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Introduction

L’expérience patient[1] a pris de l’importance au cours des 20 dernières années. Elle est considérée comme un pilier de la qualité des soins au même titre que la sécurité, l’efficacité, l’accessibilité, l’efficience et l’équité. L’expérience patient comprend généralement l’ensemble des perceptions de la qualité des soins et services reçus, des interactions entre l’organisation et sa clientèle ainsi que les faits vécus par les patients tout au long de la trajectoire de soins et de services (Dubé-Linteau, 2017). C’est une manière d’évaluer la mise en oeuvre de soins centrés sur le patient selon plusieurs dimensions, dont l’accès aux soins, la communication claire qui soutient les autosoins et le respect des préférences (Picker Institute Europe, 2023). La mesure de l’expérience patient est maintenant exigée par Agrément Canada (s.d.) parmi les indicateurs de performance des organisations et du système de santé pour guider les efforts d’amélioration continue de la qualité.

Mais qu’en est-il de l’expérience des francophones qui vivent en contexte linguistique minoritaire dans les différentes provinces canadiennes anglophones, où l’offre de services en français (SEF) est généralement déficiente, voire absente? L’objectif de cet article est de rendre compte de la recherche qui porte sur l’expérience des francophones en situation minoritaire (FSM) dans leurs interactions avec leur système de santé. Les dimensions examinées comprennent l’importance accordée aux SEF, les préférences, la demande, l’accès ainsi que les perceptions sur la qualité des soins et les difficultés de communication. Il repose en premier lieu sur une recension des écrits liés à ces thèmes, pour se terminer en soulignant certaines recherches en cours qui contribueront à élargir notre compréhension de cette expérience.

1. Méthode

Le repérage des écrits portant sur l’expérience des usagers des services sociaux et de santé a été effectué en juin 2023 à partir de la bibliographie créée par la Chaire de recherche de l’Université d’Ottawa et de l’Institut du savoir Montfort sur la santé des francophones de l’Ontario (https://sante-closm.ca/), laquelle contient quelque 600 références portant sur la santé en contexte de langue officielle minoritaire, publiées depuis la fin des années 1990 et classées selon 9 descripteurs (thème, population, groupe linguistique, types de services, pays, provinces/territoires, langue de la publication, type de publication, type d’étude). Une recherche sélective a permis de répertorier 86 articles, chapitres de livre et rapports classés sous le thème « Expérience des soins et des services », portant sur le groupe des francophones en situation minoritaire au Canada, présentant des données issues d’études quantitatives, qualitatives et mixtes. Les études de synthèse qui ne comportaient pas de nouvelle cueillette de données n’ont pas été incluses. De ce nombre, nous avons exclu cinq références publiées avant l’année 2000, 10 doublons (versions différentes d’une même étude), 27 documents qui traitaient des perceptions sur la santé et le système de santé en général et non sur les SEF, ou qui présentaient les perceptions d’autres parties prenantes, plutôt que celles des usagers.

Les travaux en cours ont surtout été répertoriés dans les présentations faites au colloque La santé des francophones en contexte linguistique minoritaire : 20 ans de recherche, qui s’est tenu en mai 2022 dans le cadre du Congrès de l’Acfas.

Six thèmes d’analyse orientent la synthèse des résultats : 1) l’importance accordée aux SEF, les préférences et la demande pour des SEF, 2) les motifs invoqués pour ne pas demander ses SEF, 3) les services de santé reçus en français, 4) les barrières perçues à l’obtention de SEF, 5) les conséquences du manque de SEF et 6) la navigation du système pour obtenir des SEF.

2. Résultats

2.1 Analyse de la production scientifique

Au total, 45 documents ont été retenus, dont 14 études quantitatives, 18 études qualitatives et 13 études mixtes. De plus amples informations sur les méthodes utilisées pour ces recherches sont présentées au tableau 1 d’une annexe en ligne[2].

Parmi les ensembles de données quantitatives, l’Enquête postcensitaire de 2006 sur la vitalité des minorités de langue officielle (EVMLO) constitue une des plus importantes sources d’information pancanadienne. Cette enquête, portant sur le vécu et les comportements langagiers tant dans la sphère privée que publique, dont celle de la santé, évaluait l’importance du respect des droits linguistiques, la langue dans laquelle certains services de santé étaient obtenus, l’importance accordée à l’obtention de ces services dans sa langue et la difficulté perçue à les obtenir (Corbeil et al., 2007; Gagnon-Arpin et al., 2014). On compte également une enquête populationnelle pancanadienne (excluant la Saskatchewan, les trois territoires et le Québec) sur l’accès aux services de santé en français et leur utilisation en contexte francophone minoritaire, réalisée en 2011 par Société Santé en français avec l’appui financier de Santé Canada et Patrimoine canadien (Forgues et Landry, 2014). Enfin, pour le compte de Santé Canada, un sondage Léger, complété de groupes de discussion, a été effectué en 2020 sur les perceptions des communautés de langue officielle en situation minoritaire (CLOSM) quant à l’accès aux services de santé dans la langue officielle de son choix (Léger, 2020). Les autres études quantitatives portent soit sur une province, soit sur une sous-région.

Dans plusieurs enquêtes (Corbeil et al., 2007, Gagnon-Arpin et al., 2014, Léger, 2020), les francophones étaient généralement définies comme étant des personnes ayant le français comme première langue officielle parlée, une variable dérivée de la connaissance des langues officielles, de la langue maternelle et de la langue la plus souvent parlée à la maison (Statistique Canada, 2021). Toutefois, dans le sondage Léger, certaines questions n’étaient posées qu’à celles et ceux qui avaient dit préférer recevoir des services en français. Par ailleurs, dans l’étude de Forgues et Landry (2014), on acceptait toutes les personnes répondantes qui avaient une connaissance suffisante du français pour répondre aux questions. De fait, 5,9 % de leur échantillon avait l’anglais comme langue maternelle.

Quant aux données qualitatives, souvent limitées à une région ou une sous-population, elles apportent des éclairages sur les raisons qui expliquent la difficulté de demander ou d’accéder à des SEF, les démarches faites pour les obtenir ou les conséquences de l’absence de SEF.

2.2 L’importance, la préférence et la demande de services en français

À l’échelle canadienne, de 73 à 74 % des francophones en situation minoritaire trouvent important de recevoir des SEF (Gagnon-Arpin et al., 2014; Léger, 2020). L’importance accordée à l’obtention de services de santé en français varie selon le contexte juridique[3] et géographique (Corbeil et al., 2007; Gagnon-Arpin et al., 2014; Léger, 2020) et, en particulier, selon la densité de francophones et le statut de la langue française dans leur milieu (Corbeil et al., 2007; Forgues et Landry, 2014). On observe cette gradation selon la densité de francophones tant au Nouveau-Brunswick, province bilingue, qu’en Ontario où prévaut une Loi sur les services en français, bien qu’une importante variation régionale existe. Les francophones des provinces atlantiques sont plus nombreux à exprimer qu’il est important de recevoir des SEF comparativement à ceux de l’Ontario et des provinces de l’Ouest canadien (Corbeil et al., 2007; Léger, 2020). Les pourcentages obtenus dans diverses études selon les provinces ou régions sont présentés au tableau 2 de l’annexe en ligne.

Si 73 % des francophones trouvent important de recevoir des SEF, ils sont environ 60 % à préférer les recevoir en français et seulement 39 % à les demander habituellement (Léger, 2020). Si des différences existent entre les régions du Canada, on note que la demande est toujours moindre que l’importance et la préférence accordée aux SEF. Des résultats similaires sont obtenus d’études qualitatives portant sur de plus petits échantillons (voir tableau 2 de l’annexe en ligne).

Les francophones accordent une importance différente au fait de recevoir des SEF selon le type de professionnel consulté. Le médecin de famille (65 %) vient en premier lieu, suivi des ambulanciers (35 %), des infirmiers (30 %), des psychologues et des psychiatres ou autres intervenants en santé mentale (28 %), des pharmaciens (26 %), des travailleurs sociaux (11 %), des préposés aux bénéficiaires (10 %), des professionnels en soins dentaires (10 %) (Léger, 2020).

Les difficultés en matière de communication, d’affirmation identitaire et de droits sont les principales raisons invoquées pour justifier l’importance d’obtenir des SEF. Plusieurs francophones disent que les SEF leur permettent de mieux comprendre ou de s’exprimer plus facilement (Bernier, 2009; Drolet et al., 2015; Éthier et al., 2012; Léger, 2020; Poullos, 2018), d’éviter des malentendus et de diminuer le risque d’erreur durant la consultation (Léger, 2020). Malgré que ce soit encore plus important pour ceux et celles qui ne comprennent pas ou très peu l’anglais (Léger, 2020; Tardif et Dallaire, 2010), plusieurs personnes bilingues sont plus à l’aise de communiquer en français, particulièrement lors de situations émotionnelles ou lorsque la communication est essentielle au diagnostic ou au rétablissement (de Moissac et Bowen, 2019; Garcia et al., 2014; van Kemenade et Forest, 2019). Le droit d’obtenir des services dans les langues officielles (Bernier, 2009; Léger, 2020), l’affirmation de son identité francophone (Drolet et al., 2015; Léger, 2020) sont aussi fréquemment mentionnés. En outre, selon Forgues et Landry (2014), l’importance accordée à recevoir un service en français est positivement associée à plusieurs facteurs, dont le degré d’usage du français et une forte identité francophone. Selon des études effectuées dans le nord-est de l’Ontario, les personnes unilingues ou celles qui accompagnent un proche unilingue (Bernier, 2009), celles ayant une plus grande connaissance de la loi sur les services en français et celles qui ont reçu une offre active[4] (Bélanger et al., 2018) semblent plus portées à demander ou à choisir de recevoir des SEF.

Dans une étude qualitative ontarienne sur la satisfaction envers les services de réadaptation, Tardif et Dallaire (2010) présentent 3 modèles de discours sur la santé : les personnes qui voient le professionnel de la santé comme un expert dont les recommandations sont appliquées sans discuter (modèle biomédical), celles qui le voient plutôt comme un conseiller avec lequel on dialogue (modèle de promotion de la santé) et celles qui se voient comme un client qui a des droits (modèle de consommateurisme). Les personnes dont le discours s’inscrit dans le modèle de promotion de la santé sont aussi celles qui y incluent des éléments du modèle de consommateurisme. Celles-ci sont plus nombreuses à trouver important et à demander des SEF. Lorsque le professionnel est perçu comme un conseiller avec lequel il est possible de discuter du plan de traitement, les qualités humaines du soin revêtent une grande importance. Il semble essentiel de pouvoir exprimer les nuances relatives à sa situation de santé, ce qui est plus facile à faire dans sa langue pour la majorité des personnes participantes (Tardif et Dallaire, 2010).

Les francophones qui disent que les SEF ont peu d’importance expliquent leur position par le fait qu’ils sont bilingues, qu’ils n’ont pas le choix de la langue du service dans leur région (Léger 2020), que c’est la qualité du service ou la qualité de la relation avec le professionnel de la santé plutôt que la langue du service qui compte pour eux (Éthier et al., 2012, Bouchard et al., 2010).

2.3 Les motifs invoqués pour ne pas demander ses services en français

Les francophones présentent divers degrés d’habiletés à communiquer dans l’une ou l’autre des deux langues officielles. Certaines personnes rapportent que la barrière linguistique n’est pas incontournable en raison de leur niveau élevé de bilinguisme en français et anglais. Ces personnes se sentent à l’aise de recevoir les services dans l’une ou l’autre des deux langues officielles (Gaborean et al., 2018; Lacaze-Masmonteil et al., 2013; Léger, 2020; Tardif et Dallaire, 2010). Plusieurs disent avoir l’habitude de parler en anglais dans la vie de tous les jours (van Kemenade et Forest, 2019) ou pour recevoir des soins (Bouchard et al., 2010). Par ailleurs, certains francophones ont une gêne ou une insécurité à parler en français avec des fournisseurs de soins; ils se sentent peu ou pas confiants dans leur capacité d’exprimer leurs besoins de santé en français même si c’est leur première langue officielle parlée (Léger, 2020), trouvent que le français des professionnels est de niveau trop élevé (Éthier et al., 2012; Sauvé-Schenk et al., 2020) ou présentent divers degrés de familiarité avec la terminologie médicale en français ou en anglais (Éthier et al., 2012; Lemonde et al., 2012; Sauvé-Schenk et al., 2020; van Kemenade et Forest, 2019). En outre, le choix de la langue du service peut dépendre de la tâche à accomplir. Par exemple, une personne qui parle en français avec ses fournisseurs de soins a demandé son évaluation cognitive en anglais, supposant que la tâche serait plus facile dans cette langue (Sauvé-Schenk et al., 2020).

Les personnes plus à l’aise en français peuvent aussi préférer ou accepter un service en anglais, percevant, à tort ou à raison, que le temps d’attente pour un SEF sera plus long (de Moissac et Bowen, 2017; de Moissac et al., 2015; Drolet et al., 2015; Léger, 2020; Lemonde et al., 2012; Prada et al., 2021; Savard et al., 2020; Tardif et Dallaire, 2010; van Kemenade et Forest, 2019), que le SEF sera de moins bonne qualité que le service en anglais (Léger, 2020), que la distance à voyager pour obtenir le SEF sera trop grande ou qu’il y aura des coûts (par ex. frais de transport, d’hébergement ou de consultation en privé) (Bernier, 2009; de Moissac et al., 2015; Éthier et al., 2012; van Kemenade et Forest, 2019) ou encore, que la communication sera limitée par un faible niveau de compétence en français du fournisseur de soins (Corbeil et Lafrenière, 2010; Léger, 2020; Prada et al., 2021). Même lorsqu’on obtient des SEF, on peut préférer un rapport en anglais pour assurer une bonne compréhension par les autres professionnels qui le consulteront (Bouchard et al., 2010).

Pour les personnes qui préfèrent des SEF, plusieurs barrières se dressent empêchant que cette préférence se traduise en demande. Certaines ne demanderont pas de SEF parce qu’elles sont gênées ou ont peur de déranger ou d’offusquer le personnel (Bouchard et al., 2010; Jutras et al., 2020; Léger, 2020), sentiments parfois renforcés par les attitudes négatives de certains professionnels (de Moissac et Bowen, 2017; de Moissac et al., 2015; Léger, 2020). On observe aussi une méconnaissance des droits linguistiques de leurs régions (Bouchard et al., 2010). Dans une étude auprès de femmes enceintes, certaines immigrantes francophones ont indiqué qu’ayant fait le choix de vivre dans une province à majorité anglophone, elles ne souhaitaient pas revendiquer des SEF (Lacaze-Masmonteil et al., 2013). Par ailleurs, plusieurs sont découragées ou résignées du fait qu’il y a un manque de SEF et alors ne les cherchent ou ne les demandent plus (de Moissac et Bowen, 2017; Éthier et al., 2012; Lemonde et al., 2012). En effet, plus on perçoit qu’il est difficile d’obtenir des SEF dans sa région, moins on est à l’aise de les demander (Gagnon-Arpin et al., 2014).

Des barrières additionnelles existent pour les francophones de petites communautés. Des participants et des participantes ont exprimé que la crainte de violation de la confidentialité ou la difficulté d’établir la distance professionnelle dans une petite communauté limitait la demande de SEF (de Moissac, 2016; Prada et al., 2021; van Kemenade et al., 2021; van Kemenade et Forest, 2019).

2.4 Les services de santé reçus en français

De façon générale, il semble y avoir une corrélation positive entre la densité de francophones d’une région et la possibilité d’accéder à des SEF (Bernier, 2009; Forgues et Landry, 2014; Gaborean et al., 2018; Léger 2020), et ceci pour toutes les catégories de services (Forgues et Landry, 2014). Ces variations sont observées entre les provinces, mais aussi entre les régions d’une même province. Les pourcentages de francophones ayant obtenu des services dans leur langue dans divers contextes sont présentés au tableau 3 de l’annexe en ligne.

Parmi les francophones ayant reçu des SEF, plusieurs ont identifié des actions d’offre active qui ont favorisé la demande du SEF (Bélanger et al., 2018; Forgues et Landry, 2014; Tardif et Dallaire, 2010). Par exemple, Forgues et Landry (2014) précisent que parmi celles et ceux qui ont obtenu des SEF, 23,5 % indiquaient que le personnel s’était d’abord adressé à eux dans les deux langues et 59,8 %, que le personnel s’était adressé à eux en français. Deveau et al. (2009) ajoutent que la demande et l’obtention des SEF augmentent si le prestataire parle français avec facilité et qu’il a un accent similaire à celui des usagers.

Même dans des régions qui offrent plusieurs SEF, les francophones perçoivent fréquemment un manque de ressources (Bélanger et al., 2018; Savard et al., 2020). En contexte minoritaire, les soins primaires ou les soins du médecin de famille semblent être les plus disponibles en français (Corbeil et al., 2007; Gagnon-Arpin et al., 2014; Léger, 2020). Les services médicaux spécialisés sont généralement plus difficiles à obtenir en français (Bernier, 2009; Bouchard et al., 2010; de Moissac et al., 2015; Forgues et Landry, 2014, Garcia et al., 2014). Dans l’Est ontarien, des participants indiquaient qu’il était plus difficile d’obtenir des SEF des agences privées, celles-ci étant effectivement rarement désignées en vertu de la Loi sur les services en français (1990)[5]. On notait aussi une discontinuité dans les services de maintien à domicile en français, ceux-ci étant plus rarement disponibles les soirs et les fins de semaine (Savard et al., 2020). Si la majorité des francophones d’une étude de l’accès aux soins de réadaptation dans le nord-est de l’Ontario avaient reçu leurs SEF, 40 % affirmaient avoir dû attendre pour les obtenir (Bélanger et al., 2018).

En santé publique, au début de la crise de COVID-19, le Commissariat aux langues officielles (2020) rapportait qu’en situation d’urgence sanitaire, l’information a été difficile à obtenir en français pour 21 à 25 % des francophones en situation minoritaire.

Enfin, les perceptions quant à l’évolution de l’accès aux SEF en contexte minoritaire sont variables : 19 % des francophones perçoivent qu’il y a eu une amélioration dans les dix dernières années, 42 % perçoivent que l’accès se maintient, 16 % croient qu’il a diminué. C’est en Ontario qu’on retrouve la plus grande proportion de répondants (23 %) ayant perçu une amélioration de cet accès, tandis qu’en Atlantique on est plus enclin à dire que les services se maintiennent, et dans l’Ouest, qu’ils ont diminué (Léger, 2020).

2.5 Les barrières perçues à l’obtention de services de santé en français

Environ 35 % des membres des communautés francophones en situation minoritaire croient qu’il est difficile, très difficile ou impossible de recevoir des SEF dans leur milieu (Corbeil et al., 2007). Encore ici, les variations régionales sont importantes. Les pourcentages varient de 11 % au Nouveau-Brunswick à 78 % à Terre-Neuve-et-Labrador (Corbeil et al., 2007; Gagnon-Arpin et al., 2014) (voir tableau 4 de l’annexe en ligne). Dans une étude ontarienne auprès d’immigrants et d’immigrantes francophones, les deux tiers des personnes participantes ont dit ne pas avoir eu le choix de la langue de consultation et devoir parler la langue du professionnel (Hien et Lafontant, 2013).

En 2020, à l’échelle canadienne, 45 % des membres des communautés francophones en situation minoritaire attribuaient la difficulté à recevoir des SEF principalement au manque de professionnels pouvant parler français (Léger, 2020), alors que c’était 88 % dans l’étude postcensitaire de 2006 (Corbeil et al., 2007; Gagnon-Arpin et al., 2014) (voir tableau 4 de l’annexe en ligne pour des détails régionaux). Des études soulignent le manque de services ou l’insuffisance de personnel qualifié et bilingue pour répondre aux besoins des francophones dans les soins primaires (Bernier, 2009), les soins spécialisés (Bernier, 2009, Bouchard et al., 2010; Drolet et al., 2017; Garcia et al., 2014), les soins de réadaptation (Bélanger et al., 2018) et les soins de santé mentale dans les régions éloignées de faible densité de francophones (Atlantic Evaluation Group Inc., 2013; van Kemenade et Forest, 2019).

Puisque plusieurs francophones qui trouvent important de se faire servir en français ne le demandent pas, l’absence d’offre active paraît être une barrière à recevoir des SEF. L’offre active est d’autant plus importante que plusieurs études notent un manque d’informations sur les endroits qui offrent des SEF (Bouchard et al., 2010; de Moissac 2016; Kubina et al., 2018; Léger, 2020; van Kemenade et Forest, 2019) ainsi que l’absence de répertoire de fournisseurs de SEF ou de mécanismes formels de coordination entre les organismes offrant ces services (Kubina et al., 2018). Malgré l’importance de l’offre active perçue par les usagers, les professionnels ne connaissent pas tous ce concept ou ne le mettent pas toujours en pratique (Bélanger et al., 2018). Dans une étude par de Moissac et Bowen (2017), seul un quart des personnes répondantes disaient avoir reçu une offre active de SEF. En entrevues, des francophones précisent que les services sont plus souvent spontanément offerts en anglais sauf dans les cliniques francophones ou dans des situations où ils étaient déjà connus du personnel (Bouchard et al., 2010). Il leur arrive d’être abordés en anglais même par du personnel francophone (Savard et al., 2020).

Certaines règles administratives limitent l’accès à des SEF, même lorsque ceux-ci sont disponibles. Par exemple, certains mécanismes de triages géographiques limitent l’accès à des services désignés pour des personnes habitant légèrement hors de la zone desservie, ou encore, des francophones sont dirigés vers un établissement non désigné parce que l’établissement désigné a atteint sa pleine capacité en servant autant de personnes francophones qu’anglophones (Savard et al., 2020).

Enfin, les services professionnels d’interprétation semblent peu utilisés et pas toujours disponibles pour pallier l’absence de professionnels pouvant s’exprimer en français. Dans une étude par de Moissac et Bowen (2017), seuls 3 % de personnes répondantes demandent un service d’interprétation même si 23 % pensent que ce service faciliterait l’accès aux soins. Certains notent que le service n’est pas accessible en tout temps (de Moissac et Bowen, 2019). Dans deux études auprès de nouveaux arrivants francophones démontrant une préférence pour des SEF, en l’absence de ceux-ci, le service d’interprétariat était peu utilisé (Ngwakongnwi et al., 2012; Poullos, 2018) et plusieurs personnes répondantes disaient préférer se faire accompagner de membres de leur famille (Poullos, 2018).

Malgré l’expérience de ces barrières, seule une faible proportion de francophones ont porté plainte lorsqu’un SEF n’était pas disponible, soit 2 % dans une étude de cinq régions à faible densité de francophones (de Moissac et Bowen, 2017) et 13 % dans une étude franco-manitobaine (de Moissac et al., 2015).

2.6 Les conséquences du manque de services en français

De façon générale, les francophones en situation de discordance linguistique rapportent une plus grande difficulté à établir une bonne relation de confiance avec le ou la prestataire de soins (Garcia et al., 2014; Tardif et Dallaire, 2010), une moins bonne satisfaction avec le service reçu (Timony et al., 2022) ainsi qu’une perte de confiance et une insatisfaction envers le système de santé (Bouchard et al., 2010; de Moissac et Bowen, 2019; Éthier et al., 2012; Lacaze-Masmonteil et al., 2013; Ngwakongnwi et al., 2012). Des usagers décrivent l’expérience de discordance linguistique avec le médecin de famille comme étant insécurisante, inconfortable et provoquant un sentiment d’inaptitude (Jutras et al., 2020). D’autres expriment aussi une perception de plus faible qualité des soins (de Moissac et Bowen, 2019; Lemonde et al., 2012; Ngwakongnwi et al., 2012) et une crainte pour leur santé (Bélanger et al., 2018). De plus, ne pas recevoir un SEF peut être perçu comme une atteinte aux droits linguistiques (Bélanger et al., 2018) et plusieurs sont déçus de l’absence de volonté politique à offrir des SEF dans leur communauté (Éthier et al., 2012).

Plusieurs conséquences au manque de SEF sont décrites en fonction du moment où elles peuvent survenir : avant, pendant ou après le service.

Avant le service, les francophones rapportent de longues attentes pour obtenir un SEF (Bélanger et al., 2018; de Moissac et Bowen, 2017; Éthier et al., 2012; Hien et Lafontant, 2013). Devant ce fait, certains doivent (ou choisissent de) se déplacer pour obtenir le SEF ailleurs (Bernier, 2009; de Moissac et Bowen, 2019) ou consulter en privé (van Kemenade et al., 2021), avec les coûts que cela implique.

Plusieurs personnes qui acceptent un service en anglais indiquent le besoin de se préparer avant le service. Certains doivent chercher un accompagnateur (Bernier, 2009; Bouchard et al., 2010; de Moissac et Bowen, 2019; Lemonde et al., 2012) avec la crainte d’importuner un proche (Bouchard et al., 2010) ou des risques de perte de confidentialité (de Moissac et Bowen, 2019). D’autres vont investir leur propre temps pour faire de la recherche afin de pouvoir traduire leurs préoccupations en anglais (Bernier, 2009; de Moissac et Bowen, 2019). Chez des francophones du Nord de l’Ontario, la préparation d’une rencontre avec leur médecin de famille qui ne parle pas français cause de l’appréhension avant la visite (Jutras et al., 2020).

Enfin, d’autres personnes retardent leurs rendez-vous jusqu’à la dernière minute ou évitent de consulter par peur d’être incomprises ou de ne pas comprendre (Bouchard, Gagnon-Arpin et al., 2012; de Moissac et Bowen, 2017; 2019; Ngwakongnwi et al., 2012; RésoSanté Colombie-Britannique, 2016), avec le risque d’aggraver la condition de santé. Cet évitement est rapporté par 20 % des personnes répondantes de régions à faible densité de francophones (de Moissac et Bowen, 2017).

Durant le service de santé, les usagers qui rapportent des difficultés reliées à la discordance linguistique décrivent des conséquences tels l’inconfort ou l’anxiété dans un environnement anglophone (Bélanger et al., 2018; de Moissac et Bowen, 2019), des limites à s’exprimer ou s’expliquer (Bouchard et al., 2010; Ngwakongnwi et al., 2012, Zanchetta et al., 2012), l’oubli ou l’omission de poser certaines questions (Jutras et al., 2020; Lemonde et al., 2012), ou une mauvaise compréhension de l’information transmise (de Moissac et Bowen, 2019). Certains vont même faire semblant de comprendre pour ne pas irriter le professionnel anglophone (de Moissac et Bowen, 2019).

Certains francophones rapportent que le processus de diagnostic ou de soins peut être rallongé, entre autres, par le fait que le professionnel consulté n’a pas compris rapidement leur problème (de Moissac et Bowen, 2019) ou par le besoin d’un retour au médecin de famille francophone pour mieux saisir le résultat de la consultation auprès d’un spécialiste anglophone (Garcia et al., 2014).

Après le service, on rapporte des difficultés à suivre les instructions (de Moissac et Bowen, 2019) et l’automédication (Hien et Lafontant, 2013). Une personne a rapporté ne pas procéder à son suivi médical en raison de la discordance linguistique (Jutras et al., 2020).

La langue des services peut avoir une influence différente sur l’expérience de soins de certains sous-groupes de la population. Par exemple, les SEF pour les enfants francophones sont jugés comme étant très importants (de Moissac, 2016; Léger, 2020), surtout dans les provinces de l’Atlantique et l’Ontario (Léger, 2020). Les personnes âgées francophones en situation minoritaire sont considérées comme plus vulnérables à cause d’une combinaison de facteurs, par exemple maladie chronique, pauvre littératie et condition économique (Bouchard et al., 2010; Garcia et al., 2014; Lemonde et al., 2012) et plus susceptibles d’éprouver des difficultés de communication reliées à une démence, à une perte auditive ou une aphasie (Atlantic Evaluation Group Inc., 2013; Sauvé-Schenk et al. 2020; Savard et al., 2020).

Des situations de détresse ou des situations très émotionnelles peuvent entrainer des difficultés à utiliser sa langue seconde. Ces situations peuvent inclure les consultations en santé mentale (Drolet et al., 2015; Levesque et de Moissac, 2018; Vandyk et al., 2022; van Kemenade et Forest, 2019) et en oncologie (Austin, 2004), l’influence des médicaments et la gestion de la douleur en général (de Moissac et Bowen, 2019), ou lors de l’accouchement (Lacaze-Masmonteil et al., 2013), ou les situations qui présentent un potentiel de double stigmatisation, par exemple, les services aux personnes qui vivent avec le VIH/SIDA (Samson et Spector, 2012) ou aux membres de la communauté LGBTQ2S (Prada et al., 2021).

L’expérience des personnes immigrantes et nouveaux arrivants francophones dans le système de santé peut être plus complexe en raison de certaines réalités liées à leur culture d’origine (Hien et Lafontant, 2013), à leur moins bonne maitrise de la langue anglaise, souvent leur 3e langue (Zanchetta et al., 2012), ou à leur arrivée dans un nouveau pays (par exemple, manque de couverture d’assurances, connaissances limitées du système de santé canadien) (Ngwakongnwi et al., 2012; Poullos, 2018, Zanchetta et al., 2012). De fait, les immigrantes et les immigrants francophones semblent proportionnellement plus nombreux que la population générale à préférer recevoir des SEF (Hien et Lafontant, 2013) (voir tableau 2 de l’annexe en ligne). Au Manitoba, les nouveaux arrivants francophones étaient plus susceptibles que l’ensemble de la population franco-manitobaine d’attendre pour avoir des SEF et de se faire accompagner par un interprète (de Moissac et al., 2015).

2.7 La navigation du système pour obtenir des services en français

Dans un contexte où il y a généralement une pénurie de SEF, certains rapportent utiliser plusieurs stratégies pour trouver et obtenir un service en français. Plusieurs personnes répondantes utilisent l’Internet (Léger, 2020; van Kemenade et Forest, 2019), des répertoires des services de santé identifiant les SEF, des brochures ou publicités bilingues (de Moissac, 2016). D’autres utilisent les lignes d’assistance téléphonique (de Moissac, 2016; Éthier et al., 2012; Léger, 2020) ou appellent ou visitent directement la clinique ou l’hôpital (Léger, 2020). Le réseau de relations permet aussi de trouver des SEF, par exemple en posant des questions à des membres de la famille, des connaissances, ou des membres de groupes d’entraide (Atlantic Evaluation Group Inc., 2013; Bouchard et al., 2010; de Moissac, 2016; Drolet et al., 2015; Éthier et al., 2012; Léger, 2020; Savard et al., 2020).

Si quelques structures sont en place pour aider à naviguer le système de santé en français, souvent c’est une personne pivot (par exemple, une intervenante très motivée ou un proche aidant proactif) qui facilite ce processus. Drolet et al. (2015) identifient cinq stratégies gagnantes mises en place par les proches aidants pour obtenir des SEF : s’engager pleinement, prendre les choses en main, acquérir une connaissance approfondie du fonctionnement du réseau de la santé, tirer avantage des contacts et parfois contourner les règles. Ces stratégies leur permettent d’identifier les intervenants engagés et de faire appel à leur aide.

2.8 Travaux en cours

Quelques études canadiennes en cours dont les résultats ont été présentés à des conférences apportent de nouvelles perspectives pour mieux saisir les perceptions des francophones à l’égard de leur accès aux SEF et de l’utilisation des technologies en santé pour améliorer cet accès.

Puisque l’offre active constitue une stratégie privilégiée pour améliorer l’accès à des services dans la langue officielle minoritaire, il y a lieu de mesurer l’impact de la mise en oeuvre de cette stratégie sur les usagers. Un questionnaire a été développé pour permettre aux usagers de partager leur expérience à l’égard de l’offre active de services sociaux et de santé dont ils ont pu bénéficier. Ce questionnaire, créé et validé auprès d’experts et d’usagers francophones et anglophones, est conçu pour générer un tableau de bord avec les résultats, ce qui facilite le suivi par l’équipe de recherche et les administrateurs (Pignac, 2022; Sauvé-Schenk et al., 2022).

Une équipe de l’Institut du Savoir Montfort utilise des messages de promotion de la santé distribués par voie numérique par les fournisseurs de soins de santé primaires à l’ensemble de leur clientèle et accompagnés de courts sondages pour tenter de répondre aux questions suivantes : Les CLOSM ont-ils un accès égal aux soins primaires et aux services spécialisés par rapport aux groupes linguistiques majoritaires? Quels sont les besoins non comblés en matière d’information sur la santé et les ressources communautaires déclarés par les membres des CLOSM (Johnston et Hogg, 2022)?

L’utilisation de technologies numériques en santé pourrait être une solution pour pallier la pénurie de fournisseurs de soins en français dans plusieurs communautés francophones en situation minoritaire et améliorer l’accès à des SEF. Cette utilisation présente par contre plusieurs défis, dont la satisfaction des usagers qui reçoivent un service à distance (Dorion, 2022) et l’acceptabilité sociale du recours à cette technologie (voir Grosjean et al. dans ce numéro). Dans la même veine, Marche vers le futur est un programme de prévention de chutes offert par vidéoconférence dans des communautés où les ressources en français sont limitées, qui a fait ses preuves quant à la sécurité de la réalisation d’exercices démontrés à distance par un professionnel et à l’amélioration des capacités physiques des participants et des participantes (Savard et al., 2018). Une étude est en cours pour documenter les perceptions des personnes ainées et des intervenants afin de faire ressortir les stratégies favorisant l’accès, l’adoption, l’implantation et la pérennité du programme (O’Neil et al., 2022).

3. Discussion

Cette synthèse sur l’expérience des francophones à l’égard des SEF met en évidence les préférences, la demande, les expériences d’accès et les impacts des barrières linguistiques sur la communication efficace dans les soins. Selon les enquêtes réalisées auprès des francophones en situation minoritaire, l’expérience de soins est complexifiée par des besoins diversifiés en fonction du profil langagier et du type de service voulu ainsi que par une offre de SEF variable selon le contexte juridique et démographique de chaque province ou territoire. Bien qu’un grand nombre de francophones trouvent important que les services sociaux et de santé soient disponibles en français et que plusieurs d’entre eux préfèrent recevoir leurs SEF, un plus petit nombre en font la demande. L’identité francophone, la densité de francophones et le statut de la langue française dans la communauté ainsi que les actions d’offre active sont liés à la demande d’un service en français. Cette demande est aussi influencée par la perception de l’inexistence des SEF, d’une attente trop longue ou d’une distance trop grande à parcourir pour les obtenir ainsi que par une difficulté à naviguer le système afin de les repérer. L’absence de SEF génère de l’insatisfaction, une perte de confiance envers le système, une moins bonne relation avec les prestataires de soins, de l’insécurité avant et pendant la visite ainsi que des retards dans les soins et une crainte pour sa santé.

Plusieurs études portent sur les expériences de soins de certaines sous-populations qui sont plus vulnérables aux effets de la discordance linguistiques, par exemple les francophones âgés et les immigrants et immigrantes francophones. On remarque le manque de données sur certaines autres sous-populations aussi identifiées comme prioritaires pour obtenir des services dans leur langue, par exemple, les enfants.

Les caractéristiques sociodémographiques et linguistiques des communautés francophones en situation minoritaire se diversifient au Canada. Certains francophones parlent plus d’une langue et ont le français comme première langue officielle parlée parmi plusieurs autres ainsi qu’une faible connaissance de l’anglais, alors que d’autres ont appris le français et l’anglais presque simultanément, mais dans des contextes différents. Certains parlent un français standard, d’autres parlent un français empreint de régionalisme ou d’anglicisme, menant parfois à de l’insécurité linguistique. Davantage de recherche est nécessaire pour comprendre l’impact de ces différences linguistiques sur le besoin de SEF. Par exemple, si l’insécurité linguistique explique une propension à penser que passer un test cognitif en anglais serait plus facile qu’en français (Sauvé-Schenk et al., 2020), on peut se demander si c’est vraiment le cas. En outre, une étude pilote a démontré que les francophones bilingues obtiennent en moyenne de meilleurs résultats quand ils passent leur test de dépistage cognitif en français plutôt qu'en anglais. (Savard et al., 2022).

On peut souhaiter que l’accès aux SEF s’améliore grandement après 20 ans d’investissement dans les programmes de formation professionnelle en français par le CNFS et dans la sensibilisation à l’offre active (Savard et al., dans ce numéro) ainsi qu’avec l’intégration progressive des technologies numériques dans les soins. À ce sujet, le rapport du Commissariat aux services en français de l’Ontario (2019) recommande d’accroître la disponibilité de plateformes technologiques comme priorité pour répondre aux besoins des francophones.

Les données quantitatives semblent montrer une amélioration de l’accès à des SEF, principalement pour les soins infirmiers et les soins des médecins de famille, entre l’Enquête sur la vitalité des minorités de langue officielle de 2006 et le sondage Léger de 2020, quoique les questions entre les deux enquêtes diffèrent. Les données pour les autres types de professionnels ne sont disponibles que dans des enquêtes récentes. Il serait important de reproduire des études utilisant les mêmes méthodologies pour suivre l’évolution temporelle de l’accès aux SEF.

Au fil des années, des changements législatifs et de politiques publiques ont été mis en place et peuvent avoir influencé la perception des francophones quant à l’accès aux services dans leur langue. Selon Léger (2020), près d’un cinquième des personnes répondantes francophones ont perçu une amélioration de l’accès dans la dernière décennie. Ce sont les francophones en Ontario qui sont les plus enclins à rapporter une amélioration. On peut supposer que l’action des entités de planification des SEF, créées en 2010 par le ministère de la Santé et des Soins de longue durée de l’Ontario, contribue à cette amélioration.

La comparaison des données de l’EVMLO et du sondage Léger montre aussi une plus faible proportion de personnes répondantes qui associent le manque de SEF à l’absence de professionnels pouvant les offrir, ce qui pourrait être le fait d’une plus grande sensibilisation des francophones aux multiples difficultés en matière d’offre de SEF.

Ce type de constat fait à l’aide de données d’enquêtes populationnelles ne nous permet de faire que des hypothèses sur les liens entre l’accès à des SEF et la mise en place d’actions visant à faciliter cet accès au niveau local, régional ou provincial. Des mesures de l’expérience patient réalisées en conjonction avec l’implantation de telles actions nous permettraient de mieux cerner l’impact d’actions précises.

Les limites d’une synthèse reposent sur la qualité des études originales, les mesures et les définitions de la population. Lors des enquêtes nationales, l’étude des petites populations francophones pose toujours des problèmes méthodologiques d’échantillonnage et de représentativité. Même une enquête postcensitaire aussi robuste que l’EVMLO doit généralement limiter son degré de raffinement géographique à celui des provinces, et pour le Nouveau-Brunswick et l’Ontario plus dense en population francophone, aux grandes régions pour lesquelles il est possible d’obtenir des estimations fiables (Corbeil et al., 2007). Ces enquêtes ne permettent pas de distinguer l’expérience des personnes vivant en milieu urbain de celles vivant en milieu rural. C’est une limite importante, considérant qu’une grande proportion des francophones vivent en milieu rural où l’offre de services de santé est plus limitée. L’enquête de Forgues et Landry (2014) ciblait les populations qui se situent dans des aires de dissémination géographique où habitent au moins 10 % de francophones, ce qui a comme conséquence de sous-représenter des francophones davantage minorisés. Enfin, dans un sondage web comme celui de Léger, bien qu’elles aient été pondérées afin de représenter la composition démographique de la population cible, les données reposent sur des personnes volontaires pour être sondées. L’extrapolation des résultats d’un tel sondage à la population cible est risquée (Léger, 2020).

La diversité des méthodes rend les comparaisons souvent difficiles, surtout lorsque les questions, catégories de réponses possibles, ou regroupements utilisés pour présenter les résultats ou la définition utilisée pour inclure les francophones diffèrent d’une étude à l’autre. Par exemple, plusieurs questions du sondage Léger (2020) ont été présentées aux francophones seulement s’ils avaient choisi le français comme langue de préférence pour leurs services, alors que plusieurs francophones peuvent ne pas préférer leurs SEF pour plusieurs raisons, dont la non-disponibilité de ceux-ci, et non parce qu’ils n’en ont pas besoin (Diaz Pincent Mercier Inc., 2021). D’autres auteurs choisissent d’inclure toutes les personnes ayant le français comme langue maternelle ou comme première langue officielle parlée.

Enfin, si elles n’autorisent pas à tirer des conclusions quant à la population générale, les études qualitatives permettent d’approfondir certaines dimensions de l’expérience des francophones à l’égard des SEF ou de leur absence.

Conclusion

Cette recension exhaustive analyse plus de 20 ans d’écrits scientifiques. Elle permet de faire un état des connaissances utile pour orienter de futures recherches. Nous avons pu identifier un besoin pour des recherches plus détaillées de différentes sous-populations, des analyses géographiques plus raffinées et des études d’impact des politiques de services en français sur l’expérience patient. Si la performance des systèmes de santé inclut la mesure de l’expérience patient, il serait important de faire l’analyse distincte de cette expérience pour les francophones en contexte linguistique minoritaire. Cette mesure devrait être intégrée dans les systèmes de collecte de données pour bien rendre compte de l’impact des efforts d’amélioration des services.

Il reste encore beaucoup à faire pour que les francophones en situation minoritaire vivent une véritable équité d’accès à des services de santé de qualité qui répondent aux besoins linguistiques et que l’on dispose de données probantes de leur expérience pour soutenir cette amélioration.