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Introduction

En présumant de partir d’une sémiotique interne au corps signifiant, accordée au mouvement conduisant directement à la sensori-motricité et au flux perceptif dont elle émane, autrement dit à une énergie basale et à sa manifestation communicative, et donc sur la base d’une telle approche sémiotique de la constitution du moi réel dans sa visée éthique, nous statuons, tout d’abord, sur le pouvoir d’assimilation du réel dans le mythe, repérable dans l’anthropologie comme en psychanalyse. Propre à cette assimilation, nous supposons le lieu individuel d’une « subjectivité vive », directement reliée au monde qui l’entoure, à commencer par la famille pour l’enfant. Pour le virtuel « sujet » du moi réel, il s’agit, en fait, d’une assise lui permettant désormais de constituer ce qui sera pour l’adulte le monde réel, c’est-à-dire la société.

Or, pour une bonne part, ce qui est considéré comme le monde réel va obnubiler le moi réel qui tentera de l’appréhender et de le construire, et qui n’est déjà que le moi réel représenté de l’intérieur, la face interne d’une individualitéorganique ou le moi réel représenté de l’extérieur. Ce sujet vivant est la structure de ce moi, qui aime et qui hait, deux positions extrêmes dans le fait banal de la réceptivité dans l’exercice de la sensibilité. Nous menant vers une anthropologie, sociale mais également physique et morale, elle nous oriente vers la personnalité, c’est-à-dire un peu plus près du sujet.

Réceptivité, sensibilité, affectivité forment une ouverture sensible sur le monde et sur autrui, grâce à laquelle, avant d’imposer l’être qu’elle est, la personnalité reçoit en substance les éléments de l’avoir, provenant de l’entourage ou du milieu, de la culture. Une sensibilité de base est universellement reconnue, comme nous le montrerons, à laquelle s’ajoutent les capacités liées au langage. Simple conscience du corps ou déploiement articulé du langage, l’affectivité ressort globalement comme la base du comportement humain. On observe alors un procédé cognitif fondamental, originaire relativement à la pensée et au langage, la métaphorisation : le procès de la métaphore est en effet un moteur essentiel de la pensée et du langage dont découle la signification et, avec elle, l’exercice de la raison. Sur ce fond de conditionnement statique et de libération dynamique, s’instaure une relation princeps entre monde réel et moi réel : la culpabilité fondatrice, qui se trouve au croisement de la liberté et de la responsabilité – culpabilité décrite par Platon et quelques phénoménologues contemporains.

La sensibilisation de notre individualité nous met en rapport avec le principe de la justice. Un jeu de miroirs entre le moi et le monde m’apparaissant dans l’autre m’offre le partage de différentes « connaissances de soi », en intensifiant les éléments d’échange par la multiplication de notions indicatives. Le rapport à l’autre, d’un rapport externe d’un moi à l’autre, devient un rapport interne au moi réel, identifié au moi que je suis en train de réussir à être. La pure autopsychologie qui en résulte présuppose une connaissance de l’autre et de sa perspective propre ; de là naît le sujet, suscité par autrui, qui est à la fois sa condition d’être et sa liberté d’être dans le rapport éthique. D’où la vertu profondément éthique du face à face.

1. La subjectivité vive

Un rapport du mythe au monde réel a été opéré par Sigmund Freud qui a cependant considéré une seule et unique version du mythe d’Oedipe, alors que Claude Lévi-Strauss[1] refusera l’idée d’une version authentique d’un mythe quelconque et, au contraire, demandera qu’en soient connues toutes les versions avec leurs structures différentes. Freud a intériorisé et intégré la parenté dans l’ordre de la subjectivité. C’est là une découverte et une réalisation propres à la modernité et que Freud a exprimées à travers le complexe d’Oedipe. La richesse du mythe tient à la virtualité du sens et, par là, à une multiplicité des sens possibles liés aux combinaisons des divers éléments : ce qui introduit une variété, sinon dans la structure, du moins dans le sens. Ce pouvoir d’assimilation du mythe, reconnu dans la psychanalyse[2] de Freud, en fait une grande oeuvre de notre culture moderne, par sa reconnaissance d’une historicité anhistorique de la parole.

De ce fait, est pris sinon déjà le sujet, du moins la subjectivité vive, dans sa rencontre effective ou son contact sensible avec le monde réel, que constitue la famille pour l’enfant récemment « venu au monde ». De toute façon, d’une manière générale, toute culture prétend se donner la finalité d’expliquer et de comprendre le monde réel qui échappe en principe au moi réel.

De ce point de vue, les données de la psychanalyse, en formant un corpus cohérent et rigoureux, viennent enrichir, entre autres, des observations du domaine de la psychiatrie sociale, puisque le moi réel est une construction singulière que nous élaborons au cours de notre existence dans un monde réel qui est pour nous avant tout social.

Culturel et pulsionnel se combinent et fusionnent, puisqu’il y avait déjà au départ l’inconscient, traqué à travers, d’abord, une méthode associative-dissociative, ensuite une méthode plus symbolique, livrée au décryptage précisément de certains mythes qui, fondamentalement, étaient là pour cacher le fin fond de l’histoire d’un monde réel dont « on » ne semblait rechercher qu’un savoir sélectif. D’un point de vue sémiotique, ce qu’il nous faut finalement retenir de la psychanalyse, dans le rapport à la connaissance positive que nos pouvons en tirer, c’est moins la psychothérapie que l’analyse, une analyse difficilement accomplie des symboles reconnus et vécus dans un monde réel qui, dès le départ, a pour effet d’obnubiler les voies d’appréhension du moi réel.

Passons directement à Jacques Lacan, l’auteur de la mystérieuse formule affirmant sentencieusement qu’il n’y a pas de rapport sexuel chez l’êtreparlant : formule ambiguë expliquée du fait que, dès 1971, Lacan démontre l’impossibilité d’écrire un rapport sexuelchez l’êtreparlant parce qu’il le confronte à la catégorie du réel par le biais de la fonction de la lettre (Emerich , 1997). Nous devons sans doute ajouter quelques présupposés à cette formule : surtout qu’il n’existe réellement, ni en tant que tel, un sujet de désir ni donc, pour lui, un objet de désir, du moins dans la représentation d’une fusion originelle, qui aurait été perdue, ou d’une indivision première, qui reste imaginaire et toujours plus archaïque. Et sur l’effet d’un sujet pris ainsi pour l’indéterminé pur, que présuppose aussi cette formule, il ne pourra jamais y avoir, à proprement parler, de science du sujet.

2. L’individualité organique

Notre prudence méthodologique nous a fait évoquer le moi réel, que nous avons rencontré comme étant notre premier problème, dans les termes de la subjectivité vive, et non pas sous le nom de sujet proprement dit. Cette subjectivité vive, en tant que moi réel représenté de l’intérieur, est, pour ainsi dire, la face interne d’une individualitéorganique en tant que moi réel représenté de l’extérieur.

Pour comprendre la personnalité propre de cette subjectivité vive ou de cette individualité organique, il faut voir ce qu’elle porte profondément dans son noyau d’être ; or, ce qu’elle renferme, c’est tout simplement un être humain vivant qui, en tant que sujet libre, ressent, pense et parle. La culture rejoindrait la nature en se révélant inhérente aux gènes : tel est le langage, déjà codé avant même que notre individualitéorganique et notre subjectivité vive ne s’en emparent. À suivre l’expérience, transcendance et immanence deviennent des modes vécus dans le monde réel vers lequel s’oriente le moi réel.

C’est ainsi que nous maîtrisons la nature entière, dont nous faisons partie, en la façonnant et nous façonnant – et, d’ailleurs, pas toujours volontairement. Il devient de plus en plus difficile de trancher entre nature et culture, puisque la « nature humaine » se « fait » constamment et confirme elle-même l’être en devenir de l’humanité, au fur et à mesure des actions individuelles et collectives déployées et des nombreuses répercussions individuelles et collectives de ces mêmes actions. Il faut alors s’appuyer surtout sur une anthropologie, non pas seulement sociale, mais aussi physique et morale. Comme nous le constatons, dès que nous évoquons la personnalité, nous avançons un peu plus près du « sujet ».

3. Statique et dynamique de la personnalité

Sentant, pensant et parlant, ce sujet vivant peut aimer et il peut aussi haïr. Nous devons donc cerner ce qui fait la structure de ce moi qui aime et qui hait. Notons que ce sont là les deux positions extrêmes dans le fait banal de la réceptivité ou de la sensibilité : que celle-ci soit positive (par laquelle je veux attirer à moi ou construire) ou qu’elle soit négative (par laquelle je veux repousser loin de moi ou détruire) – en tant que le double effet évident de la réceptivité sensible avec ses actions conséquentes. Dès lors, nous aurons aperçu ce qu’est véritablement cette statique réelle, à la base de toutes les dynamiques virtuelles de la personnalité. Nous partons ici d’une constatation qui devrait être de l’ordre de l’intuition évidente, mais ne l’a pas toujours été, et dont toute l’importance doit être mesurée avec précaution : tout l’édifice de la personnalité humaine repose ainsi sur une réceptivité affective, c’est-à-dire sur une sensibilité ou affectivité élémentaire qui s’enrichira au fur et à mesure des éventuels développements de cette subjectivité vive doublant l’individualitéorganique dans le moi profond.

En effet, avant d’envisager les possibles désordres de la personnalité, il faut savoir ce sur quoi il est possible de tabler en la matière. La personnalité repose sur l’instance de la réceptivité, de la sensibilité, de l’émotivité, selon les cas. Sans une ouverture sensible, préalable et permanente, sur le monde et sur autrui, une personnalité ne saurait se dessiner ni s’édifier. Avant même de s’imposer comme un être qu’elle est, cette personnalité en puissance doit recevoir certains éléments qui constitueront son avoir, et qui lui viennent de son entourage immédiat, de son éducation, de son milieu, de sa culture.

Avec la sensibilité de base, nous nous retrouvons sur un terrain commun à des auteurs aussi différents que Emmanuel Kant et Auguste Comte, de même que Freud, surtout dans Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci (1910) – où apparaissent la notion de narcissisme et principalement la mutation du sexuel en artistique se faisant en conformité avec le deuxième principe de la thermodynamique ou loi d’entropie –, et encore Jean-Paul Sartre (Kremer-Marietti, 2005) – pour qui existe une affectivité originelle de la conscience qui se saisit comme factice, coenesthésique et faisant que le corps puisse se définir comme un être pour-soi, c’est-à-dire dans la privation d’un en-soi singulier. On trouve également cette reconnaissance de l’affectivité première chez René Zazzo (1992) et chez Ferdinand Alquié (1979). Depuis les travaux de John Bowlby (1978) sur l’attachement, on parle maintenant d’une science du sentiment. Pour aller dans le sens de cette découverte, nous évoquerons particulièrement l’expression de révolution affective, proposée par Klaus Scherer (1989)[3], professeur de psychologie et des sciences de l’éducation à l’université de Genève, où il enseigne actuellement la théorie desémotions. Sous la rubrique épistémologique : Sciences Affectives, Scherer conclut que notre rationalité est limitée par l’émotion, en même temps qu’il existe spécifiquement reconnaissable une rationalité de l’émotion.

Ces vues ne sont pas contredites par les travaux d’Antonio Damasio (1993), par qui nous avons appris que les émotions figurent de plain-pied dans l’univers cognitif du cerveau (que le « coeur » a sa place dans le cerveau) : ses expériences entraînent la conclusion, d’une part, qu’être ému implique les facultés de percevoir et de raisonner et, d’autre part, qu’il n’y a pas de raisonnement sans émotion de base.

À juste titre, on peut voir que Kant mettait au fondement de la théorie de la connaissance une sensibilité appréhendant la réalité du monde : on peut donc retenir la place fondamentale occupée par la sensibilité (Sinnlichkeit) dans le processus cognitif de la Critique de la raison pure (1781). Pour Kant, en effet, la connaissance empirique présupposait la sensibilité recevant les données sensibles, tandis que la connaissance pure était strictement conceptuelle. Il voyait l’entendement (Verstand) chargé de mettre en ordre l’afflux des données sensibles. Dans son Anthropologie (1798) également, Kant donnait une place d’honneur à l’affectivité.

De son côté, ouvrant une perspective nettement anthropologique qui s’est confirmée tout au long de son oeuvre, Comte, dans le Cours de philosophie positive (1830-1842), fondait la théorie positive de toute l’animalité, l’humanité comprise, sur la corrélation des deux notions élémentaires de l’irritabilité et de la sensibilité. Concevant ainsi « une seule série générale » (1998 : 767), Comte voyait comme Aristote la nature s’élever continûment de l’inerte au vivant et il s’opposait à « la vaine démarcation fondamentale que les métaphysiciens ont été […] forcés d’établir entre les animaux et les hommes » (ibid. : 857). Donc, pour Comte, il n’existait pas de discontinuité entre l’animal et l’homme, si bien que l’étude du moi devait disparaître sous « l’étude finale de cet équilibre général des diverses fonctions animales, tant d’irritabilité que de sensibilité […] » (ibid.). On peut dire qu’avant Freud, Comte découvrait, en étudiant l’homme biologique (Kremer-Marietti, 2001b), la place fondatrice de l’affectivité dans l’édifice de l’individualité organique qui permet à la personnalité de se constituer.

Si Comte s’en était tenu à considérer l’activité industrielle directement consécutive à la science positive, il n’aurait conçu qu’un positivisme étroit qui aurait donné raison aux critiques de la plupart de ses détracteurs. Les données biosociologiques de la 50e leçon du Cours de philosophie positive se sont prolongées et développées avec le « Tableau des fonctions cérébrales », ou tableau cérébral, publié dans le premier tome de son Système. Or, ce tableau complète en les résumant les caractères humains généraux et montre à l’évidence que la spéculation et l’action sont dominées par l’affection. Ce faisant, Comte dégageait le principe de l’action de l’homme dans la société, d’où sa devise : « Agir par affection, et penser pour agir ». Son tableau cérébral répond à un processus de décomposition binaire, posant, entre l’égoïsme complet et le pur altruisme, l’échelle graduée de toutes les affections intermédiaires. Satisfait du résultat qui s’accordait avec les inspirations primitives de son contemporain F.-J. Gall, Comte en rappelait quel en était le principe classificatoire, et confirmait ainsi le succès d’une logique de la découverte qui lui était propre.

4. Le langage

Les études contemporaines sur le cerveau et le langage essaient de voir ce qui coïncide entre les particularités de l’homme et celles de l’animal, et ce qui ne coïncide absolument pas. Si nous partons, par exemple, de ce qu’on appelle la conscience, nous voyons aussitôt que c’est une notion difficile à définir malgré les divers travaux de l’Association pour l’étude scientifique de la conscience (1997)[4]. En tout cas, avec la conscience, il s’agit bien d’une instance qui s’interpose entre notre individualité bio-socio-historique et le monde physique, et même aussi entre notre individualité bio-socio-historique et le monde bio-socio-historique tout entier. On s’oriente alors vers un rapport plus ou moins spontané, plus ou moins réfléchi et contrôlé, qui est celui qu’un sujet quelconque peut entretenir avec son milieu.

Une manifestation de cette relation de l’individu avec son milieu est étudiée dans le langage ; comme toute faculté d’expression, le langage est déterminé par l’émotion : « nous n’exprimons qu’après avoir éprouvé » (1854 : 290)[5], remarquait justement Comte, suivant de près en cela Thomas Hobbes[6] ; et l’un et l’autre étaient largement précédés par Démocrite, Épicure et Lucrèce. Le langage humain se pratique et s’enrichit par rapport à un milieu auquel il se réfère et dont il traite. Même si ce que nous exprimons est le plus intellectuellement élaboré, chaque fois il est nécessaire qu’il y ait ou qu’il y ait eu un quelconque moteur affectif.

Ainsi, des études contemporaines portent sur le cerveau et l’évolution du langage[7]. On peut retenir que le langage s’amorce chez l’enfant sur la base des premières étapes vitales et par la méthode de la nomination d’objets ; et il se constitue en se développant de façon autonome par rapport au monde extérieur. Noam Chomsky a montré que les super-règles grammaticales sont innées et universelles : comme l’écrit à sa suite Steven Pinker, « l’enfant n’acquiert pas des douzaines ou des centaines de règles, il tourne seulement quelques boutons mentaux » (1999 : 109). Pour expliquer cela, Chomsky avait introduit, dans les années 1960, le concept de structure profonde (ou structure syntagmatique définie par les super-règles) et le concept de structure de surface, qui permet certaines variations dans la place des mots. Les idées de Chomsky sur la grammaire universelle ont parfois été controversées ; pourtant, si, comme on vient de le découvrir tout récemment, un gène du langage a pu être identifié, on tiendrait alors un élément appartenant aux bases moléculaires du langage[8].

Si l’on s’informe auprès des biologistes (Geschwind, 1988) à propos du développement du langage, on voit comment il évolue, d’abord dans l’interaction, par associations croisées entre deux systèmes : d’une part, le système situé au coeur du cerveau, impliqué dans les aspects sensori-moteurs de cinq instincts élémentaires (s’alimenter et boire, éliminer, agresser, fuir, se reproduire), et, d’autre part, le système des régions sensorielles de la vision, du toucher et de l’audition. Ensuite, l’acquisition de la nomination d’objets dépend entièrement des associations de stimuli sensoriels croisés de la vision et de l’audition et de stimuli sensoriels croisés du toucher et de l’audition. Ces jeux croisés d’associations sensorielles sont reconnus comme indispensables à la réalisation du langage humain ; on a constaté qu’ils sont rendus possibles grâce à la région pariétale postérieure du cerveau. Or, il n’y a pas chez l’animal cette capacité d’un langage se développant de façon autonome par rapport au milieu ; dès lors, et surtout sous ce rapport essentiel, il est permis de parler d’une « nature humaine » distincte de la « nature animale ».

Donc, qu’elle soit une simple conscience du corps ou qu’elle se manifeste dans le déploiement articulé du langage, l’affectivité est globalement le point de départ du comportement humain. Devenant de plus en plus intentionnelle, l’expression du langage devient de plus en plus claire et directe, et elle peut comporter un ressort affectif.

C’est le lieu de dire qu’il existe un procédé cognitif fondamental, originaire relativement à la pensée et au langage, qui est la métaphorisation[9] : la métaphore est en effet un aspect central de la pensée et du langage relativement aux notions de base, telles que la signification, les concepts et la raison qui ordonne ces notions. Au fur et à mesure que les relations langagières et logiques se développent, la complexité grandissante des relations exige une langue de plus en plus distincte, rendue possible par la structure biologique et naturelle du langage humain articulé. Cris et gestes spontanés sont les premières manifestations de l’expression, animale et humaine. Ensuite, dans le langage constitué et articulé, les linguistes ont constaté que les premiers éléments ou constituants matériels du langage sont des unités de sens qu’ils nomment « morphèmes » et « phonèmes », et qui traduisent les objets de notre expérience, qu’ils soient intérieurs ou extérieurs, réels ou fictifs.

D’abord sentir ou ressentir, ensuite accepter ou rejeter, puis exprimer ou dire tout cela. Ce schéma simplifié est celui de la statique fondamentale qui permet toute l’activité d’une personnalité humaine, sur laquelle l’éducation va exercer un pouvoir d’accentuation et d’atténuation, d’association et de dissociation, avec des effets d’expansion ou de limitation.

5. La culpabilité fondatrice

Telle est donc, globalement décrite, la structure ou la statique de la personnalité, à partir de laquelle se rendra possible une dynamique dont les pivots essentiels seront d’ordre éthique : la responsabilité et la liberté étant incitées par la participation de la personnalité dans le monde réel. Nous n’avons pas parlé des états non sensibles de la conscience ni du jugement que l’éducation va pouvoir développer à partir des émotions de base : le jugement est ce qui va permettre de trier et d’alimenter selon un certain ordre toutes ces énergies vitales, mais il est lui-même également mû fondamentalement par de telles énergies.

Un point originel de rencontre s’impose dans la relation entre monde réel et moi réel : le rapport de la responsabilité et de la liberté, que nous appellerons la culpabilité fondatrice.

Même si notre liberté n’est pas une « liberté d’indifférence », il n’en demeure pas moins, au regard de la société, que nous nous considérons comme responsables de nos actes, c’est-à-dire libres surtout de ne pas commettre des actes prohibés. En même temps, nous savons bien que, pour une certaine part, nous devons nous reconnaître aussi comme déterminés : ce qui veut dire que le mode de vie, l’éducation, l’environnement et la volonté peuvent jouer un rôle dans la formation de notre personnalité originale.

Il peut être intéressant de voir que, reprenant la réflexion nietzschéenne de la faute conçue comme dette (Schuld)[10], Martin Heidegger, dans Sein und Zeit (1927), a fait de la culpabilité ce qui doit être abordé et interrogé fondamentalement du point de vue de l’être-coupable de l’existence ; ce qui veut dire, du point de vue de l’attribut « coupable », comme étant conçu en tant que le mode premier de l’existence. Car, en tant qu’elle est vécue intérieurement, l’épreuve de la faute ne se mesure pas uniquement à partir d’une infraction objectivement constatée. C’est subjectivement que nous prévoyons l’infraction possible, que nous la craignons et la repoussons, que nous l’anticipons intellectuellement en l’analysant dans la représentation que nous nous en donnons. On peut donc dire que, par sa nature même, ce qui se constitue dans les cultures comme étant le droit témoigne de la perte reconnue de l’innocence.

Ainsi, notre être-au-monde, tel qu’il nous est, à chacun, perçu institutionnellement sous la forme juridique du droit que nous avons la faculté d’assimiler, est lié à la peine représentée, mais il est déjà pour nous la conséquence représentée d’une faute éventuelle, comprise et imaginée comme une dette envers la société. On peut analyser tous ces phénomènes du point de vue de l’anthropologie sociale. Alors, il est facile de voir, selon les observations précises de certains anthropologues, d’un côté, la honte de celui qui a violé les règles des relations sociales lui devenir insupportable, au point même qu’il choisit de mourir à la guerre ; d’un autre côté, on constate que des manquements graves concernant la sexualité auront pour irrémédiable effet d’entraîner la mort des coupables. Dans les deux cas d’observation, agit une culpabilité fondamentale, constitutive de l’existence sociale ; et, dans l’un des deux cas, on a vu la culpabilité se poser au fondement du pouvoir politique[11].

À propos du lien associant la culpabilité au politique, Platon, interprétant dans Protagoras le mythe de Prométhée, faisait que le « politique » fût étroitement lié au don que Zeus avait fait aux hommes sous les noms d’honneur (ou de pudeur) et de justice : respectivement, l’aidos et la dikè. Ainsi, aidos, l’honneur, la pudeur, ou même la honte, constitue le premier principe apte à nous rendre réflexifs quant à notre mérite. Cette sensibilisation de notre individualité nous met en rapport avec l’autre principe, le principe de dikè, la justice. Notons que le terme aidos, si difficile à traduire, est l’équivalent d’une dette d’honneur qui ne deviendrait une faute que par manquement à l’obligation de rendre ce qui a été reçu, c’est-à-dire par égard à la justice. Tout individu, nouveau venu dans la société, contracte déjà, de ce seul fait, une dette à l’endroit de cette société, en bonne et due place du monde réel.

Dans le monde réel de la société, le socius, qui peut être l’ami, joue un rôle actif quant à la connaissance de soi et la connaissance de l’autre, indispensables à la moralité en action. Il est difficile de séparer la connaissance de soi proprement dite de l’obligation morale de se connaître dans une première finalité de se contrôler et de savoir s’orienter à partir de la connaissance que l’autre est susceptible d’avoir de nous-mêmes. Un jeu de miroirs met ainsi en partage différentes « connaissances de soi », en intensifiant les éléments d’échange et en multipliant les notions indicatives sur les personnalités ainsi confrontées. Le rapport à l’autre apparaît non plus comme un rapport externe d’un moi à l’autre, mais comme un rapport interne au moi réel, que nous assumons en l’identifiant à ce moi que je suis. L’échange est riche d’enseignement, tandis que l’isolement du cogito tend à la stérilisation de ce réservoir de notions liées à l’ipséité immédiate qui engendre le souci éthique.

Entreprendre une action suppose une large part d’émotion ; et la nature de celle-ci peut être du type d’une revanche ou d’une vengeance ; ce peut être aussi, le plus souvent, la recherche d’un plaisir, d’une satisfaction ou d’une reconnaissance. Sans chercher directement à déterminer le rôle exact de l’émotion comprise en tant que déclencheur, on peut cependant tenter de découvrir et de préciser ce qui engendre une action spécifique au coeur de la société, c’est-à-dire la motivation sensible exacte : peur ou angoisse, disposant à l’intervention, mais aussi l’idée plaisante d’entrer en scène, en se plaçant hardiment au-delà de l’inhibition.

6. La question du sujet

Freud a su précisément situer la question dusujet entre le corps et le langage, à commencer par la parole mythique, issue du muthos, première sur la parole logique, issue du logos : corps et langage renvoyant l’un à l’autre. Pris entre un inconscient qui se dérobe et un conscient qui l’étouffe (Balat, 2000), le sujet est déjà ce « Je » dont parlait justement Kant :

Que l’homme puisse disposer du Je dans sa représentation : voilà qui l’élève à l’infini au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre. Il est par là une personne[…].

1986 : 946

La prise en compte de la question du sujet dans toute son extension présente une telle variété d’approches qu’il peut sembler difficile de la saisir dans ses données multiples, tout en reconnaissant clairement les limites qui risquent de l’anéantir : qu’il s’agisse des processus de l’aliénation mentale, de la rigidité des institutions ou encore des approches par trop naturalistes d’une psychopathologie (Kress, 1996). En deçà de ces frontières, s’impose la dignité du sujet comme un droit fondamental dont l’autonomie est jugée créatrice : « la dignité assigne à la réalité physique du corps la réalité juridique de la personne. Le “je suis” dans l’être se concrétise en “j’existe” pour le droit » (Tzitzis, 2002 : 584).

En tant qu’il se laisse connaître, l’autre que soi n’est en fait que la mise en évidence progressive d’un problème épistémologique qu’ont posé et résolu, à leur manière, tous les écrits du monde révélant l’âme humaine. L’exercice de dire cette âme semble être resté inépuisable, mais toujours il implique l’autre ; car l’autopsychologie présuppose une connaissance de l’autre et de sa perspective propre. C’est alors que naît le sujet, comme s’il était suscité par un tiers, sa condition sine qua non, et dont l’ipséité ouvre directement sur l’éthicité. Pour édifier le moi réel dont je ferai ce sujet, psychique et éthique, je serai parvenue à l’éthique de et par soi par l’éthique de l’autre, à travers un « face à face » nécessaire à la constitution de mon éthique propre, dans l’accès à un niveau supérieur de ma prise de conscience. Au coeur du « grand problème éthique »[12], se tient l’exigence de la vérité de l’intention pure, dans un prise de conscience constante.

7. Vers une théorie de la conscience

Comme on le voit, une théorie de la conscience se révèle nécessaire, et qui soit une théorie de son intégralité : elle mobiliserait plusieurs domaines scientifiques, tels que la psychanalyse, les sciences cognitives, la neuropsychologie, la psychothérapie individuelle, la psychologie sociale, la psychiatrie clinique, la psychologie du développement et la médecine psychosomatique. Que l’on parte de l’inconscient avec la psychanalyse, de l’esprit-cerveau avec les sciences cognitives, ou du système nerveux et des neurotransmetteurs avec la neuropsychologie, de données introspectives et interprétatives avec la psychothérapie individuelle, des réseaux de significations culturelles issues du système social avec la psychologie sociale, ou de modèles comportementaux de psychopathologie avec la psychiatrie clinique, ou encore de processus en constante évolution supposant une architecture différente à chacun de ses niveaux, ou surtout d’une interactivité effective entre la conscience et les organes du corps avec la médecine psychosomatique, finalement que l’on parte de telles ou telles données, chaque fois, on ne verra qu’une partie ou qu’un aspect de la grande machine psychique dont les divers rouages, apparemment incohérents, effectuent les fonctions indéfectibles de la réalité dumoi dans la plus grande cohérence. À quoi nous serons tenus d’ajouter l’examen des faits psychiques, plus ou moins ordinaires, que sont les rêves et les délires de toute sorte, les impressions de notre introspection la plus courante, sans négliger les notations recueillies des grandes traditions de la contemplation. Nous constaterions cette vérité : que les propositions nécessaires de ces diverses sciences ou connaissances de la conscience ne nous suffisent pas pour cerner celle-ci dans son intégralité : c’est dire autrement qu’elles sont combien nécessaires mais jamais suffisantes !

De plus, les nouvelles cartographies de l’esprit nous permettent d’explorer ce qu’on peut appeler « les dimensions classiques de l’esprit », du point de vue d’une philosophie psychologiquement informée en même temps que d’une psychologie philosophiquement informée, les deux positions ne pouvant que se croiser et interagir, nullement s’exclure. Le problème de la conscience est un problème difficile. À ce propos, avec humour, le philosophe australien David J. Chalmers (1996), l’un des fondateurs de l’Association pour l’étude scientifique de la conscience, pense que le problème de la mécanique quantique est presque aussi difficile que le problème de la conscience ! Il faudrait incorporer le phénomène de la conscience dans la conception scientifique du monde : cela supposerait que soit possible de découvrir l’explication scientifique de l’expérience subjective des états mentaux. Car, s’il est aisé de parler de l’expérience consciente, et même d’en rester à l’expérience dite « à la première personne », la conscience demeure toujours mystérieuse. Comment expliquer, en particulier, ce qui fait émerger la conscience à partir de la matière ? Pour Bertrand Russell, d’après son « monisme neutre » (1927 ), l’âme et le corps prendraient naissance dans une réalité commune, ni physique ni mentale.

En principe, le biologiste arrive à établir une relation causale entre structure et fonction ; toutefois il doit respecter le niveau d’organisation. Dans le domaine cognitif, Jean-Pierre Changeux[13] ne peut que rappeler les distinctions apportées par Kant dans la Critique de la raison pure : 1) d’abord, la sensibilité reçoit les impressions des organes des sens ; 2) ensuite, l’entendement procède à la synthèse des impressions sensibles ; 3) enfin, la raison génératrice des principes permet d’appliquer les concepts de l’entendement. À ces trois niveaux opérationnels correspondent trois niveaux constatés et retenus en neurophysiologie : 1) l’élaboration de représentations à partir des objets du monde extérieur ; 2) une première abstraction de ces représentations en concepts ; 3) l’organisation de ces concepts en abstractions d’unordre plus élevé.

D’une part, les « images » sont pour le physiologiste autant de preuves de la matérialité des représentations. On passera de l’image mémorisée au percept. Quant au concept, il est une image formalisée de l’objet, le « prototype de l’objet », un médiat indispensable du monde réel. Selon la formule de Damasio, dans L’Erreur de Descartes, entités et événements sont représentés selon des mécanismes intégrant des composants fragmentaires d’activité neuronale en motifs cohérents, reproduisant la structure interne de ces entités et événements, ainsi que leurs relations mutuelles. L’esprit ne peut se faire connaître sans une certaine incorporation.

D’autre part, si le béhaviorisme, fondé uniquement sur l’individualité organique, a pu exclure la conscience, le cognitivisme, au contraire, cherchant à dégager les processus neuropsychiques, ne peut s’en passer. Du point de vue des méthodes d’apprentissage les plus courantes, il a été dûment constaté qu’être conscient représente un atout supplémentaire : en fait, la référence à la conscience du sujet joue un rôle capital dans le développement individuel comme dans le développement social. De l’appareillage physiologique, biologique et neurologique, on est passé progressivement à une sensibilité cultivée et morale.