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Elle [la Révolution française] est une annonciation que n’épuise aucun événement.

François Furet

L’expérience passée laisse croire qu’un certain esprit zététique doit régner sur la Cité, à tout le moins chez certains de ses membres, pour que l’exercice de la philosophie politique soit possible. Il semble, si l’on considère le siècle précédent, que cet esprit a disparu, pour un temps, des sociétés démocratiques sous l’influence de puissantes convictions. Il aura fallu, pour que cette posture interrogative renaisse, qu’une certaine forme de résolution intellectuelle périsse, libérant ainsi l’espace de réflexion nécessaire à ce questionnement ancien. Ce n’est certes pas un hasard si le renouveau de cette discipline, notamment en France, a coïncidé avec le « dépérissement de l’idée révolutionnaire [1] ». Il a fallu que celle-ci quitte le ciel des idées, dont elle occupait le zénith, pour qu’une véritable discussion philosophique sur les fins de la Cité redevienne envisageable.

On ne saurait comprendre la nature de ce renouveau de la philosophie politique sans saisir les liens qui l’unissent au déclin de l’idée révolutionnaire. Il ne s’agit pas ici de prétendre qu’un tel déclin constitue à lui seul la cause de ce changement de « paradigme » dans le champ de la pensée politique, mais il faut admettre, ne serait-ce que de façon provisoire, à titre d’intuition directrice, qu’il doit bien y avoir quelque vérité dans cette coïncidence. Le relâchement de l’emprise exercée par l’idée de révolution sur les esprits constitue un fait majeur de l’histoire intellectuelle de la fin du xxe siècle. Cependant, bien que les divers moments de cette histoire soient connus, il n’est pas assuré que l’on soit parvenu à porter cette coïncidence historique à sa pleine clarté, que l’on ait déployé toute la vérité contenue dans l’intuition qui s’y rapporte. Je me suis assigné pour tâche de lever une part de cette obscurité entourant la renaissance de la philosophie politique en prenant pour point de départ l’idée politique de révolution. Du reste, j’entends montrer qu’une telle obscurité résiduelle recouvre non seulement les circonstances du renouveau de cette discipline, mais jette aussi ombrage sur la compréhension que nous pouvons avoir aujourd’hui de ses tâches présentes et futures.

Dans cette recherche d’une filiation possible entre le renouveau de la philosophie politique et le dépérissement de l’idée révolutionnaire, une oeuvre paraît incontournable, car elle se situe au point nodal de l’histoire qu’il s’agit de reconstituer. Je pense bien sûr à celle de François Furet. Il a personnifié l’esprit de la génération dont il est question, tant par ses préoccupations intellectuelles — la Révolution française, l’histoire de l’idéal communiste, Tocqueville — que par son influence auprès de ses élèves à l’École des hautes études en sciences sociales et à l’Université de Chicago. Lucien Jaume, pour ne citer que celui-là, a rappelé récemment que ce renversement de perspective s’est accompli, pour une part tout au moins, dans les séminaires qu’il a dirigés au début des années 1980 [2]. C’est donc tout naturellement vers cette oeuvre qu’il faut porter notre attention pour apprendre à mieux déchiffrer ce tournant de la pensée politique.

Toutefois, ce n’est pas dans un esprit de commémoration ni même d’érudition historique qu’il faut aborder les propositions faites par F. Furet pour envisager le problème qui nous occupe actuellement. Je me propose autrement de réfléchir au renouveau de la philosophie politique en prenant appui sur certaines intuitions laissées en friche par celui-ci. Aussi, dans les pages qui suivront, ne s’agira-t-il pas tant de considérer la pensée de F. Furet en elle-même que d’envisager son actualité, c’est-à-dire les questions qu’elle permet d’aborder dans son sillage. S’il est vrai, par exemple, que l’expérience historique du socialisme au xxe siècle a agi comme révélateur de la nature des révolutions modernes, j’entends montrer, dans la dernière partie de cette étude, comment l’interprétation de cette expérience peut devenir en retour un obstacle à la compréhension du phénomène révolutionnaire dans la forme qu’il adopte aujourd’hui. Qui plus est, il me semble qu’il appartient à la philosophie politique de chercher à comprendre en quels alliages l’idée révolutionnaire peut s’unir à l’engouement techniciste qui domine notre époque.

Ces remarques préliminaires une fois posées, une interrogation se présente naturellement que je qualifierais d’interrogation maîtresse puisqu’elle touche à l’objet principal de notre réflexion. La révolution, pour reprendre justement l’une des expressions favorites de F. Furet, est d’abord et avant tout une « aventure de la volonté [3] », et, pourrait-on même ajouter sans le trahir une aventure de la volonté des modernes. Dès lors que nous reconnaissons que le renouveau de la philosophie politique a coïncidé avec le dépérissement de l’idée révolutionnaire, cela signifie que ce renouveau a été rendu possible ou bien par la fin pure et simple d’une telle aventure, ou bien encore par la réorientation de la volonté à l’oeuvre dans la révolution. C’est vers cette alternative que nous devons porter notre attention. Car il ne suffit pas de constater que le renouveau de la philosophie politique, notamment en France, s’est accompli au moment précis où l’idée de révolution a décliné dans les imaginations, encore faut-il parvenir à savoir quelle idée de la révolution a alors atteint son crépuscule et dans quel firmament intellectuel.

L’idée politique de révolution

Pour parvenir à s’affirmer, la philosophie politique, telle que nous la connaissons aujourd’hui, a dû s’affranchir de l’influence de ce qu’il faut bien appeler la tradition révolutionnaire marxiste, bien que l’expression puisse paraître à certains quelque peu paradoxale. Le premier moment de ce renouveau se situe donc dans la critique de cette tradition. Voilà pourquoi il me paraît justifié de placer l’ouvrage de F. Furet, Penser la révolution, au commencement de ce renversement des perspectives. F. Furet y montre notamment comment les interprétations alors dominantes de la Révolution française sont pour ainsi dire dopées par les espoirs suscités par la Révolution d’octobre, de sorte que les historiens en sont venus à perdre de vue leur mission véritable, se transformant en acteurs politiques. S’il faut briser la fascination exercée par l’idée révolutionnaire pour penser autrement, cela signifie, dans le contexte français, qu’il faut tout à la fois briser l’immense illusion engendrée par la prise du pouvoir par les bolcheviks et, du même coup, écrire, une fois pour toutes, l’acte de décès de la Révolution française en reconnaissant notamment que l’événement a désormais épuisé toute sa puissance d’évocation originelle, qu’il ne désigne plus un avenir, mais constitue tout simplement un passé enfin révolu [4]. Si l’imagination révolutionnaire a pu subsister si longtemps en France, à l’encontre des leçons de l’expérience, dans le mépris des témoignages venus de l’Est, c’est qu’elle a pu puiser allégrement dans le bagage mémoriel de la nation pour se régénérer. Le renouveau de la philosophie politique française a donc une couleur particulière du fait que le dépérissement de l’idée révolutionnaire, à l’oeuvre dans l’ensemble des pays occidentaux, conduit ici à réévaluer la signification de cette dimension capitale de la mémoire nationale. Bien qu’il soit nécessaire de mentionner cet aspect particulier du problème, ce n’est pas là une avenue que j’explorerai davantage par la suite.

Notons d’abord que la notion de révolution dont il est question ici est une idée politique. La remarque peut sembler triviale à cette étape de l’investigation, mais son importance apparaîtra ultérieurement. Si l’idée de révolution, au xxe siècle, renvoie d’abord au projet de la révolution socialiste, on ne saurait oublier qu’elle fut en concurrence, dans l’imagination de l’époque, avec la révolution conservatrice d’abord, puis national-socialiste et fasciste par la suite. L’échec de ces autres révolutions de droite a conduit, dans les circonstances catastrophiques que l’on sait, à l’appropriation finale de l’idée par la gauche. Autrement dit, la guerre a fait en sorte que tout le capital symbolique associé à l’idéal révolutionnaire bascule entièrement au profit du socialisme et au désavantage du libéralisme désormais privé du ressort de l’utopie. Le dépérissement de l’idée révolutionnaire qui s’accomplit lors du renouveau de la philosophie politique est donc celui de la dernière figure de l’idée politique de révolution qui ait eu cours dans le siècle.

Il s’est agi alors du déclin de l’idée politique de révolution telle qu’elle a pris forme à l’intérieur de la tradition socialiste et sous l’ambition d’accomplir la Raison historique, notamment au moyen de la « dictature du prolétariat ». Si, en poursuivant l’intuition de F. Furet, nous concevons la révolution comme une aventure de la volonté, celle qui prend forme alors dans les imaginations, tout comme dans la réalité historique, s’est déployée sous l’influence d’une certaine conception de la raison, d’une raison qui trouve son élément naturel dans l’Histoire. L’aventure de la volonté qu’est la révolution doit alors être comprise comme la configuration prise par la volonté commune, que celle-ci soit le propre d’une classe, d’une nation ou d’une génération, sous l’influence d’une conception du monde qui s’estime fondée en raison. Ces remarques m’amènent à croire que le renouveau de la philosophie politique fut rendu possible par la faillite du projet visant à fonder une science de la société. On pourrait en outre affirmer, en inversant la formule, que le déclin de la philosophie politique durant le siècle a résulté de la résolution partagée par plusieurs générations d’éclipser les vieux savoirs au moyen d’une toute nouvelle science.

L’idée révolutionnaire, sur le dépérissement de laquelle je réfléchis, est donc l’expression privilégiée d’un projet de compréhension de la réalité humaine. Ce projet repose sur la conviction qu’il est possible d’établir une science de la nature de la société, tout comme il a été possible, en suivant les mêmes règles méthodologiques et les mêmes intuitions directrices, de construire une science de la nature des choses matérielles. En somme, une politique des hommes qui s’apparente à une physique des corps naturels. Or, si l’élément de la science de ces corps est la matière et son étendue, celui de cette politique appréhendée est l’histoire et sa durée. Et si la physique, la chimie et toutes ces sciences précises des phénomènes observables ont permis l’élaboration d’une industrie, la science des hommes, en portant à terme la compréhension de la société, doit produire d’elle-même les instruments nécessaires à sa transformation radicale, c’est-à-dire une technique révolutionnaire. Bien sûr, cette présentation en croisé, ce raccourci des plans, des intentions et des termes, ne constitue pas une démonstration [5]. Elle a toutefois l’avantage de faire voir que l’aventure de la volonté que représente toujours la révolution obéit, dans toutes ses formes, à la prétention de circonscrire au moyen d’une présumée science la totalité du monde humain. C’est du moins un caractère manifeste des révolutions du xxe siècle qui, au nom de sciences opposées, ont cherché à engendrer un homme radicalement nouveau. En cela, elles ont outrepassé l’horizon d’espérance des révolutions qui les ont précédées dans cet immense affairement des modernes dont le but est d’opérer une régénération complète de l’homme [6]. L’idée de révolution, plusieurs l’ont souligné, qui dépérit au moment du renouveau de la philosophie politique est donc née de la volonté des modernes de circonscrire le monde au moyen d’un savoir objectif et de s’en assurer ainsi la maîtrise, bien que le déclin de cette idée ne constitue aucunement, il faut insister sur ce point, le signe qu’une telle espérance soit disparue du même coup. Nous avons précisément toutes les raisons de croire qu’il n’en est rien, comme il en sera question par la suite.

Dans l’espace historique de la modernité, la philosophie politique fut et demeure en concurrence avec la nouvelle science de la politique en vue d’établir laquelle parviendra à imposer son autorité [7]. Ce conflit prend place au centre de la dynamique intellectuelle et spirituelle qui caractérisa le développement du projet moderne, bien que l’une soit peut-être plus que l’autre en accord avec l’esprit du temps. Il importe aussi de noter que cette nouvelle science de la politique, qui donnera naissance par la suite à l’idée révolutionnaire, a pris forme au sein même de la tradition de la philosophie politique héritée des âges classique et chrétien. Pierre Manent a montré que la lutte des idéaux nés de la rencontre de ces diverses « masses spirituelles », selon l’expression de Hegel, a conduit à l’élaboration du projet moderne qui consiste, pour une part tout au moins, dans l’affirmation d’une politique de l’individu [8].

S’il est vrai que le communisme a pu prétendre à une supériorité morale et intellectuelle en s’appuyant sur une science de la société prétendument plus exacte, il ne faut pas oublier qu’il fut toutefois en concurrence sur ce terrain avec les autres figures possibles du socialisme et du libéralisme. En effet, le libéralisme s’est imposé au moyen d’une comparable prétention relativement au discours politique des anciens et des chrétiens. Il a représenté, pour lui-même, une remarquable avancée en comparaison de ces politiques antérieures en se réclamant d’une appréciation plus juste, c’est-à-dire plus objective, des passions humaines fondamentales. La doctrine libérale ne fait que rendre explicite la nature du gouvernement approprié à la logique naturelle des intérêts individuels. En dévoilant ceux-ci au regard de tous, la peur de la mort ou de la souffrance par exemple, les premiers penseurs libéraux montrent du même coup sur quelles bases se construit la société et indiquent quel gouvernement devrait prendre place en surplomb, quelle autorité devrait la représenter. Tout le problème de la représentation, si central dans les discussions d’alors et d’aujourd’hui, se trouve là. C’est pour ainsi dire un lieu commun de la tradition libérale que le meilleur gouvernement est, en somme, celui qui s’accorde le plus fidèlement à l’état de la société concernée à un moment donné de son devenir historique [9]. C’est en s’appuyant sur cette science des intérêts que le libéralisme a pu prétendre en son temps constituer une révolution politique et intellectuelle. D’une certaine façon, le socialisme scientifique n’a fait que prolonger le mouvement engagé dans la précédente bataille en affirmant parvenir à une description plus juste de la société « réelle ». La sociologie, en tant que science de l’objet social, s’est constituée en parallèle, si ce n’est en symbiose, avec le déploiement des revendications propres au mouvement libéral. L’idée révolutionnaire apparaît donc comme l’expression finale du dépassement successif de ces savoirs concurrents et de leurs conséquences sur la pratique de ce qu’il faut bien appeler, au terme de cette analyse, une technique de la politique [10]. Dans le contexte de cette surenchère dans la prétention à savoir le tout de l’homme, il était pour ainsi dire prévisible que cette technique de la politique prenne la forme d’une pratique de la révolution. Les écrits des professionnels de la révolution représentent un condensé exact de ces prétentions qui semblaient alors si nouvelles et surtout si prometteuses, justifiant de ce fait toutes les aventures possibles. Ce que F. Furet a qualifié d’« illusion fondamentale », en parlant de l’histoire politique du xxe siècle, s’inscrit dans le cadre de ce développement spirituel et intellectuel trop rapidement esquissé [11].

Dans la longue et parfois difficile histoire de ces prétentions successives à la maîtrise du politique, le xxe siècle aura occupé une place bien particulière. En effet, il fallut attendre le siècle précédent pour voir l’enthousiasme engendré par l’illusion révolutionnaire être porté si haut, et pour ensuite engendrer, presque du même souffle, un désarroi d’une profondeur insoupçonnée chez les nations qu’elle aura touchées. Ce n’est sans doute pas un hasard si les deux grandes tentatives révolutionnaires du siècle se sont terminées dans la catastrophe faisant en sorte, comme l’écrit F. Furet, que « comme les Allemands avant eux, les Russes sont ce deuxième grand peuple européen incapable de donner un sens à son xxe siècle, et par là incertain de tout son passé [12] ». Ce n’est pas la guerre pourtant qui a conduit à l’affaissement de l’imagination révolutionnaire, bien au contraire, puisque celle-ci a trouvé à se nourrir, à se grandir, sous l’impulsion d’abord de la Grande Guerre, tant à gauche qu’à droite, et ensuite tout au profit de l’idéal socialiste à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. C’est d’ailleurs ainsi que F. Furet s’explique cette seconde vie de l’illusion communiste dans le siècle qui constitue le mystère qu’il a tenté d’explorer.

Comme chacun le sait aujourd’hui, il aura fallu que l’on apprenne à quel excès a conduit la réalisation effective de ce genre de politique dans l’histoire — pensons bien sûr aux récits de Soljenitsyne, mais aussi aux témoignages de Boris Souvarine, de Victor Serge et de combien d’autres — pour que graduellement se ternisse l’attrait spécifique de l’idéal révolutionnaire. À la suite de ces innombrables expériences désastreuses, sous la mémoire de toutes ces souffrances accumulées, un doute envers de telles prétentions à connaître la totalité du phénomène humain et à s’assurer de sa maîtrise a pu prendre place dans la conscience commune, tant à l’Est qu’à l’Ouest. En somme, devant tous ces témoignages rassemblés, graduellement, mais inéluctablement, l’illusion révolutionnaire a commencé à se dissiper, laissant place à un plus grand scepticisme quant à ce qu’il est possible d’attendre de la politique. Il ne fait aucun doute que la victoire du libéralisme et le renouveau de la philosophie politique qui l’accompagne sont le fruit d’une défiance grandissante à l’égard de toute cette science présumée de la société. Du reste, nul ne croit plus aujourd’hui que l’État soit l’instrument privilégié qui permettra un jour la naissance d’un homme foncièrement nouveau.

Cette évolution de la pensée politique, qui culmine en une suspicion grandissante devant ce que nous pourrions appeler les aventures de la science du politique, correspond à un changement de perspective sur la réalité humaine. De manière générale, l’élaboration d’une science qui se veut non seulement raisonnable mais encore rationnelle nécessite une mise à distance de l’objet interrogé. Dès lors qu’il s’est agi de créer un savoir objectif des passions et des intérêts humains qui forment la trame de l’existence sociale, il a bien fallu que tous ces penseurs adoptent le regard lointain de la Providence et jugent du destin des peuples juchés sur quelque surplomb imaginaire. Il a fallu penser le politique par le haut, par le très haut, tracer le planisphère du monde social et cartographier tous les rapports de forces qui font l’Histoire. Si l’aventure révolutionnaire — les aventures, devrais-je dire — a été rendue possible, c’est que la griserie que suscitent ces hauteurs de l’imagination a permis d’échafauder des plans, dès la Première Guerre mondiale, de guerres et de politiques qui outrepassaient les limites établies par les droits et les usages. Le retour de la philosophie politique signifie d’abord qu’il n’est plus assuré, aux yeux des intellectuels eux-mêmes, qui ont pourtant grandement profité de ces emportements successifs, que la raison humaine est destinée à vivre sur de tels sommets. C’est pourquoi d’ailleurs la discussion sur les fins de la Cité est redevenue possible, prenant la forme d’un sujet de débat plutôt que d’un objet de science. Voilà aussi qui permet d’expliquer que cette renaissance de la philosophie politique a contribué, à sa manière, à la réhabilitation de la figure du citoyen au détriment de celle de l’expert, du moins était-ce là son projet.

Le livre de F. Furet qui traite de ces questions, Le Passé d’une illusion, est né d’un étonnement. En effet, tout au long de l’ouvrage, F. Furet a tenté d’expliquer la formidable persistance de l’illusion révolutionnaire à l’encontre de l’expérience du siècle. En abordant ce grand sujet, il renouait avec ses plus anciennes interrogations. Déjà, dans ses travaux antérieurs sur la Révolution française, il s’était interrogé sur le fait que les acteurs de la Révolution française ont tenté, sans y réussir, de mettre fin à la révolution : « L’idée française de révolution, écrit-il, passe d’une phase à l’autre de l’histoire révolutionnaire, en quête d’un accomplissement qu’elle n’atteint jamais [13]. » Il s’est donné pour tâche de suivre à la trace les diverses métamorphoses de l’idéal révolutionnaire, à travers tout le xixe siècle, dans les circonstances qui ont marqué l’histoire de France, mais aussi celle des autres peuples de l’Europe [14]. Il y a donc chez F. Furet une préoccupation récurrente quant à la difficulté à fixer les bornes de l’influence exercée par l’idée révolutionnaire. Cette difficulté constitue un objet de réflexion privilégié pour l’historien, car elle contient, pour une part tout au moins, le secret de la dynamique des sociétés modernes. L’intuition maîtresse de F. Furet, dont il s’agit ici d’expliciter le sens, consiste à reconnaître que cette difficulté cardinale tient au fait que les idées et les passions révolutionnaires ont le singulier pouvoir de se renouveler et de se reproduire en des lieux et sous des visages imprévisibles.

De l’esprit de révolution

Le renouveau de la philosophie politique qui m’intéresse aujourd’hui a pris forme à la fin d’une époque que certains n’ont pas hésité à qualifier de « fin de l’histoire ». Il s’est agi, au moyen de cette expression, de rendre compte de la victoire apparemment définitive de la démocratie libérale sur ses concurrents ainsi que du climat spirituel et moral suscité par une telle conquête. Selon ces analyses bien connues, les luttes ouvertes par la Révolution française en vue de définir la forme politique appropriée à l’esprit moderne seraient achevées. Nous serions, pour reprendre les mots de Constant, parvenus à établir la cadre politique qui convient à notre désir de liberté. Dès lors, l’effondrement des régimes communistes marquerait la clôture définitive de l’ère des révolutions. Sans doute est-il vrai qu’à de rares exceptions, nul parmi nous ne se réclame désormais de la révolution. Le mot lui-même, qui a connu pourtant une fortune si extraordinaire, est pour ainsi dire désormais absent du langage de la politique. Une telle lecture de l’histoire récente conduit à penser que l’esprit de révolution qui a animé l’histoire des modernes aurait disparu, leur permettant de se réconcilier avec eux-mêmes dès lors que toute révolte paraît non seulement inutile, mais davantage insensée. Il convient cependant de se demander si cette description répond à la disposition effective des volontés dans les sociétés démocratiques. Est-il vrai, en somme, que le dépérissement de l’idée politique de révolution a entraîné avec lui tout esprit de révolution ? La question demande à être clarifiée pour être comprise.

Si l’on examine les événements qui ont marqué l’histoire depuis la chute du mur de Berlin, il faut savoir reconnaître que cette victoire présumée du libéralisme n’a pas conduit à la réconciliation annoncée. D’abord, la situation internationale et le terrorisme ont montré quelles résistances — notamment au nom de la religion — rencontre le projet d’une expansion universelle de la démocratie libérale telle qu’elle a été conçue et instituée en Occident. D’autre part, les mouvements d’opposition à la mondialisation, que ce soit à Seattle, à Québec ou ailleurs, ont permis de constater que le projet libéral, à tout le moins sous certaines de ses formes, n’est pas sans susciter, de l’intérieur même des démocraties, de fortes contestations, que ce soit au nom de l’écologie, d’une certaine conception de la justice sociale ou encore d’un refus de l’uniformité culturelle. Toutes ces figures de la révolte, qu’on ne peut considérer simplement comme marginales, voire résiduelles, semblent bien au contraire se révéler récurrentes et constituer une part irréductible du paysage politique. La victoire du libéralisme, bien qu’elle soit réelle puisqu’aucun projet politique ne possède la force et la légitimité requises pour menacer son règne, n’a pas conduit au déclin de l’esprit de révolte. Bien au contraire, un tel esprit semble bien vivant, notamment sous la forme de la mouvance anarchiste, alors même que l’idée politique de révolution a disparu des imaginations. Voilà pourquoi il faut envisager ces phénomènes politiques comme étant des réalités indépendantes. Disons, pour ramasser l’idée, que l’esprit de révolte subsiste parmi nous, bien qu’il soit privé de l’une de ses dimensions du fait qu’il ne peut s’appuyer sur aucune utopie politique qui paraisse légitime à un regroupement significatif de citoyens.

S’il est vrai que la victoire du libéralisme ne conduit pas à un apaisement général des passions politiques, que ce soit à l’extérieur ou à l’intérieur des sociétés démocratiques, c’est que l’esprit moderne ne parvient pas dans ce contexte à une pleine et entière réconciliation. Plus encore, cela suggère que la volonté des modernes, en raison de sa configuration spécifique, se déploie dans d’innombrables tensions. F. Furet a tenté, à sa façon, de formuler ce dilemme inhérent au vouloir des modernes. Si le moderne est amoureux de lui-même, au point de procéder à une disqualification systématique de tous les héritages, tombant parfois dans la plus grande ingratitude, il est aussi, de toutes les figures historiques, celle qui porte le plus loin la détestation de soi-même. Cet aspect crucial de la psychologie des modernes porte un nom : « la détestation du bourgeois [15] ». Dans l’univers marxiste, le bourgeois est d’abord et avant tout le spoliateur. Il est défini principalement par ses attributs économiques. Les descriptions qu’en fait F. Furet, bien qu’elles ne négligent jamais cet aspect des choses, pointent dans une autre direction et révèlent l’existence, derrière l’agent économique, d’une figure morale. Or, l’examen de cette figure morale montre au grand jour le caractère contradictoire de l’univers qui naît de la rencontre de toutes ces passions qui agitent la conscience moderne. Voilà pourquoi F. Furet peut affirmer que « la bourgeoisie est l’autre nom de la société moderne [16] ». La victoire présumée du libéralisme, si elle signifie la disparition des alternatives politiques, ne constitue pas toutefois une pacification du moderne puisque les passions et les idées qui l’animent le laissent insatisfait, d’abord devant l’état du monde et, ensuite, devant sa situation personnelle, à moins qu’il ne faille renverser l’ordre de ces déceptions.

Si les choses se présentent ainsi, c’est que le projet bourgeois, qui est aussi celui d’une société à la mesure de l’individu, ne peut jamais parvenir à un équilibre parfaitement satisfaisant pour tous, voire pour une majorité de citoyens. En effet, le bourgeois, qui aspire au confort par la maîtrise la plus étendue de son univers matériel, ne peut accomplir sa volonté qu’en s’appropriant la richesse, c’est-à-dire en engendrant de son propre mouvement une inégalité économique. Le paradoxe qui s’ensuit tient au fait que le bourgeois fut l’acteur historique d’une révolution fondée précisément sur l’égalité. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle sa prétention au gouvernement de la société qu’il a engendrée paraît chaque fois si discutable. On retrouve ici le motif originel de la détestation du bourgeois qui est la mauvaise foi. Le bourgeois demeure le protagoniste d’une perpétuelle trahison, car il ne peut s’accomplir qu’en niant les principes dont il se réclame et qui ont permis son accession au pouvoir. Cela F. Furet l’a montré avec brio.

Toutefois, derrière la déception qu’engendrent les réussites du bourgeois, disons autrement la victoire du libéralisme, il faut aussi savoir reconnaître une autre lutte de la conscience moderne avec elle-même. Il serait trop long de montrer que le projet moderne, c’est-à-dire l’intention directrice de notre temps, tient à un refus de la souffrance, ou plus exactement encore à un refus de toutes ces limites attribuées à la Providence, à la Nature ou à l’Histoire. Il s’est agi, en somme, de libérer les hommes de l’arbitraire, quelle qu’en soit l’origine, de manière à faire reculer tous ces impossibles qui font obstacle au bonheur humain. Or, la réalisation d’une telle aspiration universelle, une fois délivrée des résistances nourries par le christianisme et l’humanisme classique, n’a pu que susciter des espérances politiques pour ainsi dire tout aussi infinies. Nul doute qu’une part importante de la fascination inhérente à l’idée révolutionnaire provient du fait qu’elle a pris en charge ce lot d’espérances, ce désir proprement révolutionnaire d’abolition des limites propres à la condition humaine. En revanche, le libéralisme, sous la figure du bourgeois, n’a jamais su répondre à cette impérieuse résolution, c’est pourquoi il laisse un si grand nombre de modernes insatisfaits, d’une insatisfaction qui peut, selon les circonstances, prendre la forme d’un mépris souverain de ses réalisations — la richesse, le confort et la sécurité publique — ou encore d’une critique acerbe de ses conquêtes — les droits de l’homme, la liberté économique et la représentation populaire. La promesse d’un monde voué à la promotion d’un commerce universel et à la défense des intérêts individuels ne semble jamais être à la hauteur de ces aspirations ; elle paraît toujours se situer en dessous de ce qui fut annoncé, voire proclamé, par les premiers prophètes de la politique moderne.

Ces quelques remarques, trop générales à nouveau, permettent néanmoins d’approfondir le sujet de ma réflexion. En effet, elles offrent un aperçu différent du contexte dans lequel le renouveau de la philosophie politique s’est accompli. S’il est vrai que ce renouveau a pris place au moment du dépérissement de l’idée politique de révolution, on ne saurait dire, par contre, qu’il résulte d’un effacement de l’esprit de révolte. Il faut être précis sur ce sujet décisif : la philosophie politique a acquis une actualité renouvelée au moment précis où l’esprit de révolte s’est dissocié de l’idée politique de révolution. C’est au sein et au moyen de cette séparation que la philosophie politique a reçu une nouvelle impulsion. Au sein de celle-ci puisque comme nous l’avons vu, le déclin de l’idée révolutionnaire a permis à la philosophie de s’affirmer à l’encontre d’un autre savoir de la société. Au moyen de celle-ci, car alors la philosophie a pu rapatrier certains aspects négligés de l’esprit de révolte à son propre profit, faisant de la démocratie libérale son objet spécifique, objet de satisfaction sans doute — c’est ce qu’a montré tout le travail sur le droit politique —, mais aussi objet d’inquiétudes. Autrement dit, la philosophie politique, s’abreuvant à son tour à la longue tradition de détestation du bourgeois, qui passe par Rousseau et par Nietzsche, pour ne citer que ceux-là, a pu se reconstituer en paraissant se renouveler dès lors qu’elle fut délivrée des impasses propres à la tradition révolutionnaire.

L’hypothèse que je tente de formuler consiste à soutenir qu’au moment où l’esprit de révolte s’est dissocié de l’idée politique de révolution, certains éléments du procès ancien de la bourgeoisie, c’est-à-dire de la société libérale, que d’autres qualifieront bientôt d’individualiste, ont pu être remis en service sous un nouveau langage. Cette hypothèse a le mérite d’expliquer la faveur extraordinaire dont a joui Tocqueville dans cette recomposition de la philosophie politique, puisque personne n’a pu incarner mieux que lui cette amitié inquiète, ou mieux encore cette inquiétude amicale, qui semble constituer le fond commun de la réflexion politique de toute une génération d’intellectuels, notamment en France. J’irais même jusqu’à prétendre, pour terminer sur cet aspect des choses, que le renouveau de la philosophie politique s’est établi, pour une part importante, sur la base d’une conversion de l’esprit de révolte, conversion qui a permis la création d’une nouvelle posture critique. Nul doute, par exemple, que F. Furet, qui était un ami de la démocratie libérale, partageait de semblables inquiétudes devant l’évolution des sociétés démocratiques, notamment sous l’influence et la gouverne de l’Amérique. Bien sûr, de telles inquiétudes, disons existentielles, n’ont pas conduit à une remise en question de l’ordre actuel des choses, bien qu’elles n’aient pas non plus signifié une acceptation inconditionnelle. Je crois qu’une telle ambivalence fut et demeure aujourd’hui partagée par plusieurs acteurs de ce renouveau de la philosophie politique. Pour ceux-ci, une telle réserve — est-il besoin de le préciser ? — ne constitue aucunement un désaveu du projet libéral, mais représente plutôt une nécessaire vigilance devant son déploiement dans l’histoire.

Le principal héritage que nous a laissé F. Furet se situe toutefois ailleurs et tient davantage à une autre intuition quant à la nature même de l’esprit de révolution. Il a montré, tout au long de ses recherches, une sensibilité exceptionnelle au fait que l’imaginaire révolutionnaire présente une formidable plasticité. J’entends par là que les passions et les idées qui permettent à la volonté de prendre part aux diverses aventures que constituent chaque fois les révolutions ont la capacité de se prolonger dans l’histoire en ayant l’air chaque fois de se renouveler, de sorte qu’elles semblent douées d’une permanence remarquable alors même qu’elles changent de visage selon les générations. C’est pourquoi, rappelons-le, F. Furet a tant insisté sur la difficulté qu’il peut y avoir à fixer les bornes de la révolution. La question s’est d’abord posée à propos de la dynamique propre de la Révolution française, puisqu’il faut bien déterminer quand commence l’événement et quand il se termine. Faut-il choisir la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ou encore la mort de Robespierre, enfin ne serait-il pas préférable de prendre le 18-Brumaire ? La question semble toujours demeurer ouverte, ne demandant qu’à être reconsidérée à chaque génération. C’est en suivant cette intuition que F. Furet a montré comment l’idée de révolution traverse tout le xixe siècle français [17]. De plus, ce qui l’a intéressé par la suite, dans son grand essai, c’est de voir comment les mêmes passions et les mêmes idées se renouvellent dans la prise du pouvoir par les communistes et acquièrent ainsi une nouvelle vie [18]. C’est de cette manière qu’il en est venu à penser progressivement qu’une même sensibilité fondamentale arrimait ces divers moments de l’histoire née de la Révolution française. Tout cela lui a permis de décrire une histoire intellectuelle, voire morale, qui fait ressortir tout autant l’unité que la diversité des phénomènes résultant de la volonté d’accomplir pleinement l’idéal démocratique.

Le travail d’exploration de la tradition révolutionnaire moderne auquel s’est appliqué F. Furet permet donc de dégager un principe d’unité au sein de l’espace historique qui nous sépare du moment d’origine que constitue, à ses yeux, la Révolution française. Toutefois, ce travail d’exploration, s’il a permis d’élucider notre passé commun et d’interpréter autrement le présent, parvient à sa limite dès lors qu’il s’agit de penser l’avenir qui se présente déjà devant nous. Autrement dit, l’intuition directrice de F. Furet, à savoir que la passion révolutionnaire est douée d’une plasticité pour ainsi dire illimitée, ouvre devant nous un champ d’interrogations qu’il n’a pas exploré, bien qu’il ne soit pas sans en avoir aperçu la possibilité comme le confirme l’extrait suivant : « L’utopie d’un homme nouveau est antérieure au communisme soviétique, et elle lui survivra sous d’autres formes — débarrassée, par exemple, du messianisme “ouvrier” [19]. » Que je sache, F. Furet n’a pas indiqué — peut-être le temps lui a-t-il manqué — quelle pourrait être cette autre forme de la passion révolutionnaire.

J’ai tenté ailleurs de montrer qu’il nous est possible d’entrevoir vers quel nouveau continent d’espérances l’esprit de révolution a migré aujourd’hui [20]. Plus exactement encore, il s’est agi de voir quelle forme de l’esprit de révolution a pu reprendre du service dans l’espace de sensibilité déserté par l’idée politique de révolution. La prise en charge de cette éventualité, comme j’entends le montrer par la suite, permet d’évaluer autrement la tâche qu’il convient désormais d’assigner à la philosophie politique. Si l’on veut juger de la question dans une juste perspective, on doit alors envisager que le renouveau de la philosophie politique, contrairement à certaines opinions reçues, n’ait pas correspondu à la disparition de l’esprit de révolution, mais qu’il ait plutôt accompagné l’une de ses métamorphoses historiques. S’il est vrai que l’État n’est plus perçu comme le moyen privilégié pour engendrer un homme nouveau, s’il est vrai aussi que la philosophie n’a plus pour tâche de justifier la transformation radicale de la condition humaine, il n’est pas dit cependant que de tels projets aient disparu de toutes les imaginations.

La révolution technique

J’ai noté, en premier lieu, le fait que le renouveau de la philosophie politique a coïncidé avec le dépérissement de l’idée révolutionnaire. Ce dépérissement est lui-même apparu ensuite comme étant en vérité, non pas, comme on pourrait le croire, un dépérissement de l’esprit de révolte qu’engendre le déploiement de la modernité, mais bien plutôt comme la conséquence d’une dissociation de cet esprit et de l’utopie politique fondée sur la Raison historique. Au terme de ces analyses, il paraît justifié d’affirmer que le renouveau de la philosophie politique a pris forme grâce à ce contexte spécifique, ce qui signifie qu’elle a pu se développer en raison de la vacance d’espérance engendrée par le déclin de l’utopie politique et, davantage, qu’elle a pu s’incorporer ainsi une part importante de l’énergie propre à l’esprit de révolte. Cette interprétation, on l’aura compris, repose sur une certaine lecture de l’esprit de révolte et de ses rapports à la volonté révolutionnaire. Pour le dire simplement, la seconde apparaît chaque fois que le premier trouve à s’amalgamer à une utopie, c’est-à-dire à une représentation de l’avenir collectif fondée sur un savoir qui se veut rationnel.

Afin d’évaluer maintenant quelle est la situation de la philosophie politique aujourd’hui, on doit se demander s’il peut encore exister parmi nous une forme ou l’autre de volonté proprement révolutionnaire. La question est capitale, car, à défaut d’y répondre, il serait aisé de se méprendre non seulement sur les origines du renouveau de la philosophie politique, qui demeure mon objet, mais aussi sur le présent et l’avenir de cette discipline, puisqu’il se peut finalement que le renouveau en question soit l’expression non pas d’un déclin de l’esprit de révolution, mais bien plutôt de l’une de ses mutations historiques.

La seconde hypothèse que je désire avancer maintenant consiste à soutenir que l’époque présente, bien qu’elle ait chassé le mot de son vocabulaire, possède un caractère révolutionnaire. J’irais même jusqu’à prétendre qu’en vérité, l’époque actuelle est plus révolutionnaire, dans sa « vérité effective », que celles qui l’ont précédée et qui pourtant se réclamaient en toute chose de l’idée. Ce paradoxe apparent se dissipe dès lors que l’on considère l’aspect nouveau que prend aujourd’hui la volonté de révolution. Toutefois, pour parvenir à envisager une telle nouveauté, il faut se départir du sens trop étroit que l’on accorde généralement à la notion de révolution, ne voyant en elle que le renversement d’un régime politique au moyen de la violence. Il faut lui accorder un surplus de signification et utiliser le terme à la façon de Tocqueville, lorsqu’il tente de penser la nature de la « révolution démocratique ». En cet autre sens, la révolution peut être définie comme étant la résultante de ce travail de la société sur elle-même dont la finalité essentielle est l’accession de l’homme à l’illimité.

Tout observateur attentif de l’époque aura constaté que les temps présents se caractérisent par l’omniprésence des avancées techniques. Les conséquences des progrès conjugué de la science et de la technologie sont devenues l’objet d’un incessant débat public. À cela s’ajoute le fait qu’au moment où l’intérêt pour la politique a décliné, la fascination pour les choses techniques n’a fait que croître. Ce déplacement de l’intérêt général mérite attention, car il montre vers quel théâtre nos espoirs se sont déplacés. N’est-il pas remarquable que nous assistions à un renouveau de ce que l’on appelait autrefois le « scientisme », c’est-à-dire la tentation de résoudre l’ensemble des problèmes humains, notamment ceux réservés autrefois à la religion et à la philosophie, par un recours constant à la science et à la technique. Le livre récent de Steven Pinker, The Blank Slate [21], devrait suffire à illustrer ce dont il est question. Il est vrai que ce mouvement de l’opinion est davantage perceptible, pour l’heure, dans le monde anglo-saxon, bien qu’il soit possible d’en apercevoir les effets ailleurs.

Le retour du scientisme auquel nous assistons aujourd’hui coïncide avec la renaissance parmi nous d’une forme ancienne de l’idée de révolution. Voilà pourquoi il est si important d’être attentif à ce fait, car il se pourrait qu’aujourd’hui s’accomplisse un travail à la fois symétrique et antagonique à celui qui a permis le renouveau de la philosophie politique, donc un travail qui pourrait avoir pour conséquence à terme de refermer la parenthèse qui a permis l’éclosion de ce type de questionnement. En effet, nous avons noté que l’esprit de révolte reste présent parmi nous. Il m’a semblé aussi que les dernières décennies ont été caractérisées par le fait que cet esprit s’est trouvé orphelin parce qu’il n’a pu se lier à un savoir qui puisse fonder une utopie commune. S’il advenait que l’esprit de révolte s’adjoigne à nouveau une utopie, nous pourrions alors assister au renouveau de la passion révolutionnaire et, par conséquent, à un déclin éventuel de l’esprit philosophique qui nous est si cher. J’estime, pour ma part, que telle semble être la situation qui se profile devant nous. Le nouvel esprit de révolution semble s’amalgamer à merveille avec les penchants qui prédominent dans nos démocraties. Voilà pourquoi il y a fort à parier que cette révolution par la technique puisse profiter de l’aspect bourgeois et démocratique de nos moeurs, c’est-à-dire essentiellement individualistes et égalitaires. Le retour du scientisme dans le discours public, que ce soit sous la forme d’un naturalisme renouvelé ou d’une religiosité futuriste, témoigne donc de l’apparition dans notre paysage intellectuel d’une forme nouvelle de l’idée de révolution, c’est-à-dire de l’idée technique de révolution.

L’idée technique de révolution, à la différence de l’idée politique qui a été considérée jusqu’ici, repose elle aussi sur l’élaboration d’un savoir rationnel. Elle est l’expression pratique, voire bientôt politique, de ce que nous pourrions nommer une science de la nature de l’homme. La science marxiste pouvait prétendre à une compréhension complète du phénomène humain par la saisie du mouvement de l’histoire, la nouvelle science qui prend forme autour de nous entend expliquer celui-ci au moyen d’une compréhension achevée du mouvement de la vie [22]. Ce nouveau savoir, qui, on l’aura compris, n’est qu’une formulation nouvelle d’une ancienne prétention des modernes, a son élément dans ce que nous pourrions appeler l’aspect naturel de l’homme, considérant exclusivement celui-ci comme un vivant parmi les vivants. Nul doute qu’une telle science naturelle de l’homme contient à son tour la promesse d’une maîtrise accrue des affaires humaines. Voilà pourquoi son projet peut être caractérisé comme étant non plus une technique de la société s’exerçant sur un corps historique, mais bien une technique du vivant humain s’appliquant aux corps naturels [23]. La passion révolutionnaire qui prend forme aujourd’hui est sans doute d’une autre nature, puisqu’elle se nourrit d’une autre utopie, mais son ambition finale n’en est pas moins grande puisqu’elle promet à son tour la venue d’une humanité nouvelle en remplacement de ce qu’on pourrait appeler la vieille humanité [24].

Si l’on désire comprendre la signification véritable du renouveau de la philosophie politique, que ce soit en France ou ailleurs, il faut donc resituer celui-ci dans l’histoire fluctuante et incertaine de ces passions révolutionnaires. Pour résumer mon propos en une seule formule, je dirais ceci : la philosophie politique, qui est un questionnement ancien, n’est redevenue possible que dans l’intermède d’incertitude créé par la migration de l’esprit de révolution du champ de l’Histoire à celui de la Nature. Dès lors que cette migration sera achevée, il se pourrait alors que l’attention inquiète qui permet ce genre si particulier de pensée se dissipe à nouveau.

Conclusion : quelques remarques sur la tâche de la philosophie politique aujourd’hui

Si l’époque du renouveau de la philosophie politique a coïncidé avec le dépérissement de l’esprit de révolution politique, peut-être faut-il envisager que le déclin éventuel de cette discipline correspondra cette fois à la renaissance de l’esprit de révolution technique. Or, ce rapprochement a quelque sens, une telle éventualité, que nous ne souhaitons pas bien sûr, ne saurait être évitée qu’en prenant conscience dès maintenant de ce renversement de l’horizon intellectuel et moral. Il se pourrait, en somme, que la situation de la philosophie politique s’apparente à une parenthèse plutôt qu’à un rétablissement final. Tel est du moins ce que j’ai cherché à suggérer par ces quelques remarques sur les circonstances qui ont prévalu lors du renouveau de la philosophie politique en France. Pour éviter un nouveau retrait de la philosophie politique, il nous faudrait prendre la mesure exacte du présent, une tâche bien sûr toujours inachevée. Je crois toutefois qu’il faut signaler deux traits essentiels de la philosophie politique actuelle qui ne contribuent pas à une telle prise de conscience, ou, plus exactement, qui lui font obstacle.

D’abord, il faut considérer le fait que la philosophie politique, dès lors que la perspective d’une révolution socialiste s’est amoindrie, s’est consacrée principalement à la justification théorique de la démocratie libérale. C’est pourquoi, dans son segment principal, elle est devenue essentiellement une philosophie du droit politique, sous l’influence prépondérante de John Rawls et de Jürgen Habermas. Nul besoin d’expliquer les raisons d’un tel penchant, puisque la philosophie politique, du fait qu’elle est une philosophie publique, doit assumer son rôle et offrir des solutions aux problèmes que rencontre la société. Devant les difficultés soulevées par le pluralisme grandissant de nos démocraties il a bien fallu que la philosophie, non seulement légitime l’ordre général dans lequel se déploient nos sociétés, mais aussi désigne les avenues de son perfectionnement. Je ne conteste pas le bien-fondé de cette entreprise salutaire. Je veux simplement faire remarquer qu’un tel travail de la pensée politique nous prépare mal à concevoir les défis mentionnés. Une telle réflexion, centrée sur les droits et sur les consensus qui les fondent, ne permet pas d’apercevoir la dynamique générale que j’ai tenté d’esquisser précédemment. Pour reprendre une autre formule de Tocqueville qui se trouve à la fin de son grand ouvrage, la démocratie, disons la modernité, produit d’elle-même des avantages et des périls divers et différents ; et parmi ces périls, certains sont plus dangereux que d’autres parce qu’ils sont plus imprévus [25]. Il me semble, à ce compte, que les complications que peut engendrer une renaissance indisciplinée de l’esprit de révolution sous le projet d’une maîtrise technique illimitée du vivant et des choses ne sont pas, et ne peuvent être, correctement envisagées dans le cadre d’une philosophie du droit politique. Bien au contraire, puisque ceux qui pratiquent cette approche ont tendance à réduire la politique à l’exercice d’une procédure et la société à une organisation, ce qui ne peut que contribuer à dissimuler les progrès formidables de l’attitude technicienne dans l’ensemble du champ humain. Pour envisager autrement la chose, il faut réfléchir à nouveaux frais aux liens qui unissent les questions de l’éducation et de la politique dans un contexte dominé par la fascination technique. En ce sens, reconnaissons le mérite de Peter Sloterdijk qui a su poser, si ce n’est le meilleur diagnostic, à tout le moins la bonne question au bon moment [26].

Il existe un second embarras inhérent à la configuration propre de la philosophie politique contemporaine. Celui-ci tient aux circonstances, mentionnées précédemment, de sa renaissance. En effet, ce renouveau s’est accompli dans le dernier droit de ce que l’on désigne parfois, selon la formule d’Eric Hobsbawm, le court xxe siècle, marquant par là le fait que l’expérience historique ouverte par la Grande Guerre ne s’est réellement terminée qu’avec la chute du communisme européen. La philosophie politique, notamment sous la forme qu’elle a prise en France, a donc été fortement imprégnée par l’esprit de ce siècle si étonnant et si déroutant à la fois. La chose est naturelle, puisque chacun doit penser son temps propre, et nécessaire, compte tenu de la gravité des événements. Mais, nous devons maintenant nous demander si ces expériences historiques, en raison du poids qu’elles exercent sur la mémoire, ne cachent pas certaines continuités à l’oeuvre dans notre destinée. De sorte qu’une attention exclusive portée aux événements de cette époque peut dissimuler la nouveauté effective de notre situation présente. Il n’est pas évident que l’expérience révolutionnaire qui a eu cours durant ce siècle permet d’appréhender dans toute son étendue et sa diversité la passion révolutionnaire des modernes, notamment sous la forme qu’elle peut prendre dans le projet technique et industriel. À cet égard, une histoire morale et intellectuelle du siècle précédent, soit le xixe siècle, paraît autrement plus éclairante pour penser notre présent. Un examen plus attentif des décennies qui ont précédé la Première Guerre mondiale permettrait de constater comment le plus grand libéralisme économique a pu s’unir si naturellement aux utopies technicistes et naturalistes les plus effrénées. La philosophie politique actuelle en s’alliant de manière inconditionnelle au libéralisme, dans son combat contre le totalitarisme, ne semble pas préparée à reconnaître toutes les alliances qui peuvent se tisser entre certaines interprétations du libéralisme et ce que j’ai qualifié d’esprit technique de révolution [27]. Sous ces nouveaux visages, imprévus et changeants, il n’est pas certain que ceux qui demeurent amis de la philosophie savent reconnaître leurs ennemis anciens et nouveaux. Voilà pourquoi, si nous désirons parvenir à penser le siècle qui s’annonce, il faut nous distancier, voire nous délivrer, de la compréhension du phénomène révolutionnaire qui a permis la saisie du xxe siècle dans son mouvement propre et envisager qu’il puisse acquérir un aspect qui échappe à l’emprise des catégories établies à ce jour. C’est en ce sens, me semble-t-il, que l’héritage laissé par F. Furet demeure incontournable puisqu’il nous invite de lui-même, en raison des intuitions qui le fondent, à son propre dépassement.

J’ai tenté de montrer qu’un nouvel examen, animé par un questionnement différent, du contexte intellectuel et moral dans lequel s’est accompli le renouveau de la philosophie politique, en France notamment, permet de mesurer autrement les tâches qui attendent cette discipline aujourd’hui. J’estime que si elle ne sait se renouveler, elle risque à moyen terme d’être à nouveau surclassée. Pour qu’il n’en soit pas ainsi, nous devons nous appliquer à penser autrement le fait que la technique devient, sous la forme qu’elle prend dans l’imagination commune, une manière de politique de remplacement . Ce n’est certes pas un hasard si, comme je l’ai mentionné, le désintérêt pour la politique dans les démocraties les plus anciennes est accompagné d’une fascination croissante pour toutes les découvertes technologiques. D’une certaine façon, la technique est devenue, pour notre temps, un fait providentiel. Voilà pourquoi la philosophie, et la philosophie politique tout particulièrement, se doit de réfléchir aux rapports qu’entretiennent désormais la science et la démocratie.