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Nous proposons dans cet article des éléments d’articulation entre la technologie, le design et l’art dans l’espace de la ville contemporaine. Cet objectif convoque deux sujets très importants pour notre vie contemporaine : celui qui évalue les mutations de la ville par rapport à ce qu’étaient traditionnellement ses espaces centraux et périphériques (en incluant les espaces extra-urbains, traditionnellement conçus en Amérique latine comme une sorte de « remplissage » entre les constellations de villes, d’après José Luis Romero[1]); et le sujet de l’introduction de la technologie, en alliance avec l’art, dans les politiques culturelles comme une manière particulière d’aggiornamento[2] ou d’entrée dans le monde global.

Au confluent de ces deux sujets se trouvent les mutations urbaines latino-américaines dans les années 1990, qui sont à l’origine de changements très évidents, par exemple dans des villes comme Rio de Janeiro ou Buenos Aires. Notre hypothèse est la suivante : la mutation de certaines zones urbaines au cours de cette décennie est couplée avec l’apparition de ce que nous allons appeler, provisoirement, la « marchandise culturelle globale[3] », un produit culturel au sens large — littérature, musique, objets de design — dont la particularité est de cibler un consommateur de culture qui y reconnaît l’empreinte d’une certaine histoire locale, mais aussi d’un design d’avant-garde. Il faut donc d’abord se demander : « globale » dans quel sens ? Deuxièmement, nous visons à étudier le rôle que la technologie y joue. Revenir sur ce qui s’est passé dans les années 1990 en Argentine (à partir du cas emblématique des changements de sa ville centrale) suppose de repenser l’idée de la globalité. Il ne s’agit pas de considérer la ville globale dans un rapport d’opposition aux espaces locaux, mais plutôt de soutenir qu’une ville est globale quand elle permet l’accompagnement d’une série de mouvements et de sens transnationaux qui s’appuient nécessairement sur le local (nous soulignons). Et ceci est fondamental pour une approche de la constitution de la marchandise culturelle (globale).

Concernant ces processus, l’hypothèse de cet article postule que, dans le cas de la ville de Buenos Aires, le segment intellectuel artistique, en même temps qu’il s’opposait à la mondialisation en termes politiques et instaurait une résistance discursive, consommait et accompagnait les changements qui étaient la preuve réelle de la mondialisation. Le déploiement de cette hypothèse suppose un travail de terrain mené par moi-même, dont je récupère les résultats[4]. La méthodologie de travail est la lecture critique de textes issus de la théorie urbaine locale et globale, l’analyse sémiologique d’un corpus constitué de tous les suppléments culturels des années 1990 des deux principaux journaux argentins, Clarin et (à l’époque) Página/12, et l’observation in situ de la ville et de ses transformations.

En Argentine, une série d’écrits ont abordé les changements de la ville de Buenos Aires dans la dernière partie du 20e siècle; le plus intéressant est celui de la revue Punto de Vista, dont Adrián Gorelik est l’un des auteurs. Gorelik, dans les pages de cette revue, a donné une visibilité à un ensemble de réflexions sur la ville qui divergeaient de certaines perspectives alors prédominantes dans les études urbaines contemporaines[5]. Sa perspective converge avec celle de Beatriz Sarlo à propos d’une critique de l’urbain, anticipée et poursuivie dans différents livres (Una modernidad periférica : Buenos Aires 1920 y 1930, 1988; Escenas de la vida posmoderna, 1994; et La ciudad vista, 2009), où l’approche du monde culturel s’articulait à la question métropolitaine. Dans le cas de Punto de Vista, Sarlo et Gorelik, mais aussi Graciela Silvestri et Anahí Ballent, ont fait de la ville un sujet inévitable depuis la première intervention dans un texte commun, dans le numéro 32 de l’année 1988[6], jusqu’au dernier numéro (90), de 2008, où la réflexion porte sur l’ouverture et la fermeture d’espaces comme symptômes d’une évolution politique et culturelle[7]. Le texte emblématique de Gorelik pour voir la constitution de la matérialité de Buenos Aires est La grilla y el parque (1999)[8]. Cependant, une réflexion sur la dernière décennie et demie d’embourgeoisement est encore en construction. À ces lectures, nous pouvons ajouter quelques contributions d’autres géographies qui affectent la compréhension des processus globaux.

Deux textes sont révélateurs de l’évolution du patrimoine des grandes villes de la fin du 20e siècle et de leur relation avec l’art, et complètent ce que nous avons qualifié de perspective locale : le livre de Daniel Sorando et Alvaro Ardura First We Take Manhattan (2016)[9], et celui de Marta Rosler, Cultural Class, Art and Gentrification (2017)[10]. À partir de certains de ces axes d’analyse, nous verrons quels exemples offre la ville de Buenos Aires des processus évoqués.

Les changements à Buenos Aires à la fin du 20e siècle

Dans de nombreuses villes du monde, vers les années 1980, un mouvement réfractaire à l’idée de ruine urbaine a vu le jour en exploitant précisément l’idée du recyclage : il faisait un spectacle du passé au moment où l’on construisait sur et à partir de ruines. Le processus (appelé par David Harvey « destruction créative[11] ») entamé dans le quartier El Raval, à Barcelone, ou dans SoHo, à New York, a également eu son équivalent à Buenos Aires : sur les vieux docks abandonnés d’un ancien terrain portuaire, Puerto Madero, ou à l’intérieur d’une poignée de pâtés de maisons — certaines très négligées — appelée Palermo, ont été organisés en un court temps tout un espace de consommation, dans le premier cas, et tout un espace de nature culturelle, dans le second.

Une première constatation s’impose : la ville a muté pour devenir une vitrine, un espace d’exposition de marchandises culturelles (avec pour conséquence extrême que la misère même est devenue, déjà dans les années 2000, une marchandise culturelle demandée par les pays du premier monde, contribuant ainsi à une spectacularisation du tiers-monde). Mais en même temps, cette exposition de marchandises de créateurs a accompagné des changements dans les lieux où ces mêmes marchandises étaient exposées. Il s’agit d’une mutation permanente, puisqu’elle prend la forme d’une mutation technologique sans précédent par laquelle toute la ville, aussi bien que ses produits culturels, devient image et spectacle. Comme le souligne la chercheuse catalane Ingrid Guardiola,

Aujourd’hui, la sphère publique est concentrée dans des écosystèmes numériques en réseau (l’internet), ce qui signifie qu’elle n’est plus seulement un lieu de rencontre et de socialisation, mais aussi de distribution. Ce qui est distribué, ce sont des images, des données, des émotions et la vision que nous voulons donner de nous-mêmes en tant qu’information [...]. Nous sommes face à l’art de la copie, mais cette fois répliquée à l’infini, et il y a tant de réplication, et l’origine est si lointaine, que toute tentative de situer la chose ou l’événement dans le cours de l’histoire est impossible[12]. (notre traduction)

En Amérique latine, cette métamorphose urbaine qui a commencé dans les années 1990 a eu une forte connotation politique. Quel était l’état des lieux à la fin des années 1980 ? L’objectif était de renouveler un type de ville considérée comme « arriérée » ou « anachronique » depuis la fin de la dictature qui a balayé l’Argentine entre 1976 et 1983. Le retour à la démocratie s’était accompagné de la nécessité de reconstruire le tissu social. Dans un premier temps, les juntes militaires ont été jugées, et la vie territoriale urbaine qui avait été marquée, sous le gouvernement militaire, par des disparitions sur la voie publique a été recomposée. Mais, dans un deuxième temps, et déjà sous le gouvernement de Carlos Menem, la loi Dromi[13] et la parité de change qui s’en est suivie ont ouvert un nouveau champ d’action pour l’entrée des capitaux. L’équivalence de 1 dollar = 1 peso a ouvert la voie à ce que l’on pourrait appeler la « convertibilité ». Et la convertibilité a permis les grands changements infrastructurels qui ont répondu aux demandes concrètes de mise à jour technologique[14]. L’une des premières mesures prises par la présidence de Carlos Menem (1989–1999, deux mandats) a été la privatisation du système téléphonique, qui était jusqu’alors aux mains d’une compagnie monopolistique appartenant à l’État (ENTEL). Avec la convertibilité et l’ouverture à l’entrée du capital global, deux entreprises commencèrent à se partager la géographie nationale : Telecom, à capital mixte, et Telefónica, à capital espagnol. Telecom et Telefónica signifient bien plus que le renouvellement du parc téléphonique : c’est l’arrivée de la fibre optique, du câble et, avec eux, l’apparition d’un nouveau système technique, encore balbutiant, qui combinait écran, satellites et câblage pour transférer de grands paquets d’informations. Très vite, cela aurait des répercussions dans l’industrie audiovisuelle, comme l’indiquent les articles d’Ana Wortman évoqués à propos de la mondialisation culturelle[15]. Les quartiers qui ont commencé à changer à Buenos Aires ont été définis comme des quartiers modernisés en fonction des nouvelles variables technologiques, de telle sorte que toute la ville s’est adaptée à l’idée de la ville globale, voire de la ville intelligente (bien que ce concept n’ait jamais prospéré à Buenos Aires).

Cependant, comme l’explique Martha Rosler[16], ce lien entre l’espace et la marchandise a besoin de la figure de l’artiste, et dans le cas de cette ville particulière, le processus s’est produit de deux manières très différentes.

La première est celle qu’incarne le quartier de Puerto Madero, à Buenos Aires, une ancienne zone portuaire devenu terrain fiscal sur le Río de la Plata et abandonnée jusqu’en 1989, date à laquelle un appel d’offres a été lancé pour y construire un nouveau quartier sur les ruines des anciens (et pittoresques) quais en briques rouges appelés docks. La loi Dromi crée la Corporación Antiguo Puerto Madero, une société d’État qui assume, au nom de l’État, les risques de l’installation des infrastructures. Si l’expérience urbaine fonctionnait, le nouveau quartier serait exploité par des sociétés de services privées. En cas d’échec, les coûts d’investissement seraient supportés par l’État. Le nouveau quartier, qui allait bientôt devenir aussi l’objectif de grandes affaires du Real Estate, a été un succès et Alan Faena, un entrepreneur de poids ayant investi en Argentine et aux États-Unis, a créé un grand centre culturel, le Faena Art Center, en recyclant un vieux bâtiment qui était auparavant un entrepôt et un moulin à farine. L’objectif était de faire du nouveau quartier sans histoire de vie urbaine — mais avec une histoire industrielle antérieure — un pôle de patrimoine culturel. Cette tentative n’a été qu’à moitié réussie, car bien que le Faena Art Center ait prospéré, il n’a jamais réussi à créer un mouvement artistique dans le quartier. Cependant, l’intention de Faena avait été de récupérer le concept de downtown dans le sens qui était déjà en vigueur depuis les années 1970 dans des villes comme New York et plusieurs autres aux États-Unis : un quartier conçu par des classes plutôt aisées pour être exonéré par l’art; ce lieu où un tableau exposé dans une certaine galerie lors d’un vernissage en bonne et due forme triplerait sa valeur. Ce fut le début du grand changement patrimonial de la prétendue décennie néolibérale.

Le deuxième exemple est Palermo, un ancien quartier de maisons basses et de bâtiments plutôt abandonnés, colonisé jusqu’alors par des garages et offrant de mauvais services de transport. Palermo comptait d’innombrables représentants de ce qu’on appelle la casa chorizo, une structure au plan long et avec une cour centrale sur laquelle donnaient plusieurs pièces et qui avait été l’emblème de la vie populaire à la fin du 19e et au début du 20e siècle. Avec l’installation de bars, de cafés et de petites boutiques de design dans ces maisons, Palermo a rapidement accueilli une concentration de librairies soignées et est vite devenue « le » quartier de la culture.

Mais le désir de mondialisation culturelle a fait bien plus à Buenos Aires que de recycler de vieux entrepôts, des docks ou des maisons dans les quartiers populaires pour les transformer en un lieu privilégié par les classes riches qui consomment certaines formes de culture. Ce désir a formé les goûts dans un régime culturel luminescent qui a été ébranlé par le scintillement de l’écran. Plus encore, elle a enseigné que l’écran est le régime de diffusion de la culture sans plus de cérémonie (nous soulignons). Comme le constate Éric Sadin, l’ère des dispositifs de guidage et d’assistance s’ouvrait alors[17]. La ville devait devenir une image, et ce n’est pas un hasard si, dans les années 1990, le concept de ciudad marca a émergé (et que Buenos Aires a rapidement adopté l’objectif d’être l’une d’entre elles). Marc Augé, par exemple, a expliqué en 2009 comment les architectes les plus visibles, ceux qui sont célébrés dans le monde entier, étaient tellement demandés que de nombreuses villes de taille moyenne tentaient de faire réaliser certaines de leurs oeuvres afin de « gagner l’accès à la dignité planétaire et touristique[18] ». C’est important, car il s’agit d’une question de dignité technologique, mais aussi du fait que l’architecture a toujours confirmé et exprimé les relations de pouvoir. Dans le cas de Buenos Aires, le projet s’est concrétisé : à Puerto Madero, il y a une oeuvre du prestigieux architecte Santiago Calatrava, Le pont des femmes (2001).

Embourgeoisement, crise et classes moyennes

Avant d’expliquer comment l’écran a modifié les relations avec la culture, il convient de rappeler le concept de gentrification (embourgeoisement) élaboré par Ruth Glass[19], et dont Palermo et Puerto Madero sont des exemples. Glass a forgé le terme pour désigner, tout d’abord, l’abandon des centres dans la période d’après-guerre par des personnes qui avaient les moyens (voitures, argent) de chercher une maison avec un jardin dans la banlieue et qui ont laissé le centre à des individus au style de vie bohème. Des décennies plus tard, leurs enfants sont revenus dans les centres : « Les protagonistes de ce processus […] ne sont autres qu’une partie de la classe moyenne aisée, la noblesse, pour laquelle cette périphérie n’est plus adaptée à leur mode de vie[20]. » Lorsque la nouvelle génération de ces classes moyennes qui avaient quitté la ville est revenue dans les centres, elle a fini par s’approprier des espaces qui, entre-temps, avaient été soutenus par d’autres, « [ces] autres dont les ressources ne leur permettent pas de continuer à vivre et à utiliser la ville qu’ils ont soutenue par leur présence[21] », et qui étaient désormais des habitants indésirables. En ce qui concerne le patrimoine, au niveau mondial, le processus s’est déroulé en plusieurs étapes. La première a été la destruction et l’abandon des centres pour diverses raisons. Dans certaines villes (en Europe, par exemple), elle s’est produite naturellement en raison des destructions causées par la guerre et de l’abandon ultérieur des zones en ruine. Aux États-Unis, elle a été provoquée par la crise économique du milieu du 20e siècle, après l’effort de guerre. L’exemple donné par Ardura et Sorando est celui de New York et de ses quartiers Chelsea, SoHo, East Village et Lower East Side. Dans cette ville, il n’y a pas eu de ravages urbains dus à la guerre, mais une cooptation de certains quartiers par l’immigration et une crise de l’emploi. Dans un deuxième temps, des politiques d’État explicites ont été adoptées (par des conseils municipaux, dans le cas de New York à partir de 1973), qui réduisent les politiques d’aide et adoptent des stratégies de désinvestissement délibérés, donnant ainsi le coup de grâce aux quartiers centraux abandonnés et les laissant disponibles pour les investisseurs privés. Comme le souligne Saskia Sassen[22], il n’y a pas de possibilité d’insertion dans l’arène mondiale sans une sorte de consentement de l’État; ce sont alors les administrations publiques qui poursuivent le processus d’embourgeoisement. Loin de concevoir l’État-nation comme une entité compacte avec une temporalité uniforme et une spécialisation opposée au global, Sassen perçoit que le global et le local sont des cas d’interpénétration continue qui se chevauchent : « A possible outcome of these dynamics of interaction between the global and the national, I suggest, is an incipient and partial denationalization of domains once understood and/or constructed as national[23]. »

Et les classes moyennes et leurs formes de résistance ont eu un rôle très important en Argentine, qu’on peut voir après 2001, comme le souligne Visacovsky : lorsque la crise est survenue, « la soi-disant “classe moyenne” est apparue dans ce scénario comme l’un des acteurs les plus touchés, le personnage identifié dans les protestations des voisins qui réclamaient la levée des restrictions financières sur le coût de leurs casseroles, notamment dans les grands centres urbains comme Buenos Aires[24] ». Mais avant la crise de 2001, ces processus traversaient la vie urbaine sans qu’il y ait autre chose qu’un accompagnement enthousiaste.

Même en se référant aux villes américaines, Martha Rosler offre des éléments intéressants pour comprendre comment ces processus se sont déroulés dans les quartiers de Palermo et de Puerto Madero à Buenos Aires et quels étaient les rôles de l’art et de la technologie. Vers les années 1960, une époque de déclin des villes centrales en raison de la fuite des entreprises et de la suburbanisation des classes moyennes (surtout blanches), et dans le cadre d’une désindustrialisation marquée, il y avait besoin aux États-Unis d’une nouvelle transformation. À Buenos Aires, le déclin de la ville et la nécessité de sa transformation étaient liés au traumatisme relatif à l’espace public causé par la dictature militaire[25]. Citant la sociologue Sharon Zukin et son livre Loft Living: Culture and Capital in Urban Change (1982)[26], Rosler met l’accent sur la figure de l’artiste. Les artistes auront un rôle concret à jouer pour rendre cette « vie de loft » compréhensible et même souhaitable en exposant une théorie du changement urbain selon laquelle la culture — en particulier les galeries commerciales, les espaces gérés par des artistes et les musées — est le principal moteur de la reconversion de la ville post-industrielle et de la renégociation de l’immobilier au profit de l’élite. À Buenos Aires, entre-temps, le retour de la démocratie en 1983 avait ramené à l’université des intellectuels et des professeurs exilés, et beaucoup d’entre eux se sont mis au travail en ouvrant de nouveaux champs disciplinaires, comme la communication et le design graphique, ou bien ils ont rouvert d’autres domaines réduits ou soupçonnés pendant la dictature (le champ artistique). Toute une nouvelle génération s’est donc tournée vers les études dans ces nouvelles disciplines ou simplement vers l’art, qui semblait s’épanouir.

D’autres changements sociaux dans les années 1960–1970 ont fait le reste : les membres de la classe moyenne qui étaient les enfants du baby boom d’après-guerre avaient constitué une énorme cohorte de jeunes qui, contrairement à leurs parents, ne vivaient pas une vie qui semblait tourner principalement autour de la famille, mais autour de diverses formes de contre-culture. Globalement, la publicité et le marketing ont segmenté le marché, et la « culture » s’est transformée en un ensemble de consommations, comme le souligne Thomas Frank. En Argentine, avec la césure des années 1970, c’était loin d’être le cas, mais les années 1980 ont permis de remettre au premier plan l’idée de nation. Comme le souligne Rosler, la définition de l’artiste s’était élargie et l’épistémologie de l’art avait changé pour s’adapter à la sensibilité d’une classe moyenne montante. Zukin[27] avait déjà montré que l’expansion progressive de la classe artistique était essentielle au mode de production artistique. La nouvelle conception de l’art comme « une façon de faire » plutôt que comme une « façon de voir » différente a également influencé la manière dont l’art était enseigné, le rendant moins élitiste en apparence, comme si n’importe qui, n’importe où, pouvait légitimement croire qu’il était un artiste. Les technologies de l’information et de la communication ont donné l’impulsion finale à la démocratisation des moyens de production de l’image : nombre de ces nouvelles pratiques artistiques, en particulier le design, ont nécessité des connexions et des programmes actualisés. Dans ce cadre, lorsque l’art est considéré comme une carrière choisie par beaucoup de gens, la subjectivité de l’artiste devient une typologie souhaitable et, en même temps, l’art devient important dans les espaces publics. Rosler, reprenant les propos de Richard Florida, souligne que « ce qui est essentiel pour les villes n’est plus l’art lui-même, ou les personnes qui font de l’art, mais le sentiment que l’art est toujours fait quelque part à proximité[28] ». Selon elle, « [l]a proposition symbolique de renouveau va de pair avec un prétendu changement de valeurs qui doit racheter ces “quartiers maudits” (ou, ajouterions-nous, frustrés ou abandonnés) : la mixité sociale, la culture et la civilité bien pensées[29] ». L’installation de centres culturels s’est imposée comme un moyen de dynamiser et d’insuffler une âme au quartier, tandis que son ouverture à de nouvelles pratiques écologiques ou durables a fait le reste. C’est l’environnement qui attire les classes créatives et les artistes qui, sans en être nécessairement conscients, et parce qu’ils ont les mêmes valeurs, participent à la légitimation des récits soutenus par le discours néolibéral et qui justifient l’expulsion des anciens habitants, bien qu’ils proposent des projets pour la préservation de la valeur de leur espace et de leur présence dans le quartier. Selon Sorando et Ardura, la culture est souvent promue dans les centres historiques abandonnés comme la stratégie clé de leur régénération (patrimoine)[30].

Le processus d’embourgeoisement aboutit généralement à une nouvelle nomination. À New York, les exemples sont innombrables : Mott Haven, notamment, sera rebaptisé The Piano District, en référence à la présence passée d’industries de fabrication de pianos sur son territoire[31]. À Buenos Aires, ce processus s’est d’abord illustré dans les deux vieux quartiers. Puerto Madero n’a pas changé de nom, mais avant cela, il n’y avait rien, et l’ancien nom était sa lettre d’introduction dans le cadastre urbain. À Palermo, en revanche, la rénovation technologique et surtout audiovisuelle des années 1990 a fait du vieux quartier recyclé le siège d’entreprises de production audiovisuelle et de studios de marketing et de design. Le quartier a rapidement commencé à être connu sous le nom de Palermo Hollywood, en raison de la présence de stars du monde du spectacle local. D’autres quartiers ont également commencé à s’embourgeoiser plus lentement : c’est le cas de Barracas, un quartier au sud de la ville, qui comportera plus tard un secteur appelé Barracas Dulce en l’honneur des anciennes fabriques de biscuits et de chocolat qui se trouvaient dans la région.

Les nouveaux quartiers proposaient en effet un nouveau style de vie très proche du néolibéralisme, mais basé sur la gastronomie alliée à la consommation de la culture, car les anciens quartiers qui les ont précédés étaient présentés comme des lieux avec une histoire réelle, par opposition au style plus standardisé des quartiers de banlieue. Cette histoire était pertinente pour la diffusion des nouveaux espaces de consommation. Vivre dans l’un de ces quartiers et non dans la périphérie ou dans les quartiers plus traditionnels de la classe moyenne (à Buenos Aires, à Caballito ou à Belgrano) est devenu un acte d’opposition culturelle à ce que la périphérie représentait. Dans le cas de Puerto Madero, le coût très élevé de l’immobilier a rendu le coût de la vie presque prohibitif pour les jeunes et les bohémiens. Et à Palermo, le paysage des voisins a été modifié. Beaucoup d’anciens habitants de ce quartier ont déménagé au début de l’embourgeoisement parce que leurs propriétés avaient pris beaucoup de valeur, ou parce que le changement des conditions du quartier menait le mouvement loin de son caractère tranquille. Mais Palermo, avec ses casas chorizo solitaires et délabrées, et ses rues bordées d’arbres qui ne l’étaient plus, a survécu comme un emblème : « Le passé industriel du quartier reste une simple abstraction commercialisable sous forme de photographies, d’architecture et de romans, tandis que les nouveaux travailleurs gagnent un salaire de serveur minable, en attendant l’occasion d’une vie dans le monde de l’art et du divertissement[32]. » Dans les quartiers ayant une existence antérieure, les reconvertisseurs étaient les artistes. Eux-mêmes, qui avaient déplacé les anciens fabricants, distributeurs et ouvriers de l’industrie ou du commerce, et qui plus tard devront également partir en raison de la hausse de l’immobilier, ont été les premiers à rendre le quartier attractif pour les jeunes en lui donnant un caractère artistique. Mais comme le souligne Rosler, leur caractère critique s’est trouvé limité lorsqu’ils ont exigé le même capital mondial qui crée les conditions des injustices qu’ils dénonçaient.

Les nouvelles technologies et la redéfinition d’un monde

Ce point de vue est particulièrement applicable à l’autre nouveau quartier, Puerto Madero, et à son Faena Art Center. Comme dans d’autres capitales, les gouvernements locaux ont éliminé les obstacles juridiques à la reconversion résidentielle des bâtiments industriels, et le processus que Sorando et Ardura disent caractériser New York s’est produit de manière presque identique à Buenos Aires. Mais les artistes qui voulaient être critiques ne pouvaient pas non plus entrer dans le circuit du grand art géré par Faena. Martha Rosler souligne l’importance, pour cette nouvelle génération consacrée à l’art, du triple système qui repose également sur les foires d’art et les musées : « Deux de ces cas sont des événements temporaires mais périodiques, et le troisième est un bâtiment, un conteneur attrayant pour l’art contemporain, conçu par un architecte de renommée internationale, de préférence un de ceux dont les bureaux sont situés dans un pays éloigné[33]. » C’est le cas des bâtiments que Faena a achetés, qui se sont multipliés par la suite, décorés de fresques d’artistes argentins renommés, comme Pablo Siquier.

Mais la contre-culture à Buenos Aires a-t-elle été absorbée par la société capitaliste, comme dans les exemples cités par Rosler ? Que se passait-il en 1990 dans la classe artistique et intellectuelle en Argentine (que nous appellerons, comme Rosler, « classe culturelle ») ? En même temps qu’elle était alarmée par l’avancée des schémas néolibéraux, cette classe culturelle était aussi celle qui exigeait la rénovation du parc technologique de la communication pour pouvoir participer aux formes globales de la culture : elle luttait pour l’introduction de la fibre optique, pour l’amélioration de la téléphonie et célébrait, paradoxalement, que le taux de change (« la convertibilidad ») permettait enfin l’accès aux biens culturels mondiaux, jusqu’alors interdits en raison des coûts ou du manque d’importations (principalement des disques et des livres). De nouveaux biens culturels ont commencé à remplir le marché grâce à la parité cambiaire. Les nouvelles technologies, les écrans, la fibre optique (mais aussi les formes d’intervention technologique sur les corps pour obtenir de nouvelles identités) ont été évoqués comme des formes de résistance au néolibéralisme en même temps qu’ils supposaient l’attachement au régime de la globalité. Visacovsky le dit en faisant allusion au désespoir ultérieur des classes moyennes de récupérer leurs dépôts bancaires : « Comme nous le verrons plus loin, cette dissociation entre un moi moralement indemne et un monde extérieur corrompu ou mauvais réapparaîtra dans les interprétations des classes moyennes[34]. » Dans le cadre d’une vaste rénovation des lieux « nocturnes » et avec l’apparition de grands écrans diffusant des vidéos et des jeux visuels, les années 1990 à Buenos Aires sont devenues une période de chevauchement des « coups » et des « tendances » où une forme particulière (une mode) de bohème subsistait, un modèle associé à un intellectuel imaginaire de type seventies et « militant », avant de laisser sa place à une autre forme de profil artistique associé à l’identité et à la musique. En même temps la sonorité de l’époque se distingue par un plaisir incarné dans l’électronique et les raves comme scène d’épanouissement de l’avant-garde. Le drapeau de l’expérimentation avait été hissé. Les anciens quartiers intellectuels et culturels, tels que le centre et sa célèbre rue Corrientes, ont perdu leur protagonisme au profit de ces nouveaux quartiers embourgeoisés d’art et de design. La connectivité a su transformer de manière irréversible des scénarios culturels anciens, comme le traditionnel café typique de Buenos Aires, qui est devenu un espace censé accueillir des activités culturelles plus larges : être en même temps une librairie, par exemple, ou un lieu d’expositions ou d’expériences esthétiques. Beaucoup de ces espaces hybrides ont émergé précisément dans ce premier quartier embourgeoisé de Buenos Aires, qui était Palermo. Beaucoup de ces espaces, que nous ne pouvons pas décrire dans cet article, sont largement analysés dans un thèse doctorale[35], ainsi qu’un corpus de notes journalistiques destinées à expliquer leur déclin ou leur ascension.

Comment la question de l’innovation technologique et de l’embourgeoisement a-t-elle été articulée par la main de l’art et du design ? D’abord, la technologie offrait la connectivité des corps entre eux grâce à de nouveaux câbles et appareils; les quartiers embourgeoisés étendaient un continuum d’activités culturelles du petit matin au soir; ces deux connectivités en exigeaient et en alimentaient une autre, peut-être la plus forte et la plus évidente : la connectivité entre le passé et le futur de la ville grâce au recyclage de ses espaces. Le design a complété l’attraction en combinant ce cocktail important dans des produits concrets et par la main de l’auteur. Dans le quartier de Palermo, un fond significatif a su faire coexister une évocation ténue de Jorge Luis Borges (né là), d’Evaristo Carriego (écrivain admiré par Borges), de la temporalité retardée d’autres temps, des maisons basses, du compadrito, personnage typique de Buenos Aires, avec tant d’autres évocations à la conception la plus ultra-contemporaine, constituant un grand symptôme, étendu et vorace, de l’évolution de la culture urbaine et intellectuelle de Buenos Aires qui se transformait en expérience esthétique. Puerto Madero, qui n’a pas d’autre passé que le passé national tout entier dont il constitue le parfait emblème, étant en soi un port qui n’a guère eu d’utilité et qui a été abandonné, a été proposé, plutôt que comme un lieu où il y a eu d’énormes résignations du passé, comme un espace marqué par la passion pour l’image et pour la redécouverte de la luminosité des surfaces. Il répresente peut-être la seule et première spatialité absolue de la représentation (de la globalité, de l’argent, du pouvoir).

Deuxièmement, pour réfléchir à l’imbrication de l’innovation technologique et de l’embourgeoisement, nous devons prendre en considération le fait que les nouveaux médias, les nouveaux loisirs et les nouvelles technologies de transmission ne sont ni des ajouts à la culture ni sont un dehors « de » la culture, étant donné que nous vivons à une époque où nous ne pouvons pas séparer le culturel du technique. Cela devient très clair lorsqu’on évalue les processus de formation et les pratiques des disciplines artistiques et du design. Mais pour comprendre le régime luminescent de l’écran et son adhérence aux formes artistiques et culturelles, nous devons aussi garder à l’esprit que les années 1990 ont été une décennie d’énorme entraînement sensoriel. L’apparition domestique de certains appareils, l’entrée dans la globalité de la communication par l’intermédiaire d’entreprises qui offraient des chaînes satellitaires mondiales, et qui offraient ensuite une connexion permanente aux informations et aux divertissements, en différentes langues et à partir de diverses sources, ont modifié les modes de consommation temporaires avant même la démocratisation absolue d’Internet. Comme le souligne Jonathan Crary[36], il s’agissait de l’abolition de la nuit, mais aussi d’une dépendance tirée de la disponibilité de l’offre visuelle. Ensuite, l’innovation technologique a permis d’avoir une connexion Internet à la maison. La déréglementation des entreprises et la convertibilité ont permis de lourds investissements dans le secteur des télécommunications, ce qui s’est traduit non seulement par l’accès à une ligne téléphonique (presque impossible jusqu’à la fin des années 1980), mais aussi par la propriété nationale de la connexion Internet. Pendant un certain temps, les locutorios (lieux pour parler au téléphone, mais aussi pour consulter Internet) ont proliféré, des endroits où des ordinateurs étaient disponibles et où une connectivité 24 heures sur 24 était offerte à ceux qui ne pouvaient pas se permettre d’acheter un ordinateur ou de payer des services Internet. Une vie nocturne a émergé autour de la connectivité (les smartphones n’ont été introduits qu’en 2005). L’espace domestique est alors entouré d’une grille invisible, les ondes Wi-Fi qui dès lors ne cessent de pulser.

Les quartiers des artistes ont également été les premiers à proposer des cafés ou des espaces de réconfort qui permettaient de se connecter à Internet. Les bars et les espaces culturels voulaient ressembler de plus en plus à des intérieurs domestiques, des salons et des salles à manger, meublés de canapés et de tables, avec des prises discrètes pour que, si on sort, on puisse recréer une bulle technologique médiatrice de sa relation avec le monde. Pour cette nouvelle génération d’artistes, de nouveaux musées ont également vu le jour avec une forte présence d’éléments technologiques (non pas pour assurer la préservation des matériaux — température et humidité —, mais comme mode d’exposition — des écrans sont apparus pour montrer et expliquer le même objet qui était sous nos yeux). Le musée, passé au crible de la technologie, est devenu un objet culturel à part entière.

Troisièmement, pour réfléchir à l’imbrication de la technologie et des changements urbains en relation avec la culture, il est intéressant de réfléchir au rôle du segment intellectuel et à sa détection de ces problèmes dans la sphère publique (dans ses interventions dans les stations de radio, les suppléments culturels, les magazines et la télévision). Une question très claire n’a cependant pas été formulée ouvertement : l’utilisation d’une forme technologique peut-elle être émancipée des processus économiques qui la suscitent ? Comment déployer une critique de l’économique dans ce cadre, tandis qu’on consommait voracement cette culture globale ? Bien que le segment lettré et éduqué, celui qui est décisif pour les politiques culturelles, n’ait pas eu de relation directe avec la gestion bureaucratique-administrative de la culture pendant le néolibéralisme des années 1990, ni avec la convertibilité et l’embourgeoisement, ses façons d’exiger certains changements dans les pages des médias de masse étaient significatives.

Coda

Quiconque peut accéder aux suppléments culturels des principaux journaux argentins de 1990 peut constater l’absence de résistance face aux changements urbains et culturels qu’a connus la décennie. Quiconque analyse la crise de 2001 peut voir comment la classe moyenne s’accroche à l’idée de résistance (au pouvoir financier mondial) pour retrouver une position que cette même crise avait ébranlée. Que s’est-il passé entre les deux ? Un changement imprévu s’est produit, celui de la ville entière, un changement qui n’a pas reculé dans ses variables nodales après la crise. La résistance avait à voir avec les marches, l’activisme, mais pas avec « ne pas utiliser ». Elle n’a pas été consommée parce qu’elle ne pouvait pas être consommée, et la preuve en est qu’un certain pouvoir d’achat ayant été retrouvé, les enclaves embourgeoisées de la ville et leur offre de biens et de services ont continué à augmenter. On célèbre l’accès aux produits culturels importés, du disque au livre, la joie de pouvoir voir des artistes du monde entier en direct et en personne, l’excitation de regarder des séries télévisuelles grâce à la rénovation technologique qui permettait d’avoir le câble, le recours à l’Internet ou au CD-ROM dans les maisons particulières (et tout cela énoncé par des personnes reconnues appartenant au journalisme culturel ou par des personnalités du monde universitaire). Cela signale le besoin de repenser le lieu commun qui configure un intellectuel qui s’oppose à la mondialisation parce que la mondialisation, pour le dire simplement, « produit de la misère », ou parce que ce même intellectuel se manifeste verbalement contre les politiques néolibérales. En d’autres termes, les processus culturels qui ont débuté dans les années 1990 se sont installés pendant longtemps en même temps que le néolibéralisme s’imposait à la ville, et si la crise qui a suivi en 2001 a changé l’orientation des politiques économiques en supposant un retour à l’État, les processus culturels que nous décrivons ont demeuré dans un sens très général : du modèle éducatif, la promotion de la culture de troisième cycle; de l’industrie du divertissement, la promotion de certaines formes de cinéma et de télévision; des compléments culturels, l’engouement pour l’arrivée de produits culturels importés (livres, disques, cinéma); de la part de tous les secteurs, la demande de formes de communication technologiques plus nombreuses et meilleures. Les quartiers embourgeoisés n’ont pas non plus arrêté ces processus d’embourgeoisement en raison de l’énorme crise de 2001.

Dans un certain sens, et à la lumière de la continuité de certaines consommations esthético-culturelles dans les années 2000, on ose dire que l’annulation du pouvoir politique sous la logique de la représentation n’a pas conduit à repenser l’existant et que l’expérience de 2001 n’a pas été l’opportunité de mélanger les cartes et les distribuer à nouveau. Il s’est imposé un comportement presque addictif face à la nouveauté culturelle, une certaine excitation, surtout en termes de technologie, pour la haute fidélité, la haute définition, le perfectionnement de la consommation de la représentation du monde. Dans ces tourbillons se déversaient les désirs de transformation du monde lui-même. Une autre marginalité, cette fois-ci non représentative, gagnait du terrain dans la débâcle qui se déroulait imperceptiblement pour tant de personnes. La consommation culturelle, narcotique, rythmée et puissante, pouvait apaiser la conscience politique, bien que quelque chose ait changé dans son réveil brutal. Quelque chose de cette nuit des années 1990, instable et risquée, ne pouvait pas réapparaître; la marginalité, quand elle s’est incarnée dans la ville de manière dure, imprévue et douloureuse, s’est dissoute dans ses bords représentables pour être l’antithèse du désirable. L’arrivée des années 2000 signifiait alors pour Buenos Aires l’entrée définitive dans le monde, non seulement dans ses zones de lumière, mais aussi dans ses pires ténèbres.