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Introduction

Le 27 septembre 1990, il y a donc plus de trente ans au moment de rédiger les présentes, Me James Ross était assermenté sénateur de la région maritime pour le Nouveau-Brunswick, devenant ainsi le onzième sénateur dans cette province. Cette nomination a mis en péril la constitutionnalité de la Chambre des communes et a généré six décisions judiciaires où les tribunaux ont tenté d’explorer les tenants et aboutissants de l’obscure disposition qu’est l’article 26 de la Loi constitutionnelle de 1867, ainsi que son interaction avec l’article 51A de ladite loi[1].

Le présent texte n’a d’autre prétention que d’exhumer ces litiges ainsi que ceux qui les ont précédés, d’en présenter les arguments, et de les mettre en rapport avec certaines propositions récentes de réforme du Sénat. La question de la représentation des provinces au Sénat est reliée à celle du nombre de sièges qu’on leur attribue à la Chambre des communes, dans un jeu de vases communicants qui vise à contrebalancer l’implacable règle de la représentation par la population (en anglais : rep by pop), expression du principe de la démocratie, avec la participation d’une entité fédérée à l’élaboration des politiques publiques de l’État central, qui découle du principe fédéral.

Après avoir rappelé les faits et le contexte, nous analyserons les divers arguments et leur traitement judiciaire. La conclusion se penchera sur cette délicate interaction entre la représentation des provinces dans chacune des deux chambres dans un système bicaméral, ainsi que sur le rôle des tribunaux pour en contrôler la validité et la désuétude de l’article 26 dans la plupart des récents projets de réforme du Sénat, surtout dans le contexte d’une transformation de son rôle.

I. Faits et contexte

Élu en 1984, le gouvernement conservateur de Brian Mulroney n’a pas chômé ; parmi ses grands chantiers figurait l’Accord du Lac Meech, une saga constitutionnelle débutée officiellement en 1987 et terminée en juin 1990, accaparant l’attention médiatique et l’énergie des constitutionnalistes[2].

Le 21 novembre 1988, ce gouvernement était reporté au pouvoir avec une bonne majorité. En 1989, il proposa de remplacer une taxe d’accise fédérale ainsi que certains droits de douane par une taxe sur les produits et services (ci-après « TPS »), ce à quoi s’objectait férocement l’opposition officielle formée par le Parti libéral du Canada (ci-après « PLC »). Or, en 1990, le Sénat, à l’époque dominé par le PLC, a menacé de ne pas adopter trois projets de loi ayant des incidences financières, et notamment le projet C-62 relatif à l’instauration de la TPS[3]. Un rejet de ce projet de loi déjà adopté par la Chambre des communes aurait pu déclencher une crise constitutionnelle puisqu’en vertu du principe du gouvernement responsable, un gouvernement défait sur un vote de loi financière est présumé avoir perdu la confiance de la Chambre des communes. Si le gouvernement y est minoritaire (disposant de moins de députés que tous les partis d’opposition réunis), le premier ministre peut offrir au Gouverneur général la démission de son gouvernement et soit lui recommander de dissoudre le Parlement, conduisant donc au déclenchement des élections générales, soit offrir au chef d’un autre parti politique la possibilité de former un gouvernement. Le gouvernement peut aussi choisir de forcer un vote de confiance (soit en demandant explicitement la confiance, soit en indiquant qu’un vote quelconque ne représente pas une expression de la défiance de la Chambre envers le gouvernement)[4]. Bien entendu, si le gouvernement est majoritaire en Chambre, il gagnera normalement ses votes sur des projets de loi financiers ou sur la confiance. Au Sénat, la situation est moins claire. L’incident du Naval Aid Bill de 1912, au cours duquel un projet de loi, visant à ce que le Canada contribue financièrement aux dépenses de la marine britannique, fut adopté à la Chambre des communes, mais battu au Sénat, n’entraîna pas la chute du gouvernement[5]. Il est vrai qu’il ne s’agissait pas formellement de l’adoption d’un budget ou d’une taxe ou impôt spécial. Il n’était pas encore arrivé que le Sénat bloque un projet de loi visant spécifiquement à lever une taxe.

Pour éviter l’instabilité et le conflit potentiel entre les deux chambres découlant d’un refus par le Sénat d’adopter la loi qui instaurait la TPS, le Cabinet, un comité du Conseil privé[6], a décidé d’invoquer une obscure disposition de la Loi constitutionnelle de 1867 : l’article 26. Rappelons que le Sénat était au départ constitué en trois divisions, chacune étant dotée de vingt-quatre sièges[7]. Or l’article 26 prévoyait la possibilité pour la Reine de créer un ou deux sièges de sénateurs additionnels par division et au gouverneur général d’y mander des personnes qualifiées. Et l’article 27 stipulait clairement qu’aucune autre nomination sénatoriale ne devait intervenir tant que le nombre de sénateurs dans la division ne serait pas revenu à son niveau habituel.

Le 26 septembre 1990, le jour même où la crise d’Oka prenait fin avec le démantèlement de la dernière barricade[8], le Cabinet a donc recommandé au Gouverneur général qu’il conseille à la Reine de créer huit sièges additionnels au Sénat, soit deux pour chacune des quatre divisions. Le décret 1990-2061 porte le titre suivant : « Émission de lettres patentes ordonnant l’addition de huit membres au Sénat afin que le Gouverneur général puisse, par mandat adressé à huit personnes ayant les qualifications voulues, représentant également les quatre divisions du Canada, les ajouter au Sénat »[9]. Le 27 septembre, les huit sénateurs additionnels étaient mandés. Les trois projets de loi ont ensuite été adoptés. Il ressort clairement de la preuve soumise lors des litiges qui ont suivi, que, sans l’addition de ces huit sénateurs, le projet de loi sur la TPS n’aurait pas été adopté. La TPS est entrée en vigueur le 1er janvier 1991[10].

Puisque la région maritime avait droit à deux sièges sénatoriaux additionnels, il fallait décider à quelle province les attribuer. En temps normal, la Constitution prévoit que le Nouveau-Brunswick dispose de dix sièges, de même que la Nouvelle-Écosse, alors que l’Île-du-Prince-Édouard (ci-après « Î.-P.-É. ») profite de quatre sièges[11]. Il fut décidé que le Nouveau-Brunswick hériterait d’un siège et l’autre serait attribué à la Nouvelle-Écosse. Chacune de ces provinces se retrouvait donc avec onze sièges au Sénat.

Or il existe une autre disposition constitutionnelle pertinente. Il s’agit de l’article 51A, qui déclare que les provinces ont toujours droit à un nombre de députés à la Chambre des communes au moins égal au nombre de leurs sièges au Sénat[12].

Le Nouveau-Brunswick n’avait que dix députés à la Chambre des communes, puisque sa population totale ne lui aurait attribué, en vertu des calculs normaux en vigueur à l’époque, que huit sièges. La règle du plancher sénatorial garantissait donc aux provinces moins populeuses comme celle-là de conserver à la Chambre des communes une représentation égale à celle dont elle dispose au Sénat, soit dix. La nomination d’un onzième sénateur entraînait-elle automatiquement la nécessité de créer un siège additionnel à la Chambre des communes ? Si oui, les projets de loi votés après le 27 septembre 1990 étaient-ils nuls et inconstitutionnels, puisque la Chambre était illégalement constituée ? Cette surprenante conclusion s’inscrirait dans la lignée juridique de la crise linguistique manitobaine, où la Cour suprême du Canada avait dû prononcer l’inconstitutionnalité de près de cent ans de législation unilingue anglaise au Manitoba en violation de la Constitution, mais du même souffle suspendre sa déclaration d’invalidité afin de protéger la primauté du droit et ne pas jeter la province dans un néant juridique[13].

Trois litiges ont donc été déclenchés autour de cette nomination, donnant lieu à six jugements : un litige émane du Nouveau-Brunswick, piloté par Elizabeth Weir, alors cheffe du NPD dans la province et députée provinciale de Saint-Jean Sud[14] ; un en Ontario, piloté par le sénateur LeBlanc et d’autres[15], ainsi qu’un autre déclenché par un citoyen, M. Singh[16] ; et un en Colombie-Britannique sous forme de renvoi[17]. Ces recours étaient mus par l’opposition à la TPS, mais posaient aussi la question de la représentation provinciale dans les institutions fédérales. Pour résoudre le problème, il fallait se pencher sur les articles 26, 27, 51 et 51A de la Loi constitutionnelle de 1867 afin d’en dégager l’objet et le sens. Leur histoire et leur texte devaient aussi être analysés.

Dans un premier temps, nous allons nous pencher sur la représentation provinciale au Sénat et l’origine des articles 26 et 27. Ensuite, nous évoquerons l’évolution de la représentation à la Chambre des communes, puisque dans les affaires qui nous occupent les deux sont liées[18]. En troisième lieu, nous analyserons les principaux arguments et leur traitement judiciaire. Enfin, nous exposerons les conséquences de ces décisions judiciaires sur le rôle et le mandat du Sénat ainsi que sur les projets de réforme de cette institution.

II. Évolution de la représentation des provinces dans les institutions fédérales

A. La représentation provinciale au Sénat à l’origine

L’article 26 de la Loi constitutionnelle de 1867 ne faisait pas partie des résolutions de Québec de 1864 sur lesquelles se fonde l’Acte de l’Amérique du Nord Britannique (ci-après « AANB »). Les délégués avaient consacré beaucoup de temps à la représentation de chaque colonie au Sénat, puisqu’ils savaient bien qu’à la Chambre des communes c’est le principe de rep by pop, cher au coeur des Réformistes du Haut-Canada, qui prévaudrait. Dans une Chambre des communes dominée par le Haut-Canada plus populeux que chacune des autres colonies, un parti politique pouvait espérer former le gouvernement et contrôler l’agenda législatif en s’y remportant une majorité de sièges. Outre la question de l’équilibre de la représentation, le patronage exerçait aussi une influence[19].

La discussion aura duré trois jours. On a vu circuler des propositions qui prônaient l’élection des sénateurs ou leur nomination par les provinces, soit via leur gouvernement ou leur assemblée législative[20]. On a vu circuler des propositions qui prônaient l’égalité de chaque province au Sénat et d’autres qui exigeaient une certaine proportionnalité. Finalement, un compromis est intervenu : le Sénat serait divisé sur une base régionale avec vingt-quatre sénateurs par région et trois divisions : l’Ontario, le Québec, et les Maritimes — Terre-Neuve obtiendrait des sièges au Sénat en temps et lieu. Dans la région maritime, l’Î.-P.-É. compterait quatre sénateurs et dix seraient alloués respectivement au Nouveau-Brunswick et à la Nouvelle-Écosse pour un total de vingt-quatre.

Aucune mesure n’a été prévue à la conférence de Québec pour rompre toute impasse qui surgirait entre le Sénat et la Chambre des communes. Ce fut pourtant un des enjeux lors des négociations de Londres en décembre 1866 et janvier 1867.

Le 13 décembre 1866, à Londres, la question fut donc abordée par les délégués coloniaux. Face à la désaffection de l’Î.-P.-É. qui avait finalement décidé de ne pas se joindre au projet de fédération, ces quatre sièges sénatoriaux seraient répartis également entre le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse, et la petite île les retrouverait lorsqu’elle rejoindrait l’Union[21]. Quant à la proposition d’une nomination à vie au Sénat, elle fut combattue par les Réformistes, qui prônaient l’élection des sénateurs. Deux libéraux du Canada Ouest, Howland et McDougall, proposaient que les sénateurs ou sénatrices soient élus par chaque assemblée législative. Les représentants des maritimes s’y opposaient. Le Procureur général de Nouvelle-Écosse, William Alexander Henry, estimait que la seule manière de régler le problème d’une impasse serait de nommer plus de sénateurs ou sénatrices également dans chaque région, afin de préserver l’équilibre de la représentation des petites provinces et de contrebalancer le rep by pop de la Chambre des communes.

Or, en Grande-Bretagne, la Chambre haute continuait de détenir l’autorité constitutionnelle de bloquer les projets de loi de la Chambre des communes[22]. Dans un tel cas, la Couronne gardait la prérogative de créer autant de pairs qu’elle le désirait. On ne pouvait pas imiter ce modèle dans les colonies : ni les finances publiques ni la population ne permettaient une expansion infinie du Sénat. De plus, l’équilibre régional devait être préservé. Toutefois, on pourrait permettre l’ajout d’un petit nombre de sièges dans chaque Division ; le principe en fut adopté, les détails en seraient fixés lors de la rédaction des textes juridiques.

Le 24 janvier 1867, Francis Reilly, juriste au service du Colonial Office de Londres, avait terminé la rédaction d’une version du projet de loi, qui fut imprimée et distribuée aux délégués coloniaux. Le 26 janvier, ceux-ci se réunirent avec M. Reilly, le sous-secrétaire parlementaire Adderly et le sous-secrétaire permanent Sir Frederic Rogers, et le secrétaire aux colonies Lord Carnarvon. Les délégués coloniaux furent surpris de constater que, dans les projets de textes juridiques, le mandat des sénateurs et sénatrices était à terme fixe plutôt qu’à vie comme dans les résolutions de Québec, et que le huitième des membres devrait se retirer chaque année. Lord Carnarvon et ses fonctionnaires s’objectaient à des nominations à vie et la rotation était une manière d’y voir. La discussion a encore une fois durée trois jours. Trois options étaient à l’étude : la rotation proposée dans l’ébauche ; une nomination à vie, mais avec l’ajout d’un petit nombre de sièges pour chaque région en cas d’impasse ; une exemption de l’approbation du Sénat pour les bills monétaires, ce qui aurait garanti l’absence de responsabilité ministérielle automatique au Sénat. Finalement, la deuxième option fut acceptée par les Anglais, mais Lord Carnarvon voulait une addition de douze sièges, soit quatre par Division. Il fut entendu qu’il y en aurait trois ou six, soit un ou deux par division. C’est ce que l’article 26 représente.

Le Canada a continué de s’agrandir. Le Manitoba a reçu deux sièges de sénateurs ou sénatrices lors de sa création en 1870. La Colombie-Britannique s’est jointe au Canada en 1871 avec trois sièges sénatoriaux. Quand l’Î.-P.-É. s’est jointe à la Confédération canadienne en 1873, elle a récupéré ses quatre sièges, tel que convenu, et la représentation des deux autres provinces maritimes est redescendue à dix sièges chacune. Enfin, la création de la Saskatchewan et de l’Alberta en 1905 a entrainé la création de la Division de l’Ouest, avec six sièges par province pour un total de vingt-quatre. Quand Terre-Neuve a adhéré au Canada en 1949, elle a aussi reçu six sièges et n’a pas été intégrée à la division maritime. En 1975, un siège fut alloué à chacun des deux Territoire du Nord, et le Nunavut reçut son siège à sa création en 1999.

La Cour suprême du Canada explique en ces termes cette dimension plus proprement fédérale de la Chambre haute :

Même si la représentation des nouvelles provinces canadiennes à la Chambre des communes était proportionnelle à leur population, chaque région obtenait un nombre égal de représentants au Sénat, peu importe sa population. Cette règle d’égalité visait à assurer aux régions que leurs voix continueraient de se faire entendre dans le processus législatif, même si elles devenaient minoritaires au sein de l’ensemble de la population canadienne [références omises][23].

Il ne semble pas que l’article 26 ait été utilisé avant 1990. Selon la Cour supérieure de l’Ontario dans Singh v Canada[24], citant Mallory[25], les sénateurs et sénatrices auraient manifesté leur inquiétude face à l’article 26, par peur des abus. Le premier ministre libéral de l’époque, William Lyon MacKenzie, aurait demandé à Londres d’invoquer la disposition en décembre 1873, après la dissolution du Parlement, mais avant l’élection. Il n’y avait pas d’impasse. Londres avait donc refusé, Lord Kimberley mentionnant que le pouvoir ne serait exercé que dans le cas d’un réel conflit entre les deux chambres[26]. En prenant connaissance de cet incident, en 1877, les sénateurs auraient voulu qu’il soit déclaré par résolution que l’article 26 ne serait utilisé qu’en cas d’urgence, pour effacer les différences entre le Sénat et la Chambre basse. Cela impliquait qu’un vote négatif sur un projet de loi de la Chambre aurait été nécessaire avant de recourir à l’article 26, ce qui n’était le cas ni en 1877 (ni d’ailleurs en 1990). L’idée est demeurée lettre morte. En 1900, le premier ministre Laurier se serait enquis de la possibilité de présenter une demande et la réponse de Londres l’aurait convaincu qu’il ne l’obtiendrait pas. En 1912, en lutte avec le Sénat pour faire adopter The Naval Aid Act[27], le premier ministre conservateur Borden aurait fait de même et reçu le même genre de réponse.

B. La représentation provinciale à la Chambre des communes

La question de la représentation des provinces à la Chambre des communes suit de près celle de leur représentation au Sénat et elle est pertinente au problème sous étude concernant le onzième sénateur du Nouveau-Brunswick. En effet, le nombre de sièges sénatoriaux attribués à chaque province a pour but, entre autres, de contrebalancer le nombre de sièges de députés à la Chambre des communes, lequel est fondé depuis 1867 sur le principe d’une représentation proportionnelle à la population qui favorise les provinces populeuses au détriment des petites provinces. Comme nous l’avons vu, l’article 51A de la Loi constitutionnelle de 1867 fait un lien direct entre les deux en garantissant aux provinces un nombre de sièges de députés au moins égal à leur nombre de sièges sénatoriaux. La nomination du Sénateur Ross créait-elle un vide dans la représentation du Nouveau-Brunswick à la Chambre ?

Pendant la période du Canada-Uni, entre 1841 et 1867, les quatre-vingt-huit sièges de l’Assemblée législative étaient également répartis entre le Canada-Est et le Canada-Ouest. Lors de l’Union en 1840, la population du Bas-Canada surpassait celle du Haut-Canada de sorte que la parité des sièges avantageait ce dernier. Néanmoins, au moment des négociations de 1864-1866, la situation s’était inversée : cette fois, le Canada-Ouest comptait plus d’habitants que le Canada-Est, et croyait par conséquent mériter plus de sièges. Ce principe était connu comme celui de rep by pop, qui assurait l’égalité relative de chaque vote. Les discussions entourant la représentation au Sénat visaient à contrebalancer cette réalité par le principe fédéral, qui tient compte de l’égalité relative des divisions sénatoriales plutôt que de la population de leurs provinces respectives, afin de les faire participer à l’élaboration des politiques publiques et des lois du Canada.

Le principe rep by pop avantageait donc les provinces plus populeuses. On cherchait une façon de contrebalancer ce facteur, notamment en prévoyant pour les provinces un plancher de représentation à la Chambre des communes, un nombre minimal de députés nonobstant la population provinciale. L’étalon de mesure de ce plancher de représentation fit l’objet d’un débat jurisprudentiel au début du 20e siècle et, pour le comprendre, il est utile de résumer l’évolution de la représentation à la Chambre entre 1867 et 1920.

À l’origine donc, l’article 37 de la Loi constitutionnelle de 1867 prévoyait cent-quatre-vingt-un (181) députés fédéraux, répartis comme suit : Ontario quatre-vingt-six (86), Québec soixante-cinq (65), Nouvelle-Écosse dix-neuf (19) et Nouveau-Brunswick quinze (15). Les nouvelles provinces et nouveaux territoires se virent attribuer, dans l’instrument juridique qui les constituait, un nombre de sièges à la Chambre qui ne correspondait pas nécessairement à leur poids relatif dans la population canadienne. Ainsi, la Loi de 1870 sur le Manitoba créa la nouvelle province avec six sièges[28] ; l’arrêté en conseil qui ajoutait la Colombie-Britannique au Canada lui conférait aussi six sièges[29], ainsi que celui qui incluait l’Î.-P.-É. en 1873[30] ; en 1886, une loi fédérale attribuait quatre sièges aux Territoires-du-Nord-Ouest[31], qui avaient été inclus en 1870 par décret[32], et un siège fut donné en 1902 au Yukon par loi fédérale[33].

L’article 51 de la Loi constitutionnelle de 1867 instaurait le mode de révision périodique de la représentation des provinces à la Chambre des communes. Tel qu’il était rédigé à l’origine, il prévoyait que le Québec disposerait en tout temps de soixante-cinq sièges et que l’on calculerait le ratio entre ces soixante-cinq sièges et la population québécoise lors du dernier recensement décennal. Un réajustement serait effectué après chaque recensement décennal. La proportion de la population québécoise face à ses soixante-cinq sièges allait donc être appliquée à la proportion de la population des autres provinces par rapport à la « population totale du Canada »[34]. La formule a été appliquée à partir de 1883 et on incluait les nouvelles provinces et nouveaux territoires dans le calcul de la « population totale du Canada ». Ainsi, en 1903, le poids relatif des provinces maritimes diminuait dangereusement[35]. Une loi fédérale faisait passer le nombre de sièges du Nouveau-Brunswick de quatorze à treize et celui de l’Î.-P.-É. de cinq à quatre[36]. Le Nouveau-Brunswick et l’Î.-P.-É. ont plaidé que ce n’était pas l’intention originale ayant présidé à leur entrée dans l’Union et le gouvernement canadien a accepté de présenter deux renvois à la Cour suprême du Canada, dont les jugements ont été portés en appel devant le Comité judiciaire du Conseil privé.

Dans la première affaire[37], on demandait à la Cour de déterminer si la représentation de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick à la Chambre des communes devrait être révisée en fonction de la population totale du Canada tel que constitué au moment de la révision, ou en proportion de la population des quatre provinces fondatrices seulement[38]. Le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse (et accessoirement l’Ontario et le Québec) plaidaient que l’expression « la population totale du Canada » (en anglais : « aggregate population of Canada ») du paragraphe 51(4), servant de critère pour la réduction du nombre de députés par province, devait s’entendre comme signifiant la population totale des quatre provinces fondatrices, ce qui aurait probablement préservé le nombre de députés originaux. Selon le Nouveau-Brunswick, pour interpréter l’article 51 dans son entier de manière cohérente, il fallait donc que l’expression « la population totale du Canada » signifie celle des quatre provinces fondatrices, afin d’harmoniser les paragraphes 51 introductif et 51(4) et préserver l’esprit de l’Union initiale.

Le gouvernement fédéral plaidait quant à lui qu’il s’agissait de la population totale de tout le Canada, soit de toutes les provinces et les Territoires du Nord même si ces dernières avaient reçu à leur admission un nombre de députés supérieur à la proportion de leur population. Le Nouveau-Brunswick répliquait que si l’interprétation fédérale était retenue, la province verrait son nombre de sièges passer de quinze à treize malgré une augmentation de population de quatre-vingt-mille personnes.

Finalement, la Cour trancha en faveur de l’interprétation fédérale. Pour le juge Girouard, le Canada auquel fait référence l’article 51 est celui qui est légalement constitué au moment du recensement. Le juge Davies, au vu de l’historique législatif des lois constitutionnelles et des lois fédérales sur la question, estima qu’il fallait interpréter l’expression « des quatre provinces », dans le préambule de l’article 51, dans le sens de « les quelques provinces qui, de temps à autre, constitueront le Canada »[notre traduction][39] pour l’harmoniser avec l’expression « la population totale du Canada » du paragraphe 51(4). Sinon, la même expression — « population totale du Canada » — recevrait des interprétations différentes dans le même article, d’une disposition à l’autre, et entre les lois constitutionnelles portant sur la question. Un tel résultat serait contraire aux règles normales d’interprétation législative qui veulent que la même expression reçoive la même signification partout dans une loi. La solution proposée par les quatre provinces fondatrices détruirait aussi le sens et l’objet des articles 51 et 52, soit de garantir à chaque province (et non aux seules provinces fondatrices) une représentation proportionnelle à sa population tel que spécifié dans le préambule de l’article 51, et l’article 4 qui énonce que, dans l’AANB, le terme « Canada » désigne le Canada « tel que constitué sous la présente loi »[40]. Cela doit vouloir dire le Canada tel que constitué de temps à autre par la présente loi, incluant les documents constitutionnels qui y sont rattachés tels que les arrêtés en Conseil et les modifications subséquentes. La méthode élaborée dans les articles 51 et 52 pour modifier la représentation est explicitement fondée sur la représentation proportionnelle des provinces, et se réfère selon lui au principe bien connu de rep by pop. Le paragraphe 51(4), qui ne modifie à la baisse la représentation des provinces que si leur population diminue de un vingtième ou plus de « la population totale du Canada », est destiné à s’appliquer à toutes les provinces et tous les territoires composant le Canada au moment du recensement qui précède le rajustement.

Le juge Mills ajoute que l’intention de ces dispositions était de placer toutes les provinces sur un pied d’égalité par rapport à l’application du principe de la représentation proportionnelle. L’égalité des provinces est donc un concept présent dès l’origine du Canada (et qui a ressurgi lors du rapatriement de 1982[41], ainsi que dans l’Accord du Lac Meech[42]). Le Parlement impérial a simplement conféré un effet juridique à la volonté des représentants et délégués coloniaux, incluant les membres de l’opposition qui avaient participé aux conférences. Or, leur volonté était clairement exprimée, la représentation à la Chambre des communes serait proportionnelle à la population des provinces. Leur intention déclarée était que le Canada pourrait prendre de l’expansion sans impliquer le Parlement impérial à chaque fois, d’où notamment les articles 146 et 147 au sujet de l’admission de nouvelles provinces et territoires. L’interprétation à donner à l’article 51 doit donc réaliser cette intention. Le juge Mills affirme au sujet de l’AANB : « It rests upon agreement. It is the result of compact »[43]. Il cautionne ainsi la théorie du Pacte comme principe de base de l’AANB, mais pas un Pacte entre deux nations : plutôt un pacte entre colonies. Ce pacte prévoyait l’ajout de territoires au nouveau Dominion et garantissait leur représentation proportionnelle à leur population à la Chambre des communes.

Le renvoi visant l’Î.-P.-É. se fondait sur des prémisses juridiques quelque peu différentes[44]. La province invoquait l’arrêté en conseil qui l’avait intégré au Canada et qui, à son article XII, lui allouait six sièges à la Chambre des communes. D’après la province, rien dans l’AANB ne permettait d’aller en dessous de ce seuil, malgré que l’arrêté en conseil mentionnait que l’AANB allait s’appliquer mutatis mutandis à la nouvelle province. La baisse de représentation de l’Î.-P.-É. équivalait, selon elle, à une modification à l’arrêté en conseil qui, en vertu de l’article 146 de l’AANB, avait le même effet qu’une loi impériale. Par conséquent, seule une autre loi impériale pouvait modifier ce seuil. Enfin, selon la province, si on appliquait aveuglément l’article 51 de l’AANB à sa situation, il se pourrait bien que la proportion de sa population par rapport à l’ensemble canadien la prive de tout député à la Chambre des communes, ce qui aurait détruit l’intention de l’Assemblée législative et du gouvernement de l’Île lorsqu’ils ont finalement accepté d’adhérer au Canada.

La Cour maintint la position qu’elle avait prise dans le premier renvoi. Le juge en chef Taschereau estima que les six députés accordés à l’Î.-P.-É. n’étaient que transitoires, en attendant, selon les termes exprès de l’arrêté en conseil, un réajustement conforme à l’AANB. En réponse à l’argument que l’Î.-P.-É. n’aurait pas rejoint la confédération sans cette garantie, le juge en chef répond qu’on peut tourner l’argument dans l’autre sens et dire que les autres provinces n’auraient pas consenti à admettre l’Î.-P.-É. sans une garantie que le principe de rep by pop serait respecté pour elle autant que pour toutes les autres.

La décision du Comité judiciaire du Conseil privé, portant sur les deux renvois[45], ne fait que reprendre le raisonnement de la Cour suprême. Sir Wilson fait référence à l’article 4 de l’AANB, qui dit que le terme « Canada » signifie le Canada tel que constitué « sous » les termes de la présente loi, et non « par » les termes de la présente loi[46]. Or la Colombie-Britannique, l’Î.-P.-É. et les Territoires du Nord-Ouest font partie du Canada en raison d’arrêtés en conseil, tout comme d’ailleurs les quatre provinces fondatrices qui ont été incorporées au pays par arrêté en conseil en vertu de l’article 3 de l’AANB. L’article 51 ne peut donc que désigner toutes les provinces et tous les territoires faisant partie du Canada après un recensement décennal. Cela répondait à l’argument du Nouveau-Brunswick. Quant à celui de l’Î.-P.-É., il aurait signifié que l’article 51 ne pouvait s’appliquer qu’aux quatre provinces fondatrices, bien que l’arrêté en conseil prévoyait expressément le réajustement de la représentation de l’Île selon les termes de l’AANB. L’Î.-P.-É. prétendait aussi qu’avant de réduire la représentation d’une province en vertu de l’article 51, il aurait d’abord fallu qu’elle soit modifiée. Or, après le premier recensement suivant l’entrée de la province dans la fédération, aucune base de comparaison n’existait de sorte que la représentation ne pourrait qu’augmenter, mais pas diminuer. Ainsi, la représentation de l’Î.-P.-É. ne pourrait diminuer qu’après qu’elle eût augmenté, ce qui ne s’était pas produit. Sir Wilson répond que dès que la représentation des provinces est « ajustée » selon l’article 51, ce dernier produit son plein effet même si la représentation d’une province en particulier n’est pas touchée.

La substitution de l’expression « les provinces qui composent le Canada à tout moment de son histoire » à celle qui fut employée à l’origine dans le préambule de l’article 51 (« les quatre provinces ») représente-t-elle une modification judiciaire à l’AANB ? Elle se situerait plutôt dans la lignée de l’arbre vivant, la Cour s’éloignant d’une lecture littérale pour adapter le texte à la réalité constitutionnelle du moment. L’on constate aussi que le principe politique rep by pop est employé en tant qu’expression du principe constitutionnel non écrit de la démocratie et y est utilisé comme outil d’aide à l’interprétation et à l’ajustement des textes pour les faire correspondre à leur objet[47]. Car le contexte politique entourant l’élaboration de l’AANB ne laisse aucun doute : le principe du rep by pop devait gouverner la représentation à la Chambre des communes et l’on s’attendait implicitement à ce qu’il soit étendu à toute nouvelle province et tout nouveau territoire qui se joindrait au Canada, incluant l’Î.-P.-É. et Terre-Neuve, deux colonies participantes aux négociations de Charlottetown et Québec, mais non de Londres. Les Pères de la Confédération avaient aussi l’oeil sur la Terre de Rupert et les Territoires du Nord-Ouest, appartenant à la Compagnie de la Baie d’Hudson, gérés par les Métis et les Autochtones, et que le Canada voulait récupérer pour accélérer sa colonisation[48]. Enfin, le renvoi de l’Î.-P.-É. a mis en lumière un fait juridique important : tant les colonies initiales s’étant jointes au Canada que celles qui s’y sont ajoutées ont été incorporées juridiquement par arrêté en conseil sous l’autorité de l’AANB. D’autres provinces, soit le Manitoba (1870), la Saskatchewan (1905) et l’Alberta (1905), sont créées par des lois fédérales sous l’autorité des articles 2 et 5 de l’AANB 1871. On remarquera aussi que les instruments qui prévoient juridiquement l’entrée des provinces dans la fédération prévoient aussi leur nombre de députés fédéraux et députées fédérales et de sénateurs ou sénatrices ainsi que leur assujettissement futur à l’AANB.

L’échec de la contestation judiciaire confirmait donc la validité constitutionnelle de la réforme de 1903. La représentation du Nouveau-Brunswick et de l’Î.-P.-É. à la Chambre des communes a été réduite en conséquence : le Nouveau-Brunswick a reçu treize sièges et l’Île en a reçu quatre. Après le recensement de 1911, la formule fut appliquée de nouveau et le Nouveau-Brunswick avait onze sièges tandis que l’Î.-P.-É. baissait à trois[49]. C’est alors que, devant les plaintes répétées des provinces maritimes, la représentation de l’Î.-P.-É. repassa à quatre[50], et la règle du plancher sénatorial fut instaurée[51]. Les petites provinces obtinrent la garantie que leur représentation à la Chambre des communes ne baisserait jamais en dessous de leur représentation au Sénat.

Les règles de représentation des provinces ont ensuite été modifiées, mais le principe de la représentation proportionnelle ainsi que celui d’une garantie minimale de sièges ont été conservés. La Loi de 1985 sur la représentation électorale a modifié l’article 51 pour établir une nouvelle méthode de calcul basée sur une Chambre des communes de deux-cent-soixante-dix-neuf (279) sièges[52]. En vertu de celle-ci, qui était en vigueur au moment de la nomination du sénateur Ross, le Nouveau-Brunswick aurait obtenu huit sièges, mais la loi prévoyait qu’une province a le droit de conserver le même nombre de sièges que celui qu’elle avait en 1985, si l’application des règles de calcul et celle du plancher sénatorial lui en auraient attribué un nombre inférieur. En l’occurrence, puisque le Nouveau-Brunswick disposait en 1985 de dix sièges au Sénat, il avait aussi droit à dix sièges à la Chambre des communes. Par l’application de la règle du maintien du statu quo, le Nouveau-Brunswick conservait ses dix sièges à la Chambre malgré la nomination d’un onzième sénateur ; mais par l’application du plancher sénatorial, cela aurait pu lui valoir un siège additionnel à la Chambre des communes.

Enfin, l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1867 permet au Parlement d’augmenter le nombre de sièges à la Chambre des communes[53].

Il reste à mentionner la formule de modification constitutionnelle applicable à ces règles, puisqu’un des motifs de la contestation du onzième sénateur consistait à dire qu’il aurait fallu passer par une modification constitutionnelle. Celle du plancher sénatorial ne peut être modifiée que du consentement unanime de toutes les assemblées législatives, du Sénat et de la Chambre des communes[54]. Le nombre de sénateurs ou sénatrices par province peut être modifié selon la formule générale, ainsi que le principe de la représentation proportionnelle des provinces à la Chambre des communes[55]. Cela signifierait que, advenant que le nombre de sénateurs ou de sénatrices d’une province soit modifié à la hausse, le plancher sénatorial lui conférerait automatiquement un plus grand nombre de députés ou députées, à moins que cette protection n’ait été abolie à l’unanimité, ce qui, d’un plan purement politique, est quasiment impossible. Si par contre le nombre de sénateurs ou de sénatrices d’une province baissait, le droit de conserver le nombre de députés en vigueur en 1985 viendrait protéger sa représentation. Le plancher sénatorial ne peut avoir pour effet de faire diminuer la représentation d’une province sous le seuil en vigueur en 1985.

De cet exposé contextuel, on peut dégager quelques constats :

  • le principe de l’égalité des provinces est déjà fermement ancré dans l’histoire constitutionnelle du Canada. Ceci explique la difficulté de reconnaître le Québec comme une société distincte dans la Constitution — exemplifié lors des débats entourant l’Accord du Lac Meech[56] — ou de lui attribuer un quelconque droit de véto sur les modifications constitutionnelles.

  • il existe une relation de vases communicants entre la représentation des provinces à la Chambre des communes et au Sénat : pour contrebalancer la puissance des provinces centrales plus populeuses, la Chambre haute a été conçue comme un lieu où une égalité relative (et non absolue) entre elles devait s’exprimer et servait de barème pour protéger une représentation minimale à la Chambre, au nom du principe fédéral.

  • les droits acquis en matière de représentation politique revêtent une importance suffisamment grande pour que des provinces qui perdraient au jeu des calculs basés sur la démographie saisissent les tribunaux pour défendre ces droits.

  • les défaites judiciaires du début du 20e siècle ont incité les constituants à trouver des moyens de garantir ces droits acquis dans le droit constitutionnel. Les débats ont porté sur l’interprétation des dispositions prévoyant le rajustement de la représentation. Les tribunaux ont rejeté ces contestations et les réformes se sont effectuées dans l’arène politique.

  • la représentation des provinces dans les institutions fédérales est une question qui transcende les pouvoirs législatifs fédéraux et intéresse aussi l’ensemble des unités constituantes de la fédération. En ce sens, le Parlement du Canada ne peut en modifier unilatéralement les fondements

Le contexte juridique ayant été posé, examinons maintenant les arguments présentés pour contester la nomination d’un onzième sénateur au Nouveau-Brunswick.

III. Les arguments relatifs à la nomination d’un onzième sénateur au Nouveau-Brunswick

Nous allons résumer ici les arguments soulevés dans chacune des décisions judiciaires ayant traité cette question, plutôt que par décision.

Les arguments des opposants à la manoeuvre se déploient selon deux axes : le recours à l’article 26 serait inconstitutionnel ; s’il ne l’était pas, la loi constitutionnelle imposerait alors la création d’un onzième siège de député.

A. Le recours à l’article 26 serait inconstitutionnel

Pour prétendre à l’inconstitutionnalité de l’invocation de l’article 26 dans les circonstances relatées, les opposants ont déployé des trésors d’imagination. Leurs arguments sont ici regroupés sous trois thèmes : la nécessité d’une impasse préalable, les modifications aux conventions constitutionnelles, et les autres arguments.

1. La nécessité d’une impasse démontrée avant d’invoquer l’article 26

L’histoire de l’article 26, tant dans sa genèse que dans les tentatives ultérieures de l’utiliser, tendait à établir une condition préalable à son utilisation. C’est en effet dans le but de dénouer toute impasse entre les deux chambres fédérales que des négociations difficiles ont conduit à l’adoption de ce mécanisme de résolution des conflits. On cherchait à ne pas mettre en jeu la responsabilité ministérielle devant la Chambre haute, et à imaginer un mécanisme permettant de transcender les blocages pour permettre au gouvernement de gouverner.

Les décisions du Nouveau-Brunswick n’abordent pas cet enjeu, se concentrant plutôt sur l’interaction entre la représentation de la province dans chacune des deux chambres du Parlement. En Ontario, l’affaire Singh examine la question. La Cour supérieure de l’Ontario constate que si des conditions ont été proposées dans l’élaboration de versions antérieures de l’article 26, le texte final les a abandonné. Ainsi, le pouvoir de la Reine en la matière est personnel et ne peut être assujetti qu’à des limites conventionnelles[57]. S’il existait une convention, elle serait inexécutoire devant les tribunaux. D’ailleurs, l’évaluation de l’existence ou non d’une impasse politique entre les deux chambres du Parlement demeure une question politique et non une question juridique[58]. La Cour ajoute que, de toute manière, la preuve dans les faits était suffisante pour conclure à l’impasse : les sénateurs et sénatrices avaient l’intention de défaire le projet de loi, et le gouvernement cherchait une adoption rapide de celui-ci. Il existait donc une impasse naissante[59]. En revanche, puisqu’il s’agit d’une question politique, cela n’a aucune incidence sur l’issue du pourvoi. La Cour d’appel de l’Ontario, quant à elle, se contente de souligner le caractère non juridique de la question de l’impasse. Même si l’article 26 nécessitait au préalable une preuve d’impasse avant de pouvoir l’invoquer, l’existence de celle-ci n’est pas une question justiciable. Citant Thorne’s Hardware[60], la Cour constate que la recommandation du gouverneur général, la création des sièges par la Reine, et les mandements au Sénat qui en découlent sont des questions de politique générale et d’intérêt public (en anglais : public convenience)[61].

On remarquera ici le parallèle avec l’appréciation de la clarté d’une question ou d’une réponse référendaire, que la Cour suprême du Canada a qualifiée de pure question politique échappant à la compétence des tribunaux[62].

La Cour d’appel de la Colombie-Britannique concentre son analyse sur l’absence d’une condition juridique à l’exercice du pouvoir de l’article 26 et sur l’inutilité d’aborder les conventions constitutionnelles[63]. Constatant que le texte même de l’article 26 n’impose aucune condition préalable, toute limite à l’exercice du pouvoir ne peut qu’être conventionnelle. Les questions conventionnelles ne sont normalement pas abordées par les tribunaux[64]. La Cour est consciente que dans le Renvoi sur le rapatriement, la Cour suprême a quand même répondu à la question des conventions. Par contre, elle distingue ce précédent comme suit : alors que dans le Renvoi sur le rapatriement, la résolution constitutionnelle en litige n’avait pas encore été transmise à la Reine et que la réponse à la question aurait donc un intérêt pratique[65], ici les projets de loi avaient été adoptés tant par le Sénat que par la Chambre des communes avant la conclusion de l’audition du renvoi devant la Cour d’appel : toute conclusion sur l’existence d’une convention et son non-respect aurait donc été académique et n’aurait pas pu dénouer une impasse qui n’existait plus[66]. La Cour circonscrit donc son pouvoir de statuer sur des conventions dans le cadre d’un renvoi[67].

On constatera les différences dans l’approche prise par les différents tribunaux autour de cette question de l’impasse. Il est vrai que l’histoire des différentes versions du texte de l’article 26 montre que des conditions ont été proposées dans le texte, puis abandonnées. Ainsi, la version trois limitait le recours à l’article 26 à des rejets préalables par le Sénat de projets de loi émanant de la Chambre[68]. La version quatre assignait le pouvoir à Sa Majesté en conseil sur recommandation du gouvernement canadien, avec une limite de soixante-dix-huit sénateurs ou sénatrices au total et le respect de l’égalité entre les régions. Finalement, la version adoptée assigne le pouvoir à Sa Majesté, sans condition, sur avis du gouverneur général, pour un ou deux sièges par région[69]. Le recours à différentes versions d’un texte pour aider à son interprétation a aussi été utilisé dans le Renvoi manitobain de 1985. L’histoire législative est une source admise d’interprétation des textes. C’est au sujet de l’impasse que les tribunaux se sont divisés. La Cour supérieure de l’Ontario admet la preuve des germes d’une impasse, la Cour d’appel de cette province estime que l’évaluation de l’existence d’une impasse n’est pas justiciable, et la Cour d’appel de la Colombie- Britannique axe sa discussion sur l’inutilité de répondre à une question de convention constitutionnelle dont la sanction est politique. Chaque cour d’appel ne contredit pas l’autre directement : soit que la question n’est pas justiciable, soit qu’elle l’est, mais la Cour refuse de répondre à la question dans le contexte. En fait, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique n’explique pas comment elle aurait réagi si elle avait conclu à l’existence d’une convention relative à l’impasse ; il se peut fort bien qu’elle eût conclu, comme son homologue, que l’appréciation de l’existence des conditions d’une impasse relève des politiciens. Dans le Renvoi sur le rapatriement, il était facile de conclure que le consentement de deux provinces sur dix ne remplissait pas la condition d’un « nombre substantiel » de provinces favorables au rapatriement, mais la décision eût pu être différente si l’on avait été en présence du consentement de cinq ou six provinces représentant moins de 50 % de la population du Canada[70].

2. L’évolution des conventions constitutionnelles relatives au Conseil privé

Ce second argument peut surprendre : il veut que l’article 26 soit devenu désuet en raison du fait qu’il nécessite l’avis du Conseil privé de l’Empire, tandis que pour les affaires canadiennes, l’évolution de la convention constitutionnelle fait en sorte que la Reine ne reçoit ses avis que du Conseil privé pour le Canada. Ne pouvant plus consulter le Conseil privé impérial, la Reine de l’Empire ne peut donc plus, par le biais d’une convention, exercer son pouvoir de créer des sièges au Sénat du Canada.

Dans Singh, la Cour supérieure de l’Ontario rejette cette étonnante théorie : la Reine, à l’article 26, est la Reine du Canada, qui agit sur avis de ses ministres canadiens. L’évolution constitutionnelle a transféré aux ministres canadiens le pouvoir d’aviser la Reine au sujet de toutes les affaires canadiennes, incluant la création des sièges sénatoriaux additionnels. La Cour d’appel en convient. L’article 26 n’empêche pas la Reine de recueillir l’avis de ses ministres canadiens ; qui plus est, bien que les lettres patentes de 1947 aient délégué au Gouverneur général l’exercice des pouvoirs constitutionnels de la Reine, une telle délégation n’empêche pas la Reine d’exercer concurremment certains pouvoirs, dont celui de créer les sièges sénatoriaux additionnels. Comme indiqué, la Cour estime que le pouvoir de la Reine est ici personnel. Même lorsqu’elle le délègue, elle n’y renonce pas et peut l’exercer.

La Cour d’appel de la Colombie-Britannique conclut aussi qu’en droit, rien ne permet d’avancer que la Reine devait recevoir ses avis du Conseil privé de Londres seulement[71].

Le déploiement de cette ligne argumentaire peut faire sourciller. En effet, personne, depuis au moins la Déclaration Balfour de 1926[72], voire même avant, ne prétend plus que la Reine agit dans les affaires canadiennes sur l’avis de son conseil privé de Londres. En fait, le libellé de l’article 26 exige une recommandation du gouverneur général du Canada, et ce dernier n’agit que de l’avis et du consentement de son Conseil privé pour le Canada. Aussi récemment que 1982, la Cour d’appel d’Angleterre avait clairement statué que toute obligation fiduciaire de la Couronne britannique à l’endroit des Autochtones était désormais transférée à la Couronne du chef du Canada[73]. Que la question ait été soulevée devant chacune des deux cours d’appel ne cesse pas de surprendre. À tout événement, l’argument était voué à l’échec.

3. Les autres arguments autour de l’article 26

Une pléthore d’arguments divers a été soumise aux tribunaux autour de l’article 26. Aucun n’a su trouver grâce à leurs yeux.

Dans le Renvoi de la Colombie-Britannique, on a soutenu que l’article 23 de la Loi constitutionnelle de 1867, établissant les conditions d’éligibilité au Sénat, violait l’article 15 de la Charte et les droits à l’égalité[74]. La Cour a répondu que cela n’aurait aucune pertinence sur la question posée, qui vise uniquement l’article 26. On a aussi fait valoir que l’application de l’article 26 nécessitait le respect de la procédure de modification constitutionnelle puisque cela augmenterait le nombre de sénateurs par région. La Cour a répondu, laconiquement, que l’application de l’article 26 ne modifie nullement la Constitution. Elle ne s’en est pas expliquée, mais on peut présumer que c’est parce que les nouveaux sièges de sénateurs sont temporaires et donc ne modifient pas réellement le nombre de sénateurs ou de sénatrices par lesquels une province est habilitée à être représentée, d’autant plus qu’il s’agit de l’exercice du pouvoir de l’article 26 et que l’augmentation du nombre de sièges au Sénat découle alors de la Constitution elle-même.

Enfin le procureur général de l’Ontario a plaidé que l’article 26 ne peut être invoqué qu’en cas de crise ou d’urgence, un peu sur le modèle du pouvoir de légiférer pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada[75]. La Cour répond que l’invocation du pouvoir général fédéral pourrait engendrer un conflit avec les compétences provinciales, tandis que l’usage de l’article 26 ne présente aucune telle difficulté. Sur la question de la délégation, on avait soutenu que les lettres patentes de 1947 retiraient à la Reine son pouvoir pendant qu’il est délégué au Gouverneur général. La Cour répond que le pouvoir serait alors conjoint et que la Reine peut continuer de l’exercer, ce qu’elle a fait.

On a également fait valoir que l’article 26 est tombé en désuétude par non-usage et ne peut donc plus être invoqué. La Cour d’appel de l’Ontario fait remarquer, à l’instar de celle de la Colombie-Britannique, que les modifications de 1915 ainsi que l’inclusion de l’article 26 dans l’annexe de la Loi constitutionnelle de 1982 viennent contredire cet argument[76]. La Cour aurait tout aussi bien pu invoquer l’arrêt Mercure, où la Cour suprême avait statué que le non-usage de l’article 110 de l’Acte des Territoires-du-Nord-Ouest pendant près d’un siècle ne l’avait pas rendu inopérant ni désuet, et qu’il n’avait pas été implicitement abrogé par la pratique de l’Assemblée législative de la Saskatchewan relativement à l’adoption unilingue de ses lois, en violation de cette disposition[77]. Il s’agit là d’une vision positiviste classique du droit : une loi n’est pas abrogée par le seul non-usage.

Pour conclure, les tribunaux prennent bien soin de distinguer les questions de droit de celles qui échappent à leur compétence. S’agissant de l’existence continue du pouvoir de l’article 26, les arguments textuels l’emportent aisément sur les arguments contextuels. Les conclusions tirées dans ces affaires sont conformes à la jurisprudence. Par contre, au sujet de l’existence préalable d’une impasse comme condition préalable d’invocation de l’article 26, la critique des décisions peut être plus nuancée. L’origine de l’article 26 ainsi que l’histoire de son utilisation possible montrent bien que ce fut la principale raison d’être de son ajout à la Loi constitutionnelle de 1867. Son objet est donc clair : offrir un mécanisme de résolution des impasses entre les deux chambres. Que le texte de l’article 26 n’en fasse pas mention expresse n’aurait pas empêché les tribunaux d’y lire cette condition implicite, comme ils n’ont pas hésité au début du XXe siècle à remplacer « les quatre provinces » par « le Canada tel qu’il sera constitué de temps à autre », afin de conserver la cohérence du texte et respecter l’objet de la disposition. En matière de pouvoirs discrétionnaires de la Reine et de la Couronne, les tribunaux sont très réticents à imposer des conditions implicites, quelles qu’elles soient. Bon nombre de ces pouvoirs découlent de la prérogative royale, laquelle contient une très large part de discrétion juridique, les contraintes provenant des conventions constitutionnelles, du droit constitutionnel ou des préceptes du droit administratif[78]. Au Royaume-Uni, la Reine peut émettre des lettres patentes créant une pairie à vie, de par sa prérogative. Il n’y a aucune limite législative au nombre total de membres de la House of Lords. Au Canada, néanmoins, ce pouvoir est contraint par une constitution écrite en raison des divisions sénatoriales avec leur nombre limité de sièges, en vue du maintien de la parité entre les divisions. Il eût été dangereux de laisser la Reine créer librement des sièges additionnels : cela aurait pu déséquilibrer la représentation régionale. Si, par contre, on pouvait créer un nombre illimité de sièges au Sénat tout en respectant la parité régionale, l’institution risquerait de devenir hypertrophiée par trop de membres. L’article 26 est issu de cette double préoccupation : contrôler le nombre total de sièges et respecter l’équilibre régional de la représentation.

Ayant réglé le cas de la création des sièges additionnels, il convient maintenant d’aborder l’autre aspect du problème : l’influence de la création des nouveaux sièges au Sénat sur la règle du plancher sénatorial à la Chambre des communes.

C. L’usage de l’article 26 déclenche la règle du plancher sénatorial

Par l’utilisation de l’article 26, le Nouveau-Brunswick se retrouvait avec plus de sénateurs que de députés fédéraux. Cela rendait-il l’usage de l’article 26 illégal en l’espèce, ou fallait-il au contraire créer un nouveau siège de député ? Ce siège devrait-il être temporaire ou permanent ? Et au préalable, est-ce qu’un sénateur ou une sénatrice représente la province, ou la division sénatoriale ?

1. Les sénateurs représentent une province et non une division sénatoriale

Ce point est établi dans toutes les décisions. Dans Weir, la Cour du banc de la Reine fait référence à la Loi constitutionnelle de 1915 qui précise clairement, au sujet des sénateurs, que « dix desquels représenteront le Nouveau-Brunswick ». L’article 26 lui-même précise que le sénateur additionnel ou la sénatrice additionnelle doit « être domicilié dans la province pour laquelle il est nommé » [nos italiques]. Le texte reflète donc l’intention claire des rédacteurs. Dans Leblanc, la Cour supérieure de l’Ontario arrive à la même conclusion en se fondant sur l’alinéa 41b) de la Loi constitutionnelle de 1982 dont le texte prévoit « le droit d’une province d’être représentée au Sénat » [nos italiques]. L’article 22 de la Loi constitutionnelle de 1867 mentionne les « dix sénateurs représentant le Nouveau-Brunswick » [nos italiques]. Finalement, l’article 23(3) impose que le sénateur ou la sénatrice possède des biens immeubles « dans la province pour laquelle il est nommé » et l’article 23(5) lui demande de résider « dans la province pour laquelle il est nommé »[79]. Les Cours d’appel ne mentionnent pas ce point.

Puisque le sénateur représente sa province, cela crée-t-il un effet sur la représentation à la Chambre des communes ?

2. Il faudrait créer le siège du onzième député avant de nommer le onzième sénateur, la nomination est donc illégale

Selon la Cour du banc de la Reine dans Weir, l’article 51A de la Loi constitutionnelle de 1867 s’interprète comme n’étant pas une condition préalable à l’exercice du pouvoir de l’article 26. L’article 147 reconnaît clairement que la représentation du Nouveau-Brunswick au Sénat peut être augmentée au-delà de dix membres « sous l’autorité de l’article 26 »[80] ce qui signifie que « la nomination du sénateur Ross sous l’autorité de l’article 26 […] n’était pas interdite par l’article 51A […] »[81]. Cette conclusion est avalisée par la Cour d’appel. L’article 51A a été promulgué d’abord pour protéger la représentation de l’Î.-P.-É. à la Chambre, et pour étendre ce privilège à toute autre province dont la représentation à la Chambre pourrait devenir inférieure à celle dont elle dispose au Sénat[82]. Et si cela s’avérait erroné, le libellé de l’article 51A qui précise « doit toujours avoir droit », ne signifie pas qu’il faille créer un onzième siège de député avant de nommer un onzième sénateur ou une onzième sénatrice. Même si le Nouveau-Brunswick avait droit, maintenant, à un onzième député ou une onzième députée, cela n’est pas une condition préalable à l’exercice du pouvoir de l’article 26[83].

En Cour d’appel, seul le juge Angers, dissident, abonde dans le sens de la demanderesse : il y avait des manières de prévoir un mécanisme juridique d’élection d’un député additionnel ou d’une députée additionnelle dans la région sénatoriale, qui aurait pu permettre la nomination des nouveaux sénateurs ou nouvelles sénatrices par la suite. Selon lui, le sens clair des mots permet de donner effet à chacune des deux dispositions, ce qui n’a pas été fait[84], et la nomination du Sénateur Ross est inconstitutionnelle pour cette raison.

La Cour supérieure de l’Ontario, dans Leblanc, arrive au même résultat que son homologue du Nouveau-Brunswick avec un raisonnement différent : le mot « entitled »[85] employé à l’article 51A signifie donner un droit à — « to give a right or a legal title »[86]. Il ne signifie pas que la représentation provinciale doit être augmentée avant que l’article 26 soit utilisé. Si un titulaire de charge meurt ou démissionne, la province a droit à ce que le siège soit comblé dans une élection partielle. Le mot « entitled » dans 51A crée un droit semblable. La Cour d’appel de l’Ontario se déclare d’accord avec cette conclusion, qu’elle reprend sans la commenter plus avant[87].

Qui plus est, et cela est plus intéressant, selon la Cour supérieure de l’Ontario, conclure que la Chambre n’est pas légalement constituée obligerait la Cour à ordonner la suspension des travaux ou la fin de la session législative : un tribunal ne peut proroger le Parlement, il n’en a pas la compétence, cette autorité appartient exclusivement à la Souveraine. Cette conclusion est discutable. La Cour suprême du Royaume-Uni n’a pas hésité à invalider la prorogation du Parlement britannique parce que la Reine avait reçu de son premier ministre et son Conseil privé un avis illégal et fondé sur des motifs fallacieux dont le but n’était que d’empêcher le Parlement d’exercer sa fonction parlementaire[88]. Il y a cependant une différence entre l’existence du pouvoir de proroger et son exercice. Dans Miller, on ne contestait pas l’existence du pouvoir de la Reine de proroger, mais plutôt son exercice dans le contexte du Brexit. Cependant, le principe d’un contrôle des pouvoirs de prérogative existe bel et bien en droit canadien, soit pour violation d’un droit protégé par la Charte[89], soit pour violation d’une autre norme constitutionnelle[90]. Il faut bien reconnaître cependant que les affaires ayant conduit à des examens judiciaires de l’exercice d’une prérogative ne visaient pas un pouvoir personnel de la Reine, hormis dans Miller.

On peut trouver un précédent indirect à la reconnaissance d’une compétence judiciaire de statuer sur la composition d’une chambre législative dans le Renvoi manitobain de 1985. En effet, lorsque la Cour suprême du Canada constate que la violation de l’exigence constitutionnelle d’adoption des lois dans les deux langues mène à l’inconstitutionnalité de toutes les lois du Manitoba depuis 1891, elle affirme :

On pourrait également mettre en doute la validité de la composition actuelle de la législature du Manitoba… Si ces lois [les lois provinciales qui établissent le nombre de députés à l’Assemblée, les qualifications pour le droit de vote, la confection et la révision de la carte électorale] sont invalides, il se pourrait que la composition actuelle de la législature du Manitoba soit invalide. L’invalidité des lois postérieures à 1890 ne porterait pas atteinte à l’existence de la Législature ou à ses pouvoirs puisque ce sont là des questions de droit constitutionnel fédéral […] [nos italiques et références omises][91].

Tout comme dans le cas manitobain, la composition de la Chambre des communes serait en cause ici, mais non son existence ou ses pouvoirs. Même en obiter, ces remarques de la Cour suprême du Canada laissent entendre qu’un tribunal pourrait déclarer que la composition d’une assemblée législative est invalide parce qu’inconstitutionnelle. La Cour suprême inclut dans son énumération la loi provinciale fixant le nombre de sièges à l’Assemblée législative ; ici, le nombre de sièges à la Chambre des communes ne découle pas d’une loi fédérale, mais de l’opération de certaines dispositions de la Loi constitutionnelle de 1867. Cette différence de forme dans la source de la composition ne semble pas modifier la conclusion de fond, à savoir que les tribunaux ont compétence pour statuer sur la validité de la composition d’une assemblée, même s’ils n’ont pas compétence pour s’ingérer dans ses travaux en raison du privilège parlementaire[92]. Il s’agirait du nonrespect de l’exigence de l’article 51A comme source de l’invalidité de la composition de la Chambre, mais non de l’invalidité de l’existence de la Chambre elle-même. La Cour supérieure de l’Ontario va loin lorsqu’elle avance qu’elle devrait ordonner la suspension des travaux. Une simple déclaration d’invalidité, assortie au besoin d’une suspension de celle-ci, aurait suffi.

Dans Leblanc, la Cour supérieure de l’Ontario conclut son jugement par trois déclarations : 1) le Sénat et la Chambre des communes sont validement constitués, car les nominations ne violent pas l’article 26, 2) même si la province a droit (is entitled) à un siège additionnel, cela n’invalide pas la nomination sénatoriale, car la création d’un nouveau siège de député n’est pas une condition préalable à la création de nouveaux sièges au Sénat, et finalement, 3) ce serait au Parlement de régler le problème s’il y en avait un, puisque la Cour n’aurait pas compétence pour déclarer que la Chambre des communes est illégalement constituée. La Cour d’appel a confirmé ces déclarations et a rejeté l’appel[93].

3. La nomination entraîne la modification de la représentation provinciale à la Chambre des communes et il faut donc créer un onzième siège de député au Nouveau-Brunswick

Voilà le coeur de l’argument et celui qui était susceptible de causer le plus de problèmes. À la différence de l’argument précédent, celui-ci invoque la nullité de la nomination du Sénateur Ross en raison de l’absence de création d’un onzième siège de député après ladite nomination.

Dans Weir, la Cour du Banc de la Reine du Nouveau-Brunswick avalise l’argument. Elle fait référence à l’entente parallèle à l’Accord du Lac Meech au début juin 1990, alors que les premiers ministres s’étaient entendus pour qu’en cas d’échec d’une réforme du Sénat après cinq ans le nombre de sénateurs ou de sénatrices de Terre-Neuve passerait de six à huit, tandis que Terre-Neuve ne compte que sept députés fédéraux ; et les premiers ministres d’en conclure que cela conduirait à augmenter le nombre de députés à la Chambre par l’effet de l’article 51A[94]. Pour la Cour, c’est un indice que l’article 51A opère pleinement[95]. Il n’établit pas de distinction entre une augmentation temporaire ou permanente. Il utilise le terme toujours, qui est clair[96]. Par conséquent la demanderesse est justifiée d’exiger l’élection d’un onzième député. Les paragraphes 52 à 56 du jugement proposent diverses méthodes originales pour y arriver, toutes permises par l’article 45 de la Loi constitutionnelle de 1982 relatif à la constitution provinciale selon la Cour[97], même si c’est temporaire : redécouper la carte électorale, prévoir une élection à la grandeur de la province, attribuer un second député fédéral à la circonscription la plus peuplée, tirer au sort la circonscription qui élirait un onzième député. Il faut procéder « le plus vite possible et sans interrompre la représentation de la province à la Chambre des communes »[98]. Elle répond ensuite aux arguments contraires : le tout reviendrait à la normale au décès ou à la retraite d’un sénateur ? Mais cela peut durer plus que cinq ans. Si un siège de sénateur devient vacant avant l’élection du député, faudraitil interrompre celle-ci ? Mais cela arrive lorsque des élections partielles sont interrompues par le déclenchement d’une élection générale. La Constitution prévoit un nombre stable de députés, sous réserve d’une révision aux dix ans ? Mais elle prévoit aussi des situations exceptionnelles comme celle-ci. La disposition a été conçue comme exceptionnelle et temporaire ? Mais l’article 51A vise à protéger en tout temps la représentation à la Chambre. Enfin, la durée du mandat de député est indéterminée ? Mais c’est le sort du mandat de tous les députés, qui prend fin à la dissolution du Parlement[99]. « Aucun de ces arguments ne l’emporte sur le sens ordinaire de l’article 51A […] »[100].

La Cour supérieure de l’Ontario prend la position inverse. L’historique des articles 26 et 51A l’amène à conclure que le seul but de l’article 51A est de protéger le droit des provinces d’élire le même nombre de députés que de sénateurs auquel elles ont normalement droit en vertu de l’article 24. Selon la Cour dans Leblanc, si cela entraîne la surreprésentation d’une province maritime à la Chambre des communes par rapport à son poids démographique, il s’agit là d’un compromis politique accepté par la population canadienne[101]. C’est en 1966 que la représentation du Nouveau-Brunswick à la Chambre est tombée à dix ; l’article 51A ne visait donc que ces dix députés ou députées et sénateurs ou sénatrices par lesquels le Nouveau-Brunswick est normalement habilité à être représenté. De plus, la situation est temporaire en ce que l’article 27 empêche les nominations au Sénat tant que la représentation de la Division ne revient pas à vingt-quatre. Il n’entrait pas dans l’intention des rédacteurs que la représentation augmente ou diminue au gré du recours à l’article 26 et de l’attrition causée par l’article 27[102].

La Cour d’appel de l’Ontario conclut dans le même sens. L’article 51A fait partie d’un groupe de dispositions visant la Chambre des communes tandis que l’article 26 fait partie d’un groupe de dispositions visant le Sénat. L’article 51A fait référence au nombre de sénateurs ou sénatrices prévu dans l’article 22 seulement, soit le « nombre de sénateurs qui représentent cette province » [nos italiques], ce qui donne un sens à l’article 22, mais non à l’article 26, qui fait référence aux « divisions » et non aux « provinces ». L’effet de l’article 26 est temporaire en raison de l’article 27[103]. Même si, en fait, l’article 51(2) tel qu’édicté en 1946 produit le même effet en pratique et empêche que la représentation à la Chambre ne baisse sous sa représentation normale au Sénat, cela ne permet pas de donner à l’article 51A un sens différent de celui qu’il avait au moment de son adoption en 1915[104]. On remarquera ici l’utilisation implicite par la Cour d’appel, sans la nommer, de la théorie d’interprétation de l’intention originale du constituant.

Le malheureux décès du sénateur Hatfield avant l’audition en Cour d’appel du Nouveau-Brunswick a rendu ce problème théorique, ainsi qu’en ont convenu le Procureur général du Nouveau-Brunswick et la demanderesse elle-même. Le nombre de sénateurs de la province revenait à dix et donc l’article 51A était pleinement respecté[105]. La Cour d’appel de la Colombie-Britannique ne se prononce pas sur l’article 51A.

Quelles conclusions peut-on tirer de cette analyse de la jurisprudence ? En fait, la question principale est sans conteste celle de la représentation des provinces au sein des institutions législatives fédérales. Il y a fort peu de jurisprudence sur ce thème.

IV. Les tribunaux et la représentation provinciale au sein des institutions politiques fédérales

C’est d’abord par le biais du droit de vote garanti par l’article 3 de la Charte que fut abordé l’objet de la représentation électorale. Dans le Renvoi sur les circonscriptions électorales en Saskatchewan, la Cour suprême a déterminé que le droit de vote garantissait non pas l’égalité mathématique des votes, mais la « représentation effective », conduisant à tolérer des circonscriptions électorales dont le nombre d’électrices et d’électeurs manifestait une déviation marquée par rapport au quotient électoral[106], déviation qui englobait divers facteurs comme la géographie, le l’histoire, les intérêts de la collectivité, la représentation des groupes minoritaires[107]. Ce principe fut appliqué dans Raîche c Canada alors que la Cour fédérale annula un redécoupage qui intégrait un village acadien au sein d’une circonscription rurale anglophone pour respecter la règle de déviation maximale de 25 % du quotient électoral, estimant que cela allait à l’encontre de la « communauté des intérêts » qui pouvait englober la représentation politique des Acadiens à la Chambre des communes[108]. Cette affaire fut indirectement suivie dans une décision de la Cour d’appel de Nouvelle-Écosse, qui annula le décret de nomination de la Commission de révision de la carte électorale provinciale au motif qu’elle ne jouissait d’aucune discrétion pour excéder au besoin la norme de déviation, fixée à 10 % du quotient électoral. La contestation avait été lancée par des organismes acadiens de la province qui désiraient retrouver leurs circonscriptions électorales protégées et garantir ainsi une représentation acadienne à l’Assemblée législative[109].

Toutefois, ces affaires ne visaient pas la représentation provinciale à la Chambre des communes et au Sénat. Les deux décisions de la Cour suprême du Canada concernant les réformes proposées du Sénat ont toutes deux mentionné l’intérêt provincial dans la modification substantielle de l’institution fédérale[110], et donc le besoin de respecter la formule de modification prescrite dans la Partie V de la Loi constitutionnelle de 1982. La formule générale, notamment, « [TRADUCTION] “vise fondamentalement […] à assurer aux provinces que leurs droits et privilèges ne seront pas touchés sans leur consentement” »[111]. Mais si ces affaires visaient la réforme d’une institution, elles n’abordaient pas directement l’enjeu soulevé dans les causes étudiées ici. À notre connaissance, c’est la première fois depuis 1903 que des cours de justice se penchent sur la représentation provinciale dans les institutions législatives fédérales. Or, l’analyse déployée dans les divers arrêts dénote un formalisme assez strict. On ne fait pas référence à l’architecture constitutionnelle, un concept pourtant déterminant dans le Renvoi relatif à la réforme du Sénat, ou aux principes constitutionnels non écrits tellement importants dans le Renvoi sur la sécession. Ici, les arguments portent surtout sur le libellé des dispositions en cause. On en cherche l’objet, sans s’appesantir sur les raisons profondes ayant présidé à leur adoption. Certes, l’historique législatif des articles 26 et 51A joue un rôle dans leur actualisation, mais la preuve extrinsèque citée est mince et n’est pas tellement commentée par les juges.

Ensuite, l’usage même de l’article 26 est analysé en fonction de son texte plutôt que son contexte d’adoption. Or le texte même ne pose effectivement aucune limite de forme, outre la recommandation du gouverneur général, à l’exercice par la Reine du pouvoir de créer des sièges. Le processus est une formalisation écrite de la prérogative royale de créer des pairages à la House of Lords du Royaume-Uni. L’étendue de la discrétion associée à un tel pouvoir est vaste et il eût été surprenant que les tribunaux canadiens encadrent son exercice par l’exigence préalable d’une impasse démontrée entre les deux chambres. Il ne s’agit pas, comme dans Miller, d’un abus de pouvoir empêchant l’institution de remplir son rôle constitutionnel[112].

Enfin, la disjonction entre les articles 26 et 51A de la Loi constitutionnelle de 1867 effectuée par la jurisprudence confirme et cristallise dans le droit la raison d’être de l’article 26, soit de dénouer des impasses entre le Sénat et la Chambre des communes. C’est le fait que la compétence législative du Sénat soit considérable qui rend ce mécanisme nécessaire. Certes, les projets de loi de nature financière doivent d’abord être déposés et adoptés à la Chambre des communes[113] ; le véto du Sénat sur les modifications constitutionnelles est limité à cent-quatre-vingts jours[114] ; mais, de manière générale, le Sénat est une seconde chambre législative aux compétences suffisamment vastes pour être susceptibles de générer un problème constitutionnel. Le Sénat peut donc retarder indéfiniment l’adoption de projets de loi dûment votés par la Chambre, en proposant des amendements qui seraient rejetés par la Chambre. Une impasse prolongée ne pourrait alors être dénouée, en définitive, que par une élection, ce qui étend la responsabilité ministérielle du gouvernement (au sens constitutionnel du terme) jusqu’à la Chambre haute, pourtant non élue[115]. Le gouvernement peut bien être imputable devant le Sénat, mais selon la convention constitutionnelle, ce sont les élus qui devraient être les juges ultimes de la confiance qu’ils accordent à ceux et celles des leurs qui forment le gouvernement du jour. Tout le développement historique de la responsabilité ministérielle et son mode de fonctionnement dans le monde des conventions de la constitution découlent justement de l’élection des députés et de l’exigence de choisir les ministres parmi ces élus. Assujettir le gouvernement à la responsabilité envers des sénateurs nommés (et jusqu’à récemment, nommés en raison de leurs affiliations partisanes), pourrait pervertir la démocratie en permettant à un parti politique récemment battu aux élections de continuer à contrôler l’agenda législatif par le biais de ses nominations au Sénat. Voilà pourquoi les constituants de 1867 ont élaboré ce rudimentaire mécanisme de déblocage. Par ailleurs, les dispositions concernant le nombre de sénateurs par région et la division régionale du Sénat, avaient quant à elles pour objet de contrebalancer la représentation proportionnelle à la population de la Chambre par une surreprésentation des petites provinces au Sénat. Et enfin, la règle du plancher sénatorial visait à ne pas faire diminuer la représentation des petites provinces moins populeuses à la Chambre des communes en dessous d’un seuil garanti par leur représentation sénatoriale normale. Cette exigence est moins pertinente aujourd’hui, puisque la réforme de 1985 a aussi donné aux petites provinces la garantie de ne pas voir leur nombre de sièges à la Chambre baisser sous le seuil du nombre auquel elles pouvaient prétendre lors de ladite réforme. Ce seuil correspondait parfois au plancher sénatorial.

V. Pertinence de ces mécanismes pour la réforme du sénat

Entre 1968 et 2014, les propositions de réforme du Sénat furent légion. Tant les gouvernements que les partis politiques, les organisations de la société civile ou les commissions d’enquête, tous y sont allés de leur couplet autour de la réforme de la Chambre haute[116]. Les propositions visaient : le nombre de sièges au moyen duquel une province serait représentée au Sénat (égalité, proportion, par région, par province, par groupe socio-économique), le mode de sélection des sénateurs et sénatrices (nominations, élections, par le fédéral, les provinces, les deux, via l’assemblée législative ou le gouvernement, ou une combinaison de ces mesures), et les pouvoirs qui seraient dévolus à la Chambre haute (ratifications de nominations, enquêtes, votes des lois, contrôles de certains pouvoirs fédéraux qui empiètent sur les compétences provinciales ou sont exorbitantes d’une théorie stricte du fédéralisme).

En survolant ces propositions, force est de constater que l’article 26 de la Loi constitutionnelle de 1867 n’a joué aucun rôle dans les débats. Les discussions ont davantage porté sur le nombre de sénateurs ou de sénatrices par province ainsi que sur leur mode de sélection et leurs pouvoirs.

Les propositions qui changeaient le rôle du Sénat, d’une chambre législative à une chambre fédérative chargée de certains aspects de la relation entre le gouvernement central et les provinces, ne nécessitaient pas de mécanismes de déblocage lorsque les champs d’activité respectifs des deux chambres différaient. Chacune des deux disposait d’un champ de compétences exclusives sur certaines questions. Les propositions basées sur le concept du triple E[117] entraînaient l’abrogation réelle ou implicite de l’article 26 puisque, par définition, le nombre de sénateurs par province était rigoureusement égal et le volet efficace signifiait que les pouvoirs du Sénat étaient identiques à ceux de la Chambre, rendant ainsi possible un blocage permanent. Pour l’éviter, certaines propositions exploraient diverses techniques qui seront mentionnées ci-dessous. Les réformateurs et les réformatrices avaient tous et toutes à l’esprit le risque d’impasse entre les deux chambres (si on exclut de l’équation les propositions d’abolition pure et simple de l’institution). Certaines propositions acceptaient l’impasse et se fiaient aux processus politiques pour en éviter la fréquence[118]. Un Sénat élu, égal et efficace, disaient-ils, saurait convaincre les députés du bien-fondé des propositions de révision législative des membres du Sénat de sorte que les impasses ne seraient pas fréquentes.

Deux familles de solutions se dégagent de l’inventaire des propositions principales de réforme du Sénat entre 1968 et 2014 : les vétos suspensifs, ou les clauses de responsabilité ministérielle. Ces deux mécanismes sont parfois proposés ensemble, parfois séparément.

Les vétos suspensifs consistent à permettre à une loi d’être adoptée après l’expiration d’un certain délai même si elle n’a pas été votée ou qu’elle a été rejetée au Sénat. En cas de défaut de voter, on pourrait envoyer le projet de loi à la sanction royale immédiatement après l’expiration du délai prescrit[119], ou, ce qui revenait plus souvent, en cas de vote négatif au Sénat on pourrait imposer un second vote positif à la Chambre des communes devant recueillir une majorité qualifiée de députés (en général, un pourcentage de votes positifs supérieur au pourcentage de vote positif recueilli au Sénat). Certaines propositions prônaient un vote conjoint des deux chambres, à majorité simple ou qualifiée. Les objections à l’endroit du véto suspensif étaient de l’ordre de la science politique (par exemple, cela affaiblirait le pouvoir du Sénat puisque l’on saurait d’avance que son vote ne compterait pas vraiment dans l’adoption d’un projet de loi).

Les clauses de non-responsabilité ministérielle se déclinaient aussi selon diverses variantes. On proposait de dire explicitement que le rejet par le Sénat d’un projet de loi financier n’engageait pas la responsabilité politique du gouvernement ; parfois, on assujettissait la clause à des exceptions où la responsabilité ministérielle serait engagée, par exemple lors d’un vote sur un projet de loi ou un programme fédéral qui empiéterait directement dans un champ de compétence provinciale. D’autres propositions suggéraient de ne jamais faire voter le Sénat sur un projet de loi financier ou qui engagerait la responsabilité constitutionnelle du gouvernement. La présence de ces clauses signifierait que, devant une impasse, une cour de justice saurait dans quelle circonstance une démission du gouvernement s’imposerait. Mais les remarques susmentionnées de la Cour supérieure de l’Ontario viennent jeter un doute sur l’opportunité de la mesure, puisque la Cour ne s’estimait pas compétente pour prononcer l’arrêt des travaux parlementaires. Il y a en effet de fortes chances que l’appréciation de la nature d’un vote de non-confiance soit qualifiée par les tribunaux de question politique et non justiciable.

En tout état de cause, les propositions de réforme n’ont jamais laissé entendre qu’on maintienne la règle du surnombre[120]. Que ce soit pour un Sénat élu, ou nommé par les législatures ou par les gouvernements provinciaux en tout ou en partie sur le modèle des chambres de fédération, ou selon un modèle de pouvoirs sénatoriaux limités, absolus, exclusifs ou partagés, jamais la question du surnombre n’a fait surface dans les discussions entourant le Sénat. L’Accord du Lac Meech, au départ, ne visait pas la réforme du Sénat ; tout au plus s’est-on contenté d’y prescrire qu’en attendant une refonte, les sénateurs allaient être nommés par le gouverneur général à partir d’une liste (qui pouvait ne contenir qu’un seul nom) soumise par le gouvernement de la province où se produisait la vacance. La personne devait être inscrite sur la liste et agréée par le Conseil privé de Sa Majesté pour le Canada[121]. Si le mécanisme du surnombre subsistait, il était clair, à la lumière de toutes les suggestions publiées entre 1980 et 1990, qu’il ne survivrait pas à une réforme. Effectivement, l’Accord de Charlottetown, lui, procédait à une importante refonte du Sénat, à l’occasion de laquelle l’article 26 était abrogé. On y prévoyait un Sénat de six sénateurs par province, plus un pour les deux territoires de l’époque (Yukon et Territoires-du-Nord-Ouest), et un certain nombre non spécifié de sièges réservés aux autochtones. Les sénateurs seraient élus par l’Assemblée législative des provinces ou par élection directe. Il y avait quatre séries de règles pour résoudre les conflits entre les deux chambres : celles pour les lois ordinaires, celles pour les « lois fiscales ou de crédits », celles pour les « lois de politique fiscale en matière de ressources naturelles », et finalement, celles pour « les lois ayant une importance particulière pour la langue ou la culture française au Canada »[122]. Quant à la représentation à la Chambre des communes, elle était modifiée aussi et le plancher sénatorial était ramené au nombre de sénateurs ou sénatrices par lesquels la province avait le droit d’être représentée le 17 avril 1982[123].

L’article 26 perdait donc toute pertinence.

VI. Conclusion : le rôle du Sénat et le nombre de sièges de chaque province

Avec la réforme administrative du processus de nomination des sénateurs et sénatrices dits indépendants — non affiliés à un parti politique et nommés à partir d’une sélection effectuée par un comité indépendant — cette question devient de plus en plus obsolète à mesure que la composition partisane du Sénat, qui avait déclenché le recours à l’article 26, cède le pas à une seconde chambre plus neutre, mais aussi plus consciente des limites de son pouvoir politique réel, auquel avait fait allusion la Cour suprême du Canada en 2014, notamment en ces termes :

[58] Parallèlement, la décision de confier à l’exécutif la tâche de nommer les sénateurs visait aussi à garantir que le Sénat deviendrait un organisme législatif complémentaire, plutôt qu’un éternel rival de la Chambre des communes dans le processus législatif. Les sénateurs nommés n’auraient pas le mandat de représenter la population : ils ne devraient pas répondre aux attentes découlant d’une élection populaire et ne jouiraient pas de la légitimité qu’elle confère. Ainsi, ils s’en tiendraient à leur rôle de membres d’un organisme dont la fonction principale est de revoir les lois, et non d’être l’égal de la Chambre des communes. Comme l’a expliqué John A. Macdonald lors des débats parlementaires sur la Confédération, [traduction] « [i]l y aurait […] de plus grands dangers de conflits entre les deux chambres si la constitution du conseil législatif au lieu d’être laissée entre les mains de la couronne devait être remise entre celles du peuple ». Un sénat dont les membres sont nommés aurait pour rôle de « modérer et [de] considérer avec calme la législation de l’assemblée et [d’]empêcher la maturité de toute loi intempestive ou pernicieuse passée par cette dernière, sans jamais oser s’opposer aux voeux réfléchis et définis des populations ».

[59] Le fait que les sénateurs soient nommés, de même que le postulat correct en découlant selon lequel leur nomination empêcherait le Sénat d’outrepasser sa fonction d’organisme législatif complémentaire, façonnent l’architecture de la Loi constitutionnelle de 1867. Pour ces raisons, les rédacteurs de cette dernière n’ont pas jugé nécessaire de préciser par écrit comment s’articuleraient les relations entre les pouvoirs du Sénat et ceux de la Chambre des communes non plus que les moyens de résoudre une impasse entre les deux chambres. En effet, la Loi constitutionnelle de 1867 confère, à première vue, une compétence législative aussi grande au Sénat qu’à la Chambre des communes, à l’exception de la règle selon laquelle les projets de loi relatifs aux impôts et à l’affectation des crédits doivent être présentés par la Chambre des communes (art. 53). Comme le résume bien le professeur Smith :

[traduction]

La première solution [des rédacteurs] au conflit inévitable entre des assemblées d’élus était de nommer les sénateurs. Cela permettait au gouvernement jouissant de la confiance de la Chambre des communes d’être normalement à même de faire adopter ses lois par le Parlement, tout en habilitant le Sénat à agir comme instance de contrôle dans les rares cas où c’était absolument nécessaire [nos italiques, soulignements dans l’original et références omises][124].

La Cour insiste ici lourdement sur le rôle législatif « secondaire » du Sénat, alors que l’incident de 1990 révèle plutôt son rôle central[125]. En effet, le Sénat de 1990, en menaçant de ne pas ratifier la loi qui mettait en oeuvre la TPS, ne se comportait pas en chambre exerçant un rôle législatif complémentaire. Et comme ladite loi avait d’importantes conséquences fiscales et financières, il s’agissait potentiellement d’une loi qui mettait en jeu la responsabilité ministérielle. L’épisode de 1990 n’est donc pas qu’une curiosité constitutionnelle : c’est le signe précurseur de tensions à venir et de problèmes constitutionnels potentiels sérieux. Le refus ultime des tribunaux de sanctionner la pratique du surnombre lui conférait une légitimité renouvelée et prouvait, si besoin était, que le Sénat pouvait perturber l’agenda législatif.

Le Sénat ne porte pas qu’un « second regard attentif »[126] aux projets de loi ; il permet, comme on l’a vu, de faire participer plus directement les entités fédérées à l’élaboration des politiques publiques centrales. Il assure aussi la représentation de groupes qui ne pourraient autrement accéder à la participation politique dans les institutions de l’État.

Avec le temps, le Sénat en est aussi venu à représenter divers groupes sous-représentés à la Chambre des communes. Il a servi de tribune aux femmes ainsi qu’à des groupes ethniques, religieux, linguistiques et autochtones auxquels le processus démocratique populaire n’avait pas toujours donné une opportunité réelle de faire valoir leurs opinions[127].

La Cour mentionne aussi dans ledit renvoi que les Pères de la confédération n’ont pas cru bon de prévoir un mécanisme de règlement des impasses, ce qui est exact, mais incomplet puisque les législateurs anglais y ont vu avec l’ajout des articles 26 et 27. Nous avons montré comment l’objet avoué de ces dispositions, même s’il n’ a pas été inscrit dans le texte, était justement de régler les impasses à venir, en lien avec le pouvoir du gouvernement de faire passer ses projets de loi malgré l’opposition initiale du Sénat.

Enfin, la Cour ne mentionne pas ici que la responsabilité ministérielle s’est accompagnée de la partisanerie et de la montée des partis politiques, ce qui a permis une emprise accrue du parti au pouvoir sur les travaux législatifs[128]. Ce ne sont pas la neutralité des sénateurs, leur sens de la démocratie, leur conscience de n’être pas des élus et de ne pas rendre de comptes à la population, qui ont favorisé le passage des projets de loi du gouvernement. C’est le seul et simple fait que le parti gouvernemental veillait à s’assurer d’une majorité de membres à la Chambre haute, lesquels devaient alors suivre la discipline de parti et adopter les projets de loi gouvernementaux. La réalité politique s’était éloignée de la doctrine constitutionnelle.

La nomination de sénateurs et sénatrices non partisans et donc indépendants rapproche maintenant l’institution du rôle que décrivait la Cour suprême. La retenue sénatoriale, si l’on peut dire, vient maintenant du fait de la conscience de ses membres de ne pas représenter la population qui les a élus. Le processus de nomination permet à des groupes sous-représentés à la Chambre des communes, en raison de notre système électoral uninominal à un tour, de disposer d’une voix dans le processus législatif fédéral : les minorités de langue officielle, les Autochtones, les femmes, les membres de minorités ethniques ou culturelles, les membres de professions ou métiers qui ne sont pas portés à se présenter ou n’ont que peu de chances de se faire élire lors d’une élection fédérale… Ainsi le Sénat joue un rôle utile dans l’expression politique de points de vue divers et le processus de nomination récent amplifie cet effet bénéfique. Il reste que la possibilité d’une impasse subsiste et que le recours au mécanisme de l’article 26 demeure possible, quoique son efficacité sera de plus en plus limitée si les nominations non partisanes continuent : on ne pourra plus veiller à ce que les nouveaux sénateurs et les nouvelles sénatrices respectent les consignes de leur parti politique puisqu’ils et elles seront non partisans. Si on poursuit l’expérience de ce processus de nomination, on devra réfléchir à remplacer l’article 26 par des procédures plus démocratiques : des conférences de règlement, des votes conjoints des deux chambres, à majorité simple ou qualifiée, des vétos suspensifs, voire même des consultations populaires…

L’autre aspect qu’a mis en lumière l’incident du onzième sénateur, c’est la corrélation entre le nombre de sièges au Sénat et à la Chambre. Les sénateurs ou sénatrices nommés en vertu de l’article 26, on l’a vu, ne participent pas de la règle du plancher sénatorial. L’équilibre entre la représentation par la population à la Chambre et la représentation régionale au Sénat (quoique les sénateurs et sénatrices représentent leur province et non leur division), n’est pas vraiment modifié par l’utilisation du surnombre. L’incident de 1990 montre qu’il faut scinder la question de l’équilibre dans la représentation provinciale à la Chambre et au Sénat de celle relative aux impasses. De plus, l’égalité des provinces, bien présente dès 1864, a perduré tout au long de l’histoire constitutionnelle du Sénat. Alors qu’à la Chambre, les provinces plus populeuses ont plus de sièges de députés que les petites provinces, au Sénat on tente le plus possible de respecter une égalité relative entre elles. Par ces règles, on cherche à concilier, dans chacune des deux chambres, le principe démocratique sous-tendant le droit de vote (une personne, un vote, mitigé par la représentation des communautés d’intérêts) avec le principe fédéral (l’équilibre du pouvoir entre les provinces entre elles et leur participation à l’élaboration des politiques publiques fédérales).

On doit aussi réfléchir à la portée du contrôle judiciaire de l’exercice de ces pouvoirs extraordinaires destinés à régir l’arène politique des débats parlementaires. La jurisprudence récente nous montre que la Cour suprême du Canada accorde une certaine importance aux privilèges parlementaires, même si elle cherche à en réduire la portée lorsqu’ils concernent des tiers qui ne sont députés ni sénateurs[129]. De plus, elle maintient une stricte démarcation (quoique parfois difficile à identifier) entre les questions justiciables et les questions politiques échappant à sa compétence, comme l’ont fait les tribunaux dans l’affaire du onzième sénateur.

En conclusion, l’incident du onzième sénateur et le silence doctrinal l’ayant entouré démontrent, selon nous, la pauvreté relative de la réflexion constitutionnelle et juridique entourant la représentation dans nos institutions parlementaires[130]. Hormis en ce qui a trait au droit de vote et à la publicité électorale, il y a bien peu de jugements marquants de la Cour suprême sur la question. Peut-être est-ce aussi bien, car ce thème touche de près au principe de la séparation des pouvoirs. Il n’appartient pas au pouvoir judiciaire de remodeler les institutions démocratiques, mais seulement de s’assurer qu’elles fonctionnent à l’intérieur du cadre du droit constitutionnel. Cette ligne n’est pas facile à tracer, comme le montrent les décisions ayant entouré le onzième sénateur.

Le mot de la fin

L’archéologue range ses balais et spatules et retourne dans ses terres. Le cas du onzième sénateur du Nouveau-Brunswick est maintenant exhumé. Le problème qu’il soulevait a été repoussé par des phénomènes plus urgents qui impliquent des enjeux constitutionnels plus importants : la pandémie, le fédéralisme et les chartes ; les changements climatiques, le fédéralisme (encore), les nouveaux moyens juridiques pour lutter contre ses effets les plus graves ; la gestion de la diversité, la liberté de religion et d’expression et le nationalisme ; les institutions postsecondaires francophones hors-Québec, la dualité linguistique ; la réconciliation avec les nations autochtones et l’Intégration de leur droit au système juridique canadien ; l’intelligence artificielle et le droit ; les agressions sexuelles et le droit criminel ; et tant d’autres. Dans ce flot incessant de sujets tous plus passionnants les uns que les autres, les questions constitutionnelles soulevées par la nomination du onzième sénateur apparaissent bien bénignes. Mais quand on les relie aux institutions politiques et à l’encadrement juridique de leur composition, on touche alors à l’architecture constitutionnelle même du pays, et cela, c’est au coeur de la jonction du droit constitutionnel et de la politique.