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Les articles de ce numéro sont issus de la participation initiale des auteurs à un colloque international porté par l’université Lumière Lyon 2 en janvier 2015 intitulé « Condition(s) enseignante(s), conditions pour enseigner. Réalités, enjeux, défis » et, plus spécifiquement, de leur contribution à un symposium inscrit dans la thématique de « la professionnalité des professionnels dans le temps : trajectoires, début et fin de carrière ».

Dans l’argumentaire de ce colloque, la professionnalité était entendue comme « un système de normes et de valeurs historiquement construites et mises en oeuvre dans l’activité » et « envisagées dans son épaisseur temporelle à différents moments de la carrière ». Tous les auteurs ont tenté de répondre à la question suivante : « comment saisir les trajectoires, les ajustements de l’activité au cours du temps, les évolutions à l’échelle du groupe professionnel en suivant une sociologie des groupes professionnels attentive à l’activité elle-même » ? Identifier des trajectoires d’activités déterminées par les missions des professionnels, les normes du métier qui peuvent se trouver en tension avec les valeurs des professionnels et les significations qu’ils donnent à leur travail ne vont pas de soi. Si l’on peut légitimement considérer que des recherches longitudinales sont nécessaires pour y parvenir, d’autres entrées sont tout aussi pertinentes pour mieux cerner les articulations entre ces trajectoires d’activité et les contextes dans lesquels elles s’inscrivent. Tout en élargissant, au-delà du thème du colloque, leur questionnement aux métiers du soin, les auteurs ont tenté de caractériser les méthodologies leur permettant de repérer et de caractériser des trajectoires ou des moments de trajectoires d’activité à l’occasion d’une mutation professionnelle ou encore de caractériser ce qui peut faire obstacle à une trajectoire d’activité professionnelle, ou au contraire la soutenir.

Par ailleurs, si une trajectoire professionnelle peut être entendue au niveau individuel comme au niveau des collectifs de professionnels se pose la question de savoir quelle place est donnée à l’activité dans les deux cas et comment elle est caractérisée.

Trois articles de ce numéro s’appuient sur l’analyse de trajectoires d’enseignant.e.s à partir d’études de cas pour d’une part élaborer un modèle des organisateurs internes des trajectoires professionnelles en début de carrière, et d’autre part identifier le rôle des organisateurs internes au sujet, à savoir valeurs, croyances et/ou conceptions par différence avec le poids des normes du métier dans l’activité effective et notamment suivant le projet poursuivi par l’un des professionnel.le.s, qui est expérimenté.

Ainsi pour sa part, Frédéric Saujat et Christine Félix prennent appui sur un travail au long cours conduit dans le cadre d’une intervention-recherche avec Guillemette, jeune professeure d’histoire-géographie exerçant dans un collège « difficile ». Au moment de leur première rencontre, elle souffre de ne pas parvenir à construire la stabilité professionnelle nécessaire pour asseoir son activité et organiser les conditions de travail et d’apprentissage de ses élèves. Les auteurs montrent comment cette jeune professeure s’est approprié le dispositif dialogique mobilisé au cours de l’intervention-recherche pour en faire un instrument de développement de son activité. En l’amenant à revivre des situations de classe déjà vécues et en multipliant les contacts sociaux avec elle-même, ce dispositif a permis de relancer les nombreux débats dont son activité est le siège et il a ouvert la possibilité pour elle de « faire quelque chose » de ses préoccupations, en les recyclant dans des « occupations » reposant sur des compromis renouvelés, plus efficaces dans leur double dimension objective et subjective. La confrontation du « cas Guillemette » à d’autres cas produits à l’occasion d’autres interventions-recherches, ainsi que ses retouches successives résultant des reconfigurations horizontales au sein de cette collection de cas, nous permettent de le considérer comme un prototype clinique sur la base duquel nous esquissons l’ébauche d’un modèle des organisateurs des trajectoires professionnelles à travers lesquelles se développe l’activité enseignante à l’état naissant.

De leur côté, Isabelle Vinatier et Yannick Le Marec présentent l’analyse de l’activité d’un enseignant expérimenté de l’école élémentaire en France qui projette de devenir conseiller pédagogique. Il accepte la collaboration avec des chercheurs, le premier en didactique de l’histoire (Yannick Le Marec) et le second en didactique professionnelle (Isabelle Vinatier), pour se préparer à l’examen lui permettant d’obtenir le statut de conseiller pédagogique. L’expérimentation didactique proposée par les chercheurs concerne la mise en place d’un débat en histoire afin d’engager les élèves dans une enquête historique à partir d’une gravure datant de 1787. L’expérimentation didactique va alors être contrariée par les prescriptions institutionnelles auxquelles cet enseignant vise à se conformer au titre de sa future fonction de conseiller pédagogique. L’article montre, par une analyse de l’activité interactionnelle effective de ce futur maître formateur en interaction avec ses élèves, que ses principes d’actions sont significativement associés à son futur métier. De fait, ces derniers sont en contradiction avec le sens de l’activité proposée par le chercheur en didactique de l’histoire. Notre analyse est longitudinale et porte sur la manière dont l’enseignant analyse l’activité d’une débutante qui conduit le débat historique, puis dont il met en oeuvre le débat dans sa classe et enfin dont il théorise la conduite de ce type de débat dans un document exigé à l’examen.

Enfin, dans le cadre d’un programme de recherche intitulé 2LAPRE[1] Valérie Saint-Dizier et Antonietta Specogna ont observé des séances de Discussions à Visée Philosophique (DVP) conduites par des enseignants titulaires des classes ordinaires d’école élémentaire et secondaire. Dans un contexte de formation, les auteures ont exploré l’itinéraire de trois enseignantes de l’école élémentaire en France de niveaux différents (CP pour enfants de 6 ans, CE pour enfants de 7 et 8 ans et CM pour des enfants de 9 et 10 ans). Par l’observation des pratiques effectives (activité interactionnelle) à trois moments de l’année scolaire, les auteures se questionnent sur ce que ces trois enseignantes peuvent repérer de la construction de la norme DVP. L’analyse des échanges langagiers permet d’identifier ce qui se joue pour chaque professionnelle dans son activité du point de vue de ses organisateurs (croyances, conceptions, valeurs et ce qu’elle juge important). Les auteures constatent la variabilité de l’activité interactionnelle pour chacune de ces trois enseignantes autour de la conception qu’elles se sont construites de la DVP.

Les trois derniers articles de ce numéro concernent les trajectoires d’activité de professionnels du soin. Les analyses s’appuient sur des points critiques pouvant venir contrarier et/ou éclairer ou soutenir des trajectoires professionnelles.

Il est question tout d’abord de l’analyse des effets d’un changement de modèle organisationnel sur les trajectoires d’activité de professionnels et réciproquement du devenir de ce changement voulu de l’extérieur. Ainsi, dans le domaine de la santé et des services sociaux, l’article de Yves Couturier et Dominique Gagnon intitulé « Le rapport des praticiens à la standardisation véhiculée par les dispositifs sociotechniques promouvant l’intégration des services en France » porte sur l’implantation d’un dispositif sociotechnique visant à intégrer les services aux personnes âgées en perte d’autonomie fonctionnelle en France. Les auteurs montrent que ce rapport s’effectue dans une tension épistémique entre une représentation philique de ces dispositifs, supposés porteurs d’un renouveau attendu des pratiques professionnelles et managériales, et une représentation phobique, projetant sur l’innovation différents fantasmes quant à leur caractère plus ou moins explicitement totalitaire. Mais malgré cette tension, le véritable enjeu est celui de la cohérence perçue par les adoptants de l’innovation entre les principes qui sous-tendent l’innovation et la volonté réelle de ses promoteurs politiques.

Puis, l’article de Line Numa-Bocage et Fanny Bajolle intitulé « Éducation thérapeutique du jeune patient, domaine spécifique de l’ETP et évolution du métier d’infirmière » montre que, dans une trajectoire d’infirmière, l’évolution de son activité effective est soutenue par un accompagnement caractérisé par une analyse compréhensive de celle-ci.

En effet, dans le cadre d’une recherche-action collaborative (2012-2016), les auteurs présentent tout d’abord le contexte de leur recherche avec l’équipe du service de cardiologie pédiatrique à l’hôpital Necker. La situation étudiée est celle de l’Éducation Thérapeutique du Jeune Patient (ETJP) et s’appuie sur l’enregistrement de l’activité effective des soignants croisée avec différents types de débriefings notamment avec les familles. La perspective d’ensemble vise à théoriser les pratiques professionnelles effectives à des fins de transmission. Dans ce cadre général, les auteurs constatent notamment que le rôle de l’Infirmière Diplômée d’État (IDE), dans sa manière d’interagir avec les parents et les enfants ou jeunes (jusqu’à 18 ans) s’appuie sur une connaissance des réactions possibles des familles en fonction de leur environnement, de leur profession, de leur culture ou de leur langue maternelle. Les observations semblent montrer une transformation des pratiques professionnelles du soin dans ce cadre vers la prise en compte de l’individu gérant sa maladie dans son environnement habituel.

Enfin, le dernier article porte sur la compréhension de ce qui est vécu par un groupe d’une dizaine de nouveaux cadres de santé en unités de soin ayant précédemment un statut d’infirmière. Dans son texte intitulé « Une transition professionnelle choisie : d’infirmière à cadre de santé en unités de soin », Thierry Piot montre que pour faire face à de nouveaux enjeux professionnels, pour s’acculturer à une nouvelle fonction, les professionnelles ajustent leur identité professionnelle. Ces processus constituent de véritables défis qui peuvent prendre tout d’abord la forme d’épreuves professionnelles et/ou personnelles avant, potentiellement, de devenir des sources d’épanouissement. L’auteur fait parler l’activité professionnelle par des entretiens visant l’explicitation de situations significatives pour ces nouveaux cadres de santé. Trois résultats principaux issus de cette enquête sont discutés : le rôle des situations de travail nouvelles et les problèmes professionnels inédits qu’elles apportent ; l’importance de construire des compétences adaptées pour faire face au nouveau coeur de métier — ici, le management — ; le rôle névralgique du processus de construction d’une nouvelle identité professionnelle, entre identité pour soi et identité attribuée par autrui.