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Partenariats industriels, travail collaboratif, alliances technologiques : les exemples abondent aujourd’hui de collaborations inter-organisationnelles, que ce soit entre des entreprises de même type, voire concurrentes, ou entre des entités de natures variées. Les vingt dernières années ont en effet vu le développement de nouveaux modèles de création de valeur, basés sur le principe général de co-activité et concrétisant le « faire ensemble » : que ce soit pour concevoir, produire ou distribuer, firmes et entités diverses décident de mutualiser leurs ressources ou de coordonner leurs actions sur un périmètre territorial ou mondial, quand bien même elles sont en compétition.

Le cas particulier des organisations se mettant en réseau sur le périmètre d’un même territoire se révèle particulièrement riche d’expériences et d’observations dans les sciences du management (Poivret, 2010; Fu et al, 2014). Celles-ci ont pu en détailler les formes et modalités possibles (Boquet et al, 2009; Mendez et Bardet, 2009; Chabault, 2010; Hussler et Muller, 2013), mais aussi les défis en termes de gestion de projet et de management de l’innovation (Barbier et Boissonnet, 2014; El Hadj et al, 2015; Lind, 2015). La littérature s’est notamment penchée sur le cas des pôles de compétitivité : ces réseaux territoriaux d’organisation, définis et labellisés par les autorités françaises depuis 2005, se présentent comme des « usines à projets » devant produire de l’innovation essentiellement technologique, et à terme générer de nouveaux emplois. La réalité française a également son pendant en Belgique, au travers du « plan Marshall » lancé en 2005, avec le même objectif qu’en France : restaurer et amplifier la dynamique d’innovation et de développement des technologies. Selon Culié et al, (2006), ces pôles représentent l’un des quatre grands types de réseaux territoriaux d’organisation possibles, aux côtés des districts industriels, des systèmes productifs locaux ou encore des « clusters » observés par Porter (2000).

Dès leur lancement, le cahier des charges de ces pôles affichait un volet managérial ambitieux : dans le cas français, il leur était demandé de « promouvoir un environnement global favorable à l’innovation et aux acteurs du pôle, en conduisant des actions d’animation, de mutualisation ou d’accompagnement des membres du pôle sur des thématiques telles que la formation et les ressources humaines… »[1]. 71 pôles ont d’abord été officiellement labellisés par le gouvernement en 2005, avant qu’une deuxième phase, à l’automne 2008, ne les scinde en trois catégories, selon leur performance, avec une pression accrue pour treize pôles n’ayant pas atteint leurs objectifs. Puis le lancement de la phase dite « 2.0 », en 2008, a non seulement confirmé les très forts espoirs d’innovation technologique placés dans ces organisations, mais aussi explicité une attente d’innovation plus organisationnelle et managériale : en effet, outre la priorité rappelée aux projets collaboratifs et la confirmation des moyens alloués à cette politique, le Gouvernement a annoncé la mise en place de nouveaux dispositifs tels que les « plateformes d’innovation », qui regroupent des infrastructures et des équipements mutualisés de Recherche et Développement, et encouragé la déclinaison d’actions managériales nouvelles et adaptées à la réalité du réseau territorial.

Cette commande explicite de pratiques managériales innovantes a-t-elle été honorée ? Un tel appel au renouvellement espéré des actions de gestion des ressources humaines a-t-il été entendu et surtout mis en pratique ? Force est de constater que l’état des connaissances est singulièrement réduit sur cette question, les recherches disponibles faisant au mieux une description ou une modélisation des pratiques observables (Arnaud et al, 2013; Chabault, 2013). Les pôles de compétitivité sont-ils dans les faits des formes d’organisations aptes à innover en GRH ?

Pour tenter de répondre à cette question, une première partie synthétisera les connaissances disponibles pour affiner le questionnement et proposer un cadre théorique adapté (I). Puis l’observation des actions mises en place par une douzaine de pôles de compétitivité nous donnera de voir que l’innovation en GRH n’est pas dans les contenus et réside peu dans les contextes; l’étude de deux dispositifs particuliers nous permettra in fine de discerner en revanche une innovation de processus (II).

Etat de l’art, problématique et cadre théorique : les pôles de compétitivité, de l’innovation technique à l’innovation en gestion des ressources humaines ?

Parmi les différentes formes d’organisations en réseau, les pôles de compétitivité constituent des objets managériaux désormais bien identifiés dans la littérature, et leurs pratiques de gestion des ressources humaines (GRH) retiennent en particulier de plus en plus l’attention (I.1). Très souvent focalisés sur l’innovation technologique, ces pôles sont également des lieux potentiels d’innovation managériale (I.2). Afin de savoir si celle-ci est réellement au rendez-vous, nous proposerons une approche contextualiste, mais aussi un cadre théorique associant entrepreneuriat institutionnel et acteur-réseau (I.3).

Les pôles de compétitivité : des enjeux managériaux progressivement identifiés

Depuis la distinction fondatrice de Williamson (1985) entre marché et hiérarchie, la littérature a mis en valeur l’intérêt des formes organisationnelles en réseau pour déverrouiller les contraintes managériales traditionnelles et ainsi favoriser l’innovation (Powell, 1990). Parmi ces formes d’organisations en réseau se situent les réseaux territoriaux d’organisation (Barabel et al, 2007; Poivret, 2010), dont les « pôles de compétitivité » font partie. Par définition, ces pôles associent au sein d’une même zone géographique des entreprises, des centres de recherche, des organismes de formation, des administrations « engagés dans une démarche partenariale destinée à dégager des synergies autour de projets innovants conduits en commun en direction d’un (ou de) marché(s) donné(s) »[2]. L’originalité des pôles de compétitivité, par rapport aux clusters américains ou districts industriels italiens, est donc, via une démarche impulsée par l’Etat autour d’un thème industriel, de rassembler sur un territoire le plus grand nombre d’acteurs divers en vue d’assurer la compétitivité par l’innovation. Le principe de base d’un pôle est de susciter et favoriser des projets collaboratifs d’innovation, i.e. des équipes-projets inter-organisationnelles, regroupant sur plusieurs années des collaborateurs en provenance de mondes différents – petite et moyenne entreprise, grand groupe, laboratoire de recherche -; à charge pour ces projets collaboratifs de développer conjointement de nouvelles technologies ou de nouveaux services, permettant in fine une valorisation sur un marché[3].

Les pôles de compétitivité sont donc essentiellement des organisations fédératives, composées d’une équipe d’animation légère – de l’ordre de quelques salariés permanents – et abritant un nombre plus ou moins importants de projets collaboratifs. Les thèmes couverts par ces projets et les pôles qui les accompagnent sont multiples, avec une forte dominante technologique et industrielle, même s’il existe quelques pôles tournés vers les biens de consommation, les transports ou la finance. Objets managériaux au début mal identifiés, les pôles ont petit à petit attiré l’attention des chercheurs en management : sous l’angle du management des connaissances (Castro Gonçalves, Chabault, et Tixier, 2011; Barbier et Boissonnet, 2014), des processus d’innovation (Makhtari, 2012), ou des relations stratégiques et de mode de gouvernance (Chabault 2010 ).

La littérature sur les enjeux de GRH dans les pôles existe mais est plus récente et moins développée (Arnaud et al, 2013). Pour autant, les enjeux en la matière sont critiques pour un pôle de compétitivité, pour au moins deux raisons. La première est que la circulation des savoirs que permettent la proximité et la mobilité des salariés constitue une source d’avantages compétitifs (Almeida et Kogut, 1999; Lam, 2005; Hervas-Oliver et Albors-Garrigos, 2007; Jacquier-Roux et Paraponaris, 2011; Calamel et Gallego-Roquelaure, 2014). La seconde raison est que les pôles de compétitivité rassemblent des salariés provenant d’organisations variées, chacune appliquant des pratiques et des règles de GRH qui lui sont propres (CM International et al, 2008, p. 105).

Les recherches récentes menées pour rendre compte des pratiques et dispositifs pour gérer le « facteur humain » ont été menées avec plusieurs angles de vue : la recrutement et la formation des collaborateurs de demain (cabinet Alpha & Geste, 2008; Loubes et Bories-Azeau, 2010); la gestion des compétences et la prospective des métiers (Tixier, 2010); les carrières des ingénieurs et chercheurs d’une organisation à l’autre au sein d’un même pôle (Culié et al, 2014); le management des projets collaboratifs d’innovation (Calamel et al, 2012; Gueye, 2015); l’émergence d’une GRH territorialisée (Defélix et Mazzilli, 2009) voire territoriale (Bories-Azeau et Loubès, 2013).

Les pôles, lieux d’innovation managériale en puissance

Les pôles de compétitivité sont donc des réseaux territoriaux d’organisations identifiés depuis quelques années, et leurs enjeux de GRH apparaissent de plus en plus nettement aux yeux des observateurs et des chercheurs. Qualifiés souvent d’ « usines à projets » devant générer de l’innovation de produit ou de service, ces pôles constituent également, nous allons le voir, des lieux possibles pour l’innovation managériale.

Pour Hamel (2006), « a management innovation can be defined as a marked departure from traditional management principles, processes, and practices or a departure from customary organizational forms that significantly alters the way the work of management is performed » (pp.75-76). Cette innovation managériale, que Birkinshaw et al. (2008) définissent comme la génération et l’introduction de pratiques managériales nouvelles par rapport à l’état de l’art[4], se révèle à l’examen encouragée, probable et nécessaire dans les pôles de compétitivité.

L’innovation managériale fait d’abord l’objet d’un encouragement et une quasi-« commande » des pouvoirs publics à l’égard des pôles de compétitivité. En 2006, le Vice-Président délégué à l’enseignement supérieur et à la recherche d’une grande Région française déclarait la nécessité d’innover de manière intimement liée « en matière technologique, commerciale, organisationnelle et sociale ». La même année, le Conseil économique et social de la Région Rhône-Alpes soulignait, parmi les « conditions de succès » des pôles, « la capacité des acteurs à travailler ensemble et à générer des innovations technologiques bien sûr, mais aussi sociales, organisationnelles, managériales » (CESR 2006, p. 3). Du côté du Gouvernement français, un document publié par le Ministère de l’Economie, des Finances et de l’Emploi incitait peu de temps après, en janvier 2008, à de « bonnes pratiques » au sein des pôles, et en particulier une « gestion des compétences » : « Une gestion des ressources humaines adaptée est une des conditions de succès des pôles de compétitivité : le facteur humain est décisif pour animer le réseau d’acteurs partenaires du pôle et les amener à travailler ensemble ».

Fortement encouragée par les pouvoirs publics, l’innovation managériale est également probable dans les pôles de compétitivité. Nous avons vu en effet qu’il s’agissait d’un cas particulier de réseaux territoriaux d’organisations : or, l’état de l’art sur les réseaux organisationnels donne à voir que ceux-ci sont fréquemment des lieux d’innovation dans la manière de mobiliser les ressources humaines. A titre d’exemple, des dispositifs de prêt de main d’oeuvre peuvent ainsi contribuer, de manière intéressante, au développement d’un territoire et à la sauvegarde de l’emploi local (Calamel et Gallego-Roquelaure, 2014). De son côté, Martin (2006) a montré que la spécificité de la relation d’emploi tripartite dans le cadre des groupements d’employeurs conduit peu à peu leurs gestionnaires à repenser les pratiques de GRH, la rémunération étant un point de tension particulier. Un premier bilan des pratiques mises en oeuvre à ce jour (Delalande et Buannic, 2006) fait ainsi ressortir des actions mutualisées de recrutement et de formation, qui s’affranchissent du cadre unilatéral de la relation d’emploi classique. Mais c’est sans doute du côté des systèmes productifs locaux (SPL) que l’on observe le plus de pratiques nouvelles en matière sociale (Brault, 2003) : formations communes, listes de diffusion des curriculum vitae, partage des compétences, mutualisation d’outils… Des expériences similaires sont relatées par Hall et Lansbury (2006) dans le cadre des « écosystèmes de compétences » australiens, où différents partenaires impliqués dans le développement des compétences parviennent à co-construire des initiatives communes de formation sur une base industrielle régionale.

Encouragée et probable, l’innovation managériale apparaît enfin comme nécessaire dans les pôles de compétitivité. Les travaux de Holmquist (2003), consacrés aux processus d’apprentissage intra- et interorganisationnels, considèrent les types d’incertitudes que la collaboration entre partenaires peut générer : celles-ci concernent à la fois les risques pris en matière d’innovation (exploration versus exploitation) et en matière de partenariat (extension versus internalisation). Les acteurs d’un pôle doivent en quelque sorte affronter un double défi : explorer de nouvelles perspectives, alors qu’il est plus facile pour eux d’exploiter des routines ayant fait leurs preuves, et collaborer avec différentes organisations, alors qu’il est logiquement plus aisé de coopérer au sein de sa propre entité. Dans un projet collaboratif, les partenaires doivent non seulement expérimenter des dynamiques exploratoires et ouvertes, mais aussi faire l’apprentissage de la coopération avec des entités qui n’ont pas nécessairement les mêmes modes de fonctionnement ni les mêmes habitudes culturelles. De nouvelles méthodes ou des dispositifs inédits de gestion des ressources humaines sont donc souvent indispensables pour faciliter ce double apprentissage.

Une approche contextualiste et un cadre théorique associant entrepreneuriat institutionnel et acteur-réseau

Dans des pôles de compétitivité à la GRH encore mal connue, l’innovation managériale est donc encouragée, probable et finalement nécessaire. Est-elle pour autant au rendez-vous au sein de ces réseaux plus fréquemment tournés vers l’innovation technologique ? Pour traiter ce questionnement, nous distinguerons le contenu d’une innovation en GRH, son contexte d’émergence et le processus par lequel elle se déploie, dans une perspective que l’on peut qualifier de contextualiste (Pettigrew, 1987; 1990). Une innovation managériale sera donc vue ici comme une catégorie particulière d’innovation, ayant trait à une pratique de gestion effectivement mise en oeuvre, et qui est nouvelle soit par son contenu (un outil nouveau), soit par son contexte (par exemple, via l’application à un partenariat d’un instrument créé pour une organisation), soit par son processus (une élaboration ou une diffusion participative).

Nouveau contenu dans un contexte traditionnel, mais aussi contenu classique dans un contexte nouveau et/ou suivant un processus original : l’innovation managériale peut donc présenter des visages multiples. Les deux derniers cas de figure —ainsi que leur éventuelle combinaison— nous intéressent plus particulièrement ici dans la mesure où ils sont susceptibles de mieux cerner les initiatives menées dans le cadre des pôles de compétitivité. Les pôles sont en effet souvent l’occasion d’un élargissement du contexte organisationnel de leurs membres, puisqu’ils mettent en étroite relation des milieux industriels, des centres de recherche universitaires, des organes de formation, etc. Des dispositifs de gestion traditionnels —tels qu’une cartographie des compétences — prennent donc un tout autre sens lorsqu’ils sont étendus à l’ensemble des partenaires concernés. De la même manière, si l’innovation managériale intra-organisationnelle est déjà vue comme un processus faisant l’objet de rapports de force entre acteurs (McCabe, 2002), la probabilité de tensions et de conflits s’accroît fortement lorsqu’on considère les relations au sein de partenariats inter-organisationnels (Gupta et al, 2006; Holmqvist, 2003). Il est aussi possible d’y voir se développer des relations originales entre acteurs.

L’approche contextualiste fournit davantage un « méta-cadre » qu’une réelle théorisation. Afin d’analyser plus finement la présence ou l’absence d’innovation managériale dans les pôles, nous associerons ici la théorie de l’acteur-réseau et celle de l’entrepreneuriat institutionnel.

La théorie de l’acteur-réseau (Callon, 1986; Akrich et al, 1988; Latour, 1989; Callon, 1991; Law et Hassard, 1999; Akrich et al, 2006) insiste tout particulièrement sur l’importance du processus par lequel un projet se déroule et du contexte dans lequel il s’inscrit : un contenu particulièrement novateur risque bien de ne jamais se concrétiser si des actions spécifiques ne sont pas menées pour le rendre approprié à un contexte particulier, même si le prix à payer est sa dénaturation. Un tel processus de traduction consiste à établir des liens entre des éléments humains et non humains (outils, structures, lieux, etc.), appelés ici des actants, qui n’ont en apparence aucune relation les uns avec les autres. Il s’agit d’identifier les enjeux des différents protagonistes en présence et de parvenir à les traduire en un problème commun à résoudre. Ce travail de problématisation passe par l’implication de porte-paroles des différents groupes d’actants en vue d’aboutir à la production d’artefacts susceptibles d’augmenter petit à petit la convergence entre les maillons du réseau en cours de constitution. Des points de passage obligés, synonymes de seuils d’irréversibilité, sont ainsi franchis, permettant l’élargissement du réseau et sa stabilisation progressive.

La théorie de l’entrepreneuriat institutionnel (Greenwood et al, 2002; Maguire et al, 2004) ou encore du travail institutionnel (Lawrence et al, 2009; 2011) offre quant à elle un cadre utile pour penser le processus d’institutionnalisation d’une innovation, en d’autres termes sa contribution à la transformation d’un champ institutionnel. Elle s’intéresse aux stratégies discursives mises en oeuvre par les acteurs en charge de ce travail institutionnel : c’est en effet grâce à leur travail de « théorisation », c’est-à-dire aux justifications qu’ils sont capables de construire en reliant de manière inédite certaines causes et certains effets, qu’ils parviennent à fédérer progressivement des acteurs d’origine diverse, en profitant d’éléments perturbateurs, en testant les premières versions de l’innovation sous la forme de prototypes, en veillant à leur donner une forme matérielle de plus en plus incontournable, etc.

Leca et al, (2006) ont d’ailleurs montré que ces deux théories étaient complémentaires et pouvaient s’articuler en plusieurs phases distinctes, formant ainsi un cadre d’analyse intégré :

  • la décontextualisation de l’innovation, par laquelle il s’agit d’abord d’identifier l’ensemble des entités humaines et non humaines en présence, ainsi que leurs enjeux respectifs, pour les resituer ensuite dans un cadre plus large et généralement simplifié;

  • la problématisation, c’est-à-dire la formulation, à partir des énoncés problématiques en provenance des différents maillons du réseau, d’une controverse commune par rapport à laquelle les uns et les autres vont pouvoir se situer;

  • l’intéressement des acteurs qui consiste à repérer des porte-parole légitimes des divers maillons du réseau et à leur affecter des missions précises;

  • l’enrôlement qui passe par la réalisation d’investissements de forme (représentations simplifiées de l’évolution de la controverse par le biais de graphiques, de plans, de statistiques, etc.) et la constitution de points de passage obligés (lieux ou énoncés susceptibles d’augmenter la convergence entre les maillons du réseau), offrant ainsi une matérialisation progressive de l’innovation;

  • la recherche du soutien d’alliés avec qui les entrepreneurs institutionnels pourront engager des négociations sur la base des investissements de forme produits au fur et à mesure;

  • la stabilisation du réseau par une concentration des fonctions de représentation dans les mains d’un petit groupe de porte-paroles, ce qui conduit l’ensemble du réseau à être perçu comme un seul acteur (irréversibilité).

L’épreuve des faits : 12 pôles de compétitivité en quête d’innovation managériale

L’épreuve des faits nécessite de rassembler des observations de terrain, que nous avons conduites sur douze de pôles de compétitivité français. Avec une méthode qualitative multi-cas (II.1), nous avons pu observer l’absence d’innovation managériale de contenu et la faiblesse de l’innovation managériale de contexte (II.2). Pour autant, il nous a été possible de discerner une innovation managériale de processus, notamment à la faveur d’un travail d’entrepreneur institutionnel et de mise en réseau (II.3).

Méthodologie : une étude qualitative sur douze pôles de compétitivité français

Afin de questionner le caractère innovant des actions managériales menées par ces réseaux territoriaux d’organisation que sont les pôles de compétitivité, notre recherche s’est basée sur l’analyse des initiatives de gestion des ressources humaines développées par les équipes d’animation de douze pôles, nommés dans l’encadré 1 ci-dessous, au sein d’une région – Rhône-Alpes, en France - traditionnellement marquée par la présence d’acteurs de la haute technologie.

Les observations ont été menées sur un mode qualitatif au travers de trois moyens complémentaires :

  • d’abord, l’exploitation des documents publics disponibles ainsi que ceux mis à disposition par les pôles : supports de communication papier ou internet, diapositives internes relatant une action déployée, etc. Ces documents ont permis d’identifier d’une part des intentions de gestion, d’autre part l’existence de dispositifs à cerner ensuite de plus près;

  • ensuite, la conduite de deux séries successives d’entretiens semi-directifs auprès d’une à trois personnes de chaque pôle rencontré : dix-sept entretiens au premier semestre 2009, puis treize entre 2010 et 2011. Le guide d’entretien comportait des questions sur le contexte et les ambitions spécifiques de chaque pôle, sur les dispositifs managériaux mis en oeuvre, ainsi que sur la perception de leurs premiers résultats, en particulier lors de la seconde vague. Les premiers entretiens ont permis de préciser les intentions de gestion repérées dans les documents et de repérer avec quelles représentations et objectifs les acteurs mettaient en oeuvre les dispositifs, tandis que les entretiens de la seconde vague ont permis d’identifier d’éventuels premiers résultats. Nous avons tenté de respecter les standards énoncés par Yin (2003) et Eisenhardt (1989). Les entrevues ont été enregistrées puis transcrites dans leur intégralité. Chaque personne rencontrée nous a autorisés à prendre des notes de manière simultanée en version numérique. Chaque compte rendu d’entretien a été envoyé à l’interviewé afin qu’il valide ou module certains de ses dires. Tous les entretiens ont donc été relus et quelques fois modulés par les interviewés.

  • enfin, les données ainsi récoltées ont donné lieu à deux réunions de restitution avec les personnes interrogées précédemment : cinq pôles rhônalpins et un pôle d’Ile-de-France (invité à titre de témoin extérieur) ont participé à la réunion du 26 novembre 2009; sept pôles étaient présents à la réunion du 9 février 2011. Ces deux séances ont permis de projeter une cartographie des dispositifs recensés, de les faire compléter et préciser, et d’engendrer de manière naturelle un échange de pratiques entre les porteurs de ces démarches. Ce type de restitution s’est révélé particulièrement riche : d’une part, il nous a permis de valider « en direct » les descriptions et reformulations que nous avions émises, et, d’autre part, il nous a conduits, via les interpellations mutuelles entre praticiens, à épurer les discours convenus et à valider le contenu des actions engagées. Ces réunions d’échange ont donné lieu à des comptes rendus, envoyés à tous les participants et pôles n’ayant pas pu être présents mais souhaitant participer. Un tel dispositif visait non seulement à recueillir des pratiques, mais à instaurer une manière collaborative de fonctionner, de « faire communauté » (Félix et al, 2009).

Afin de traiter les données issues de l’observation et des interviews, une analyse thématique a été réalisée, de façon temporelle, à la lumière des trois composantes du cadre contextualiste. Les données ont en outre été distinguées suivant leurs impacts à court, moyen ou long terme.

De nombreuses actions managériales sans réelle innovation de contenu et avec peu d’innovation de contexte

Les pôles de compétitivité se sont d’abord mis en ordre de marche pour structurer leur gouvernance, attirer des adhésions et aider leurs membres à lancer des projets collaboratifs. Les questions de management, d’emploi ou de formation n’ont donc pas été immédiatement mises à l’agenda; il a fallu attendre le lancement de la phase dite « 2.0 » des pôles pour que ces enjeux soient abordés de manière explicite, notamment suite à des premiers rapports d’évaluation rendus par des cabinets de conseil et à la faveur d’invitations gouvernementales précédemment évoquées[5].

Nos observations interviennent à un moment où les pôles sont déjà structurés et leurs équipes d’animation suffisamment mûres pour mettre en oeuvre des actions managériales autour ou au service des projets collaboratifs. Nous avons alors entrepris de répertorier les dispositifs de gestion des ressources humaines (GRH) mis en place par les douze pôles de compétitivité de la Région Rhône-Alpes, au cours des années 2009 à 2011. Ces dispositifs se révélant assez nombreux et disparates, nous en proposons ici une première lecture visuelle, au travers de la figure 1, qui les classe selon deux dimensions : en abscisse, le terme nécessaire aux résultats du dispositif, et en ordonnée le périmètre de mise en oeuvre de celui-ci. D’après nos observations, la variété des actions RH et plus particulièrement les impacts de celles-ci dans le temps sont différents; c’est pourquoi une analyse temporelle croisée avec une analyse des pratiques mises en oeuvre nous parait judicieuse afin de visualiser les pratiques RH réalisées au sein des pôles. Cette analyse donne des indications sur la projection du pôle dans l’avenir en termes de GRH ainsi que ses investissements financiers et humains. Cela informe sur la politique et la stratégie du pôle (vision à un an, à moyen et long terme).

La figure permet de constater une multitude de dispositifs lancés dans la douzaine de pôles observés. Des actions managériales visent des résultats immédiats, à l’instar des séances de brainstorming de Lyon Biopôle, quand d’autres visent des retombées à plus long terme, comme les actions de communication autour des métiers de Plastipolis; certains dispositifs sont proposés à un ou quelques adhérents, à l’image des diagnostics ressources humaines du pôle Viaméca, tandis que d’autres couvrent l’ensemble du pôle, comme les cartographies de formations existantes chez Trimatec. Mais le nombre ne garantit en rien le caractère innovant des actions en jeu. Tous ces dispositifs de management de l’innovation mis en place par les pôles sont-ils eux-mêmes innovants ?

FIGURE 1

Panorama de dispositifs de GRH[6]

Panorama de dispositifs de GRH6

-> Voir la liste des figures

Il est d’abord facile de répondre quant à l’innovation de contenu. Un rapide examen des différentes actions en jeu permet en effet de conclure qu’aucun dispositif ne présente de contenu innovant, qu’ils concernent le recrutement, la formation, ou plus globalement la gestion des emplois et des compétences. En particulier, les diagnostics ressources humaines menés pour le compte d’un adhérent, les échanges de pratiques, ou les plateformes au service du recrutement sont des dispositifs largement développés et éprouvés.

L’innovation managériale, si elle n’est pas dans le contenu, résiderait-elle alors dans le contexte d’application, à savoir le réseau inter-organisationnel et territorial ? On peut dans un premier temps le penser, tant les acteurs rencontrés insistent eux-mêmes sur ce contexte particulier de fonctionnement. Ainsi, pour ce délégué général, le rôle du pôle est d’être « tête de réseau », afin de favoriser les connexions entre adhérents, sources d’innovation et de valeur, quitte à « créer une sorte de base de données relayée par le pôle pour offrir des postes et permettre à certains de chercher les compétences ici ou ailleurs, chez nos adhérents, entre eux, car il y a des potentiels : ce serait de faire du recrutement au niveau plus large, sur tout l’écosystème. »

De fait, quelques tentatives d’innovations de contexte se distinguent dans nos observations. C’est le cas notamment des cartographies de formations existantes réalisées par Plastipolis, Trimatec et Viaméca. L’objectif est de recenser et de proposer un panel des formations présentes sur un territoire donné, lié à l’implantation du pôle. Trimatec a d’ailleurs mis en ligne, via son site internet, un accès libre et gratuit à ce recensement de formations : l’utilisateur peut chercher via des critères prédéfinis des organismes de formation, une organisation non-adhérente au pôle peut même y avoir accès librement. L’impact de cet outil va donc au-delà des adhérents du pôle : il y a une extension du « panier » de formations proposées, les acteurs cherchent à mutualiser l’offre de formation. C’est un premier pas vers une innovation de contexte.

Deux autres exemples peuvent être trouvés au sein du pôle Axelera. D’une part, les « jeudis d’Axelera » permettent de rassembler principalement les adhérents du pôle une fois tous les deux mois, dans différents lieux à chaque fois, afin d’échanger sur leurs activités respectives, notamment sous forme de speed-dating, présentations flash et discussion autour d’un cocktail final. Cet événement est réservé prioritairement aux adhérents du pôle; néanmoins, il reste ouvert aux professionnels de la chimie et de l’environnement. Vu l’engouement qu’il suscite, un site internet spécifique est créé; de ces rencontres peuvent émerger des projets collaboratifs et naissent des mises en réseau. D’autre part, Axelera a mis en place des plateformes d’innovations collaboratives en chimie-environnement, dont l’objectif est d’accompagner et d’héberger des projets collaboratifs, leurs donner accès à des outils spécifiques et de hautes technologies, d’avoir accès à des zones privatives et espaces partagés, etc. Le pôle joue ainsi un rôle primordial dans la mise en réseau de ses adhérents, mais aussi au-delà; les organisations présentes sur ce territoire lyonnais et oeuvrant dans la chimie-environnement peuvent avoir accès à ces dispositifs qui leur permettent de sortir de leur périmètre habituel.

Les acteurs des pôles de compétitivité développent donc, en le revendiquant, des dispositifs managériaux semblables à ce qu’on peut trouver au sein d’une organisation donnée, mais en l’étendant à un contexte inter-organisationnel et en l’occurrence territorial. Le caractère innovant de ces dispositifs, pour réel qu’il soit, est cependant réduit : les syndicats professionnels, les associations de praticiens ou même les chambres de commerce ont depuis longtemps établi, dans de nombreux territoires, des actions inspirées par le même souci de mettre en réseau, de susciter des partenariats, voire de permettre des collaborations entre concurrents.

Au final, une innovation managériale de processus

Finalement, si l’innovation managériale dans les pôles de compétitivité n’est pas présente en termes de contenu, et l’est assez peu en termes de contexte, l’est-elle davantage en termes de processus, c’est-à-dire dans la manière de gérer l’introduction des pratiques de GRH partagées entre des acteurs qui n’ont pas nécessairement l’habitude de coopérer ? En effet, les pôles de compétitivité, par la variété structurelle des acteurs qui les composent, sont des lieux d’expérimentation potentielle, susceptibles de construire des rapprochements parfois inédits. Et c’est précisément à ce stade que nous avons fini par être davantage « surpris » par nos observations (Locke et al, 2008; Bajc, 2012).

Pour analyser les conditions dans lesquelles le processus par lequel l’introduction d’initiatives de GRH peut conduire à une innovation managériale, nous approfondirons ici deux cas, qui seront ensuite analysés à la lumière de notre cadre d’analyse intégré.

La délicate mise en oeuvre d’une gestion territoriale des emplois et des compétences (GTEC)

Arve-Industries Haute-Savoie/Mont-Blanc est un des pôles de compétitivité de la Région Rhône-Alpes. Héritier d’un ancien système productif local, ce pôle regroupe au moment de nos observations deux cent quatre-vingt trois adhérents, dont 90 % de PME oeuvrant dans les secteurs du décolletage et de la mécatronique, caractérisées par une tradition de faible échange entre elles.

L’équipe d’animation du pôle, dès ses premières réflexions en 2007, constate que les entités en présence sont surtout des patrons de petites entreprises, relativement isolés les uns des autres, et confrontés quotidiennement à des difficultés de recrutement : les métiers du décolletage sont en effet en tension, et ce d’autant plus que les candidats potentiels sont souvent attirés par les conditions d’embauche plus favorables pratiquées en Suisse, à quelques dizaines de kilomètres de la vallée. Un projet conçu par le pôle va essayer de résoudre ces problèmes de pénurie de main d’oeuvre : « Capital humain », lancé en 2008. Alors que les chefs d’entreprise de la vallée sont en concurrence les uns avec les autres tant pour le carnet de commande que pour le recrutement de leurs techniciens, l’équipe du pôle tente de les rassembler autour de cet enjeu : « Comment rétablir durablement l’adéquation entre les ressources et les besoins quantitatifs et qualitatifs en personnel des entreprises du pôle ? ». L’équipe du pôle choisit de recourir aux services d’un consultant appartenant à un cabinet de renom, qui apporte des solutions simples et concrètes : des tableaux Excel permettant, à l’issue d’une ou deux journées d’entretien au sein d’une PME, de dresser l’état des emplois et compétences disponibles et souhaitées, ainsi qu’un intranet ouvert aux adhérents du pôle. Notons que l’accompagnement proposé à chaque entité volontaire reste gratuit, ce qui en renforce l’attractivité.

La dynamique collective va néanmoins se gripper au bout de quelques mois, pour plusieurs raisons. Il y a d’abord des attentes différentes qui se révèlent : certains dirigeants veulent effectivement être aidés pour faire une « GPEC », tandis que d’autres souhaitent seulement bénéficier d’un « benchmarking » des pratiques, sans chercher à s’engager davantage dans un effort d’anticipation. Il y a ensuite des vocabulaires différents pour qualifier et décrire les besoins : le consultant peine à établir une grammaire commune pour recenser les postes non pourvus et les compétences recherchées, ce qui réduit la lisibilité de sa base de données. Quand vient alors la crise économique de 2008/2009, le réseau n’est pas encore stabilisé et le pôle manque d’alliés suffisamment forts sur ce projet; les quelques PME passées par la démarche ne sont pas des porte-paroles assez nombreux et légitimes, et les autres adhérents du pôle se consacrent alors prioritairement aux actions de survie dans un contexte économique devenu tendu. Si un processus original de mise en lien et un début de coopération entre entités concurrentes se sont bien enclenchés, l’innovation managériale de la GPEC « territoriale » peine à voir le jour. Pour autant, quelque temps plus tard, le pôle relance sa réflexion avec un nouveau projet baptisé « Talents 2020 » : à l’ordre du jour, non seulement la poursuite d’un travail en faveur de l’image et de la promotion des métiers de la mécatronique, mais aussi une relance de la réflexion sur la « GPEC du territoire » avec le syndicat professionnel du décolletage…

Les soubresauts d’une mise à disposition de salariés entre adhérents d’un même pôle

Intéressons-nous à présent à une autre expérience, celle d’une mise à disposition de salariés au sein du pôle Minalogic. Rassemblant près de 40 000 salariés dans les secteurs des semi-conducteurs et des logiciels embarqués sur Grenoble-Isère en particulier, ce pôle de classe mondiale fédère des acteurs économiques variés : grandes entreprises, établissements de taille intermédiaire et PME, centres de recherches, grandes écoles et universités. La dimension « haute technologie » du pôle a très tôt conduit son équipe d’animation à privilégier le lancement et le soutien de projets collaboratifs d’innovation, au détriment de réflexions plus managériales ou ressources humaines. Mais quand vient la crise économique de 2008/2009, le délégué général du pôle et son équipe considèrent qu’il s‘agit d’aider certains adhérents en difficulté par une démarche novatrice. L’enjeu est de faire comprendre aux adhérents que le territoire doit, pour rester offensif et compétitif, défendre ses compétences et ses talents. Selon ce délégué général, « beaucoup de PME étaient en difficulté alors qu’elles avaient intégré des experts et qu’elles risquaient de licencier; des sociétés venaient me voir en me disant ‘je veux bien développer ce projet d’innovation mais je n’en ai pas les compétences’ ». Alors que chaque adhérent était naturellement tenté de faire face à la crise de manière isolée, le délégué général du pôle est parvenu à poser le problème au niveau du territoire : comment conserver les talents sur le territoire, même si un adhérent donné peut ne pas les garder pour des raisons conjoncturelles ?

Le pôle se tourne d’abord, dans sa recherche d’appuis pour mettre en place des démarches innovantes, vers la Direction du Travail, à qui il présente son intention d’organiser des mises à disposition temporaires de personnel entre adhérents. L’accueil est plus que mitigé : « On m’a d’abord dit que c’était hors-la-loi… Et je suis allé voir plusieurs entreprises qui étaient intéressées mais ne voulaient surtout pas qu’on en parle, par peur de produire une image défavorable. » Le délégué général repère même rapidement un risque de traduction concurrente avec des organisations syndicales sensibles à une possible précarisation de la recherche. Il parvient cependant à impliquer un grand centre de recherches public, adhérent de la première heure et plaque tournante des grands projets d’innovation de l’agglomération. En effet, ce centre dispose d’emplois à durée déterminée non pourvus dans la micro-électronique, et serait prêt à accueillir de manière temporaire des salariés d’autres entreprises. Le délégué général repère l’outil juridique pertinent, avec un article d’une loi expérimentale autorisant la mise à disposition temporaire de compétences entre adhérents d’un même pôle. Des supports de communication sont réalisés pour inciter des adhérents à envisager la démarche. C’est une société privée du secteur de la micro-électronique qui va se révéler l’allié le plus précieux : dans le cadre de son plan de sauvegarde de l’emploi, elle sollicite le pôle pour éviter des licenciements secs et mettre à disposition 19 ingénieurs au sein du centre de recherches public, tout en les conservant parmi ses salariés. Le réseau se stabilise en quelques semaines autour de trois acteurs-clefs : le délégué général du pôle, la Directrice des Ressources Humaines de l’entreprise et le responsable ressources humaines du centre de recherches public. Ces derniers vont à la fois mettre en place l’ingénierie concrète de la démarche – offres d’emploi stipulant les compétences requises, recherche de candidats disposant des compétences en question, élaboration des conditions contractuelles du dispositif – tout en la communiquant auprès des médias, qui bientôt ne voient plus que l’acteur « Minalogic ».

Dix-huit mois plus tard, à la faveur d’une conjoncture meilleure, la société privée réintègre dans ses murs les 19 salariés qu’elle n’avait cessé de salarier, mais qu’elle avait en quelque sorte « expatriés » temporairement chez le centre de recherches partenaires. Dans ce cas d’espèce, l’innovation en GRH n’est sans doute pas dans le contenu – les mises à disposition de personnel existent en France depuis le début du siècle, notamment pour le personnel ouvrier -, mais réside dans le processus : d’une part, en raison du dépassement des réticences des acteurs traditionnels et a priori légitimes sur des questions d’emploi, comme la Direction du Travail, et d’autre part par la circulation de compétences de haut niveau entre un acteur privé et un acteur public. L’expérience sera reconduite par d’autres entreprises en 2012, et une troisième vague de mises à disposition était en préparation en 2014. A chaque fois, c’est une quinzaine de salariés volontaires et différents que l’entreprise cherche à mettre à disposition auprès d’un autre établissement d’accueil.

Discussion : l’innovation managériale liée au processus d’extension

Ces deux cas d’innovation nous offrent l’occasion de déployer, de manière plus précise, le cadre d’analyse exposé plus haut, combinant les apports des théories de l’acteur-réseau et de l’entrepreneuriat institutionnel. L’innovation managériale en GRH dans les pôles de compétitivité consiste essentiellement à franchir un certain nombre d’étapes de mise en relation d’acteurs, de traduction réciproque de leurs intérêts, de convergence progressive de leurs visions du monde, etc. en vue de co-construire des solutions de GRH appropriées. On voit ici toute l’importance du travail institutionnel de la part d’entrepreneurs n’hésitant pas à contourner les règles de fonctionnement habituelles et à explorer les possibilités de forger des configurations inédites d’acteurs (Lawrence et al, 2009; 2011). Le tableau 1 offre une analyse comparée des deux cas, en se référant aux différentes étapes de notre cadre d’analyse.

Dans chaque cas, il y a bien une tentative de repérer les préoccupations des acteurs et de les situer dans un cadre plus large (le territoire ou le pôle), ce qui correspond à l’étape de décontextualisation. Dans les deux cas, l’équipe d’animation du pôle se lance dans un travail de problématisation. C’est toutefois dès ce moment que l’on peut constater qu’une problématisation trop rapidement esquissée, qui ne tient pas suffisamment compte des intérêts en présence —la concurrence entre patrons de PME que l’on entend faire collaborer— conduit à l’émergence d’attentes divergentes à l’égard du projet commun, au grippage du processus d’enrôlement et au non élargissement du cercle d’alliés initial (Arve-Industries). En revanche, une problématisation qui prend la mesure des besoins exprimés (sécuriser les emplois des experts tout en permettant aux entreprises de réduire temporairement la voilure pour faire face à la crise) et explore des solutions adéquates (la mise à disposition temporaire de personnel au sein des pôles), en se montrant attentive aux craintes et résistances potentielles des acteurs traditionnels du marché de l’emploi (tels que la Direction du Travail et les syndicats), conduit à l’élaboration d’alliances nouvelles (partenariat public/privé) et a finalement plus de chance de faire évoluer les représentations des acteurs en présence pour aboutir à une stabilisation de l’innovation (Minalogic).

Notons que, dans les deux cas, des formes d’intéressement ont été mises au point (accompagnement gratuit de la GPEC, proposition d’une formule de mise à disposition temporaire répondant aux besoins exprimés). En outre, les tentatives d’enrôlement ont donné lieu à des investissements de forme (base de données dans le pôle Arve-Industries, supports de communication dans le pôle Minalogic) mais cet ensemble de moyens ne parvient à constituer des points de passage obligés que s’il s’appuie sur un travail de problématisation dûment mené. C’est sans doute là qu’est mise à l’épreuve la légitimité des « traducteurs ». Le recours à un consultant provenant d’un cabinet de renom ne suffit pas, dans le pôle Arve-Industries, à impulser la dynamique nécessaire là où, dans le pôle Minalogic, l’engagement personnel du délégué général et, à sa suite, le travail d’ingénierie effectué par le DRH d’un centre de recherches public et son homologue d’une société privée y parvient, jouant ainsi pleinement leur rôle d’entrepreneurs institutionnels. Il est important de noter que la stabilisation du réseau passe par le rôle porteur d’un petit nombre d’acteurs qui finit par rendre « évidente » la solution proposée, celle-ci pouvant désormais être activée par de nouveaux partenaires à chaque variation de cycle économique.

Apparaît ainsi la nécessité de prendre en compte la dynamique temporelle à l’oeuvre dans les processus d’apprentissage inter-organisationnel. Holmqvist (2003) insiste sur le fait que ces processus peuvent aller :

  • de l’exploitation vers l’exploration (opening-up) ou en sens inverse (focusing);

  • du niveau intra- au niveau inter-organisationnel (extension) ou en sens inverse (internalisation).

Chacun de ces mouvements représente en fait une « épreuve » dans la mesure où il consiste à tester l’efficacité des dispositifs d’intéressement et la force des traductions concurrentes (Akrich, 1991). On voit en particulier que c’est en phase d’extension que le travail de traduction joue un rôle crucial. L’extension apparaît s’opérer avec beaucoup de difficulté dans le cas du pôle Arve-Industries. L’accent y est mis dès le départ sur un projet de GPEC mais, par défaut de problématisation, certains dirigeants préfèrent le limiter à une simple démarche de benchmarking, en vue d’internaliser les pratiques qui leur semblent les plus pertinentes, tandis que d’autres se montrent davantage disposés à étendre leur périmètre de réflexion et à découvrir les besoins et ressources en compétences d’autres dirigeants. Dans le cas du pôle Minalogic, c’est d’abord un mouvement d’ouverture technologique vers l’exploration (opening-up) qui guide l’équipe d’animation. Cependant, quand éclate la crise de 2008-2009, c’est l’extension du partenariat au niveau du territoire (voir à ce sujet le concept de skills ecosystem développé par Hall et Lansbury, 2006) qui est davantage mise en avant, en tentant d’empêcher le repli sur soi des adhérents (tendance à l’internalisation) grâce à la construction d’alliances inédites entre acteurs publics et privés.

Tableau 1

Le processus d’innovation managériale à la lumière des théories de l’acteur-réseau et de l’entrepreneuriat institutionnel

Le processus d’innovation managériale à la lumière des théories de l’acteur-réseau et de l’entrepreneuriat institutionnel

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Conclusions

Malgré la multiplication observée d’actions managériales, les pôles ne sont pas, à proprement parler, des lieux d’innovations de contenu. Les différents projets que nous avons étudiés témoignent d’une vision relativement classique des pratiques de GRH, essentiellement centrée sur le repérage, l’attraction et le développement des compétences des salariés. Mais ce que nous apporte la perspective contextualiste, c’est la mise en évidence des interactions entre le contenu d’une innovation, son contexte d’introduction et le processus par lequel elle se déploie. C’est à ce stade que la théorie de l’acteur-réseau et celle de l’entrepreneuriat institutionnel sont apparues comme des pistes d’explication pertinentes. L’analyse comparée de deux cas nous a ainsi permis de souligner l’ingéniosité dont il s’agit de faire preuve pour fédérer divers acteurs organisationnels autour de la co-construction de dispositifs communs de GRH. Il faut souligner ici l’acharnement d’un nombre réduit d’acteurs (le délégué général du pôle, le responsable ressources humaines du centre de recherches public et la DRH de l’entreprise) - que l’on peut qualifier d’entrepreneurs institutionnels - à prendre en charge ce travail de traduction entre les intérêts potentiellement divergents en présence. Après avoir tenté d’obtenir le soutien d’acteurs traditionnels du marché de l’emploi (Direction du Travail, syndicats), les entrepreneurs institutionnels finissent par forger des alliances avec des acteurs moins conventionnels (un centre de recherches public, une société privée de micro-électronique), permettant au dispositif de mise à disposition de prendre progressivement forme. Les uns et les autres apprennent ainsi à collaborer, perçoivent la plus-value d’une mutualisation de ressources et se montrent finalement prêts à repartir dans d’autres aventures communes : un véritable apprentissage inter-organisationnel s’est opéré (Holmqvist, 2003). C’est donc en concentrant leurs efforts sur les problèmes communs que rencontrent les membres d’un pôle, en effectuant un travail permanent de traduction des enjeux et en mettant au point des investissements de formes susceptibles de faire dialoguer les uns et les autres que les entrepreneurs institutionnels jouent pleinement leur rôle de stimulation de l’innovation managériale. Non pas tellement en inventant de nouvelles formules ou de nouvelles techniques de GRH, mais plutôt en faisant émerger des solutions originales aux problèmes qui se posent aux acteurs à un moment donné et en les engageant, de manière réflexive, dans un processus de déplacement identitaire qui les sort de leurs routines et les amène à inventer ensemble de nouvelles manières de coopérer (Provan et Kenis, 2008; Halbert, 2012). On peut parler à ce sujet de fonction de tercéisation (Xhauflair et Pichault, 2012).

Plusieurs contributions se dégagent de cet article. Tout d’abord, sur un plan empirique, nous avons pu montrer qu’au-delà de l’injonction des autorités de tutelle et de la probabilité que des dispositifs se mettent en place dans des réseaux territoriaux d’organisation, les pôles de compétitivité, fabrique d’innovation technologique, constituent bel et bien un espace privilégié d’apprentissage inter-organisationnel qui rend nécessaires les innovations managériales, en particulier de processus, étant donné les incertitudes que représente la coopération entre différentes entités, engagées dans des dynamiques d’exploration.

Ensuite, sur un plan théorique, nous sommes parvenus à combiner, à travers l’analyse concrète des processus d’innovation managériale à l’oeuvre dans le cadre des pôles de compétitivité, les apports respectifs de la théorie néo-institutionnelle et de la théorie de l’acteur-réseau, en suivant les propositions de Leca et al (2006). La grille d’analyse utilisée suggère à cet égard plusieurs étapes clés : la décontextualisation de l’innovation, qui permet de lui donner une ampleur plus vaste parce que déconnectée des intérêts particuliers et locaux; la problématisation, c’est-à-dire la capacité à formuler l’innovation en des termes qui font sens aux yeux des différents acteurs; l’intéressement de ces derniers par une attribution de missions précises à chacun; l’enrôlement via la matérialisation progressive de l’innovation dans des objets ou des représentations simplifiées; le soutien d’alliés qui fortifient le réseau autour des objets ainsi créés; la stabilisation du réseau par le biais de porte-paroles légitimes. Nous avons articulé ce double éclairage sur les dynamiques d’apprentissage inter-organisationnel développées par Holmqvist (2003) en considérant comme critiques les mouvements d’extension du partenariat, dans la mesure où ils mettent à l’épreuve ce dernier et nécessitent le déploiement d’efforts particuliers de traduction.

Enfin, sur un plan plus managérial, nous soulignons l’importance des séances de restitution auprès des acteurs qui leur permettent notamment de prendre en considération les avancées de chacun sur les différentes problématiques RH du moment, ce qui constitue un effet miroir important. Nous insistons également sur le travail de traduction nécessaire dans le pilotage des pôles de compétitivité. Il convient de le rendre visible et de mettre en place des initiatives de formation qui développent les compétences des différents responsables dans cette perspective. En outre, dans les dispositifs d’évaluation de l’activité des pôles (au moment de leur labellisation et/ou du renouvellement de leur accréditation), il importe d’intégrer des critères qui tiennent compte des efforts de traduction entrepris en vue de promouvoir non seulement l’innovation technologique mais aussi l’innovation managériale susceptible de renforcer le potentiel de collaboration entre membres du pôle.

Il est évident que d’autres études empiriques seraient nécessaires pour valider l’hypothèse de la primauté des innovations de processus dans les pôles de compétitivité, en explorant à la fois d’autres pôles (en France et à l’étranger) ainsi que d’autres types de partenariats d’innovation (districts industriels, clusters d’entreprises, partenariats public-privé, réseaux collaboratifs entreprises-universités, etc.). En outre, il conviendrait de multiplier en la matière les études longitudinales qui permettraient de mieux rendre compte de la dynamique temporelle des interactions entre innovations de contenu, de contexte et de processus et de s’assurer de leur longévité.