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C’est un plaisir particulier d’avoir la tâche de présenter ce numéro de META qui, on l’aura constaté, arbore cette année un « nouvel habit » pour son cinquantième anniversaire, rappelant ainsi, comme cela se devait d’ailleurs, ses origines. C’est, à ne pas en douter, un événement qu’il convient de marquer spécialement. Cinquante ans, c’est la force de l’âge, c’est également l’expérience et la vigueur, mais aussi des souvenirs, et la connaissance et le savoir de la vie. Et cela se fête !

Pour remercier nos contributeurs et nos lecteurs de leur fidélité et de leurs excellentes contributions à la revue, nous avons prévu ce cinquantième volume de META, Journal des Traducteurs, Translators’ Journal avec quatre numéros spéciaux sur des thèmes précis. Nous ne révélerons pas les titres dès maintenant pour ne pas gâcher la surprise. C’est, bien sûr, un moment de grande joie qu’il convient de souligner et de célébrer par un effort spécial, et ainsi le partager avec tous. C’est également un vif plaisir, une agréable satisfaction et une légitime fierté. Cinquante ans, c’est un moment important dans la vie d’une revue. META a résisté au temps, a participé à la pluralité des activités du monde de la traduction, à ces diverses opérations de transfert de sens marqués par la diversité des domaines où la puissance des développements des lexiques techniques, technologiques et scientifiques et parascientifiques s’échafaudait et où la diversité des « idiomes [qui] n’ont qu’une vie de reflet » marquait parfois le pas et refusait de s’incliner devant les transformations des langues, et où intervenaient également des systèmes de signes dont les variations graphiques et les diversités socioculturelles marquaient le travail à accomplir. META a suivi ces très nombreux changements au cours de ce demi-siècle dans un grand nombre de pays, META a aussi accompagné et présenté le cheminement et les développements des recherches et réflexions sur la traduction et l’interprétation et a ainsi partagé largement et vécu cette vie intense et changeante, et parfois délicate, du monde et de la traduction. META est resté le reflet fidèle de tous ces développements, de ces nombreux et divers progrès et de ces innombrables espoirs et si sa contribution est importante, elle est celle de ses auteurs et de ses lecteurs qu’elle a informés, soutenus, encouragés, orientés et aussi aidés. Si tout n’a peut-être pas toujours été d’une « parfaite » perfection, nous croyons cependant que META a bien mérité sa fête et cet honneur et nous lui souhaitons de tout coeur une longue vie bien remplie ! META a bien travaillé pour la TRADUCTION. Reconnaissons-le, en toute bonne foi ! C’est avec une immense joie et une très grande satisfaction, et aussi avec une légitime fierté que nous osons l’écrire. Affirmations prétentieuses ou même apologétiques ? Il n’en est rien, l’excellence de META, c’est l’excellence de tous ses auteurs. Il faut le rappeler pour être juste. Les auteurs de META ont apporté leurs meilleures contributions à la revue au cours de ces cinquante années. Sans tous ces chercheurs passionnés par leur métier, marqués par la précellence de leurs travaux de recherche et assumant avec une vive sagacité leurs responsabilités de progrès, il n’y aurait pas cette revue, et encore moins de fête du cinquantenaire. Qu’ils trouvent tous ici tous nos remerciements pour l’oeuvre accomplie ! Nous aimerions pouvoir leur marquer notre profonde reconnaissance en les citant tous, mais ils sont trop nombreux. On peut cependant retrouver facilement leurs noms connus, leurs noms qui forment une référence, et leurs travaux dans les divers numéros de la revue, dans de très nombreuses bibliothèques et centres de documentation, et chez des particuliers, mais aussi sur le site <www.erudit.org/Revues/META>, base de données permanente et enrichie, tous les trois ans, en accès libre, de nouvelles contributions retenues par la revue.

Le JOURNAL DES TRADUCTEURS / TRANSLATORS’ JOURNAL a été fondé en 1955 par l’Association canadienne des Traducteurs diplômés. Même si les débuts furent modestes, la revue marquait un désir avide de vivre, de grandir, de se développer et d’assumer ses fonctions de diffusion d’informations et de création de liens entre les divers acteurs de la traduction et de l’interprétation. La période de la naissance était sans nul doute bouillonnante et les besoins en traducteurs et en interprètes étaient criants un peu partout. Le « vase clos » était terminé, le monde s’ouvrait de plus en plus et déjà ce qu’on appelle de nos jours la mondialisation se faisait reconnaître. En effet, décembre 1953 marque la création de la Fédération internationale des Traducteurs (FIT) c’est-à-dire la mise sur pied d’une organisation internationale pour regrouper les diverses associations ou sociétés nationales de traducteurs et ainsi mieux briser l’isolement des pays pour assurer avec compétence la reconnaissance et la défense « des intérêts de la profession » et le bienfait pour les langues et les cultures des pays. Au Québec, on ne pouvait donc mieux faire que de lancer ce Journal des Traducteurs si l’on voulait promouvoir cette même conscience professionnelle des fonctions, ici et ailleurs dans le monde. Les fondateurs se sont appuyés naturellement sur des impératifs immédiats, mais également sur des possibilités plus virtuelles, celles de compter sur des développements importants, pas toujours ou pas encore prévisibles, mais qui paraissaient potentiellement possibles grâce aux nombreux apports de collègues locaux, mais également aux multiples contributions des confrères d’autres pays. Les interfécondations donnent une valeur plus objective, une plus grande et saine généralité, une meilleure acceptabilité et, partant, une sagace certitude d’oeuvrer avec justesse dans la bonne direction. L’avenir a montré que ces visions étaient justes et même s’il n’y a nul critère absolu qui puisse reconnaître ou garantir infailliblement le succès, on peut dire que l’espoir mêlé d’audace a assuré le résultat recherché et voulu avec le prestige qui s’y attache. Bravo au R. F. Stanislas-Joseph, i.c., à Fernand Beauregard, Jean-Paul Riopel, Hélène Lanctôt, Gérard Labrosse, fondateurs de la revue, et à Jean-Paul Vinay qui a repris la tâche dès octobre 1956 et a assuré la publication pendant dix ans.

On le sait, mais il est toujours utile de le répéter, les traducteurs et les interprètes jouent un rôle vital dans tous les pays et exercent une fonction inévitable dans toutes les organisations internationales qui sans eux ne pourraient pas survivre. Grâce à eux, la connaissance, les sciences, les technologies, les oeuvres culturelles pénètrent tous les pays et y apportent information, nouveauté, formation, diversité et connaissance. Leur rôle vital est indiscutable. On peut en fait dresser un tableau d’évolution corrélative entre le degré de connaissances et le nombre de traductions d’un pays. Que seraient, par exemple, les littératures des pays sans la fécondation par le biais de la traduction d’oeuvres d’autres pays ? On sait que la plupart des écrivains ne lisent pas nécessairement les oeuvres dans la langue d’origine mais dans une traduction et c’est donc celle-ci qui leur transmet les autres valeurs fécondantes. La lecture donne la connaissance et exerce une influence capitale dans la dissémination des idées, des sensations, des expériences, de la liberté et de la démocratie. Que seraient les littératures mondiales sans leur dimension traduction ? Que serait la situation de nombreux pays sans les traducteurs du Moyen Âge à nos jours ? Que serait la Renaissance sans la traduction ? Que serait la littérature et la société sans les Descartes, les Pascal, les Montesquieu, les Voltaire, les Diderot ou les Shakespeare, les Dostoïevski du monde entier ? Que serait la littérature française du xixe siècle sans Goethe, Schiller, Hölderlin ou Novalis ? Que seraient même les langues sans les apports de la traduction ? Les traductions ont pris rang au même titre que les originaux, même si l’original garde sa primauté. Nulle langue, nulle civilisation ne se suffit elle-même et la traduction vient combler la lacune !

Le langage exprime toute la vie des individus dans leur cadre social et marque ainsi leur outil de communications, la langue, de caractéristiques particulières. Il n’est donc pas étonnant de trouver de larges différences dans toutes les 6500 langues environ que l’on peut dénombrer à l’heure actuelle dans le monde. Une langue a également une fonction identitaire, puisqu’elle se distingue déjà linguistiquement par une structure différente qui reflète un certain mode de vie autre d’un « groupe » à l’autre. Elle a en plus une fonction véhiculaire, c’est-à-dire qu’elle permet l’intercommunication entre les membres, et elle est bien sûr le témoin et le réservoir de données culturelles puisqu’elle charrie tout un ensemble communautaire de variables spécifiques et parfois inconscientes, dues à l’histoire, à la géographie, à la situation, à l’environnement, bref à l’ensemble de l’héritage collectif. C’est peut-être cela qu’on peut appeler la « connivence du groupe », c’est-à-dire cet ensemble de lieux communs, d’idées, de croyances, de comportements très spécifiques au groupe. La traduction doit « reproduire » tout cela, or la langue n’indique que certaines réalités et laisse deviner le reste. Le mot n’est bien entendu pas la pensée, il n’en est que le reflet, il est l’expression linguistique de la pensée, mais non la pensée elle-même. La pensée est beaucoup plus riche, elle est associée à la réminiscence, à des fonctions de relations, à des conduites, à des expériences personnelles, à une vie particulière. Tout peut être actualisé, mais tout n’est pas nécessairement exprimé ni même exprimable et n’est pas totalement uniforme pour tous les individus, car l’assimilation des données s’accompagne toujours d’effets personnels. Le mot dans son environnement « déclenche » un sens, une réalité et la situe dans son cadre en réduisant la globalité sémantique et parasémantique. L’auteur a une liberté limitée de choix à cause de contraintes linguistiques : lexicales, sémantiques et syntaxiques. En plus, il doit se situer globalement dans la Weltanschauung de son milieu, c’est-à-dire cet ensemble qui appartient à son environnement, à sa culture et à son idéologie communautaires. Sans doute peut-il l’accepter, la modifier, la combattre, tout comme il peut « affiner » certaines données linguistiques, c’est sa liberté d’auteur, mais il ne peut échapper à son existence, pas plus d’ailleurs que ses lecteurs, car c’est la propriété commune. Toute écriture et toute lecture est donc essentiellement une interprétation, une reconstruction pour la compréhension. Les lecteurs ou les auditeurs doivent reconstituer le sens et cette activité mentale donne infailliblement lieu à des reconstitutions sémantiques interprétatives variées et multiples qui, comme pour l’auteur, s’appuient sur une conscience collective et un contenu individuel.

Qu’en est-il du traducteur ? Non seulement doit-il procéder à une reconstitution sémantique, mais également se livrer à une autre opération, celle que l’on appelle le « transfert de sens ». Pour le traducteur, il y a reconstitution sémantique par son interprétation, reformulation dans un autre système linguistique avec d’autres contraintes, et sur lesquelles pèsent constamment les contraintes sémantiques du texte de départ imposées par l’auteur et sa Weltanschauung et qui peuvent gêner l’épanouissement linguistique d’arrivée. Si l’auteur a une certaine liberté, le traducteur en a beaucoup moins, il est lié au texte de départ et les paramètres de ce texte sont à se transformer en algorithmes nouveaux pour donner naissance à une oeuvre équivalente, aux fonctions textuelles aussi proches que possible de celles de l’original. C’est là que se situe encore un long débat sur ce qu’on a appelé le choix entre une action « sourcière » ou « cibliste », c’est-à-dire la possibilité du traducteur d’accorder la priorité absolue au texte de départ avec le risque de rendre son texte d’arrivée quelque peu « exotique » pour ses lecteurs, ou la promotion de la cible et « intégration » du texte par adaptation à sa nouvelle réalité ou encore l’utilisation restrictive à une autre réalité que l’on veut ainsi promouvoir ou même « propagandiser ». C’est bien entendu de sérieux aspects éthiques qui sont soulevés et qui concernent autant le traducteur que le donneur d’ouvrage et les « consommateurs ».

La traduction est une activité d’une passionnante difficulté et la comparaison multilatérale des traductions de cinq ou six langues comme le faisait Mario Wandruszka[1] montre d’extraordinaires et fascinantes variations de traduction d’une langue à une autre et démontre ainsi cette grande délicatesse dans le transfert linguistique, incluant tout le « dit » et évoquant, paraphrasant ou explicitant tout le « non-dit », sans laisser ni cicatrice ni plaie ouverte. La fidélité au sens de l’original est un choix du traducteur, un choix contraint et guidé, mais également un choix motivé. L’interpellation du traducteur fait partie du quotidien du traducteur et atteint sans doute la tension maximale avec ce périlinguistique, pour reprendre le terme de Jean-René Ladmiral[2]. Ces aspects font partie intégrante de la traduction et c’est là que peut se situer le respect de la fidélité à l’auteur. La traductologie n’est pas une science exacte, pas plus que la traduction n’est un simple art ! Tout acte, toute décision, tout choix du traducteur a un soubassement théorique, même s’il reste inconscient, et une connaissance relativement encyclopédique. Ce sont déjà les principes fondamentaux posés par Martin Luther[3] vers 1520, soit déterminer la finalité de toute activité traduisante, comprendre le contenu et, dans la reformulation, le sens du texte passe avant les particularités formelles de la langue source. Le traducteur n’est donc pas le banal et passif intermédiaire linguistique qui refait une copie d’un texte d’un auteur dans une autre langue, mais bien un « participant » actif qui « reprend » le texte et le « forme » en faisant du « contenu immanent » de l’original un texte semblable qui lègue une pensée interprétée dans l’esprit de l’auteur. Dire ce qui se fait ne règle pas la question de comment le fait-on ? Réexprimer une pensée d’un autre suppose que cette pensée a été bien identifiée, bien comprise, bien interprétée qu’il y a eu jugement, pesée et choix d’un équivalent analogue dans l’autre langue avec un résultat final de pensée idoine. Le traducteur s’est « pénétré » de son auteur, il a « saisi » son esprit et il s’est produit une certaine identification entre le traducteur et l’auteur. Le disciple s’est rendu semblable au maître pour le comprendre et le « rendre ». Travail ardu et délicat qui pouvait parfois mener à de sérieuses difficultés avec les autorités, comme celle qu’a connues Étienne Dolet en 1544 pour avoir introduit une erreur de traduction dans un texte de Platon, ou encore Luther en 1522 pour avoir ajouté un mot au texte allemand du Nouveau Testament. Exemples d’un temps révolu et impossibles de nos jours ? Certains textes, notamment des textes sacrés sont et restent intouchables, même de nos jours, et la langue utilisée tout comme la forme sont partie intégrante du message et ne souffrent pas de traduction, même si les interprétations du texte original donnent lieu à des résultats plus que contradictoires. C’est un des « supermèmes » évoqué par Andrew Chesterman[4]. Les mèmes font partie de la civilisation des époques et ne meurent jamais. La tendance à l’heure actuelle, la traductologie, semble prendre une direction résolument sociologique, plus exactement identico-politico-économico-sociologique. L’avenir reste encore plein de promesses pour la traduction et META a certes encore un rôle à jouer.