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Introduction

Depuis deux décennies, la commercialisation de produits cultivés sur place ou « en circuit de proximité » (dans un rayon géographique limité) est en plein essor dans de nombreuses campagnes, en particulier celles des périphéries urbaines. Cette dynamique est aujourd’hui essentiellement portée par des ménages urbains issus des classes moyennes diplômées et/ou aisées (voir Mundler, 2013, à propos des Associations pour le maintien de l’agriculture paysanne [AMAP] ; Paranthoën, 2013 ; et Chiffoleau et Paturel, 2016, à propos des circuits courts, sans intermédiaires entre producteur et consommateur) qui soutiennent à la campagne des systèmes de production « alternatifs » (fermes labellisées bio, agriculture paysanne, etc.). Il résulte de ce jeu d’appariement sélectif que les produits locaux demeurent bien souvent introuvables dans de nombreux quartiers urbains défavorisés, même lorsqu’ils ne sont pas si éloignés des champs (Alkon et al., 2013 ; Nikolli, Le Gall et Laval, 2015), situation illustrant bien que « le retour de l’agriculture dans le quotidien alimentaire n’est […] pas partagé par tous les consommateurs » (Hochedez et Le Gall, 2016).

Le mouvement social de l’agriculture urbaine propose de réduire cette distance spatiale et sociale à travers le jardinage communautaire ou les fermes d’insertion en ville (Horst, McClintock et Hoey, 2017 ; Tornaghi, 2017). Mais l’histoire a montré que le travail (laborieux) de production intra-urbaine n’est investi par la grande majorité des ménages à faible et à très faible revenu que dans les situations de crise aiguë (rupture des approvisionnements en temps de guerre, effondrement ou absence de revenus en période de crise économique systémique, faillite urbaine et désertion des commerces et services ; voir Burgin, 2018). En dehors de ces situations d’urgence, le quotidien alimentaire des quartiers populaires reste bel et bien façonné par la géographie des commerces de détail (Wrigley, 2002 ; Briat et Dieusaert, 2016). La littérature sur les déserts alimentaires (Shannon, 2014) a contribué à mettre évidence cette dépendance et a en particulier mis l’accent sur les enjeux sanitaires de la mutation de l’offre de proximité. Les travaux qui se penchent sur les intermédiaires commerciaux[1] (négociants, grossistes, transporteurs, etc.) insistent aussi sur le rôle que ces derniers sont amenés à jouer dans la réduction des inégalités d’accès à l’alimentation locale (Weber, 2022).

Dans le cas des quartiers défavorisés de l’agglomération parisienne (comme d’autres grandes villes), la résistance d’une offre alimentaire de proximité accessible aux ménages populaires repose pour beaucoup sur l’entrepreneuriat immigré (Delage et Fleury, 2020). La vente de rue et le petit commerce y constituent en effet « une ressource pour les classes populaires en offrant de nombreux emplois aussi bien que des lieux de sociabilité et de solidarité » (Delage et Fleury, 2020 : 1) et contribuent à la constitution des « centralités commerciales immigrées » (Chabrol, 2013). Penser le retour de l’agriculture dans le paysage commercial des quartiers populaires peut donc difficilement faire l’économie d’une réflexion sur la place des échanges de proximité dans le fonctionnement de ces centralités immigrées.

Le contexte dans lequel les décideurs politiques sont amenés à s’intéresser au devenir de ces centralités commerciales n’est cependant pas propice à l’émergence d’une telle réflexion dans le débat public. L’exemple du projet de relocalisation des commerces populaires du quartier de la Goutte d’Or à Paris vers un « marché des produits exotiques » excentré (Association Paris Goutte d’Or, 1999) illustre la façon dont les pouvoirs publics vont assigner les centralités commerçantes immigrées au rôle d’infrastructure locale du commerce international « ethnique » afin de justifier leur éviction. Le récit de la ville durable, qui met à l’honneur une alimentation locale et une offre commerciale plus « qualitative » (Delage et Fleury, 2020), se construit ainsi sans les acteurs du petit commerce populaire.

Dans cet article, je propose un récit alternatif qui dépasse ces représentations par une approche matérialiste de la vente de rue de maïs frais. Dans cette perspective, c’est moins le caractère « exotique » ou « ethnique » du commerce qui m’intéresse que la nature et la géographie du travail des intermédiaires dont je montre qu’il peut constituer une ressource pour la relocalisation du système alimentaire.

Durant une partie de la saison, les intermédiaires du commerce de maïs frais « raccourcissent » leur circuit d’approvisionnement et collectent des épis dans les exploitations agricoles localisées à proximité, dans la couronne rurale d’Île-de-France. C’est un exemple de « filière de proximité » – qui rapproche géographiquement producteur et consommateur (IAURIF, 2015) – conçue par et pour des étrangers originaires de pays d’anciens empires coloniaux européens maintenus ou repoussés à l’écart du travail légal en France. Je propose d’en décrire le fonctionnement à partir de témoignages recueillis auprès de journaliers, petits négociants et vendeurs de rue entre 2015 et 2018 dans différents lieux de la banlieue parisienne. J’explique au préalable dans la section qui suit la démarche scientifique dans laquelle s’inscrit cette entreprise ainsi que les conditions de réalisation des enquêtes sur lesquelles je m’appuie. La restitution des enquêtes laissera d’abord une place importante aux paroles recueillies (section 2), puis alimentera une réflexion plus large sur les interrogations et perspectives que soulève cet exemple d’alternative alimentaire confinée dans les marges de la globalisation (section 3).

1. Manger et travailler en dehors des cases du système : un quotidien inévitable pour les uns, un défi pour la recherche sur les systèmes alimentaires urbains

Introduire des produits locaux dans les espaces de distribution alimentaire au plus proche des populations précaires est aujourd’hui un objectif identifié par les milieux de l’entraide sociale comme un levier vers un système alimentaire plus équitable. Il s’agit par exemple d’encourager l’introduction des produits labellisés locaux/durables dans les cantines publiques (dont l’accès aux élèves les plus démunis est facilité par un système d’aide financière ; voir Morgan et Sonnino, 2013 ; Giombi et al., 2020) et dans les réseaux de distribution des banques alimentaires (épiceries ou restaurants solidaires accessibles sous condition de revenu ; voir Le Velly et Paturel, 2013 ; Psarikidou et al., 2019). Ces solutions promettent d’améliorer plus efficacement la distribution d’aliments locaux de qualité en s’appuyant sur des structures existantes en capacité d’atteindre celles et ceux qui n’ont pas les moyens d’en acheter sur les marchés classiques. Même si elles ont le mérite de se saisir à bras le corps du problème, les situations d’assistance ne peuvent cependant constituer l’horizon du quotidien alimentaire des ménages à petit budget. En s’appuyant sur un contrôle des modalités d’accès aux repas ou aux paniers, la plupart des solutions mises en avant renvoient les participant·e·s issu·e·s de milieux populaires à la figure du « bénéficiaire » et aux problématiques du manque et de la domination[2] (Scherer et Bricas, 2021). Paradoxalement, elles ont aussi tendance à dupliquer les principes d’une alternative dominante fondée sur le corps sain, le localisme et la responsabilité individuelle (Guthman, 2008 ; Régnier et Masullo, 2009) ainsi que sur des espaces où sont reproduits des rapports de domination culturelle entre gestionnaires et bénéficiaires (Courcier, Lebreton et Gibout, 2021 ; Beurois, 2022). En ce sens, elles participent indirectement à reproduire un processus d’invisibilisation des solutions que ces derniers peuvent mettre en oeuvre au quotidien et de la place des espaces de l’alternative alimentaire dans ce quotidien. Chiffoleau et Paturel montrent par exemple que les bénéficiaires des minimas sociaux organisés en groupement d’achat souhaitent « trouver une formule qui évite “la stigmatisation associée à l’approvisionnement en épicerie sociale” » (2016 : 199 ; souligné dans le texte).

Dans le sillage de ces travaux, il me semble important de contribuer à mettre en lumière la dynamique des espaces agroalimentaires qui ne sont pas ceux du système alimentaire classique, ni ceux de l’alternative dominante. Il s’agit alors de saisir l’alternative alimentaire urbaine « vue d’en bas », c’est-à-dire telle que la conçoivent et la font fonctionner les personnes maintenues en bas de l’échelle sociale par les mécanismes de hiérarchisation des consommateurs et des travailleurs.

Pour cela, il est nécessaire de tenir compte du contexte économique et social de la désindustrialisation dans lequel les ménages à faible et à très faible revenu opèrent au quotidien. Les études urbaines documentent en effet comment le processus de néolibéralisation de l’économie, à travers la succession de ses deux phases historiques de « retrait » des politiques publiques puis de « déploiement » de nouvelles institutions disciplinaires public-privé (Peck et Tickell, 2002), se traduit pour les classes populaires des pays du Nord globalisé par une précarisation massive des travailleuses et travailleurs liée à leur exclusion du marché formel de l’emploi salarié stable et de ses institutions collectives et sociales (Collectif Rosa Bonheur, 2019). Les marges de manoeuvre dont disposent les groupes sociaux ainsi marginalisés pour élaborer par eux-mêmes des réponses à leurs problèmes favorisent alors des situations de « bricolage[3] » précaires dans les ruines du capitalisme (Bertoncello et Hagel, 2020).

L’attention portée aux pratiques ordinaires du quotidien dans les marges urbaines a ainsi permis de révéler la densité des activités individuelles et collectives du « travail de subsistance » accompli chaque jour pour maintenir les conditions d’une vie digne, prenant ainsi le contre-pied des figures de l’« inactif » ou de l’« assisté » qui leur sont associées (Calderon, 2019). Ces travaux soulignent aussi que, par leur maintien à la lisière des institutions, ces activités de subsistance s’appuient fortement sur l’activation de réseaux affinitaires, familiaux, communautaires ou de voisinage, et s’inscrivent essentiellement dans le champ de l’informalité (Vignal, 2014). De plus en plus d’auteur·rice·s travaillant sur les évolutions des contextes urbains postindustriels suggèrent ainsi que les notions d’informalité et de relation formel/informel deviennent aujourd’hui centrales et amènent à interroger la recomposition de l’action publique à l’aune des activités informelles (Roy, 2005 ; Collectif Inverses, 2016 ; McFarlane, 2019).

Les travaux cités ci-dessus ont mis en évidence la contribution du travail de subsistance à la fabrique urbaine par ses marges à travers de nombreux exemples dans le domaine de l’autoconstruction/autorénovation du logement et de la mécanique automobile (Collectif Rosa Bonheur, 2019 ; Ndiaye, Deboulet et Mamou, 2019). Les bricolages dans le domaine de l’alimentation sont essentiellement abordés à travers le prisme des stratégies ordinaires de consommation mises en place pour concilier au maximum prix bas/proximité des commerces/commodité de préparation (Briat et Dieusaert, 2016 ; Paddeu, 2021) et qui font appel à une véritable intelligence collective des « bons plans » dont on fait profiter ses proches et dont sont généralement exclus les lieux de vente des produits locaux – trop difficiles d’accès, trop chers et/ou trop spécialisés (César, 2006 ; Alkon et al., 2013 ; Courcier, Lebreton et Gibout, 2021). Ils montrent aussi l’existence d’une diversité de tâches et d’activités que l’on retrouve dans la plupart des régions du monde (Dorso, 2014 ; Garekae et Shackleton, 2020 ; Hare et Peña del Valle Isla, 2021) et qui soutiennent la présence discrète dans le quotidien alimentaire de produits jardinés ou collectés dans le quartier – entretien d’un jardin potager, vente des surplus de jardins en marge des étals du marché local, glanage alimentaire, etc. (Collectif Rosa Bonheur, 2019 ; Paddeu, 2019) La présence de maïs francilien sur les trottoirs des vendeurs de rue à Paris et en banlieue parisienne permet d’élargir le périmètre de la recherche sur le bricolage d’une alternative alimentaire par les marges urbaines en explorant une initiative qui rétablit des liens entre quartiers populaires et campagne voisine.

Entre 2015 et 2018, des entretiens ont été menés dans le cadre d’un projet de recherche sur les liens entre agricultures de proximité et marginalisation sociale (projet Proxima, Université Paris Lumières). Les échanges avec les travailleurs étrangers (8 en tout : 7 originaires du Mali, 1 de l’Inde) et deux exploitants agricoles ont révélé un système d’approvisionnement local entre des quartiers cosmopolites de l’agglomération et des campagnes agro-industrielles spécialisées dans la culture de céréales destinées au marché international.

Les témoignages des travailleurs de l’approvisionnement et du commerce de maïs ont été recueillis en partie sur un lieu de vente (parvis de la gare Pierrefitte-Stains, sur la ligne de tramway 11 qui dessert la banlieue nord de l’agglomération) et au sein de deux foyers de travailleurs migrants (foyers de Pierrefitte-sur-Seine et du Bourget, deux communes dans le même secteur) par un étudiant malien résidant lui-même en foyer et maîtrisant à la fois le français et plusieurs langues vernaculaires parlées au Mali (une partie des échanges se sont déroulés en soninké). Ces entretiens ont été enregistrés, traduits et retranscrits dans le cadre du projet Proxima (Mahamane, 2016). Deux visites de terrain (au nord de Paris en Plaine de France dans le Val-d’Oise et au sud de Paris sur le plateau de Limours en Essonne, deux secteurs agricoles spécialisés dans la production de grandes cultures et représentatifs des paysages ordinaires de l’agro-industrie du bassin parisien) ont permis de rencontrer des céréaliculteurs (2) avec qui des petits négociants passent un accord en vue de venir récolter les épis lorsque les grains ont atteint le bon stade de maturité. Des observations directes sur le parvis de la gare des trains de banlieue de Saint-Denis et dans le quartier de Château-Rouge à Paris, consignées entre 2014 et 2019 dans un carnet de terrain, ainsi qu’une veille de la presse écrite sur la même période, ont complété le dispositif d’enquête.

Le faible nombre d’entretiens réalisés reflète la prudence extrême des acteurs de ce petit commerce informel qui les expose à des risques d’arrestation, de saisie de marchandise, mais aussi d’expulsion du territoire. L’appartenance aux mêmes réseaux de sociabilité, en France ou au pays, a conditionné la possibilité d’aborder ce sujet et d’envisager une enquête universitaire, même lorsque l’enquêteur partageait des conditions de vie et de précarité administrative similaires. Le croisement des différentes sources a cependant permis de tester la cohérence des informations recueillies, et nous amène à proposer une première géographie de l’approvisionnement du commerce ambulant de maïs. Cette géographie est celle du travail masculin ; celui des femmes a été évoqué lors de certains entretiens et on peut en trouver la mention dans d’autres travaux (par exemple Le Bars, 2018), mais aucune femme n’ayant pu être interviewée dans le cadre du projet et leur travail semblant différer sensiblement à plusieurs points de vue, il ne sera en conséquence pas abordé ici.

2. Vente de rue et production locale : les ressorts d’un circuit de proximité en milieu populaire

À Château-Rouge, les femmes en boubou sont nombreuses à faire leurs courses, venant souvent de banlieue, tandis que les hommes discutent sur les trottoirs en mangeant des graines de tournesol ou de maïs grillé.

Clerval, 2011 : 59

La rue constitue le point de départ de notre récit. S’y trouvent les vendeurs à la criée de maïs chaud. D’après nos observations directes (carnets de terrain 2014-2019) et le contenu des articles de presse parus au cours de la même période, la vente de maïs frais « à emporter » tout juste cuit (grillé ou bouilli) est une activité qui se fond dans le paysage des quartiers de gare et des rues commerçantes des anciens quartiers ouvriers de Paris (arrondissements périphériques situés au nord et à l’est), mais aussi de communes populaires de banlieue (cf. figure 1)[4]. De façon moins visible, elle se pratique aussi à proximité des foyers de travailleurs migrants[5].

Figure 1

Carte de localisation des lieux mentionnés dans le texte. Une filière de proximité

Carte de localisation des lieux mentionnés dans le texte. Une filière de proximité

-> Voir la liste des figures

Avant de vendre un épi de maïs « prêt à consommer », les vendeurs de rue l’ébouillantent quelques heures plus tôt dans des cuisines de fortune ou bien le font griller à la demande à l’aide de braseros artisanaux. Dans les deux cas, lorsqu’il s’agit de vente de rue, la marchandise est transportée et stockée dans des chariots mobiles (caddy ménager ou de supermarché pour les braseros) facilement déplaçables en cas d’intervention policière.

Les vendeurs de rue achètent les épis de maïs frais auprès d’un petit négociant. Ce dernier les achète dans les zones de production du maïs (ou auprès d’un fournisseur grossiste), les revend aux vendeurs ambulants par quantité de sacs dont il assure la livraison à certains points stratégiques tôt le matin, comme les foyers de travailleurs dans les témoignages que nous avons recueillis.

Les négociants se fournissent en épis dans les zones de production agricole plus ou moins lointaines en fonction des périodes de l’année. Lorsque le maïs n’est pas encore monté en Île-de-France, il vient des régions plus méridionales de France, mais aussi d’Espagne :

Les premiers épis de maïs viennent de la frontière espagnole.

KD, demi-grossiste, interviewé le 07-03-2016 au foyer de Pierrefitte-sur-Seine

Je ne connais pas précisément le nom des variétés, mais je sais que le mois d’avril-mai, il y a du maïs qui provient du sud de la France, il y en a qui parlent de Montpellier.

OT, vendeur de rue, interviewé le 19-03-2016 au foyer du Bourget

Je sais que le maïs nous vient d’Espagne durant tout le mois de mai ; début juin, c’est la production du sud de la France, et à partir du mois de juillet, c’est du maïs qui vient d’Île-de-France.

Anonyme, vendeur rue, interviewé le 27-04-2016 sur le parvis de la gare de Pierrefitte-Stains

Les enquêtes ne permettent pas de savoir comment le maïs est acheté au-delà de l’Île-de-France. Par contre, pour la production francilienne, plusieurs récits décrivent les arrangements passés entre exploitants agricoles et intermédiaires originaires du Mali. Les agriculteurs plantent et élèvent le maïs jusqu’à maturité des grains. Le négociant se charge d’organiser la récolte en recrutant des journaliers qui sont véhiculés sur place :

Je travaille pour un monsieur qui vient me chercher pour aller cueillir du maïs dans les champs. Il peut m’appeler à tout moment pour aller cueillir du maïs, mais le plus souvent nous partons en fin d’après-midi pour revenir au petit matin. On porte des bottes et des gants pour se protéger de la boue et éviter de se faire blesser aux mains par les épis de maïs.

KD, manoeuvre en bâtiment, journalier occasionnel, interviewé le 19-03-2016 au foyer du Bourget

A1, exploitant agricole, m’explique qu’il vend son maïs à des « Maliens » et à des « Mauritaniens ». Il les appelle quelques jours à l’avance, leur indique la parcelle à récolter. Ils sont très organisés, en équipe, avec un chef d’équipe qui coordonne l’ensemble. Ils se donnent généralement rendez-vous en fin de journée et récoltent parfois jusqu’à minuit. A1 reste en bord de champ tout ce temps pour rassurer les gendarmes s’ils passent à côté.

Notes de carnet de terrain, compte rendu de visite dans le Val-d’Oise, juin 2015

Les journaliers sont recrutés par l’intermédiaire de réseaux affinitaires et payés à la journée (un travailleur a évoqué la somme de 100 euros, mais nous n’avons pas pu confirmer ce chiffre par recoupement). Leur travail consiste à « casser » le maïs, c’est-à-dire à prélever l’épi sans abîmer le reste du plant, qui sera récolté plus tard et livré à la coopérative agricole par l’exploitant agricole.

En amont de la campagne agricole, des discussions ont lieu entre agriculteurs et intermédiaires pour négocier un certain nombre d’hectares à récolter, le prix d’achat d’un sac ou le choix d’un cultivar inscrit au catalogue de la coopérative, mais plus adapté à la consommation humaine. Les itinéraires techniques peuvent être adaptés pour espacer les plants et obtenir de plus gros épis.

Les parcelles récoltées n’appartiennent pas à de petites exploitations engagées dans des systèmes alternatifs. Comme la grande majorité des agriculteurs de l’Île-de-France, les deux exploitants rencontrés cultivent principalement des céréales sur environ 150 ha, ce qui correspond à une exploitation de taille moyenne dans cette région.

Pluriactivité et gestion des risques

Pour tous les travailleurs interviewés, la récolte ou la vente de rue ne génère qu’un revenu complémentaire. L’activité ne semble pas régulière même en pleine saison et il y a un risque de ne pas bien vendre toute la marchandise qui a été achetée au négociant. Afin de compenser les risques liés à ces incertitudes, tous mentionnent d’autres activités, soit salariées (manoeuvre en bâtiment), soit de petits commerces similaires mais de biens non périssables, comme les cartes d’appel à l’international :

Pour moi, c’est pas un travail, mais juste un moyen de pas mourir dans la misère sans chercher à [m]e débrouiller []. Je suis en France depuis bientôt sept ans, mais je n’ai pas de papiers, donc je suis obligé de me débrouiller pour avoir un peu de sous, c’est ainsi que j’ai commencé à vendre du maïs, des cartes de recharge, des cigarettes au foyer [][Ç]a dépend, quand j’arrive à bien vendre [], je gagne à peu près 100 à 250 euros par semaine.

OT, vendeur de rue, interviewé le 19-03-2016 au foyer du Bourget

[L]a vente de maïs est occasionnelle et se pratique pendant de courtes périodes de 2 mois à 4 mois, pas plus, ce qui fait qu’elle n’est pas ma principale activité. Cependant, je vends des cartes de recharge presque toute l’année.

Anonyme, vendeur de rue sur le parvis de la gare de Pierrefitte-Stains, interviewé le 27-04-2016

Pour les consommateurs, le prix d’un épi de maïs est constant et abordable (50 centimes pour un épi bouilli et 1 euro pour un épi rôti). Mais le coût d’achat d’un sac d’épis frais au fournisseur varie au cours de la saison de production. Il est plus faible lorsque les maïs franciliens arrivent sur le marché, de juin-juillet à septembre. C’est à cette période seulement que les travailleurs issus d’Afrique subsaharienne pratiquent la vente de rue. Plus qu’un calcul économique, il s’agit surtout d’une stratégie de minimisation des risques encourus (absence de revenus, mais aussi perte de la marchandise achetée au fournisseur) en cas de contrôles par la police, auxquels la vente de rue les expose :

Si tu te fais prendre par les policiers, tu seras ruiné. Tu achètes du charbon, des mouchoirs, de l’aluminium. On ne gagne pas assez de bénéfices. Nos gens préfèrent celui de 15 euros.

KD, petit négociant, interviewé le 07-03-2016 au foyer de Pierrefitte-sur-Seine

Ce maïs est sucré et bon, cependant très peu d’entre nous en vendent du fait de son coût élevé. Souvent, c’est 50 euros le sac.

OT, vendeur de rue, interviewé le 19-03-2016 au foyer du Bourget

Réseaux affinitaires et accès au travail

Si les faibles qualifications requises suggèrent que les différentes tâches peuvent être réalisées par la plupart des travailleurs exclus du marché de l’emploi régulier, l’appartenance à des réseaux affinitaires familiaux ou communautaires demeure la clé pour être appelé à faire la récolte ou à acheter un sac de maïs que l’on pourra vendre dans la journée :

Je distribue à ceux que je connais []. Connais-tu ton fournisseur ? — Oui, je le connais, c’est un Malien ! Ils sont tous Soninkés !

KD, petit négociant, interviewé le 07-03-2016 au foyer de Pierrefitte-sur-Seine

Je suis arrivé en France en 2013, je suis venu chez le frère d’un ami qui m’a présenté à des jeunes Pakistanais qui résident dans un appartement loué au nom du frère de mon ami. [] [O]n est tous fournis par la même personne depuis bientôt trois ans. Moi, je le connais personnellement.

Anonyme, vendeur de rue à la gare de Pierrefitte-Stains, interviewé le 27-04-2016

Le travail d’intermédiation avec les agriculteurs, mais aussi de sélection des journaliers pour la récolte et enfin de livraison dans les foyers et appartements en ville, demande à la fois des ressources et des compétences que les nouveaux arrivants ne possèdent pas, comme un permis de conduire, une voiture ou une fourgonnette, et bien sûr un carnet de contacts dans les campagnes environnantes. Si les contacts se transmettent entre membres du réseau, il n’est cependant pas inédit que les agriculteurs soient démarchés afin de formaliser une relation commerciale (l’argument est alors de se démarquer des auteurs de vols de récolte) :

En fait, j’avais découvert le réseau avec un vieux Malien à la retraite qui en avait fait son métier à part entière. [] À chaque saison de maïs, il vient en France pour faire le livreur de maïs ; à la fin de la saison, il retourne au Mali. 

D, ancien journalier et petit négociant, interviewé en chemin pour rencontrer un agriculteur dans une commune en Essonne, 11-07-2016

A1 se souvient de la venue d’un groupe de « Mauritaniens » en « grands boubous » directement à la ferme pour négocier un arrangement afin d’acheter du maïs de façon « officielle ».

Notes de carnet de terrain, compte rendu de visite dans le Val-d’Oise, juin 2015

Plusieurs témoignages évoquent l’existence de vols de récolte, mais on comprend aussi que les deux parties ont tout intérêt à sceller un arrangement commercial même informel. Pour l’agriculteur, il s’agit de générer un revenu supplémentaire en combinant vente sur pied non déclarée de l’épi et vente « régulière » de la biomasse restante à la coopérative agricole (notes de carnet de terrain, compte rendu de visite dans le Val-d’Oise, juin 2015). Pour les négociants et les journaliers, la présence visible en bord de champ et durant tout le temps de la récolte de l’agriculteur sécurise cette étape en minimisant le risque de contrôle par les gendarmes du secteur.

L’exemple que nous venons d’explorer ne correspond pas aux modèles de circuits courts équitables mentionnés dans la littérature sur la contribution des systèmes alimentaires alternatifs à la lutte pour la justice sociale (Lamine et Perrot, 2008 ; Chiffoleau, 2012). Il s’agit en effet plutôt d’un circuit « long » de proximité (puisque nous avons identifié au moins deux intermédiaires) qui contribue à la reproduction de systèmes agricoles conventionnels peu vertueux pour l’environnement. Mais surtout, l’accès à des produits locaux pour le plus grand nombre constitue moins un objectif en soi qu’un levier pour réussir à « trouver une place par son activité » (Collectif Rosa Bonheur, 2019 : 61).

Ce dernier point peut cependant nous amener à envisager notre récit comme une déclinaison des « histoires de subsistance encourageantes » auxquelles font référence les chercheuses féministes Maria Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen pour envisager les voies d’un changement radical des rapports de domination à travers la « perspective de subsistance » (Mies et Bennholdt-Thomsen, 1999, citées par Pruvost, 2021). Alors que ces autrices se fondent sur les expériences de résistance des paysannes autochtones du Sud global, notre histoire invite à envisager la forme concrète que prendrait aujourd’hui cette « perspective de subsistance » depuis les marges urbaines de la désindustrialisation[6]. Elle nous renseigne aussi sur les défis qui en limitent la portée transformatrice dans le contexte d’une ville du Nord global.

3. Transformer les liens ville-campagne depuis les marges urbaines : quand la justice alimentaire met au défi la ville néolibérale

S’il est vrai que les épis vendus sont issus de parcelles alimentant des filières agro-industrielles, ce petit commerce établit une dérivation locale dans le circuit dominant du système agroalimentaire. Il achemine en coeur de ville un produit frais prisé par les ressortissants d’Afrique subsaharienne et d’Asie, où il est associé à la période de soudure (la période allant de la fin des stocks de riz ou de mil à la prochaine récolte). En France, les grains de maïs sont essentiellement destinés à l’alimentation animale et leur commercialisation en épis frais pour la consommation humaine est rarement présente dans l’offre des circuits classiques, tout comme dans celle des circuits alternatifs que sont les AMAP ou les épiceries solidaires. Les travailleurs étrangers du petit commerce de maïs réussissent le tour de force de contribuer au « retour de l’agriculture dans le quotidien alimentaire » (Hochedez et Le Gall, 2016, cités en introduction) des quartiers populaires, mais aussi au développement d’une « infrastructure commerciale capable de répondre à leurs besoins » (Clerval, 2011 : 59).

Cette contribution pour un accès plus équitable à l’alimentation semble cependant avoir aujourd’hui peu de prise sur le sort qui leur est réservé dans l’espace public. Pendant le temps de l’enquête, les vendeurs de maïs sur le parvis de la gare à Saint-Denis ou à Château-Rouge à Paris, auxquels se sont ajoutés des vendeurs de brochettes grillées en nombre important, vivent régulièrement contrôles et arrestations par les forces de l’ordre, leurs marchandises se voyant alors confisquées[7]. La place de ces activités dans la ville et le système alimentaire urbain reste bien souvent précaire, en particulier dans les lieux où elles sont le plus visibles (Tchoukaleyska, 2018 ; Chabrol et Henrio, 2019). Le terme « vendeurs à la sauvette » retenu par les journalistes et les politiques pour qualifier publiquement les vendeurs de rue (c’est par exemple le terme utilisé sur les affiches municipales avertissant des risques sanitaires et amendes encourus) illustre d’ailleurs bien l’absence de reconnaissance à laquelle ces derniers doivent faire face au quotidien.

Comme dans le cas de la mécanique de rue, la régularisation semble par ailleurs « semée d’embûches liées au coût de la formalisation [de l’activité] pour des personnes qui vivent aux marges de l’État » (Jacquot et Morelle, 2020). À Saint-Denis, la proposition de la Ville en réponse à la mobilisation d’un collectif de soutien les orientait vers un dispositif d’accès à des structures mobiles de cuisine, « initiative réservée à des personnes ayant déjà leurs papiers, soit seulement cinq vendeurs et vendeuses sur plus d’une centaine » (Collectif Chouettes Brochettes, 2018). L’absence de droits et de dispositifs de régularisation ne constitue cependant pas le seul facteur de précarisation. La multiplication des interventions policières semble en effet aussi liée à la fin d’un régime de tolérance jusqu’alors peu contesté qui peut être corrélé à l’avancée du front de gentrification dans les quartiers populaires de la métropole. Concernant le quartier de Château-Rouge, Anne Clerval observait dès la fin des années 2010 que les petits commerces alimentaires de rue s’y maintenaient grâce à l’occupation populaire de la rue, mais aussi que le renouvellement des habitant·e·s par des classes aisées se traduisait rapidement par des demandes d’intervention du politique dans la perspective d’une remise « en ordre » de l’espace public (Clerval, 2011 ; Chabrol et Henrio, 2019). À Saint-Denis, on est aussi tenté de faire le lien entre la multiplication soudaine des descentes de police et la succession d’annonces de projets urbains d’envergure, comme la rénovation de la gare en prévision des Jeux olympiques, le lancement d’un écoquartier dans la commune voisine de l’Île-Saint-Denis et la livraison des derniers bâtiments d’habitation de l’écoquartier Gare Confluence, limitrophe de la gare elle-même. La vente de rue informelle reste représentée comme un marqueur des quartiers périphériques où « le chaos précède l’ordre » (selon la formule d’Agamben [1998] reprise par Roy, 2005 : 149 ; je traduis). L’aménagement de l’espace s’inscrit dans une perspective de normalisation des formes et des usages de la ville informelle en vue de sa requalification (c’est-à-dire d’une valorisation économique au profit de coalitions d’intérêts entre élites capitalistes et gouvernements locaux ; voir Morange et Fol, 2014).

Les modalités de normalisation des espaces publics relèvent cependant moins d’une stratégie de lutte contre le commerce illégal que d’une nouvelle forme d’injonction à l’invisibilité. L’économie urbaine néolibérale vient donc ici renforcer un mécanisme déjà puissant d’invisibilisation de la contribution des travailleurs étrangers racisés au fonctionnement du système alimentaire. Pratique courante dans le secteur agroalimentaire, l’invisibilisation du travail non déclaré est en effet l’une des conditions de survie d’un système fondé sur une main-d’oeuvre bon marché et peu protégée par les institutions (Morice et Potot, 2010). Ce mécanisme a été particulièrement bien décrit dans le cas des campagnes productives employant une importante main-d’oeuvre saisonnière (Mésini, 2013 ; Filhol, 2020) ou des « Marocains » petits exploitants sans titres (Lascaux, 2021). Chantal Crenn (2013) a aussi montré que, dans le Bordelais, l’injonction à la discrétion des travailleurs et des membres de leur famille s’applique aussi dans les espaces publics urbains où le groupe dominant attend d’eux des comportements qui reflètent une position subalterne par rapport à celle des travailleurs originaires du Maghreb au sein des exploitations viticoles.

Pourtant, à proximité de ces secteurs sous tension, la dimension informelle d’autres activités bien visibles comme le jardinage urbain spontané semble moins faire problème (Hardman et al., 2018). Les études sur les mobilisations autour de l’agriculture urbaine en contexte postindustriel ont montré le rôle non négligeable de la visibilisation des pratiques informelles afin de révéler l’utilité des liens et des réseaux d’entraide grâce auxquels elles assuraient l’intendance de la nature urbaine (Ramos, 2018 ; Sachsé, 2020). Révéler cette dimension informelle du jardinage urbain a ainsi souvent fait partie des stratégies de légitimation de la place de cette activité dans les interstices de la ville, car cela permet de faire la démonstration de son rôle social et environnemental (Green Guerillas, Les Incroyables Comestibles, etc. ; voir Paddeu, 2012 ; Adams et Hardman, 2014). Dans un contexte d’adhésion du politique à l’idée d’une alimentation urbaine plus locale (Morgan, 2013), mettre en avant la vente de rue informelle comme une ressource sociale pour rétablir des liens entre ville et campagne de proximité peut ouvrir des perspectives de réflexion sur les contradictions du modèle de la ville durable et contribuer à la recherche de dispositifs permettant de les dépasser.

Conclusion

Dans cet article, j’ai mis en lumière le travail des intermédiaires de la vente ambulante du maïs francilien dans les rues de l’agglomération parisienne en montrant qu’une partie de ce travail contribue à la relocalisation silencieuse du système alimentaire urbain dans les quartiers populaires de la métropole. En abordant cette réalité à travers le récit des travailleurs et non uniquement par la géographie des flux de marchandises, il a été possible de montrer le rôle moteur des efforts quotidiens de subsistance dans le renouvellement de la ville par ses marges. Ce résultat permet de dépasser les représentations de la vente « à la sauvette » comme une activité illégale à réguler et de la replacer au sein des activités qui contribuent à la production des centralités populaires, c’est-à-dire « des espaces locaux concentrant des activités économiques, de services, commerciales, et des possibilités de travail accessibles aux classes populaires, suivant des logiques marchandes mais aussi de dons et d’entraide » (Jacquot et Morelle, 2020 : 30, à propos de la notion telle qu’elle est définie par le collectif Rosa Bonheur).

À l’instar de nombreux domaines du travail collectif de subsistance, la vente de maïs dans la rue est aux prises avec les contradictions du modèle de la ville durable : alors qu’il n’a jamais été autant question de réduire l’empreinte écologique de l’alimentation des villes par la relocalisation des approvisionnements, la requalification urbaine des quartiers populaires réduit les possibilités de déploiement de systèmes intermédiaires frugaux qui permettraient de renouveler les liens avec la campagne voisine.

Comme pour le cas des paillotes gitanes dans l’Hérault décrit par Gaëlla Loiseau et ses collaborateurs (Loiseau, Perrin et Pulliat, 2022), les possibilités de régularisation restent par ailleurs aujourd’hui encore très limitées pour des acteurs en situation de discrimination liée à leur origine et à leur couleur de peau, et « contraints à l’informalité » par les institutions légales (Weber, 2022). Reconnaître le capital d’autochtonie qu’accumulent les travailleurs étrangers racisés après des années de maintien en marge de tout emploi décent, accepter leur attachement à des marchandises déconsidérées dans les réseaux de l’alternative alimentaire dominante, voir les liens à l’agriculture locale comme une ressource pour l’ancrage de parcours de mobilité sont autant de pistes pour penser la contribution des centralités immigrées à la justice alimentaire dans la ville globale.