4]). Le premier, partisan du minimalisme éthique, craint une société totalitaire où le pouvoir cherche à contrôler notre vie par l’éthique. Il craint donc que nos démocraties soient mises en danger par ce maximalisme moral totalitaire. Le second, partisan du perfectionnisme éthique (et non d’un maximalisme), craint l’avènement d’une société atomisée, où plus personne ne s’occupe d’autrui et devient incapable de s’enrichir du point de vue d’autrui. Ainsi, pour Dewey, le danger pour les démocraties vient plutôt de ce minimalisme moral dépolitisant. Dans ces deux peurs, pourtant opposées, se lit la même volonté de ne pas définir ce qu’est une vie bonne pour tout le monde, mais de construire une éthique où chacun est capable, librement, de partager ses critères éthiques avec autrui. En un mot, Ogien et Dewey partagent le même souci d’établir au sein de la société un pluralisme moral.

Or le premier ennemi de ce pluralisme moral est le paternalisme. En effet, pour Ogien, « dans une société démocratique, laïque, pluraliste, l’État doit éviter autant que possible le paternalisme légal ou organisé » (2007b, p. 132). De plus, selon Ogien, les philosophes perfectionnistes (catégorie dans laquelle nous faisons, avec Michel Fabre (Fabre, 2014, p. 71), l’hypothèse de placer Dewey) n’appliquent cette idée que dans les domaines juridique et politique, mais pas dans le domaine moral. Ainsi, les philosophes perfectionnistes cherchent, en usant « des moyens de la raison et de l’éducation », à promouvoir « un souci du bien d’autrui » (Ogien, 2007b, p. 134), et condamnent moralement les actes qui sont « des entraves à leur propre perfection » (p. 135). Ogien condamne cette attitude, qu’il juge trop proche du paternalisme, en refusant à la philosophie morale le privilège d’énoncer normativement ce qu’est une vie bonne. Ainsi, il défend l’idée qu’il est souhaitable que chacun exprime ce qu’est pour lui une vie bonne et que la société considère cette expression morale comme un droit légal et souhaitable pour tous les individus (quel que soit leur classe, leur race ou leur genre). Dewey partage également cette position (Point, 2019a) que l’on peut reconnaître comme étant celle d’un pluralisme moral[5].

Cependant, ce pluralisme moral, et c’est le moins que l’on puisse dire, n’est ni inné pour l’individu, ni acquis dans nos sociétés actuelles. C’est pourquoi, selon Dewey, il faut éduquer les citoyens à ce pluralisme moral (c’est-à-dire leur faire prendre conscience de l’intérêt de partager leurs critères moraux, sans forcément s’accorder sur ces derniers, mais à tout le moins, de les respecter[6]). Ainsi, apprécier le pluralisme des positions morales devient, pour Dewey, un moyen de perfection, et le faire acquérir à autrui devient un souci moral. C’est pourquoi, si, d’une part, Ogien peut critiquer le perfectionnisme moral de Dewey, ce dernier peut, d’autre part et au nom de leur valeur commune du pluralisme, justifier sa position comme prérequis moral minimal nécessaire à l’éthique d’Ogien. En ce sens, c’est la promotion du « principe de neutralité à l’égard des conceptions du bien personnel » (2007b, p. 155) de Ogien qui justifie l’importance et la valeur du pluralisme moral de Dewey[7]. Et c’est pourquoi les deux peuvent s’accorder sur la promotion d’une éthique en faveur du pluralisme moral, c’est-à-dire « favoriser la coexistence entre personnes dont les conceptions du monde sont divergentes. » (Ogien, 2014a, p. 17).

1.2. Forger une éthique spécifique pour une société démocratique

Notre seconde hypothèse prolonge la première, et tente de répondre à deux nouvelles craintes de nos auteurs. En effet, il nous semble que Ogien, minimaliste, craint l’avènement d’une société moralisatrice où seuls quelques puissants seraient en droit de formuler des avis moraux. À l’inverse, Dewey, perfectionniste, craint déjà à son époque que la société à venir ne développe une sorte d’apathie populaire où plus personne ne se sent disposé à participer à la vie publique. Face aux craintes de ces deux dangers qui menacent encore nos régimes démocratiques, la solution nous semble, là aussi, identique : il s’agit, pour Ogien comme pour Dewey, de faire de l’éthique éducative un moyen politique de la promotion de la démocratie.

Cette dernière est entendue ici comme un « style de vie » d’une société où chacun est libre et participe à la construction de ses valeurs (Fabre, 2014, p. 75), à savoir une société où les individus partagent la croyance qu’ensemble, ils parviendront mieux à résoudre leurs problèmes que si chacun agissait seul. Cela signifie qu’au sein de cette société, chacun possède une prétention égale à participer à la résolution des problèmes éthiques (et non uniquement un groupe d’experts en « morale »), et ce, sans laisser quiconque de côté[8]. Ainsi pensée, la démocratie devient ici la recherche du plus grand partage possible de la normativité éthique. Cela signifie qu’il s’agit de rechercher un équilibre du pouvoir normatif de chacun, pour faire en sorte que l’un ne soit jamais en position de dominer complètement l’autre. Cette recherche est alors guidée par ce que Ogien appelle « le principe d’égale considération de la voix et des revendications de chacun » (2007b, p. 144).

Cependant, la valeur que les individus d’une société donnée vont porter à cet équilibre des pouvoirs normatifs doit elle-même posséder une valeur normative. Cet apparent paradoxe des sociétés démocratiques fait en sorte que ces dernières doivent alors se doter d’un système éducatif qui valorise son régime démocratique pour pouvoir ensuite réaliser cet équilibre des pouvoirs normatifs. En ce sens, en démocratie, seuls les éducateurs et les éducatrices ont le droit d’avoir un pouvoir normatif sur autrui, si et seulement si ce pouvoir normatif est au service d’un apprentissage de la valeur morale de ne pas user de ce droit sur quiconque se trouvant en dehors de cet objectif. En d'autres mots, pour les philosophes et pédagogues pragmatistes (Addams, 1913; Dewey, 1888, 1916), dans une société démocratique, l’enseignant a le droit et le devoir d’obliger, à condition que l’élève comprenne que, primo, seules les raisons éducatives justifient ce droit à l’obligation, et que, secundo, c’est au nom de l’intérêt même de la démocratie que ce devoir se trouve justifié. Ici, l’avènement d’une société démocratique devient à la fois la condition et l’objectif des efforts pour faire adopter une éthique minimale[9].

1.3. L’éducabilité comme critère éthique d’une société éducative

Enfin, notre troisième hypothèse est le résultat logique de la défense des deux premières. Il s’agit alors de dire que, si nos auteurs défendent l’avènement d’une société pluraliste et démocratique, alors, dans les deux cas, et pour le minimaliste comme pour le perfectionniste, il faut également défendre l’éducabilité de tous par tous, et ce, en tant que condition nécessaire à la réalisation de l’éthique recherchée. Cette éducabilité de tous par tous signifie qu’au sein d’une société donnée, l’éducation est considérée comme une activité à la portée de tous, soit comme apprenant, soit comme enseignant. Elle n’est ni réservée à une élite (aussi « éclairée » soit-elle) ni un processus automatique imposé et au contenu préétabli à sa réalisation. Ce point, central à nos yeux, nous semble être le troisième point de rencontre de la pensée de Ogien et de Dewey, c’est-à-dire la même promotion d’une société éducative, où chacun se sent libre d’apprendre ce qu’il veut et de qui il veut[10].

En effet, l’éducation est, pour Dewey, une formation aux vertus de l’expérimentation (Dewey, 1938b). Selon lui, l’expérience fait autorité, sur le plan scientifique, esthétique, et éthique. Et c’est à partir de l’expérience que l’on peut former une opinion morale conséquente pour soi (Pappas, 2008). Ainsi le perfectionnisme éthique de John Dewey est d’abord l’expression du droit souverain de chacun à faire ses expériences (sans que des conceptions métaphysiques, philosophiques ou politiques les entravent). Par extension, la capacité de chacun à expérimenter se trouve extrêmement valorisée par ce philosophe pragmatiste, et former chez les enfants la conviction de cette nécessité d’expérimenter pour savoir est l’un des objectifs premiers de son éducation. Ainsi, pour Dewey, l’éducation doit se doter d’une éthique au moins pour cette raison, et être en mesure de valoriser, au sein de son processus, l’expérimentalisme (Fabre, 2014). L’enfant doit, lors de son éducation, expérimenter le plus intensément possible et laisser les autres mener eux aussi leurs propres expérimentations. Multiplier les expériences nouvelles et être en mesure d’apprendre le plus possible de la moindre de ces expériences; voilà le crédo de l’éthique éducative pragmatiste.

De plus, il nous semble que Ogien pourrait « valider » cette éthique, car elle rend possible, par la suite, l’autonomie morale des individus, leur permettant d’être les seuls juges de leurs expériences (sans dépendre d’autrui, d’un État ou d’une religion par exemple)[11]. Cependant, nous n’avons pas trouvé dans ses écrits l’expression claire d’une telle position. Toutefois, le rejet si souvent rappelé d’Ogien à l’encontre du paternalisme ne nous semble pas pouvoir s’étendre seulement à une promotion de cette autonomie morale (bien que l’importance du « principe de non-nuisance » nous y encourage[12]). Or cette dernière, elle aussi, n’est pas innée, et doit se construire (et l’éducation peut être un moyen de cette construction, car « il faut donner à chacun la possibilité de réaliser sa propre conception du bien » (Ogien, 2014a, p. 17)). Il nous semble donc que, là aussi, c’est le rejet du paternalisme de Ogien, presque malgré lui, qui vient justifier la nécessité de l’éthique éducative de Dewey comme condition de la réalisation effective de sa propre position (le rejet du paternalisme)[13]. C’est donc pour cette raison que la promotion d’une société éducative (défendant concrètement l’éducabilité de tous par tous) nous semble être ici le troisième point d’accord de Ogien et Dewey.

Pour conclure ce premier temps de l’argumentation, nous pouvons dire que nos deux auteurs, Ogien et Dewey, peuvent s’accorder sur au moins trois critères. Le pluralisme, la démocratie et l’éducation sont trois points communs à l’éthique minimale d’Ogien et à l’éthique perfectionniste partagé de Dewey. Ainsi, sur le terrain de l’éducation, l’éthique de Ogien et de Dewey, si elle ne se prononce pas sur les critères de la vie bonne (Ogien, 2014a, p. 18-19), elle milite, en revanche, en faveur d’un apprentissage des bienfaits de la vie dans une société plurielle, démocratique et qui se donne le droit d’évoluer par l’éducation. Une telle direction éthique nous semble rendre compte de ce que nous nommons une éthique de l’hospitalité. Cette dernière est ici une éthique minimale ayant pour vocation d’ouvrir de manière maximale le processus éducatif à tous (ainsi que ses bienfaits). C’est donc de cette éthique éducative de l’hospitalité qu’il nous faut maintenant travailler pour illustrer concrètement ce que pourrait être cette éthique commune à Ogien et à Dewey.

2. Ce que n’est pas une éthique de l’hospitalité

Avant de définir au plus près ce que pourrait être une éthique éducative de l’hospitalité, prenons le temps de la distinguer d’une éthique de l’appartenance, de la tolérance, ou encore de la bienveillance. Ces trois notions, proches de celle de l’hospitalité, peuvent porter à confusion si nous ne les distinguons pas, notamment au regard des écrits de John Dewey et de Ruwen Ogien. Nous espérons ainsi définir l’hospitalité comme étant un processus permettant : 1) la reconnaissance de l’existence d’une diversité d’entités toutes différentes les unes des autres, sans présupposer une appartenance commune et normative; 2) la rencontre de ces entités les transformant conjointement, chacune différemment, par un apport mutuel de leurs particularités, sans s’ignorer dans une indifférence de leurs différences; et 3) après le temps de la rencontre, une nouvelle séparation de ces entités qui vient enrichir encore la diversité de celles-ci, sans présupposer une supériorité parmi elles qui justifierait la bienveillance des unes envers les autres.

2.1. Elle n’est pas une éthique de l’appartenance

Tout d’abord, il convient de distinguer l’éthique de l’hospitalité de celle de l’appartenance (Stavo-Debauge, 2017). Être hospitalier ne signifie pas vouloir transformer l’autre, même progressivement, pour l’assimiler, l’intégrer ou l’inclure au sein d’une communauté. En effet, pour une éthique de l’appartenance, la nouveauté est toujours problématique (et non une richesse). Celle-ci est « source d’un inconfort épistémique » et « vecteur de troubles cognitifs qui déstabilisent » (Stavo-Debauge, 2017, p. 119). En raison de cette négativité de la nouveauté, une éthique de l’appartenance sera toujours tentée de dépasser le temps de l’accueil et de l’hospitalité, parfois trop rapidement (Dewey, 1927), pour réduire l’asymétrie de départ entre l’étranger et l’hôte en lui donnant un statut égal : celui d’un membre de la communauté (Dewey, 1916).

Pour ce faire, l’éthique de l’appartenance nécessite une transformation de l’étranger (pour le rendre semblable à ce qui est connu par la communauté) volontaire et remise en cause au premier soupçon de déloyauté (Stavo-Debauge, 2014; 2017). Or cette éthique de l’appartenance ne peut être valable pour notre projet, compte tenu de deux raisons soutenues à la fois par Eirick Prairat et Ruwen Ogien. Premièrement, les enseignants d’une même école ne forment pas une communauté mais un groupe professionnel (Prairat, 2014a; 2014b). De plus, selon Ogien, les membres d’une communauté éducative ne peuvent s’accorder sur les mêmes normes du bien, mais seulement sur les normes de ce qui leur semble juste (Larmore, 1993). C’est pourquoi, deuxièmement, une éthique de l’hospitalité n’est pas une éthique de l’appartenance, puisqu’elle ne se prononce pas sur ce qu’est un « bon enseignant » ou un « bon élève » (dans ce cas, cette éthique relèverait d’un « maximalisme »), mais seulement sur les normes de justice concernant l’accueil de tous au sein d’un lieu éducatif.

Ainsi, pour ces deux raisons, l’éthique de l’hospitalité n’est pas celle de l’appartenance, car cette dernière repousse la symétrie de la relation entre l’étranger et son hôte au moment d’une identité de l’étranger à son hôte, alors que l’hospitalité présume cette symétrie au moment même de l’accueil et ne la fait dépendre d’aucune transformation. C’est pour cette raison que, pour Ogien, la symétrie de l’hospitalité entre l’étranger et son hôte ne peut s’accorder avec l’asymétrie d’un paternalisme moral[14]. En ce sens, une éthique de l’hospitalité à l’école n’a besoin d’aucun uniforme, d’aucune revendication ethnique ou nationaliste[15], ni même d’une valorisation d’appartenance de classe sociale. Elle prônera une symétrie des relations envers tous, sans chercher à transformer l’identité des élèves et des étudiants, mais au contraire, en respectant leurs différences. Par exemple, pour le perfectionnisme éthique de Dewey, il est non-négociable que toutes les considérations racistes soient exclues du processus éducatif démocratique[16], et ce, malgré les appartenances ethniques ou culturelles des uns ou des autres.

2.2. Elle n’est pas une éthique de la tolérance

De la même manière, l’éthique de l’hospitalité ne se confond pas avec une éthique de la tolérance. En effet, si l’éthique de la tolérance fait elle aussi le constat de la pluralité des êtres, elle fait de cette pluralité un obstacle infranchissable à l’action commune. La différence devient ici une source de tension qu’il convient d’écarter pour empêcher les conflits ou les incivilités (Stavo-Debauge, 2012, 2014). Comprise ainsi, l’éthique de la tolérance se fonde sur une compréhension hégélienne de la diversité (Hegel, 1812, p. 376‑380), c’est-à-dire une indifférence à la différence.

Cette indifférence construit alors selon Ogien une sorte d’éthique « zéro »[17] qu’il faut éviter (Ogien, 2007b, p. 116), et c’est pour cela que le principe moral de non-nuisance est tempéré par le principe de considération égale dans le cas du bon samaritain (p. 100‑121). Sur ce point, il s’agit pour Ogien de se demander si « le principe négatif de non-nuisance pourrait suffire à justifier ces lois positives d’assistance ou de contribution au bien commun » (Ogien, 2007b, p. 101). À cette question, Ogien répondra que ces deux principes sont à la fois valables et indépendants. Cependant, pris séparément, aucun de ces deux principes n’est suffisant pour définir à lui seul l’éthique minimale. Ainsi, là où Dewey critique la tolérance comme indifférence envers autrui, Ogien est plus mesuré, mais s’accorde pour dire que la tolérance est insuffisante pour son éthique minimale (Ogien, 2007b, p. 121). En effet, pour Ogien :

Pour l’éthique minimale, la vocation de la morale n’est pas de régenter absolument tous les aspects de notre existence, mais d’affirmer des principes élémentaires de coexistence des libertés individuelles et de coopération sociale équitable.

Ogien, 2007b, p. 197

Ainsi, affirmer cette coexistence et cette coopération nous autorise à considérer l’importance d’une éthique de l’hospitalité au regard de cet auteur. C’est pour cela qu’une éthique de la tolérance ne peut convenir à l’hospitalité qui cherche justement à dépasser cette différence radicale de l’étranger pour la comprendre et apprendre d’elle[18]. De plus, l’idée de communauté au sein de la philosophie pragmatiste est liée à l’idée qu’un public se dotant d’outils pour communiquer peut faire émerger de sa communication des biens communs (Zask, 2008). Au cours de ce processus, la diversité des membres du public est un atout pour améliorer les résultats de l’enquête. L’hospitalité est ainsi moins « prudente » que la tolérance[19], car elle croit au gain réciproque d’un apprentissage mutuel des différences (Point, 2019b). C’est pourquoi une éthique éducative de l’hospitalité postule que les élèves ou les étudiants ont autant de choses à apprendre aux enseignants que l’inverse. Il ne suffit pas de les tolérer, mais de les accueillir, tous différents et nouveaux qu’ils sont, pour créer avec eux un monde commun[20].

2.3. Elle n’est pas une éthique de la bienveillance

Enfin, il nous faut distinguer l’éthique de l’hospitalité de celle de la bienveillance. Il faut commencer par reconnaître que nous ne distinguons pas ici la bienveillance de la sollicitude (Prairat, 2013; Roelens, 2019). En effet, la bienveillance peut s’entendre comme une responsabilité de soin avec l’autre, responsabilité qui nous oblige moralement à veiller sur lui et ses besoins. La bienveillance postule donc, dans la relation à l’autre, une vulnérabilité, une carence d’autonomie (Roelens, 2019) qui justifie l’action d’aide, de don ou de transmission d’un héritage (suivant les formes et les lieux où cette relation de bienveillance s’établit). Sans discuter les problèmes que pose cette notion, par ailleurs (Michaud, 2013), nous lui reconnaissons une place essentielle au sein de l’école (Derycke et Foray, 2018).

Cependant, on remarquera tout d’abord que, pour de nombreux lieux éducatifs (centres sociaux, université, etc.), les enseignants n’ont plus affaire à des enfants. Aussi, dans ces cas‑là, la responsabilité de l’enseignant[21] nous semble autre que celle du professeur du secondaire ou du primaire. À l’université ou dans un centre de formation par exemple, l’autre n’est plus une personne mineure et le soin que l’on peut lui porter ne suppose pas forcément une vulnérabilité plus grande que la nôtre. L’éthique de l’hospitalité ne présuppose pas ce déséquilibre de la vulnérabilité ou de l’autonomie (ou en tout cas, la connaissance qu’en ont les acteurs de la relation) au sein de la relation éducative. Entre l’étudiant qui entre en cours et l’enseignant qui l’accueille, il nous semble que c’est sur une relation d’égalité (ou en tout cas de symétrie) que l’éthique de l’hospitalité établit une relation saine, car les deux individus peuvent combler leurs besoins mutuels (apprendre et enseigner). Cette égalité de la relation éducative à l’université est par ailleurs extrêmement importante pour John Dewey, car elle permet un co-apprentissage entre pairs qui est une des conditions de possibilité de la recherche (Dewey, 1932a).

De plus, pour revenir sur la question des écoles primaires ou secondaires, on peut distinguer la bienveillance de l’hospitalité à partir des distinctions habituelles entre les relations de don et d’échange. La bienveillance est l’attitude d’un supérieur capable de donner de son temps ou de son énergie à un inférieur, et ce, sans rien attendre en retour explicitement. Au contraire, l’hospitalité est l’attitude d’un égal accueillant chez lui un étranger (mais dont on présuppose l’égalité), et ce, en demandant implicitement, tout en reconnaissant explicitement, une réciprocité dans le respect de sa vulnérabilité. Dans le cas de la bienveillance, l’attendu implicite de la relation est une transformation du mineur par le majeur, alors que dans le cas de l’hospitalité, cet attendu de la relation d’aide et de soin d’un égal est une co-transformation. Particulièrement lorsque cette relation dépasse le temps de l’accueil pour se prolonger dans le séjour, cette responsabilité mutuelle dans le soin de la relation devient de plus en plus explicite. C’est pourquoi l’asymétrie que semble porter la relation bienveillante (Ogien, 2011b) laisse également la porte ouverte au paternalisme moral (même diffus) que critique Ogien, alors que l’hospitalité ne le permet pas. En ce sens, une éthique de la bienveillance, comme celle de l’appartenance, est le fruit d’un maximalisme moral, et non d’un minimalisme moral.

3. Pistes pour l’éthique éducative d’une triple hospitalité

Maintenant que nous savons ce que n’est pas une éthique éducative de l’hospitalité, il nous faut maintenant dire ce qu’elle est, à la fois par le croisement des perspectives philosophiques de Ruwen Ogien et de John Dewey, mais également au regard de la complexité de l’éthique éducative. En effet, nous faisons l’hypothèse qu’une éthique de l’hospitalité peut se réaliser de trois façons différentes et complémentaires en un lieu éducatif. L’hospitalité peut se vivre dans la relation épistémique d’un sujet apprenant avec un savoir nouveau, dans la relation introspective d’un sujet apprenant envers lui-même, ou encore dans la relation sociale d’un sujet apprenant envers les autres apprenants[22]. Nous présenterons successivement ces trois formes différentes de l’hospitalité en faisant dialoguer Ruwen Ogien et John Dewey sur les implications d’une telle éthique à l’école.

3.1. L’hospitalité épistémique : une éthique de l’ouverture d’esprit face à un savoir nouveau

Nous proposons ici de comprendre l’hospitalité épistémique comme une éthique en lutte contre les trois vices épistémiques (Medina, 2012) que sont l’arrogance, la paresse et l’étroitesse d’esprit, et ce, en promouvant trois autres vertus correspondantes : l’humilité, la curiosité et l’ouverture d’esprit[23]. Nous qualifions d’« épistémique » ces vertus et ces vices, car l’attention est portée ici sur les conséquences qu’entraînent ces vertus et ces vices pour le statut de sujet qui apprend de celui qui les possède, c’est-à-dire pour son autorité cognitive (Fricker, 2007). C’est pour cette raison que l’éthique de l’hospitalité a en réalité pour but de lutter contre une culture scolaire produisant inconsciemment une hostilité épistémique envers un savoir étranger à soi. Cette hostilité se manifeste quand l’élève ou l’étudiant est devenu trop arrogant, paresseux ou buté pour accueillir les points de vue de son enseignant (et vice-versa, évidemment).

C’est ce que José Medina identifie par : 1) l’« epistemic arrogance » qui inhibe « la capacité à s’autocorriger et à être ouvert aux corrections des autres » (Medina, 2012, p. 31), c’est-à-dire l’humilité nécessaire à tout dialogue véritable; 2) l’« epistemic laziness » qui fuit toute « résistance épistémique qui est produite par la friction entre différents points de vue » (Medina, 2012, p. 17). Cette paresse intellectuelle nuit ainsi à la vertu de la curiosité, dont John Dewey fait par ailleurs l’éloge (Dewey, 1934a; Fabre, 2014); 3) la « close-mindedness » qui refuse d’exploiter « les avantages du conflit productif », conflit qui nous oblige à « reconnaître et valoriser la connaissance située et hétérogène de divers agents°» (Medina, 2012, p. 6). Ce faisant, cette étroitesse d’esprit empêche la formation d’une ouverture d’esprit (Dewey, 1933) capable de faire un bon usage de ce conflit[24]. Par conséquent, l’hospitalité épistémique, à l’inverse de l’hostilité, cherche à accueillir le point de vue d’autrui au moyen de l’humilité, de la curiosité et de l’ouverture d’esprit. Fonder une éthique de ces vertus épistémiques fait alors de l’hospitalité une éthique pragmatiste particulièrement exigeante, mais indispensable pour une société pluraliste, démocratique et éducative (Stitzlein, 2014).

Comprise ainsi, cette éthique de l’hospitalité propose aux enseignants d’installer « dans leur pratique de classe un intermonde de traduction, un espace mutuel de dialogue où chacun tente de devenir un peu plus compréhensible à l’autre » (Moreau, 2007, p. 70). Et cette tâche ne peut se déclarer réussie que si l’élève, au terme de sa formation, possède et connaît la valeur des vertus de l’humilité, de la curiosité et de l’ouverture d’esprit. Ces trois vertus nous semblent, plus ou moins consciemment, guider le travail éthique de Ogien (2011a, p. 319) dans sa lutte contre le paternalisme moral. L’humilité du minimalisme moral contre l’arrogance des maximalistes, la curiosité de cet auteur pour les autres éthiques que la sienne contre la paresse intellectuelle des fanatiques moraux critiqués, ou encore son ouverture d’esprit dans l’argumentation avec ses adversaires nous semblent être des preuves de facto de son adhésion à cette éthique de l’hospitalité épistémique.

3.2. L’hospitalité introspective : une éthique de la confiance envers soi-même

L’éthique de l’hospitalité, en promouvant les vertus de l’humilité, de la curiosité et de l’ouverture d’esprit, lutte contre l’hostilité que les individus peuvent développer contre les savoirs. Cependant, cette éthique de l’hospitalité, par ces trois vertus épistémiques, si elle rend possible et souhaitable une diversité des savoirs, ne se limite pas à la promotion de ce rapport hospitalier aux savoirs, mais travaille également, sur un plan introspectif, à une hospitalité envers soi-même.

Comment nommer cette capacité à être hospitalier envers soi-même? À ne pas se sentir soi-même étranger et indésirable au gré d’une pluralité de situations quotidiennes? Sur ce point, il nous semble que le terme le plus adéquat pour parler de cette hospitalité à soi, et du travail personnel qu’elle nécessite, est celui de la confiance en soi (self-reliance[25]). Être confiant dans son droit d’être là, dans la plus grande diversité possible de situations, malgré ses vulnérabilités, n’est pas qu’un travail psychologique, mais également une démarche éthique. Pour le dire autrement, le complexe psychologique de l’imposteur qui entraîne un fort sentiment d’inauthenticité et une importante autodépréciation (Chassange et Callahan, 2017) montre à quel point la capacité à accepter la pluralité des facettes qu’un individu peut présenter est aussi difficile à cultiver qu’indispensable au bien-être de chacun. L’imposteur est celui qui, ne se faisant pas confiance, n’accepte pas ses vulnérabilités, qui se transforment alors en fragilités qu’il cherchera à cacher plutôt qu’à accueillir en lui. Ainsi, une éthique de l’hospitalité à soi, luttant contre le sentiment d’imposture, aura à coeur de créer à l’université un « climat » hospitalier où, par exemple, chaque élève se sent « en confiance » et estime légitime d’être en cours, de poser des questions, de rendre des travaux, etc. (Brems et coll., 1994; Studdard, 2002).

Cette légitimité accordée à soi-même peut paraître paradoxale dans le cadre d’une éthique de l’hospitalité. Pourtant, là aussi, les efforts de Ogien pour lutter contre le paternalisme montre clairement que ce dernier se nourrit d’un sentiment d’illégitimité, d’insécurité et d’incompétence des individus pour décider de leurs propres critères moraux (sauf pour les philosophes?). C’est à cause de ce sentiment d’appréhension et de manque de confiance au sujet des questions éthiques que la tentation est grande pour chacun de se référer à « la loi du père » et de dévaloriser ce que nous ont appris nos propres expériences morales (Ogien, 2004, p. 154). Il s’agit, à notre avis, d’un des points de rencontre les plus forts entre Ogien et Dewey : nous sommes les premiers légitimes à pouvoir formuler sur notre propre vie un jugement moral[26]. Leurs éthiques s’accordent sur cet objectif : « garantir cette possibilité à tous » (Ogien, 2014a, p. 17). Ainsi, l’enseignant ne peut, pour ces deux auteurs, n’avoir qu’un seul objectif valable dans le cadre d’une éthique éducative : convaincre leurs élèves qu’ils peuvent se faire confiance pour formuler des opinions valables dans le domaine de l’éthique.

3.3. L’hospitalité sociale : une éthique de la perplexité envers autrui

L’hospitalité dans sa dimension sociale, c’est-à-dire envers autrui, est sans doute la plus évidente à penser des hospitalités. Faire des lieux éducatifs des endroits où chacun, quelle que soit sa classe sociale, sa racialisation ou son genre se sente accueilli et en droit d’être là nous paraît être une évidence. Mais cette évidence ne doit pas nous faire oublier que la défense et la promotion de cette idée sont aussi des combats politiques dépassant les questions relatives à l’éducation. L’immigration, le droit des minorités, la lutte contre le racisme, les discriminations ethniques et l’accueil des étrangers sont évidemment des questions urgentes que l’on ne peut pas ne pas traiter pour penser la société de demain. Sans écarter ces questions, étudions maintenant ce que signifie cette hospitalité sociale dans le cadre d’une éthique éducative.

Pour sa part, John Dewey cherche à faire de l’hospitalité sociale un élément clé de « l’obligation intellectuelle suprême » (Dewey, 1934b) des enseignants[27]. Il s’agit pour ces derniers de promouvoir grâce à elle « une coopération active » (Dewey 1938, p. 275) indispensable à la fois l’attitude démocratique et scientifique. Cependant, en amont de cette coopération, l’hospitalité envers autrui s’exprime pour John Dewey, mais encore plus pour Jane Addams (1913), grâce au concept de perplexité. Accepter d’être perplexe face au point de vue moral d’autrui, c’est s’autoriser un temps, une épochè, où l’on retient son propre jugement pour porter attention à celui d’autrui. La perplexité est ici un concept qui désigne cette capacité à accueillir le point de vue d’autrui avant d’entrer dans un débat éthique[28]. Ce « réflexe éthique » de la perplexité permet bien de saisir l’attitude demandée par une hospitalité envers un autre, étranger ou inconnu, dont l’altérité ne doit pas être niée ni contournée trop rapidement par une supposée ressemblance avec quelque chose de connu. Ici, le pragmatisme de Jane Addams nous fait cadeau de ce temps de la perplexité pour accepter cette altérité (Seigfried, 2000). Elle ouvre une dimension éthique qui dépasse le temps de l’accueil pour nourrir celui du séjour. L’hospitalité envers autrui, en tant que travail éthique, nous demande de renouveler ce temps de la perplexité à chaque rencontre[29].

L’importance de cette perplexité peut aussi se lire dans l’éthique minimale de Ogien. Là encore, il s’agit d’éviter ce travers des maximalistes, qui tenteront de juger immédiatement, presque d’instinct, une multitude de cas à partir de leur système éthique, sans se laisser le temps d’étudier le point de vue de l’autre. D’ailleurs, pour Ogien, une des expressions de la « panique morale » qu’il critique est « la tendance à ne pas tenir compte du point de vue de celles et ceux dont on prétend défendre le bien-être » (2004, p. 46). Cette dernière est alors d’autant plus forte que le manque de perplexité envers le point de vue d’autrui nous conduit à le juger moralement trop vite. Cela est tout particulièrement visible dans les injonctions à un « retour de la morale » à l’école, qui, selon lui, cachent à peine leur intention de rendre les pauvres (forcément ignorants de ce qu’est la vie bonne) responsables des injustices qu’ils subissent (Ogien, 2011c). Ainsi, ne laissant pas le temps à l’élève ou à l’étudiant de s’exprimer, l’enseignant se construit un avis sur ce dernier sans accueillir véritablement sa différence de points de vue[30]. C’est pourquoi l’absence de perplexité est si problématique pour une éthique éducative de l’hospitalité.

Conclusion

Pour conclure ce travail sur l’éthique éducative, nous pouvons rappeler que l’hospitalité est une notion complexe (bien différente de l’appartenance, de la tolérance ou de la bienveillance) qui, dans sa quête d’une société plus pluraliste, démocratique et éducative, peut se diriger vers trois directions différentes : envers soi (faire en sorte que l’on se rende capable de se sentir en confiance et légitime dans le plus grand nombre possible de situations), envers autrui (être en mesure de se donner un temps de perplexité pour appréhender pleinement les différences d’autrui) et envers les savoirs (développer les vertus de l’humilité, de la curiosité et de l’ouverture d’esprit vis-à-vis d’un savoir qui nous est étranger). Par ces trois directions, l’éthique de l’hospitalité lutte contre une triple hostilité : envers soi (se sentir imposteur ou légitime seulement dans un seul domaine très spécialisé), envers autrui (réduire ou invisibiliser la richesse de l’altérité d’autrui sous l’unité de ce qui est déjà connu) et envers les savoirs nouveaux (au moyen de trois vices épistémiques que sont l’arrogance, la paresse et l’étroitesse d’esprit). Cette extension de la notion d’hospitalité en tant qu’éthique nous semble ainsi rendre compte à la fois de la notion d’« hospitality of mind » de John Dewey (1924b, p. 201) dans toute son ampleur, mais également de la liberté éthique que prône Ruwen Ogien. C’est en ce sens que cette éthique de l’hospitalité nous a permis de faire dialoguer ces deux auteurs. Et c’est pourquoi, pour revenir à notre expérience de départ, s’ils étaient enseignants dans la même école, il faut imaginer Ruwen Ogien et John Dewey heureux. Heureux et inquiets.

Heureux, car on peut les imaginer oeuvrant tous les deux vers le même objectif : construire, reconstruire au quotidien, une école de l’hospitalité. Cette école serait un lieu où aucun problème ne leur serait étranger, où chacun aurait le droit de les aider à le résoudre, et où chacun les autoriserait à expérimenter et à construire leur propre éthique. Ogien et Dewey pourraient alors être ces enseignants heureux d’aider au développement maximal d’une éthique éducative minimale : une éthique de l’hospitalité où chacun serait libre d’accueillir, de participer et d’expérimenter librement ce qu’il considère comme une vie bonne. Et inquiets, car cette inquiétude est d’abord une lucidité éthique qui s’oppose à la « naïveté épistémologique » de ceux qui croient qu’un Dieu, un principe biologique, l’histoire ou la raison pourrait, sans le concours de l’éducation, parvenir sans effort à former une morale commune au sein d’une population (Ogien, 2014a, p. 22). Au contraire, pour Dewey comme pour Ogien, rien ne garantit ce résultat, et c’est à cause de cette absence de certitude que les éducateurs doivent redoubler d’efforts pour construire leur éthique, toujours fragile, puis toujours à reconstruire.

Ainsi, la démocratie, l’éducation et l’hospitalité sont en quelque sorte liées, car ce sont des processus ouverts qui ne peuvent se clôturer sur un résultat définitif. Leur valeur et leur réalité demandent à être sans cesse repensées et réexpérimentées.