Corps de l’article

Au cours de la décennie 2010, le partenariat public-privé (PPP) s’est imposé comme un instrument privilégié de financement des investissements publics en Europe. Dans un environnement caractérisé par une surveillance étroite des politiques budgétaires, la possibilité offerte aux pouvoirs publics de déconsolider de leurs comptes les investissements réalisés par le biais de cet instrument représente un atout majeur par rapport aux modes classiques de financement, tels que l’emprunt. Depuis la signature du traité de Maastricht (1992), les États successivement candidats puis membres de l’Union économique et monétaire (UEM) sont en effet tenus de présenter un déficit public inférieur ou égal à 3 % de leur produit intérieur brut et de limiter leur taux d’endettement à 60 % de ce même agrégat. Ces concepts sont définis à l’aide d’une métrologie harmonisée, le Système européen des comptes nationaux et régionaux (SEC), dont l’application est surveillée par l’Office statistique de l’Union européenne, Eurostat (Savage, 2005). Cette contribution explore la généalogie et les effets sociopolitiques de la problématique, à première vue prosaïque, du traitement comptable des PPP dans le cadre de l’UEM. Elle vise à répondre aux questions suivantes : quels sont les critères d’enregistrement des PPP retenus par les différents systèmes de comptabilité (nationale, publique et privée) ? Comment les interactions entre ces systèmes distincts influencent-elles le traitement des PPP ? Enfin, comment cette dynamique comptable affecte-t-elle la politique d’investissement des États européens, ainsi que la forme des projets entrepris ?

Dans cette optique, les controverses relatives à l’enregistrement comptable des PPP sont considérées comme autant de luttes autour de la définition de cet instrument, mais aussi de la portée concrète de l’exigence de discipline budgétaire au sein de l’UEM. D’un point de vue théorique, un dialogue est noué entre la sociologie politique des finances publiques, l’analytique de gouvernement et la sociologie de la comptabilité afin d’appréhender le traitement comptable des PPP en tant qu’instrument de gouvernement à distance des politiques budgétaires, à l’origine d’une recomposition fondamentale des politiques nationales d’investissement public. Ce constat est informé empiriquement par l’examen de la mise en échec comptable du PPP « participatif » Scholen van Morgen, une tentative originale d’extension du rôle des pouvoirs publics dans la gestion d’un ambitieux programme de construction de bâtiments scolaires en Flandre (Belgique). Deux propositions sont défendues. La première est que le traitement comptable avantageux du PPP explique de manière décisive son essor sur le continent européen. La seconde est que le renforcement subséquent de la « jurisprudence » comptable d’Eurostat et la transition des instances internationales de normalisation comptable vers le critère alternatif du contrôle fragilisent des gouvernements plus que jamais contraints de satisfaire aux exigences de rentabilité du secteur privé afin de mener une politique dynamique d’investissement public.

La première partie de l’article situe la question de l’impact du traitement comptable des PPP sur les politiques nationales d’investissement public au sein de l’UEM dans la vaste littérature relative à cet instrument, avant de présenter le cadre théorique et l’approche méthodologique mobilisés. Le restant de l’article se compose de trois parties, qui correspondent aux trois temps de la « valse » autour du traitement comptable des PPP. Le premier temps analyse la genèse de la controverse comptable, dans le sillage de l’émergence de la Private Finance Initiative (PFI) en Grande-Bretagne et de la diffusion du PPP en Europe. Le deuxième temps, examiné à travers le cas d’un « PPP participatif » flamand, est celui de l’exploration des contours de la jurisprudence d’Eurostat à l’égard de cet objet et de l’affirmation des frontières du PPP. Le troisième et dernier temps de l’analyse porte sur les enjeux soulevés par l’approche dite du « contrôle » désormais promue par les instances internationales de normalisation comptable. Enfin, la conclusion met en évidence les conséquences potentielles de l’extension de cette approche à l’ensemble des PPP construits en Europe au cours des deux dernières décennies.

Position du problème, cadre théorique et précisions méthodologiques

Le concept de partenariat public-privé (PPP) demeure nébuleux, en dépit de l’abondante littérature dont il fait l’objet. Dans le cadre du financement d’infrastructures, il désigne tour à tour un projet spécifique, une technique de gestion particulière ou encore une position de principe en faveur d’une implication du secteur privé dans la gestion des services publics. Ce type de contrat connaît de nombreuses variantes, en fonction de l’utilisateur final du service, du degré d’implication des pouvoirs publics dans la gestion du projet, de l’attribution de la propriété de l’actif à l’issue du contrat, etc. Sur le plan technique, le PPP prend la forme d’un contrat entre un soumissionnaire public et un consortium d’entreprises privées (l’exploitant) en vue de la livraison d’un ensemble de services. Par cette convention, l’exploitant s’engage non seulement à dispenser le service en question, mais aussi à construire et à entretenir l’infrastructure requise pour sa mise en oeuvre (un tronçon routier, un bâtiment, etc.). Trois critères distinguent le PPP d’un marché public « classique ». Tout d’abord, la propriété de l’actif construit n’est pas détenue par les pouvoirs publics, mais par le partenaire privé. Ensuite, si le contrat précise les modalités de construction et de gestion de l’infrastructure et du service, leur réalisation repose presque exclusivement sur l’exploitant privé. Il s’agit enfin d’un engagement technique et financier de (très) longue durée, qui s’étend généralement sur plusieurs décennies (Greve et Hodge, 2013).

La controverse la plus récurrente suscitée par le recours au PPP concerne l’évaluation empirique de sa valeur ajoutée. Alors que les partisans de cette technique conçoivent la participation d’un exploitant privé aux différents stades de la procédure comme un vecteur d’innovation, de flexibilité et d’accroissement de l’efficacité du service public, d’autres estiment au contraire qu’il s’agit d’un instrument onéreux, complexe et peu transparent (Ross et Yan, 2015). Si le choix de la technique d’investissement privilégiée repose théoriquement sur une comparaison des avantages et des inconvénients des différentes formules envisageables afin de déterminer celle qui procure la meilleure valeur sur l’ensemble de la durée de vie du projet (value for money), les résultats d’une telle comparaison – par essence hypothétique – sont largement tributaires des paramètres retenus. D’autres facteurs de décision (budgétaires, politiques, etc.) entrent par ailleurs en ligne de compte (Girth, 2014). Le recours au PPP pose également de nombreuses questions de gestion publique (Wang et al., 2017). Celles-ci concernent par exemple la détermination des facteurs critiques de succès de telles initiatives (agencements contractuels, incitations financières, mécanismes de gestion des risques, etc.) dans un contexte d’asymétrie d’information entre un principal (le commanditaire public) et un agent (le consortium privé). Plus récemment, de nouvelles perspectives de recherche ont émergé à la faveur de retours d’expérience. Elles ont notamment trait aux conditions de gouvernance des projets (Willems, 2014), aux logiques de développement d’expertise et de transfert de connaissances grâce à l’instauration d’unités méthodologiques spécialisées (Boardman et Hellowell, 2017), ou encore à la délicate question de la renégociation du contrat – étroitement liée à celle, plus générale, de l’accessibilité financière de ces services de (très) longue durée (Vecchi et Hellowell, 2018).

La présente contribution ne vise pas à expliquer les facteurs de succès ou d’échec des PPP, mais plutôt à retracer la généalogie de cet instrument en vue de mettre au jour les fondements politiques et sociaux (par opposition à économiques et financiers) de son traitement comptable, ainsi que ses effets sur la politique d’investissement des États membres de la zone euro. Dans cette optique, les principales controverses comptables qui ont jalonné la trajectoire des PPP sont analysées dans une perspective de sociologie politique des finances publiques, dans le but de saisir la manière dont leur issue reconfigure l’État et ses modes d’action. Cette littérature (ré)émergente sur la scène francophone (Bezes et Siné, 2011 ; Lemoine, 2016) fait écho à d’influents travaux d’économie politique internationale et de sociologie économique (Blyth, 2013 ; Streeck, 2014). Elle met en exergue la dimension conflictuelle du gouvernement des finances publiques, une politique constitutive relativement négligée par la science politique, en dépit de son rôle privilégié dans la transformation de l’action publique contemporaine.

Afin de systématiser davantage la présente analyse de la recomposition des modes d’action publique par les technologies comptables dans le cas des PPP, cette « nouvelle » sociologie politique des finances publiques est mise en dialogue avec l’analytique de gouvernement esquissée par Michel Foucault, telle que réappropriée par la sociologie de la comptabilité (voir infra). Dans cette perspective, le gouvernement des finances publiques est conçu comme un mode de « conduite des conduites », c’est-à-dire l’art d’orienter les comportements par un ensemble de normes, de connaissances et de compétences dans un objectif prédéfini. La conceptualisation de l’État développée par Foucault doit être comprise de la sorte. Le philosophe français préconise en effet de saisir les institutions publiques sous l’angle de leurs pratiques, la définition de leurs missions légitimes n’étant rien d’autre que le résultat contingent de luttes constantes entre de multiples acteurs aux intérêts variés (Foucault, 2004a ; 2004b).

Un autre apport fondamental de l’analytique de gouvernement réside dans l’attention portée à la concrétisation de ces aspirations à gouverner au moyen de technologies a priori banales. Modifier un comportement jugé inadéquat implique en effet la mobilisation d’un arsenal de « technologies de gouvernement » (Miller et Rose, 2008), à l’instar des systèmes comptables (comptabilité d’entreprise, comptabilité nationale, audit, etc.). Ces instruments, qui jouissent généralement d’une réputation d’outils « neutres, incontournables et indiscutables » de divulgation de la réalité économique, au même titre que les statistiques (Desrosières, 2008 : 8), façonnent pourtant de manière décisive les phénomènes qu’ils prétendent décrire. Sous prétexte de chercher à rendre compte de la réalité économique, les comptabilités prennent en pratique une part active dans sa création et sa transformation. L’approche constructiviste déployée dans cet article ne cherche en conséquence pas à réduire l’écart qui existe entre cette prétendue réalité économique et sa représentation comptable, mais à mettre en évidence les effets générés par ces technologies de gouvernement.

Dans une vaste synthèse des débats menés dans le champ de la sociologie de la comptabilité, Peter Miller et Mike Power (2013 : 587) mettent en exergue la « force productive » des comptabilités, auxquelles ils assignent quatre « rôles sociaux » : la médiation, la territorialisation, la subjectivation et l’attribution. Les comptabilités remplissent tout d’abord une fonction de médiation, en enserrant un ensemble hétéroclite de théories, de pratiques et d’acteurs au coeur d’un dense réseau de relations. Elles sont aussi engagées dans une activité de territorialisation, qui fait référence à la transformation d’entités (tangibles ou abstraites) en espaces de calcul dans le but d’en rendre les actions mesurables. Les technologies comptables constituent par ailleurs de puissants outils de subjectivation. Il s’agit en effet d’un mode puissant de gouvernement « à distance », à travers lequel des individus et des organisations se gouvernent autant qu’ils sont gouvernés en retour. Les comptabilités remplissent enfin un rôle d’attribution dans le contexte organisationnel : elles permettent non seulement de départager des options concurrentes, mais aussi de poser un diagnostic sur la performance d’acteurs et d’organisations spécifiques et d’imputer des responsabilités sur cette base. En mobilisant des réseaux de connaissances pour construire un espace de calcul contraignant les conduites, elles exercent en d’autres termes un effet de normalisation dont il peut être difficile de se départir en pratique.

Pour étudier les comptabilités « en train de se faire » et leurs effets, cette contribution se concentre sur les « controverses chaudes » qui précèdent la construction des « chiffres froids » de la comptabilité. Ces moments sont en effet l’occasion d’une remise en cause de rapports de force, d’idées et de pratiques préalablement considérés comme fermement établis. La stratégie d’investigation déployée à cette fin est une étude qualitative de cas, c’est-à-dire « une approche qualitative dans laquelle l’enquêteur explore un système délimité (un cas) […] dans le temps, à travers une collecte de données détaillée et approfondie impliquant de multiples sources d’information (par exemple des observations, des entretiens, du matériel audiovisuel, des documents et des rapports) » (Creswell, 2013 : 97). Cette enquête repose, plus concrètement, sur une analyse documentaire minutieuse (littérature scientifique, documents officiels, législation, sites Internet, archives de presse, etc.), ainsi que sur vingt-sept entretiens semi-directifs conduits de mai 2014 à mai 2016 auprès de hauts fonctionnaires belges (administrations et cabinets ministériels régionaux et fédéraux, Banque nationale de Belgique, etc.) et européens (Eurostat, Banque européenne d’investissement, cabinet de la commissaire en charge d’Eurostat, etc.) dans le cadre d’une recherche doctorale récemment publiée (Piron, 2019).

La posture épistémologique et méthodologique se veut à la fois généalogique et interprétative. Opposée à toute conception déterministe de l’histoire, la démarche généalogique interroge les conditions de possibilité du présent par le biais d’une analyse empirique des causes locales. Elle se veut une méthode historique causale « par le bas », à la fois matérielle et multiple (Foucault, 1971). La démarche interprétative se distingue quant à elle d’une approche (post-)positiviste. Elle postule que la réalité sociale ne se présente pas de manière univoque et extérieure aux acteurs, mais comme un mélange complexe d’éléments objectifs et d’interprétations subjectives, dont le chercheur rend compte de manière nuancée à l’aide d’interactions avec les acteurs de terrain (Schwartz-Shea et Yanow, 2012). Dans ce contexte, l’analyse documentaire s’avère cruciale afin de retracer la généalogie du traitement comptable des PPP, tandis que les réponses singulières obtenues au cours des entretiens permettent d’accéder aux représentations des principaux acteurs de ces controverses. C’est dans cette optique que le restant de cet article explore les trois temps de la « valse » autour du traitement comptable des PPP.

Premier temps – L’essor du PPP et la genèse de la controverse relative à son traitement comptable

La PFI britannique et la controverse relative à son traitement comptable

La trajectoire d’institutionnalisation du PPP varie d’un continent à l’autre. La Grande-Bretagne a joué un rôle décisif dans la diffusion de ce mode alternatif de gestion des infrastructures publiques en Europe. La « Private Finance Initiative » (PFI) y émerge dès 1992 en vue d’accroître l’influence des acteurs privés dans la gestion des services publics, tout en évitant de nouvelles vagues de privatisations, jugées politiquement risquées. De retour au pouvoir en 1997 après deux décennies d’opposition, le parti travailliste érige le « partenariat public-privé » (et sa déclinaison dominante, la PFI) en symbole de la collaboration accrue entre les secteurs public et privé qu’il entend mener sous l’étendard de la « troisième voie ». Sous l’impulsion du ministère des Finances, le champ d’application des PPP est alors étendu à de nombreux secteurs et les dépenses consacrées à ces projets croissent spectaculairement. Sur le plan politique, le PPP offre par ailleurs la possibilité aux travaillistes de réaliser un rapprochement inédit avec le secteur privé, dont la puissante industrie financière de la City. L’intérêt des décideurs britanniques pour le PPP s’explique également par des motivations budgétaires, qui entrent rapidement en concurrence avec le critère du rapport qualité-prix (value for money) afin de justifier le financement massif de nouvelles infrastructures au moyen de cette technique (Hellowell, 2010).

Du point de vue des gouvernants, le traitement comptable accordé au PPP s’avère nettement plus avantageux que celui réservé aux dépenses d’investissement « classiques ». En règle générale, lorsque les pouvoirs publics confient la réalisation d’une infrastructure à des tiers, ils sont en effet tenus de porter l’intégralité du montant de la transaction dans leurs comptes dès la conclusion du contrat, de manière à refléter l’ensemble de la dette qui existe vis-à-vis de l’exploitant. Or, la spécificité du PPP réside dans la combinaison de dépenses courantes (liées à la livraison du service) et de dépenses de capital (liées à la réalisation de l’actif) dans un contrat unique. Sur le plan comptable, l’administration britannique assimile cette technique à un contrat de bail. Elle subordonne en conséquence l’enregistrement de l’actif à la propriété économique du bien, déterminée par la répartition entre les partenaires des risques et des avantages (risks and rewards) qui découlent du contrat. Dans la plupart des cas qui lui sont soumis, le ministère des Finances (Her Majesty’s Treasury – HMT) conclut que le partenaire privé supporte les principaux risques et qu’il lui revient donc d’enregistrer le PPP sur son bilan. En conséquence, seules les indemnités périodiquement versées en contrepartie du service rendu – et non l’ensemble des dépenses de capital associées à l’actif construit – apparaissent au budget de l’État.

Cette interprétation permissive du ministère des Finances est toutefois soumise à l’examen de l’autorité britannique de standardisation comptable (Accounting Standards Board – ASB). Celle-ci confirme l’opportunité d’un traitement unique de l’ensemble des dépenses (tant courantes que de capital) engagées dans le cadre d’un PPP et estime, tout comme le HMT, que l’opération doit être enregistrée dans les comptes de la partie qui supporte la majorité des risques et des avantages associés au projet. L’enjeu se déplace alors vers la définition des critères à appliquer afin de déterminer quel partenaire (public ou privé) est tenu de porter la dépense dans ses comptes (Rutherford, 2003 ; Heald et Georgiou, 2011). Selon l’autorité comptable, les critères retenus par le ministère des Finances pour évaluer l’existence d’un transfert de risque vers le partenaire privé ne constituent pas des indicateurs pertinents de la « substance véritable » du contrat. L’ASB considère que le nombre important de catégories utilisées par le HMT minimise le risque supporté par les pouvoirs publics car il dilue l’impact des principaux facteurs de risque dans un ensemble plus large. En menant trop rapidement à la conclusion selon laquelle les répercussions (à la fois positives et négatives) du contrat reposent majoritairement sur le partenaire privé, ce modèle serait en d’autres termes biaisé en faveur d’un classement « hors bilan » des PPP. L’ASB préconise de se focaliser sur un nombre limité de critères – et principalement les risques de demande et de valeur résiduelle.

Le point de vue de l’autorité comptable importe car ses standards constituent le fondement de la comptabilité publique britannique. En s’écartant des normes édictées pour enregistrer les PPP, le gouvernement risque donc de porter atteinte à la crédibilité de ses statistiques de finances publiques. Les critères proposés par l’ASB étant plus restrictifs que ceux du ministère des Finances, leur application pourrait néanmoins conduire à consolider la majorité des PFI à l’intérieur des comptes publics, menaçant dès lors la survie de cet instrument. Afin de résoudre ce dilemme, les autorités politiques et comptables britanniques s’accordent sur la solution suivante. En juin 1999, le HRM publie une version révisée de sa note d’orientation (Treasury Technical Note 1 Revised – TTN1R) afin de se conformer au modèle de l’ASB. Dans la pratique, ce document offre néanmoins une certaine souplesse à l’administration, qui continue à classer la vaste majorité des PFI hors bilan, avec le soutien implicite de l’ASB. Ce compromis tacite lui permet de conforter son image d’autorité de régulation des pratiques comptables, sans entraver la politique gouvernementale de développement d’infrastructures par l’intermédiaire de PPP.

Cet épisode apporte une première contribution significative au débat relatif à l’interprétation de la « substance » comptable des PPP en Europe. En assimilant le PPP à un contrat de bail, l’ASB valide tout d’abord la pertinence d’un traitement comptable unique des dépenses courantes et de capital engagées via cette technique. Le point focal de l’analyse se déplace de la sorte vers la problématique de la propriété économique de l’actif, appréhendée sous l’angle du partage des risques et des avantages entre partenaires. Si l’autorité comptable adopte une perspective plus restrictive que le ministère des Finances à cet égard, elle ne ferme néanmoins pas totalement la porte à un enregistrement « hors bilan ». Le ralliement du gouvernement britannique n’est ainsi acquis qu’au prix d’un compromis offrant une certaine flexibilité à l’administration dans l’interprétation du traitement comptable des PFI. Cette situation favorise in fine l’essor de cette technique, qui suscite un intérêt accru de l’autre côté de la Manche.

Le PPP fait son entrée sur la scène européenne

Dans le sillage de l’expansion des PFI en Grande-Bretagne, l’Union européenne participe elle aussi à la promotion des PPP à l’entame des années 2000. Plusieurs institutions communautaires tracent en effet les contours d’une régulation européenne en la matière, cherchant tantôt à encourager, tantôt à encadrer cette pratique perçue comme une « épée à double tranchant » (Petersen, 2011 : 171). Tout en vantant les mérites du PPP, la Commission européenne (2004 : 4) estime par exemple que les États ne peuvent y voir une « solution miracle » afin d’échapper à leurs obligations budgétaires. Le recours à cet instrument n’est encouragé que s’il procure une véritable plus-value par rapport aux autres options de financement envisageables. Là où certains voient une possibilité d’améliorer la qualité des infrastructures publiques grâce à un partage optimal d’expertise entre partenaires publics et privés, d’autres se montrent davantage intéressés par la possibilité de déconsolider d’importants projets d’investissement. Au cours d’un entretien réalisé en avril 2016, Philippe Maystadt, président du conseil d’administration de la Banque européenne d’investissement (BEI) entre 2000 et 2011, soulignait l’ambivalence qui règnait, dès le départ, autour du PPP :

pour certains, c’était le moyen d’échapper à la consolidation, mais pour d’autres, et cela me paraît être une meilleure motivation, c’était pour améliorer la qualité du service. Il y a toujours eu une ambiguïté. Certains poussaient à ce qu’on établisse des règles qui permettent plus facilement d’échapper à la contrainte budgétaire, d’autres voulaient des règles qui garantissent qu’on améliore la qualité des infrastructures.

Au vu de cette ambiguïté consubstantielle, un consensus se dégage autour de la nécessité d’encadrer le développement de cet instrument. Quelques mois après la publication de « Lignes directrices pour des PPP réussis » (Commission européenne, 2003), le Conseil européen place cette technique au coeur de « l’Initiative pour la croissance » qu’il lance en collaboration avec la BEI. Les États membres et la Commission y sont exhortés à « prendre rapidement des mesures pour éliminer les obstacles techniques, juridiques, administratifs et comptables à la mise en oeuvre des partenariats public-privé » (Conseil européen, 2003 : 3). Cette invitation débouche sur l’adoption de deux actes destinés à réguler l’usage des PPP à l’échelle européenne : les directives sur les marchés publics[2] et un communiqué de presse publié le 11 février 2004 par Eurostat au sujet du traitement comptable des PPP. Ce document est le fruit d’une réflexion entamée un an plus tôt par des experts d’Eurostat, des États membres, de la Banque centrale européenne et de la BEI. Au vu du souhait des autorités européennes de promouvoir le PPP et en l’absence de référence dans le cadre statistique international, le Système de comptabilité nationale (SCN 1993) publié sous l’égide de l’Organisation des Nations Unies (ONU), l’Office statistique européen se charge d’interpréter cette technique au regard du système européen de comptabilité nationale, le SEC 95.

Il s’agit là d’une préoccupation essentielle pour les États, dont la politique budgétaire est évaluée à l’aune du SEC dans le cadre de l’UEM. Ce qui se joue dans le traitement comptable des PPP n’est en d’autres termes rien de moins que la concrétisation de la contrainte budgétaire européenne, c’est-à-dire la détermination du point d’équilibre entre les tenants d’une discipline stricte et les défenseurs d’une flexibilité permettant de soutenir l’activité économique par la commande publique. En cas de reconnaissance de la possibilité de déconsolider les PPP, la décision d’Eurostat est susceptible de jouer un rôle « d’attribution » (Miller et Power, 2013) majeur dans la technique d’investissement privilégiée par les pouvoirs publics. Pour déterminer le traitement des PPP dans le SEC, Eurostat s’inspire des pratiques en vigueur dans les États membres. À cette époque, seule la comptabilité nationale britannique dispose de règles spécifiques à cet égard. Ces dernières exercent donc une influence majeure sur le contenu de sa décision, comme l’explique un fonctionnaire d’Eurostat, rencontré en février 2016, dans l’extrait d’entretien suivant :

— Beaucoup de pays traitaient les PPP comme si c’étaient des projets normaux d’infrastructure, c’est-à-dire qu’ils comptabilisaient la dépense tout de suite, au moment de la construction. Mais les Anglais faisaient différemment. Ils avaient commencé à mettre dans la comptabilité publique des règles spéciales pour les PPP, qui ressemblent un peu aux règles qu’on a mises dans le premier manuel de 2004.
Donc les règles de 2004 ont été inspirées par la pratique des Anglais ?
— Inspirées par les Anglais, effectivement. Par les règles de comptabilité nationale que l’Angleterre avait commencé à mettre en place, et qui venaient de la comptabilité publique. Donc on s’en est inspiré beaucoup parce que c’était le seul cas où on avait déjà cette approche par les risques.

À l’instar du raisonnement développé en Grande-Bretagne, Eurostat étend aux PPP la logique déjà appliquée aux contrats de bail. Son argumentaire repose donc sur la propriété économique de l’actif, appréhendée à partir d’une approche par les risques. Eurostat conditionne la « neutralité budgétaire » du PPP pour les pouvoirs publics au transfert effectif des risques vers l’exploitant privé. Il estime en d’autres termes qu’un PPP pourra être inscrit au bilan du partenaire privé si, et seulement si, celui-ci supporte la « majorité » des risques inhérents au projet. Pour vérifier si cette condition est remplie, l’Office statistique européen procède en deux temps. Il distingue tout d’abord trois facteurs de risque : le risque de construction, le risque de disponibilité et le risque de demande[3]. Il précise ensuite que le transfert du risque ne sera jugé effectif que si le partenaire privé supporte au moins deux de ces trois facteurs : le risque de construction et au moins un des deux autres (le risque de disponibilité et/ou le risque de demande). Si ces critères ne sont pas satisfaits, l’investissement devra alors être enregistré dans les comptes publics (Eurostat, 2004).

Cette décision de principe témoigne d’un souci d’ouverture d’Eurostat à l’égard des PPP. Elle suscite toutefois de vives critiques. Sur le plan formel, l’utilisation d’un communiqué de presse en tant que source d’obligations contraignantes pour les États membres interpelle. Le contenu de la décision fait lui aussi débat : plusieurs auteurs et organisations internationales considèrent que la jurisprudence d’Eurostat est de nature à encourager le recours au PPP pour des motifs purement comptables, au détriment d’un examen de sa plus-value économique et financière. La décision d’Eurostat est ainsi jugée « problématique » dans un document de travail du Fonds monétaire international (2004 : 22), qui craint qu’elle puisse justifier des projets avant tout motivés par la volonté de contourner les exigences budgétaires européennes. Paul Posner, Shin Kue Ryu et Ann Tkachenko (2009) critiquent quant à eux la possibilité de déconsolider un PPP en l’absence de transfert vers le partenaire privé du risque de demande, qu’ils estiment plus difficile à évaluer et à anticiper que les deux autres types de risques. Les pouvoirs publics prenant ce risque à leur charge supportent, selon eux, un risque financier significatif, qui n’est ni dédommagé par le partenaire privé, ni reflété dans les comptes publics. Enfin, David Heald et George Georgiou (2011 : 241) concluent que les tests réalisés par Eurostat s’avèrent « très faibles » en comparaison avec les standards en vigueur en Grande-Bretagne – dont l’Office statistique de l’Union européenne prétend pourtant s’inspirer.

En synthèse, lorsque le concept du PPP émerge dans l’espace européen au début des années 2000, ce terme générique présente un certain degré de malléabilité ontologique : sa forme concrète n’est pas encore arrêtée de manière précise, mais se construit dans la mise en oeuvre, au cas par cas. Il constitue en d’autres termes un « objet-frontière », c’est-à-dire « un arrangement qui permet à différents groupes de travailler ensemble sans consensus préalable » (Star, 2010 : 19). Un « objet-frontière » est doté de trois caractéristiques : un support matériel et organisationnel (en l’occurrence, une série de lois nationales et une réglementation européenne naissante, des orientations relatives au traitement comptable des PPP dans le cadre de la surveillance budgétaire européenne, une plateforme d’échange logée au sein de la BEI – le European PPP Expertise Centre, etc.) ; une certaine flexibilité interprétative ; et une dynamique de réappropriation locale dans la mise en oeuvre.

La flexibilité interprétative qui caractérise alors le PPP joue un rôle de « médiation » (Miller et Power, 2013) essentiel entre diverses communautés de pratiques aux intérêts distincts, mais néanmoins convergents : les institutions européennes, à la fois soucieuses de stimuler la croissance économique par la création d’infrastructures publiques et privées (à l’instar de la BEI), tout en garantissant la discipline budgétaire et la qualité des statistiques de finances publiques (comme l’exigent la Direction générale des Affaires économiques et financières et Eurostat) ; les gouvernements nationaux, régionaux et locaux désireux de continuer à investir dans leur économie tout en minimisant les répercussions de ces dépenses sur leurs comptes publics ; et, enfin, de grands groupes privés (entreprises de travaux publics, institutions de crédit, etc.) dont la croissance dépend du dynamisme de la commande publique. Derrière ce label commun, la signification précise du concept de PPP ne se donne donc à voir qu’empiriquement, au cours de la mise en oeuvre de chacun de ces contrats dans les différents États membres de l’Union européenne.

À la suite des initiatives européennes, de nombreux projets voient le jour aux quatre coins de l’Europe. Ce n’est qu’une fois retravaillé au sein de ces écologies locales que l’objet « PPP » gagne en précision et en stabilité, notamment par le jeu de la spécification des clauses contractuelles. Ces multiples traductions nationales suscitent une dynamique d’exploration des frontières de la jurisprudence de l’Office statistique de l’Union européenne : de nombreuses clauses originales viennent en effet tester les contours comptables du concept de PPP, définis par Eurostat. Tel est par exemple le cas du « PPP participatif » flamand Scholen van Morgen (« les écoles de demain »), qui constitue une tentative originale de concilier deux objectifs a priori contradictoires : une participation prononcée des pouvoirs publics dans la gestion du PPP et un enregistrement hors bilan.

Deuxième temps – De l’exploration des contours d’une catégorie comptable à l’affirmation de ses frontières

L’exploration des contours d’une catégorie comptable : le « PPP participatif » flamand Scholen van Morgen

Les jalons de l’essor des PPP en Flandre (Belgique) sont posés au cours de la législature 1999-2004. L’accord de gouvernement de juillet 1999 présente le PPP comme une technique de financement innovante permettant la concrétisation rapide de travaux d’infrastructures routières prioritaires. Quelques mois plus tard, une résolution du Parlement flamand élargit le champ d’application de cet instrument à d’autres secteurs et encourage la création d’un Centre flamand d’expertise pour les PPP. Le décret-cadre du 18 juillet 2003 relatif aux PPP charge cette instance de préparer, d’évaluer, de contrôler et d’émettre un avis sur chaque projet de PPP envisagé en Flandre, ainsi que de jouer un rôle d’intermédiation entre les partenaires publics et privés.

L’arrivée au pouvoir de la coalition emmenée par le démocrate-chrétien Yves Leterme marque un tournant dans la trajectoire d’institutionnalisation des PPP sur le territoire flamand : après un départ timide, les projets labélisés « DBFM » (Design, Build, Finance, Maintain) se multiplient au cours de la législature 2004-2009, dans des secteurs aussi divers que la mobilité, le sport et l’enseignement. Selon le gouvernement, ce mode de financement permet à la Flandre d’amorcer un mouvement de rattrapage indispensable en termes d’infrastructures, tout en préservant l’équilibre budgétaire, en raison de la faculté de répercuter le coût de ces importants travaux sur plusieurs années. L’inventaire des « financements alternatifs » publié en 2015 par la Cour des comptes témoigne du rôle cardinal des PPP dans la politique flamande d’investissement public. À cette date, pas moins de 33 projets de ce type sont en effet recensés au nord de la Belgique, pour un montant total évalué à 8,5 milliards d’euros – à comparer avec un budget annuel de 38 milliards d’euros.

En 2004, le gouvernement flamand décide de résorber son retard dans la construction et la rénovation de bâtiments scolaires grâce à un vaste programme d’investissement, dénommé Scholen van Morgen. Ce projet illustre la dynamique de traduction locale de la décision d’Eurostat alors observable aux quatre coins de l’Europe. Il est exemplaire, à plus d’un titre, de la stratégie de PPP développée en Flandre (Willems, 2014). Il s’agit non seulement d’un des projets pionniers du gouvernement flamand, mais également de l’un des plus ambitieux PPP lancés dans le domaine social en Europe, avec un volume d’investissement initial estimé à 1,5 milliard d’euros. Il se singularise enfin par l’originalité de son design organisationnel, qui prévoit la participation conjointe d’acteurs publics et privés au sein de l’organisme en charge du pilotage du projet.

Au terme d’une procédure d’adjudication perturbée par l’éclatement de la crise financière, le gouvernement sélectionne en mai 2009 le dernier candidat encore en lice, un consortium composé de BNP Paribas-Fortis et AG Real Estate (filiale d’AG Insurance, elle-même filiale à 75 % de l’assureur Ageas), au titre de partenaire privé. La convention-cadre et les accords financiers entre les deux parties sont signés un an plus tard, en juin 2010. Le suivi opérationnel du projet est confié à un organisme ad hoc – un special purpose vehicle (SPV) dans la terminologie financière : la société anonyme (SA) Scholen van Morgen. Cette société, dotée d’un capital de départ de 95 millions d’euros, est composée de deux actionnaires : la SA FScholen, qui réunit les deux entreprises du consortium privé (AG Real Estate et BNP Paribas Fortis), et SA School Invest, filiale de la société publique flamande de participations (Participatiemaatschappij Vlaanderen – PMV) et de l’agence flamande en charge des infrastructures scolaires (Agentschap voor Infrastructuur in het Onderwijs – AGIOn). La SA Scholen van Morgen joue un rôle de coupole dans la mise en oeuvre du PPP puisqu’elle est responsable de l’exécution d’un contrat global, qui prévoit la réalisation et la mise à disposition pendant 30 ans de plus de 200 bâtiments scolaires (figure 1). Ce contrat global se décline en 165 contrats individuels conclus avec le pouvoir organisateur de chacune des écoles concernées. Une fois l’infrastructure mise à leur disposition, ceux-ci sont tenus de payer une « indemnité de disponibilité » au maître d’oeuvre, dont AGIOn leur rembourse ensuite la majeure partie. Le contrat garantit enfin le transfert automatique de la propriété des bâtiments aux pouvoirs publics flamands après 30 ans, et ce, sans la moindre contrepartie.

Un dirigeant du Centre flamand d’expertise sur les PPP rencontré en mars 2015 confirme que la possibilité de déconsolidation offerte par la jurisprudence d’Eurostat a exercé une influence décisive dans le choix de ce montage :

ce qui a énormément aidé, c’est le fait qu’on puisse travailler « hors bilan ». Donc le fait qu’on puisse réaliser de lourds investissements sans laisser augmenter la dette ni détériorer le solde de financement […] Donc vous réalisez un grand projet, la facture est pour la législature suivante et votre dette n’augmente pas. Cela est naturellement fantastique d’un point de vue politique. Cela a effectivement aidé[4].

Figure 1

Structure organisationnelle du PPP « participatif » flamand Scholen van Morgen

Structure organisationnelle du PPP « participatif » flamand Scholen van Morgen
Source : Document transmis à l’auteur par les responsables du projet Scholen van Morgen au sein de la société AG Real Estate

-> Voir la liste des figures

Ce choix est cependant assorti d’une contrepartie majeure pour les autorités flamandes, qui sont tenues de payer un montant supérieur à celui envisageable en cas de financement propre du projet. En règle générale, les pouvoirs publics se financent en effet sur les marchés à taux d’intérêt plus avantageux que les entreprises privées, en raison de la confiance qu’ils inspirent. Le gouvernement flamand estime néanmoins que les divers avantages du projet (tels que la construction rapide d’un nombre conséquent d’infrastructures scolaires) compensent ce surcoût, ainsi que le précise ce conseiller d’un ancien ministre flamand du Budget (entretien réalisé en février 2015) :

Le PPP a naturellement un coût budgétaire : il implique de payer un intérêt parce que vous laissez un tiers effectuer le financement et qu’il est toujours plus cher pour un tiers de se financer que pour les pouvoirs publics eux-mêmes. Mais c’était simplement – en tout cas, c’est toujours comme ça que cela a été vendu – afin de réaliser un mouvement de rattrapage en matière d’infrastructures scolaires.

Si le recours au PPP s’explique principalement par la possibilité de déconsolider les importantes dépenses encourues, la jurisprudence d’Eurostat requiert toutefois que l’exploitant privé supporte la majorité des risques inhérents au projet. En pratique, cette condition induit le versement d’importantes compensations financières aux acteurs privés, qui prend la forme d’une augmentation des indemnités à verser en échange de la mise à disposition de l’infrastructure et du service. Dans le cadre d’une telle négociation, l’enjeu pour les pouvoirs publics consiste dès lors à transférer effectivement le risque vers le partenaire privé (de manière à garantir la neutralité budgétaire de l’opération), tout en limitant les surcoûts que cette situation engendre. C’est à cette fin que la première version du contrat, conclue peu après la crise financière de 2008, prévoit un double système de garantie publique sur le passif du SPV. Un dirigeant du Centre flamand d’expertise sur les PPP rencontré en mars 2015 explique que les partenaires privés auraient présenté une telle clause comme indispensable à la conclusion de l’accord :

le projet relatif à la construction de bâtiments scolaires est structuré de manière très complexe, de manière atypique et pour le conclure, avec la crise financière en toile de fond, on ne pouvait pas faire autrement qu’accorder une garantie. C’est donc une décision politique : veut-on réaliser le projet ou non ? Si on le voulait, il fallait donner une garantie.

La société publique School Invest, filiale des sociétés PMV et AGIOn, dispose par ailleurs d’une minorité de blocage au sein de la société faîtière du projet. Elle détient en effet 25 % + 1 part du capital, le restant échéant au consortium privé. Ce mode de gouvernance atypique, qui associe étroitement les acteurs privés et publics sous le label « PPP participatif », permet aux autorités flamandes de garder le contrôle sur l’action du SPV et la gestion du service. Il témoigne également de la méfiance des autorités flamandes vis-à-vis de la technique du PPP, selon un employé d’AG Real Estate (en entretien, décembre 2015), une des sociétés privées associées au projet :

Donc le partenaire privé a 75 % des parts moins une action, le partenaire public 25 % plus une action. Cette action est importante parce qu’elle correspond à la minorité de blocage. Ce qui est en fait déjà un peu symbolique – et il s’agit là de mon interprétation personnelle – de la confiance, ou plutôt de l’absence de confiance, qui régnait dès le départ. Cela aurait tout aussi bien pu être 10 % - 90 % ou 0 % - 100 %.

Ces caractéristiques atypiques attirent également l’attention d’Eurostat, qui questionne la pertinence d’un traitement déconsolidant au regard de sa jurisprudence.

Eurostat affirme les frontières de sa jurisprudence comptable

La troisième édition du Manual on Government Debt and Deficit (MGDD), publiée en septembre 2010, consacre pour la première fois une section entière aux PPP (Eurostat, 2010a). Dans leur travail quotidien, les comptables d’Eurostat sont régulièrement confrontés à des pratiques qu’ils estiment contraires à l’esprit de la jurisprudence de 2004, dont certains États membres n’hésitent pas à adopter une lecture souple afin d’enregistrer leurs PPP hors bilan. En outre, depuis l’éclatement de la crise financière, les entreprises privées se montrent réticentes à conclure des projets de grande envergure (tels que les PPP) et conditionnent leur participation à l’insertion de clauses visant à limiter leur degré d’exposition au risque. Eurostat souhaite préciser les conséquences de telles clauses sur la classification comptable des PPP dans ce document, théoriquement dénué de portée juridique, qui codifie sa jurisprudence dans le calcul du déficit et de la dette publics. Cette initiative témoigne du processus d’apprentissage réciproque qui se joue alors entre Eurostat et les États. Au vu du degré de technicité élevé des PPP, il s’avère souvent délicat de déterminer la portée de ces clauses sur la répartition effective des risques entre les partenaires. Au moment de la rédaction du communiqué de 2004, l’Office statistique de l’Union européenne ne dispose pas encore du recul suffisant pour appréhender l’effet de toutes les dispositions contractuelles sur la distribution des risques. Par la publication de lignes directrices détaillées, il entend mettre un terme à certaines interprétations jugées « abusives », selon l’expression utilisée par un fonctionnaire de la BEI durant un entretien réalisé en septembre 2016 :

[La simplicité des principes de 2004] était une force et une faiblesse. La force, c’est que les gens les comprenaient assez vite ; la faiblesse, c’est qu’on a pu en détourner l’esprit. Et la Belgique a fait partie des États membres de l’Union qui ont poussé la logique de déconsolidation à ses extrêmes […] Donc Eurostat s’est durci. Eurostat a vu que quand on y regardait plus près, beaucoup de montages étaient de la pure déconsolidation. Il n’y avait pas cette volonté de jouer le transfert du risque […] Souvent, les pouvoirs publics montaient quelque chose, mais par derrière donnaient des garanties, du confort, donc c’était une sorte de marché public classique, mais sur lequel on mettait une étiquette PPP, avec l’avantage de ne pas devoir porter la dette sur leurs comptes. Et donc il y a eu beaucoup de requalifications. Eurostat est passé à ce moment-là dans une position plus dure.

Le MGDD réaffirme la jurisprudence de 2004, qui subordonne la déconsolidation d’un PPP au transfert vers le partenaire privé du risque de construction et du risque de disponibilité et/ou de demande. Eurostat spécifie cependant qu’une telle issue ne peut être envisagée lorsque les pouvoirs publics reprennent de facto ces risques en vertu d’autres dispositions contractuelles, telles que des garanties gouvernementales, des clauses favorables de résiliation anticipée ou encore des mécanismes de sanction insuffisants. En précisant les contours de la jurisprudence de 2004, le manuel disqualifie une série de pratiques développées par les États membres au cours des années précédentes. Il entérine de la sorte une conception restrictive de « l’objet » PPP, qui limite notamment l’intervention des pouvoirs publics à la seule phase de conception du projet, dont la réalisation relève du domaine exclusif des exploitants privés.

Concrètement, Eurostat invite les instituts nationaux de statistique à lister l’ensemble des arguments à charge et à décharge de la déconsolidation des projets examinés avant de se prononcer. Dans la pratique, il n’est toutefois pas toujours aisé de trancher sur la base de cette ligne de partage. Que faire, par exemple, lorsqu’une seule clause du contrat se révèle litigieuse ? À l’inverse, quelle décision adopter quand plusieurs aspects de moindre importance s’avèrent problématiques ? En fin de compte, ce type d’analyse nécessite toujours une interprétation subjective des comptables nationaux. En cas de doute, le pouvoir du dernier mot revient néanmoins à Eurostat, qui dispose de la faculté de corriger les données statistiques que lui transmettent les États membres.

Cet affermissement du cadre comptable européen affecte directement le PPP Scholen van Morgen. À l’issue d’une analyse de la première version du contrat, Eurostat juge en 2010 que les risques transférés au partenaire privé s’avèrent insuffisants pour déconsolider le projet. Cette appréciation se justifie notamment au regard du montant de la garantie accordée par le gouvernement flamand au consortium privé en vue de lever les fonds nécessaires à la mise en oeuvre du projet. Il est toutefois précisé qu’un nouvel examen aura lieu en cas de modification du contrat (Eurostat, 2010b : 10). Pas moins de quatre versions successives seront discutées au cours des longues tractations qui s’engagent alors entre les autorités flamandes et l’Office statistique de l’Union européenne, qui rend sa décision définitive en mai 2014. Il estime qu’en dépit des modifications apportées, le gouvernement flamand continue de supporter le risque de financement – et donc de construction – du projet. En l’absence du transfert de ce risque vers le partenaire privé, Eurostat (2014) décide dès lors de maintenir sa décision et de contraindre les autorités flamandes à enregistrer cette dépense dans leurs comptes.

Finalement, le projet Scholen van Morgen n’aura donc pas tenu sa promesse de neutralité budgétaire. Le recours au PPP était pourtant en grande partie motivé par cet objectif, en contrepartie duquel les autorités flamandes ont consenti à payer un montant supérieur à ce qu’elles auraient déboursé dans le cadre d’un financement classique. Initialement échaudé par cette requalification, le gouvernement flamand issu des élections de mai 2014 entend tirer les leçons de cette expérience afin de dessiner un nouveau modèle de PPP compatible avec la jurisprudence d’Eurostat. Cette nouvelle mouture est adoptée en novembre 2016, après ratification préalable de l’Office statistique de l’Union européenne.

Des conséquences financières et organisationnelles majeures découlent du souci de transférer le risque de l’opération au partenaire privé en vue de garantir sa neutralité budgétaire. Le modèle de PPP encouragé par la jurisprudence comptable d’Eurostat est premièrement de nature à en accroître le coût. Il limite en effet les hypothèses dans lesquelles la prise en charge de certains risques par les pouvoirs publics demeure compatible avec un enregistrement « hors bilan ». Dans la pratique, convaincre les partenaires privés de supporter la majorité des risques d’un PPP ne peut cependant se faire sans leur accorder de larges compensations financières, qui conduisent à une augmentation sensible du coût de l’opération, comme l’illustre ce dialogue entre un employé de la société PMV et un conseiller d’une ancienne ministre flamande du Budget lors d’un entretien réalisé en décembre 2015 :

Interviewé 1 : Si tu satisfais vraiment à toutes les conditions posées par Eurostat, alors tu dois te poser la question : « veut-on encore payer ça ? »
Interviewé 2 : Est-ce que le service en vaut la peine en termes de rapport qualité-prix ?
Interviewé 1 : Si l’exploitant doit effectivement porter tous les risques de façon continue, sera-t-il encore prêt à s’investir ? Est-ce que les banquiers seront encore prêts à s’investir ? Parce qu’il faut alors commencer à bricoler des choses qui seront plus risquées pour eux aussi. Les exploitants sont-ils prêts à porter tout cela ? Et s’ils le font, eh bien, quel prix va-t-on devoir payer en tant que société ?

Deuxièmement, du transfert de risque vers le partenaire privé découle un transfert de la propriété économique de l’actif, qui suscite lui aussi d’importantes modifications organisationnelles. Dans la perspective d’Eurostat, l’objet principal d’un PPP n’est en effet pas tant la construction d’une infrastructure, que la livraison d’un service (qui induit notamment, mais pas uniquement, la construction de l’infrastructure en question). Cette nuance est fondamentale : elle signifie qu’en tant que véritable propriétaire économique de l’actif créé dans le cadre du PPP, l’exploitant privé peut en disposer comme il l’entend, pour autant que soit rendu le service faisant l’objet du contrat. Dans le cas d’infrastructures scolaires, cette exigence encourage ainsi la construction de bâtiments modulaires, susceptibles d’être aisément réagencés pour accueillir un grand nombre d’activités différentes. Un conseiller d’une ancienne ministre flamande du Budget indique qu’une telle transformation implique une « philosophie totalement différente de l’école » (décembre 2015). Un autre interviewé précise cette pensée :

[Le partenaire privé] peut dire : « pendant les heures de cours, je mets les locaux à votre disposition, vous pouvez les utiliser. Mais quand vous ne donnez plus cours, les locaux n’appartiennent plus à l’école ». En tant que partenaire privé, je vais donc pouvoir exploiter ces écoles et y organiser d’autres choses, sans que l’école n’ait le moindre mot à dire. Il faut pousser la logique jusque-là.

Il est remarquable de constater qu’en dépit de ces implications financières et organisationnelles profondes, le gouvernement flamand continue à privilégier la formule du PPP au détriment d’un financement propre. Cette illustration empirique révèle en synthèse un paradoxe fondamental de la surveillance européenne des finances publiques nationales : pour continuer à respecter formellement leurs engagements budgétaires, les États désireux de mener une politique dynamique d’investissement public se montrent désormais prêts à s’inscrire dans une logique de (quasi-)privatisation des infrastructures « publiques » et à recourir à des montages financiers onéreux, qui satisfont les exigences de rendement financier d’exploitants privés à la conquête de nouveaux marchés.

À l’heure actuelle, un nouveau front s’ouvre par ailleurs dans la bataille relative au traitement comptable des PPP : le remplacement potentiel de l’approche par les « risques et avantages » jusqu’à présent privilégiée dans les systèmes de comptabilité nationale (le SCN et le SEC) par l’optique dite du « contrôle », qui s’impose comme la référence des systèmes de comptabilité tant privée que publique.

Troisième temps – Le marché des PPP menacé par l’application du critère de contrôle ?

En 2006, le Comité d’interprétation des normes internationales d’information financière (International Financial Reporting Interpretations Committee – IFRIC) publie un document interprétatif destiné à combler le vide causé par l’absence de ligne directrice relative au traitement des PPP dans le standard international de comptabilité des entreprises privées : les Normes internationales d’information financière (International Financial Reporting Standards – IFRS). L’IFRIC 12 appréhende le traitement comptable des PPP sous l’angle du « contrôle », déjà en vigueur pour les concessions de service. Il recommande dès lors aux exploitants privés de ne pas inscrire ces dépenses dans leurs comptes lorsque les pouvoirs publics contrôlent les services fournis par le concessionnaire et jouissent d’un intérêt résiduel significatif dans l’infrastructure à l’échéance de l’accord. Cette orientation traduit l’insatisfaction des instances internationales de normalisation comptable vis-à-vis des détournements auxquels se prête, selon eux, le critère des « risques et avantages » retenu par Eurostat (Heald et Georgiou, 2011). Si cette règle, qui s’applique exclusivement aux exploitants privés, n’affecte pas les pouvoirs publics dans un premier temps, le Conseil des normes comptables internationales du secteur public (International Public Sector Accounting Standards Board – IPSASB) décide toutefois de transposer ce standard dans le domaine de la comptabilité publique en 2010. L’IPSAS 43, qui se présente comme le « miroir » de l’IFRIC 12, oblige en effet les pouvoirs publics à enregistrer dans leurs comptes les PPP qui répondent aux deux critères susmentionnés (contrôle et intérêt résiduel). La mise en oeuvre de cette norme de comptabilité publique, qui nécessite une démarche volontaire des États, est loin d’être anodine puisqu’elle induit la consolidation de la vaste majorité des PPP conclus en Europe (Moscariello et Cinque, 2016).

Il convient de ne pas sous-estimer les effets de cette évolution. Le degré de convergence souhaitable par rapport aux IPSAS constitue en effet un enjeu majeur de la vaste réflexion entamée à l’issue de la crise de la zone euro autour de la création de normes comptables européennes pour le secteur public (European Public Sector Accounting Standards – EPSAS). L’évolution de la comptabilité publique vers le concept de contrôle n’est en outre pas sans influence sur le rapportage macroéconomique effectué par la comptabilité nationale. Si la comptabilité publique et la comptabilité nationale demeurent deux disciplines distinctes, structurées autour de communautés d’acteurs différentes, elles n’en entretiennent pas moins des liens étroits, en raison notamment de la place centrale tenue par la comptabilité publique dans le travail des comptables nationaux. Ce « double rapportage » s’accompagne enfin de coûts budgétaires, mais aussi politiques non négligeables, la coexistence de ces deux standards concurrents ayant pour effet de réduire la lisibilité des comptes publics (Heald et Hodges, 2015).

Pour l’heure, les deux principaux systèmes de comptabilité nationale restent officiellement attachés à une analyse basée sur les « risques et avantages ». L’édition la plus récente du Système international des comptes nationaux (le SCN 2008) s’appuie ainsi formellement sur ce critère afin de déterminer la classification comptable des PPP. Dans un passage lapidaire, le SCN distingue ainsi deux principaux types de risques (ceux liés à l’acquisition de l’actif et ceux liés à son utilisation), eux-mêmes subdivisés en sous-catégories. Deux d’entre elles – à savoir « le contrôle de la conception, la qualité, le volume et l’entretien des actifs » et « le risque de valeur résiduelle et d’obsolescence » – présentent toutefois d’évidentes similitudes avec le critère de contrôle employé dans les systèmes de comptabilité privée et publique. Dans les faits, le SCN peut donc être considéré comme une norme hybride, qui réalise une synthèse originale entre les critères de risque et de contrôle.

Depuis septembre 2014, le standard européen de comptabilité nationale aborde lui aussi la problématique des PPP de manière explicite. Tout en codifiant la jurisprudence d’Eurostat relative à l’évaluation des risques et des avantages, le SEC 2010 prévoit également l’application de deux critères complémentaires lorsque cette analyse ne suffit pas à déterminer le propriétaire économique de l’actif de manière satisfaisante. Il s’agit, d’une part, du contrôle de la conception, de la qualité, du volume et de l’entretien des actifs exercé par l’administration publique et, d’autre part, de la mesure dans laquelle cette dernière détermine les services produits, leur coût et les unités auxquelles ils sont fournis. L’introduction de ces deux indicateurs de contrôle de l’actif par les pouvoirs publics – libellés de manière semblable mais pas identique à l’IPAS 43 –, ainsi que la prise en compte inédite du risque de valeur résiduelle et d’obsolescence en tant qu’indicateur de la propriété de l’actif, indiquent un rapprochement de l’Office statistique de l’Union européenne vers le critère de contrôle, désormais érigé en critère subsidiaire. Cette inflexion aboutit toutefois à une formulation ambiguë, qui complique la compréhension du message envoyé par les instances européennes. C’est d’ailleurs dans cette visée synthétique que le tableau en annexe reprend l’ensemble des normes comptables relatives aux PPP examinées dans cet article.

Les comptables européens critiquent eux-mêmes la position intermédiaire d’Eurostat. D’après ce fonctionnaire rencontré en février 2016, la formulation sibylline du SEC 2010 véhicule l’image d’un continent « à la traîne » par rapport aux standards internationaux, qui préconisent une adhésion sans équivoque au concept de contrôle retenu dans les IPSAS :

Si cela ne dépendait que de moi […], je dirais : « bon, c’est trop compliqué, on suit l’IPSAS ». Comme les États-Unis, comme l’Australie, comme les autres pays riches […] Donc moi je dis que si l’asset est contrôlé par le gouvernement (c’est-à-dire qu’il décide de son usage) et que si, à la fin du contrat, il revient automatiquement au gouvernement, pour moi, ça devrait être automatiquement « on balance sheet », fin de l’histoire. Fin de l’histoire, avec toutes ces complications. Et c’est ce qu’ils font dans les pays du premier monde. Et c’est ce qu’ils font aussi dans la comptabilité publique de beaucoup de pays, y inclus en Europe […] Donc tous ces politiciens qui critiquent toujours les règles d’Eurostat… Non, les règles d’Eurostat sont les plus généreuses par rapport à tout le monde. Soit du point de vue de la comptabilité publique, soit du point de vue des règles IPSAS, IFRS, etc.

Cet extrait d’entretien offre un aperçu des enjeux éminemment politiques associés à l’application du critère de contrôle. Premièrement, il permet d’interroger la « nécessaire » harmonisation des comptabilités publique et nationale, de même que les modalités de concrétisation de cet objectif. Compte tenu de l’incidence du système européen de comptabilité nationale sur de nombreuses politiques européennes, est-il réellement souhaitable d’aligner son contenu sur des normes de comptabilité publique édictées par des régulateurs anglo-saxons privés dénués de la moindre légitimité démocratique (Chiapello et Medjad, 2007) ?

Deuxièmement, cette controverse illustre la tension qui règne au sein de l’UEM entre les principes de contrôle et de transparence budgétaire. Toute modification du SEC dans un souci d’accroissement de la transparence budgétaire modifie en effet la base de calcul des indicateurs de finances publiques. Cette situation peut à son tour générer des retombées politiques notables, en raison de la place de la comptabilité nationale dans la gouvernance budgétaire européenne. La prise en compte de nouveaux « risques » au nom d’une conception extensive de la transparence budgétaire menace en d’autres termes de « dérégler » le cadre européen de surveillance des finances publiques, en bouleversant les équilibres comptables qui le sous-tendent. La vague de consolidation des PPP susceptible de découler d’une application rigoureuse du principe de contrôle pourrait ainsi en arriver en bout de course à une remise en cause de la métrologie comptable au coeur de la discipline budgétaire européenne – voire à une contestation de l’ensemble de cette politique.

Un troisième et dernier enjeu a trait à l’évolution du marché du PPP en cas de suppression du traitement comptable avantageux dont a jusqu’à présent bénéficié cet instrument. Il convient à cet égard de souligner que si le PPP présente certains points communs avec la privatisation (tels que le transfert à l’exploitant privé de la propriété économique des actifs créés pour exécuter le service faisant l’objet du contrat), il s’en distingue toutefois sur un point essentiel : l’influence des pouvoirs publics dans la conception de la politique menée. En dépit de son coût prohibitif et des transformations qu’il implique en termes de gestion publique, le PPP est peut-être, paradoxalement, l’un des derniers instruments dont disposent les défenseurs d’une politique dynamique d’investissement public au sein de l’UEM – avant une privatisation pure et simple de ces services.

Conclusion

Cette contribution a retracé la généalogie du traitement comptable des PPP en vue d’en éclairer les conditions de production ainsi que les effets sur la politique d’investissement public des États européens. L’approche constructiviste retenue pour explorer les comptabilités « en train de se faire », située au croisement de la sociologie politique des finances publiques, de l’analytique de gouvernement et de la sociologie de la comptabilité, permet d’envisager ces technologies a priori banales comme de véritables instruments de gouvernement à distance des conduites.

Trois temps se dégagent de l’analyse. Dans un premier temps, l’essor de la PFI au cours de la décennie 1990 soulève la question du traitement comptable de ce mécanisme hybride de financement des services publics, qui combine des dépenses courantes et de capital. En assimilant la PFI à un contrat de bail, les autorités comptables britanniques ouvrent la voie à une déconsolidation des dépenses réalisées par ce biais, pour autant que l’exploitant privé supporte les risques et les avantages du projet et jouisse, en corollaire, de la propriété économique de l’actif. La consécration de cette perspective accommodante par Eurostat accélère la diffusion des PPP en Europe : l’hypothétique « neutralité budgétaire » de ces montages s’avère en effet déterminante dans le contexte de surveillance rapprochée des finances publiques nationales qui caractérise l’UEM.

Dans un deuxième temps, le ralliement de nombreux acteurs autour de cet « objet-frontière » enclenche une dynamique d’exploration des frontières comptables du PPP, dans laquelle s’inscrit pleinement le programme flamand de construction de bâtiments scolaires dénommé « Scholen van Morgen ». Le mode de gouvernance atypique de ce « PPP participatif » est toutefois remis en cause par Eurostat, qui réaffirme les contours de sa jurisprudence comptable afin de mettre un terme aux interprétations extensives qu’elle suscite. Il apparaît alors clairement qu’en comparaison avec un financement propre, le modèle « pur » de PPP privilégié par Eurostat implique des surcoûts importants pour les pouvoirs publics, en raison des responsabilités qu’il fait peser sur l’exploitant privé. Cette illustration empirique démontre en synthèse que la satisfaction des exigences financières des partenaires privés et la privatisation de fait des actifs créés dans ce cadre semblent désormais le prix à payer par les États désireux de mener une politique dynamique d’investissement public au sein de l’UEM.

Le troisième temps de l’analyse indique que le rapprochement en cours des systèmes comptables public et privé pourrait bouleverser l’équilibre actuel. La généralisation du critère de contrôle promu par les instances internationales de normalisation comptable pourrait en effet déboucher sur une reconsolidation massive des PPP européens, et ainsi accélérer la trajectoire de privatisation des services publics dans laquelle cet instrument ne constitue qu’une étape intermédiaire. Une telle réforme est également de nature à relancer le débat relatif aux modalités légitimes d’intervention des pouvoirs publics dans l’économie – voire à remettre en cause le système comptable sur lequel repose l’ensemble du programme européen de surveillance des finances publiques. Ce scénario est toutefois loin d’aller de soi, comme le démontre l’analyse empirique présentée dans cette contribution.

Enfin, la trajectoire singulière du PPP démontre plus généralement l’importance du travail des comptables, en général, et des comptables nationaux d’Eurostat, en particulier, dans la stabilisation de l’ontologie des phénomènes au coeur de la vie économique et politique. En mettant en exergue l’apport non seulement théorique, mais également politique et social de l’analyse des controverses comptables, ce cas d’étude souligne en creux l’importance démocratique que revêt l’examen des luttes d’acteurs et de pouvoir qui se jouent quotidiennement dans ces trous noirs de l’action publique.