Corps de l’article

1. Introduction et problématique

Au Québec, une prescription au travail collectif est présente dans les politiques et réformes éducatives actuelles (Lessard, Kamanzi et Larochelle, 2009). D’ailleurs, cette injonction à collaborer est incluse dans les orientations du ministère de l’Éducation du Québec qui visent le développement, au terme de la formation en enseignement, de compétences professionnelles liées au travail d’équipe et à la collaboration (ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport du Québec, 2001). Malgré cette injonction, les écrits révèlent que les enseignant.e.s de la formation générale travaillent peu en équipe (Barrère, 2002; Maranda, Viviers et Deslauriers, 2014; Riel, 2009; Tardif et Lessard, 1999) et que le travail collectif relève beaucoup plus d’échanges informels que d’un véritable travail organisé et structuré (Jacquet et Dagenais, 2010; Lessard et al., 2009). Est-ce le cas des enseignant.e.s de la formation professionnelle au secondaire? Bien qu’il n’existe aucune donnée sur le travail collectif chez les enseignant.e.s de la formation professionnelle dans les écrits scientifiques, il est possible de penser que le contexte particulier de cet ordre d’enseignement favorise le travail collectif chez les enseignant.e.s.

Ce contexte est particulier en ce qui a trait à l’arrivée en enseignement. D’une part, les enseignant.e.s de la formation professionnelle au secondaire sont recruté.e.s par les centres de formation professionnelle sur la base de leur expertise de métier (Balleux, Castellan et Sahuc, 2010; Balleux, 2006; Deschenaux, Roussel et Boucher, 2008; Deschenaux et Roussel, 2010). Ils partagent en effet un vécu de métier qui peut contribuer à consolider les liens entre les enseignant.e.s. D’autre part, plusieurs commencent à enseigner sans avoir suivi une formation en enseignement et des stages, comme c’est le cas pour les enseignant.e.s du primaire et du secondaire, puisqu’un grand nombre d’entre eux sont recrutés alors qu’ils pratiquent toujours leur métier et que l’embauche se fait souvent à la dernière minute. Ainsi, ils doivent développer leurs compétences en enseignement sur le tas. Ils doivent ensuite, si ce n’est pas déjà le cas, s’inscrire au baccalauréat en enseignement professionnel, qu’ils feront à temps partiel tout en enseignant. Les collègues constituent donc une ressource essentielle pour s’approprier ce nouveau domaine. D’ailleurs, des recherches en formation professionnelle au secondaire révèlent que le soutien de collègues est un facteur de rétention important chez les enseignant.e.s de cet ordre d’enseignement (Deschenaux et al., 2008; Loignon et Tardif, 2006).

Malgré la présence de ces ressources potentiellement favorables au travail collectif, il est possible que l’organisation du travail limite le travail collectif entre les enseignant.e.s de la formation professionnelle comme le soulignent des recherches réalisées auprès d’enseignant.e.s de la formation générale (Barrère, 2002; Carpentier-Roy et Pharand, 1992; Messing, Seifert et Escalona, 1997b; Riel et Messing, 2011; Tardif et Lessard, 1999). Selon ces recherches, la difficulté à travailler en équipe serait notamment liée à l’aménagement des lieux en « cellule-classe », au manque de temps pour se rencontrer et à l’instabilité de l’équipe-école. Il ressort également que la tâche d’enseignement, surtout individuelle, ainsi que la formation des enseignant.e.s davantage centrée sur cette tâche limitent le travail collectif (Mérini, 2007). De plus, la peur du jugement des autres (Barrère, 2002), particulièrement chez les enseignant.e.s à statut précaire (Tardif et Lessard, 1999), est évoquée. Effectivement, face aux difficultés rencontrées en classe, les enseignant.e.s ne demanderaient pas d’aide, de peur d’être perçu.e.s comme incompétent.e.s (Barrère, 2002).

Par ailleurs, des obstacles au travail collectif entre les hommes et les femmes se situent aussi au niveau du genre, c’est-à-dire la socialisation précoce des garçons et filles quant aux comportements et aux rôles spécifiques qu’ils et elles sont supposé.e.s adopter dans une société donnée (Fausto-Sterling, 2000; Mathieu, 2000). En tant que rapport social, le genre génère des dynamiques inégalitaires entre les hommes et les femmes dans les milieux de travail (Duru-Bellat, 2008; Kergoat, 2001, 2004, 2012; Pfefferkorn, 2007). Plus spécifiquement en enseignement, on constate que des enseignantes du secondaire ressentent une répartition inégale du travail en équipe lorsqu’elles travaillent avec des hommes, et elles font parfois face à un manque de respect (Riel, 2009) ou à de la violence (Robinson, 1995) de la part de certains collègues.

L’une des caractéristiques particulières de la formation professionnelle au secondaire est le fait que les enseignantes sont sous-représentées (8,4 % en moyenne) dans la majorité des programmes qui sont à prédominance masculine, c’est-à-dire des programmes où plus des deux tiers des élèves sont de sexe masculin (ex. mécanique automobile, charpenterie-menuiserie, plomberie, etc.). Ces enseignantes de programmes à prédominance masculine sont également proportionnellement moins nombreuses (22,5 %) que leurs collègues masculins (33,6 %) à avoir un statut permanent (ministère de l’Éducation, de l’Enseignement supérieur et de la recherche, 2015). Que se passe-t-il pour ces enseignantes en contexte minoritaire? Font-elles face à des difficultés similaires à celles des enseignantes de la formation générale, quand il s’agit de travail collectif? Dans d’autres secteurs d’emploi, les chercheurs ont constaté que le fait d’être minoritaire affecte les dynamiques au sein des collectifs de travail et complexifie le développement de liens d’appartenance au groupe (Caroly, Loriol et Boussard, 2006; Kanter, 1977). Contrairement aux hommes dans des secteurs d’emploi à prédominance féminine, les femmes en situation analogue perçoivent peu de soutien de leurs collègues (Taylor, 2010) et sont donc susceptibles d’être isolées du groupe. De plus, les recherches qui se sont attardées à la situation de femmes étudiant (Chatigny, Riel et Nadon, 2012; Fortier, 2013; Mazalon et Beaucher, 2002; Pratte, 2009) ou pratiquant un métier à prédominance masculine (Chamberland et Paquin, 2010; Couture, Thibault, Chatigny et Messing, 2005; Dugré, 2006; Gingras, Savard et Robidoux, 2006; Legault, 2001; Messing, Seifert et Couture, 2006; Pfefferkorn, 2006) montrent qu’en plus de l’isolement, ces femmes subissent du sexisme, de la discrimination, du harcèlement ou de la violence de la part de collègues, d’enseignants ou d’employeurs. Ces études n’ont toutefois pas porté sur celles qui enseignent dans des programmes à prédominance masculine en formation professionnelle. Les constats de ces études amènent à penser que les enseignantes de métiers à prédominance masculine en formation professionnelle peuvent se retrouver isolées de leurs collègues et avoir plus difficilement accès au soutien et à l’aide de leurs collègues, comme c’est le cas de femmes ayant un parcours non traditionnel et d’enseignantes d’autres ordres d’enseignement. En raison de l’absence d’études sur ce sous-groupe d’enseignantes, nous avons réalisé une recherche exploratoire en partenariat avec la Centrale des syndicats du Québec qui souhaitait mieux comprendre la réalité de ces enseignantes en formation professionnelle au secondaire. Cette recherche avait pour principal objectif de comprendre et de caractériser la situation de travail d’enseignantes de métiers à prédominance masculine en formation professionnelle au secondaire, c’est-à-dire de décrire l’activité de travail (incluant le travail collectif), ses contraintes et exigences et sa régulation par des stratégies individuelles et collectives. Le présent article se concentre sur les résultats portant sur le travail collectif en enseignement d’un métier à prédominance masculine en formation professionnelle ainsi que sur les obstacles à ce travail collectif pour les enseignant.e.s de la formation professionnelle et, plus spécifiquement, pour les enseignantes de métiers à prédominance masculine.

2. Contexte théorique

La recherche s’est appuyée sur le modèle théorique de la situation de travail centré sur la personne en activité (physique, mentale et sociale) et en interaction avec ses élèves et ses collègues. Ce modèle développé en ergonomie de l’activité (Guérin, Laville, Daniellou et Kerguelen, 2006; St-Vincent, Vézina, Bellemare, Denis, Ledoux, Imbeau, 2011) et en santé au travail (Baril-Gingras, Montreuil et Fournier, 2014) a été adapté au travail enseignant en formation professionnelle au secondaire à partir de Chatigny et Ouellet (2007) afin de prendre en compte la dimension collective du travail enseignant (figure 1). Les composantes du modèle, l’activité de travail, la dimension collective et les éléments de la situation de travail, sont présentés aux points suivants.

Figure 1

Modèle d’analyse systémique de la situation de travail des enseignant.e.s de la formation professionnelle au secondaire centrée sur l’enseignant.e en activité (adapté de Chatigny et Ouellet, 2007). Le symbole « * » désigne la dimension collective.

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2.1 L’activité de travail

En ergonomie, le concept d’activité réfère au travail réel (De Montmollin, 1997; Guérin et al., 2006; Noulin, 2002; Rabardel, Carlin, Chesnais, Lang, Le Joliff et Pascal, 2002; Teiger et Bernier, 1992) qui se distingue de la tâche prescrite, des procédures à respecter et des objectifs de travail. L’activité implique un processus de régulation (flèches pointillées sur la figure 1) au cours duquel l’enseignant.e développe des stratégies afin de réaliser le travail attendu et préserver sa santé physique et psychologique, de développer ses compétences et de concilier travail et vie personnelle et familiale (Riel et Messing, 2011). Toutefois, pour déployer des stratégies, l’enseignant.e a besoin de marge de manoeuvre, c’est-à-dire de possibilités de varier ses façons de faire et son environnement afin de s’adapter à la situation de travail et d’atteindre les objectifs visés (Guérin et al., 2006; Noulin, 2002; St-Vincent et al., 2011). Ainsi, moins la personne a de marge de manoeuvre, plus sa santé, sa vie personnelle et familiale et son enseignement risquent d’être affectés. Les divers éléments de la situation de travail pouvant affecter la marge de manoeuvre sont présentés au point 2.3.

2.2 La dimension collective du travail

Comme le montre la figure 1, l’activité de l’enseignant.e implique une dimension collective. La dimension collective du travail renvoie à différents concepts plus ou moins similaires selon les auteurs et les disciplines comme la dynamique collective, le travail collectif, la pratique collective, le travail collaboratif, le travail partagé et la concertation (Marcel, Dupriez, Périsset Bagnoud et Tardif, 2007). En ergonomie de l’activité, la dimension collective du travail fait référence à deux grands concepts, le collectif de travail et le travail collectif (la présence de l’un n’étant pas dépendante de l’autre). Le collectif de travail correspond à la présence simultanée de plusieurs travailleur.ses de même niveau hiérarchique partageant des valeurs communes, un langage commun, des règles de métier (Cru, 1988) et un référentiel commun (De Terssac, 1992). Quant au travail collectif, il peut prendre différentes formes (notamment la collaboration, l’entraide, la coopération) et implique l’engagement de deux ou plusieurs travailleur.se.s dans une tâche poursuivant un objectif commun et portant ou non sur un même objet (Assunçao, 1998; Barthe, 2000; De la Garza et Weill-Fassina, 2000). Dans cet article, nous nous attardons spécifiquement aux différentes formes de travail collectif qui sont mises en oeuvre entre les enseignantes et leurs collègues enseignants.

2.3 Les éléments de la situation de travail

Les différents éléments de la situation de travail (figure 1) relèvent (1) du cadre de travail (tâche prescrite conventionnée, aspects temporels du travail, environnements physique, matériel et spatial) dans le centre de formation professionnelle au secondaire; (2) de l’environnement social et des aspects collectifs du travail et (3) des caractéristiques et capacités personnelles (non présentées sur la figure) des enseignant.e.s (âge, sexe/genre, état de santé, formation, expérience, représentations du travail, anthropométrie, valeurs, culture, etc.), de leurs collègues et des élèves. De plus, les exigences et prescriptions du ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur du Québec, de la Commission des normes, de l’équité et de la santé et de la sécurité du travail, des commissions scolaires ainsi que les besoins et attentes du marché du travail et des milieux de stage en termes de main-d’oeuvre influencent ces différents éléments.

Par ailleurs, puisque le genre est entendu dans le sens de rapport social se trouvant à l’intersection d’autres rapports sociaux (comme la race, l’âge, la classe) (Bilge, 2009) et engendrant des inégalités entre le groupe femme et le groupe homme, il influence la situation de travail. En effet, le genre a un impact sur les différents acteurs de la situation de travail, leurs interactions (par exemple, rapports inégalitaires), leur activité de travail (par exemple, division sexuelle du travail) et sur le contexte externe (par exemple politiques publiques en matière d’accès au travail, etc.) et interne (par exemple, pratiques syndicales et de gestion, politiques internes, organisation du travail) des centres de formation professionnelle au secondaire. On constate aussi que le genre influence la composition du collectif de travail (mixte ou non mixte) de même que le travail collectif (Caroly et al., 2006; Elwér, Johansson, et Hammarström, 2014; Messing et Elabidi, 2003).

Les éléments de la situation de travail sont indissociables de l’activité de travail, qu’elle soit individuelle ou collective, puisqu’ils influencent sa mise en oeuvre, notamment en agissant sur la marge de manoeuvre nécessaire à l’individu pour faire son travail et se maintenir en santé. Ils peuvent autant constituer une ressource dans un contexte qu’une contrainte dans un autre (Teiger, 1993). Par exemple, si les enseignant.e.s préparent leur cours dans le même local, cet aménagement permet des interactions et favorise le développement de liens desquels peut découler un travail collectif. Toutefois, cet aménagement peut générer des perturbations et des interruptions qui se répercutent sur l’activité individuelle. En ergonomie, il importe de les documenter afin de développer des pistes de solutions adaptées.

3. Cadre méthodologique

S’inscrivant dans le paradigme épistémologique interprétatif (Paillé et Mucchielli, 2008), cette recherche a nécessité un cadre méthodologique principalement qualitatif. Dans cette section, nous présentons le recrutement et les caractéristiques des participantes, les méthodes de collecte des données et l’analyse des données relatives au travail collectif.

3.1 Recrutement et caractéristiques des participantes

La technique d’échantillonnage mise en oeuvre combine les stratégies de sélection non probabilistes de volontaires et de type boule de neige (Beaud, 2010). Ainsi, avec l’aide des représentant.e.s de la condition des femmes et de la Santé et sécurité au travail de la Centrale des syndicats du Québec, un appel a été lancé aux président.e.s de syndicats locaux de différentes régions du Québec membres de la Centrale afin qu’ils contactent leurs membres et leur présentent la recherche. Les enseignantes intéressées devaient fournir leurs coordonnées pour être contactées individuellement par la chercheuse et que la recherche leur soit expliquée de manière détaillée. Au total, 12 enseignantes de six régions du Québec et ayant des profils diversifiés en termes de métier enseigné, d’âge (40 ans en moyenne), de statut d’emploi (10 des 12 enseignantes ont un statut précaire), d’expérience dans le métier (10 ans en moyenne) et dans l’enseignement (8 ans en moyenne) et de formation à l’enseignement ont participé à la recherche (tableau 1). Dix des douze participantes n’ont aucune collègue de sexe féminin dans le programme où elles enseignent. Cet échantillon reflète la population enseignante en formation professionnelle au secondaire en termes d’âge, de statut d’emploi, d’expérience et de formation à l’enseignement (Balleux, 2006; Deschenaux et al., 2008).

Tableau 1

Caractéristiques des 12 participantes (les prénoms sont fictifs)

Caractéristiques des 12 participantes (les prénoms sont fictifs)

* Enseignement

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Le tableau 2 présente la distribution des enseignantes et de leur métier en fonction de la composition des groupes d’élèves. La définition des programmes en fonction de la représentation hommes-femmes, à savoir s’ils étaient très fortement masculins, fortement masculins ou masculins, a été établie à partir de Beeman (2011) et déterminée par la chercheuse lors des observations.

Tableau 2

Distribution des enseignantes et de leur métier en fonction de la composition des groupes d’élèves

Distribution des enseignantes et de leur métier en fonction de la composition des groupes d’élèves

Les informations contenues dans la colonne de droite correspondent aux codes de métiers enseignés par les participantes

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3.2 Considérations éthiques

Le projet a été accepté par le comité d’éthique du doctorat en éducation de l’Université du Québec à Montréal. Les 12 participantes ont signé un formulaire de consentement au moment des entrevues et des observations stipulant qu’elles avaient la possibilité de se retirer de la recherche à tout moment. Pour assurer la confidentialité, les noms, programmes d’enseignement et régions des participantes ont été codés. Les résultats de la recherche ont été transmis par courriel aux participantes et également présentés lors des entretiens de restitution réalisés à la fin de la recherche.

3.3 Instrumentation

Les différents outils de collecte de données (entretien, observation et journal de bord) qui ont été utilisés durant la recherche sont présentés aux points suivants.

3.3.1 Entretiens individuels semi-dirigés

Des entretiens individuels semi-dirigés (durée moyenne de deux heures trente) ont été réalisés et enregistrés sous consentement. Ils comportaient deux parties : 1) le parcours scolaire et professionnel et 2) les éléments de la situation de travail en enseignement professionnel (exigences, horaire, tâche, environnement, etc.) incluant la dimension collective du travail (à qui elles demandent de l’aide lorsqu’elles rencontrent un problème, comment se passent les interactions avec leurs collègues, la direction, etc.).

3.3.2 Observations de l’activité et rétroactions

Des observations directes de l’activité de travail dans la salle de classe, l’atelier (classe pratique) et ailleurs dans le centre (salle des enseignants, corridor, etc.) ont été effectuées durant un quart de travail complet avec l’ensemble des participantes, ce qui a totalisé 98 heures et 32 minutes à 12 périodes différentes. Le déroulement chronologique de toutes les activités réalisées par l’enseignante observée était noté par la technique papier-crayon au cours d’une journée de travail, depuis l’arrivée de l’enseignante jusqu’à son départ du centre (chronique de quart). Le temps, le lieu, la tâche effectuée, les opérations et les interactions (communications, travail collectif) avec les autres personnes (élèves, collègues, personnel non enseignant) étaient consignés à la chronique de quart (Guérin et al., 2006).

De plus, une rétroaction avait lieu avec chacune des participantes durant et immédiatement après les observations. Ainsi, afin de s’assurer de sa compréhension, la chercheuse soumettait ses perceptions du travail observé à la participante et révisait au besoin sa perception en regard des réponses et commentaires formulés par la participante (Guérin et al., 2006; Noulin, 2002; St-Vincent et al., 2011).

3.3.3 Journal de bord

Les réflexions et impressions de la chercheuse ont été consignées dans un journal de bord à la suite des entretiens et des observations, incluant des notes concernant des éléments qui ne relevaient pas de l’activité des participantes, mais pouvaient l’influencer. Par exemple, des comportements (gestes, regards) ou commentaires de collègues ou d’élèves à l’endroit de l’enseignante ou de la chercheuse, ainsi que l’ambiance ressentie par rapport au fait d’être une femme dans un environnement à prédominance masculine étaient notés.

3.3.4 Entretiens collectifs de validation

À la fin de l’analyse des données, les résultats de la recherche ont été validés par les participantes pour enrichir leur interprétation (Krueger, 1988) et faire émerger de nouvelles données (Carey, 1994). Ainsi, deux entretiens collectifs d’une durée d’environ trois heures ont été réalisés. Sur les 12 participantes invitées à participer aux entretiens, six l’ont fait. Ils ont eu lieu en ligne à l’aide du logiciel de conférence Teamviewer. Afin de conserver leur anonymat, les participantes pouvaient se donner un nom fictif. Lors des entretiens, les résultats ont été présentés de manière à favoriser les échanges avec les participantes; celles-ci étaient invitées à intervenir à tout moment et à émettre leurs commentaires sur les résultats, qui ont été recueillis et intégrés lorsqu’ils apportaient de nouveaux éléments d’information.

3.4 Déroulement de la collecte des données

La démarche a suivi un processus itératif et s’est donc construite au fur et à mesure que les données étaient recueillies par les entretiens et les observations. L’usage de divers outils complémentaires (entretiens, observations, journal de bord) a permis une triangulation des données et d’assurer ainsi une description fine du travail collectif et des obstacles à sa mise en oeuvre. Par exemple, il se pouvait que les observations n’aient pas couvert certaines interactions en raison des moments où elles ont eu lieu. Les entretiens individuels et de validation ont donc permis de compléter et d’enrichir les observations. La collecte de données s’est déroulée entre le printemps 2012 et l’hiver 2013 et a été entrecoupée par des périodes d’analyse afin d’arriver à une description fine de la situation de travail comme le présente la figure 2.

Figure 2

Déroulement de la collecte des données

Déroulement de la collecte des données

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3.5 Analyse des données

L’analyse a combiné des données qualitatives et quantitatives afin d’enrichir la compréhension de l’activité et d’illustrer les observations (Messing, Seifert, Vézina, Balka, et Chatigny, 2005). Une analyse thématique (Paillé et Mucchielli, 2008) des entretiens a été effectuée avec le logiciel QSR NVivo 10. Les activités observées ont été codées à partir de grilles déjà existantes (Messing et al., 1997b; Messing et Seifert, 2001; Riel, 2009) que nous avons adaptées au travail enseignant en formation professionnelle au secondaire et analysées en fonction de leur durée à l’aide du logiciel Actogram Kronos 2. Une analyse descriptive des données quantitatives issues des observations a suivi. De plus, les données issues du journal de bord ont fait l’objet d’une analyse complémentaire, c’est-à-dire que la chercheuse s’y référait au moment des analyses des entretiens et observations pour enrichir la description des contextes et retrouver la dynamique du terrain pendant la recherche (Savoie-Zajc, 2004).

Pour rendre compte du travail collectif, nous avons catégorisé les verbatims concernant le travail collectif et les observations en utilisant la catégorisation des différentes formes de travail collectif (collaboration, entraide, coopération) validée empiriquement par De la Garza et Weill-Fassina (2000, p.228) dans différentes situations, mais pas dans l’enseignement. Ainsi, nous avons considéré (1) la collaboration comme étant un ensemble d’actions différentes posées par les enseignant.e.s et qui s’articulent entre elles sur un même objet avec un but commun à court ou moyen terme; (2) l’entraide comme étant l’action de seconder ou d’être secondé par un enseignant dans son travail ou encore de faire la tâche à la place d’un autre en réponse ou non à une demande d’aide et (3) la coopération qui correspond à des actions communes d’enseignant.e.s sur le même objet en poursuivant le même but. Pour l’analyse des observations, nous avons analysé et catégorisé les interactions de l’enseignante avec ses collègues, c’est-à-dire tous les moments où l’enseignante entrait en interaction avec un collègue jusqu’à ce qu’elle retourne à son activité individuelle. Il pouvait s’agir de rapports amicaux (prendre des nouvelles, échanger sur sa vie personnelle) ou de travail collectif (collaboration, entraide, coopération). De plus, les catégories de travail collectif n’étaient pas considérées comme des alternatives : elles pouvaient apparaître simultanément ou tour à tour dans le déroulement de la situation de travail. Nous avons également effectué le relevé des obstacles au travail collectif issus de la situation de travail ressortant des entretiens, des observations et du journal de bord. Afin d’assurer la qualité du codage, une vérification de l’accord intra-codeur a été réalisée. Ainsi, la chercheuse a effectué un double codage : un premier immédiatement après les transcriptions des entretiens et observations et un second (sur une copie non codée) dans les semaines suivantes. Pour garantir que le codage était fiable, le second codage devait corresponde au premier dans une portion de 90 %.

4. Résultats

L’analyse de l’activité révèle que les enseignantes consacrent 11,1 % du temps total observé (98 heures et 32 minutes) en interaction avec leurs collègues enseignants. Les interactions observées relevaient de rapports amicaux (84,1 %), de collaboration (10,4 %) et d’entraide (5,5 %). L’analyse des entretiens a aussi permis de relever la présence de coopération. Ainsi, les résultats montrent, d’une part, que les enseignantes ne se retrouvent pas complètement isolées et ont accès au travail collectif, contrairement à bon nombre de femmes pratiquant un métier à prédominance masculine. Ils révèlent d’autre part que la place des femmes au sein des collectifs masculins reste toutefois fragile, dépendamment des personnes et des contextes comme nous le verrons dans les prochaines sections.

La section suivante présente le détail des diverses formes de travail collectif (collaboration, entraide et coopération) ressortant de l’analyse des données. Les éléments du cadre de travail qui nuisent au travail collectif sont ensuite exposés.

4.1 Le travail collectif 

Pour les enseignantes rencontrées, le travail enseignant en formation professionnelle au secondaire est un travail collectif qui permet d’offrir un enseignement de qualité aux élèves. Ainsi, elles définissent leur travail comme étant d’abord un travail collectif et ensuite un travail d’enseignement, les deux étant intimement liés.

Pour moi, enseigner, c’est avant tout travailler en équipe. […] J’aime travailler en équipe, parce que veux veux pas, comme enseignant t’as pas le choix, et j’aime ça, je ne suis pas une fille hyper individualiste, j’aime ça être avec du monde, j’aime ça travailler en collaboration avec d’autres gens.

Francine

Comme nous le verrons dans cette section, l’analyse des entretiens et observations permet de montrer que ce travail collectif, bien qu’il n’occupe pas beaucoup de temps dans l’activité enseignante observée (1,8 %), est structuré et organisé. Les diverses formes de travail collectif, la collaboration, l’entraide et la coopération, sont présentées aux points suivants.

4.1.1 Collaborer pour être efficace

Les observations révèlent que la collaboration correspond à 10,4 % des interactions observées. Cette forme de travail collectif était davantage présente dans les centres de formation professionnelle satellites (centres affiliés à des centres de formation professionnelle plus grands qui offrent le même programme d’enseignement dans une autre région), centres plus petits où il y a moins d’élèves et où les enseignant.e.s doivent s’organiser entre eux afin de partager les ressources disponibles.

On a juste une salle de classe, alors si on a besoin de donner des explications aux élèves avant d’aller en pratique, ben on le fait ensemble. Moi je m’occupe d’expliquer le déroulement de l’atelier et mon collègue s’occupe de distribuer les documents aux élèves.

Emma

La collaboration implique également le partage de certaines tâches en fonction des forces et de l’expertise des enseignant.e.s.

Un travail d’équipe, c’est un travail d’équipe; « moi je suis capable de préparer les notes de cours, document de suivi, de synthèse sur l’ordinateur; mon collègue, il comprend rien aux ordis, alors je lui dis moi je fais ça, mais toi tu vas faire autre chose dans l’atelier où est ta force ».

Diane

4.1.2 S’entraider pour surmonter les difficultés

Cette forme de travail collectif correspond à 5,5 % des interactions observées. Nous constatons que le fait de partager un vécu similaire, comme celui de faire le baccalauréat en enseignement professionnel et d’avoir peu d’expérience en enseignement, renforce les liens entre les enseignant.e.s et favorise l’entraide. Les enseignantes révèlent que l’entraide entre collègues est essentielle à l’arrivée en enseignement, que ce soit pour la préparation des cours et des évaluations ou pour se soutenir par rapport au baccalauréat en enseignement professionnel.

C’est tellement difficile quand t’arrives pis que tu sais pas comment préparer un cours, un examen… En fait, tu sais rien de l’enseignement, il faut tout apprendre. Et mes collègues, ben une chance qu’ils étaient là. Il faut s’entraider parce qu’on y arrive pas seule.

Julie

Or, demander de l’aide pour avoir accès à du matériel pédagogique ou à des conseils pour la gestion de classe dépend de la relation avec les collègues. Les enseignantes doivent se sentir en confiance pour se confier ou pour demander de l’aide. Pour une enseignante en particulier, la situation est plus difficile en raison du genre. Cela fait en sorte qu’elle ne demande pas d’aide de peur d’être jugée incompétente.

En raison de la stabilité de l’équipe et de bonnes relations entretenues avec ses collègues, des enseignantes mentionnaient aussi la possibilité de s’organiser de manière informelle avec un collègue pour partager les journées d’enseignement en fonction de leurs expertises et pour faciliter la conciliation travail et vie personnelle et familiale.

C’est vraiment entre nous deux que les journées de travail sont partagées : toi t’enseignes quoi, moi j’enseigne quoi.

Huguette

Ainsi, l’entraide peut donner accès à des collaborations pour être efficace (catégorie précédente). Elle implique également des demandes ponctuelles au niveau des équipements ou du matériel comme le montre l’analyse de l’activité. Ainsi, l’enseignante observée, ou un de ses collègues, pouvait demander du matériel ou de l’équipement parce qu’il n’y en avait pas en nombre suffisant pour les élèves ou parce qu’ils ne fonctionnaient pas correctement. Aucune différence n’a été observée entre les enseignantes ou le type de centre de formation professionnelle.

4.1.3 Coopérer pour développer l’enseignement

Bien que la coopération n’ait pas été observée, l’analyse des entretiens a permis de relever sa présence, particulièrement chez les enseignantes plus expérimentées et ayant terminé la scolarité de certificat ou de baccalauréat. Elles indiquent qu’elles travaillent avec des collègues au développement de nouveau matériel pédagogique et de nouvelles activités d’enseignement-apprentissage.

On parlait d’un module ensemble et on s’est dit que ça prenait plus de concret pour les élèves. J’ai proposé qu’on fasse une maquette et un de mes collègues a embarqué. Alors on travaille sur ce projet présentement. On a des expertises de métier qui se complètent et c’est vraiment trippant. Tout le monde va pouvoir l’utiliser après et je pense que les élèves vont mieux comprendre.

Iris

Les enseignantes disent également mettre en commun leur expertise avec celle de leurs collègues afin d’enrichir les contenus et d’offrir une formation plus complète à leurs élèves.

De plus, dans les plus grands centres de formation professionnelle, où il peut y avoir plusieurs collègues qui enseignent dans le même programme d’études, des enseignantes indiquent travailler avec un collègue de la même spécialité pour préparer les évaluations et alléger leur charge de travail.

4.2 Les obstacles au travail collectif avec les collègues

L’analyse des données met en évidence différents facteurs qui compromettent le travail collectif : la précarité d’emploi, la charge de travail et les comportements de collègues. Précisons que ces aspects concernent autant les enseignantes que leurs collègues masculins, puisqu’ils se dégagent du contexte de l’enseignement en formation professionnelle. Certains comportements de collègues problématiques sont toutefois spécifiques aux femmes.

4.2.1 La précarité d’emploi

Dix des douze participantes n’occupent pas un poste permanent et sont contractuelles ou à taux horaire. Ce statut précaire implique qu’elles peuvent se retrouver dans un nouveau centre avec une nouvelle équipe chaque année. Cette situation est particulièrement présente pour les novices et celles dont le programme est offert dans des centres satellites. Elles doivent donc refaire leur place au sein de ces nouvelles équipes et tisser des liens avec leurs nouveaux collègues. Pour certaines participantes, le fait d’avoir changé de centre de formation professionnelle à plusieurs reprises faisait en sorte qu’elles ne souhaitaient plus s’engager au sein de l’équipe enseignante parce qu’elles ne seraient probablement plus dans ce centre de formation professionnelle l’année suivante.

De plus, changer de centre implique d’arriver dans une autre équipe, et cela peut occasionner des difficultés avec les nouveaux collègues parce qu’on prend la place d’un collègue apprécié de l’équipe. Cela nécessite de faire sa place et de se faire accepter et peut poser des défis particuliers pour les enseignantes comme nous le verrons au point 4.2.3.

Quand je suis arrivée dans ce centre-là, on voulait pas de moi… Je prenais la place de leur chum. C’est comme si j’étais la méchante et on me faisait sentir qu’on voulait pas de moi. Je brisais quelque chose.

Brigitte

4.2.2 La charge de travail

Les participantes rencontrées font état de l’alourdissement de la tâche : préparer plusieurs versions d’examens, participer à des réunions administratives et des formations considérées peu utiles. Cela fait en sorte qu’elles manquent de temps et ont l’impression de faire un travail de moins bonne qualité. Elles mentionnent aussi que leurs horaires ne leur permettent pas de travailler avec leurs collègues.

Je t’avoue que des fois on aimerait ça se parler, mettons « qu’est-ce qui se passe avec tel élève », mais là j’ai pas le temps, si je fais ça je vais être obligée de travailler chez moi en fin de semaine… C’est ça que ça amène.[…] on devrait se concerter, s’asseoir ensemble, ça serait ben le fun; on essaie, mais on n’a jamais le temps d’arriver au bout et faire le travail correctement.

Camille

En raison de la charge de travail et pour conserver un équilibre entre leur travail et leur vie personnelle et familiale, certaines décident de s’isoler pour travailler et ne pas être dérangées.

Oui, ça nuit que je m’isole pour travailler… je me nuis et je nuis à l’équipe, mais je n’ai pas le choix parce que je vais me ramasser à finir chez moi et travailler la fin de semaine. Il faut que je choisisse et que je garde un équilibre.

Diane

4.2.3 Les comportements de collègues

Il ressort des entretiens que certains comportements de collègues affectent les interactions et peuvent nuire au travail collectif. C’est le cas des comportements individualistes.

Ici, il y a deux collègues qui veulent rien savoir des autres et font chacun leurs p’tites affaires, c’est de valeur parce qu’on finit par travailler chacun de son bord. Ça contamine le groupe… ça se propage. Tu veux plus trop t’impliquer parce que tu es tout seul de ton bord.

Francine

C’est aussi le cas de certains collègues qui critiquent sévèrement le travail des autres. En plus de créer un climat de tension, ce type de comportement incite les enseignantes à s’isoler et à ne pas parler de leurs difficultés de peur d’être considérées comme incompétentes. Nous avons observé que la situation est particulièrement difficile dans certains programmes où les équipes comptent seulement deux ou trois enseignant.e.s. La présence d’un collègue qui ne veut pas travailler en équipe suffit à briser la dynamique collective.

De plus, neuf participantes (n’ayant pas de collègues femmes) ont vécu des comportements hostiles en tant que femmes ou des commentaires négatifs portant sur les femmes en général. Elles ont souligné qu’elles avaient dû se défendre seules. Ces comportements hostiles pouvaient survenir à différents endroits (classe-pratique, salle des enseignant.e.s) et devant témoins (élèves ou collègues) ou non. Ils se traduisaient notamment par des propos sexistes (Les femmes c’est fait pour être à la maison.) ou sexuels (On va aller se baigner ce soir chez Martin [nom fictif], as-tu ton bikini?). Bien qu’ils soient témoins de ces comportements, les collègues des participantes ne prennent pas position face au(x) collègue(s) problématique(s). Certains banalisent les comportements inappropriés (Occupe-toi z’en pas, il y a rien là.) et dans d’autres cas, certains collègues vont offrir individuellement du soutien à l’enseignante (Fais-toi z’en pas, je suis là, une main dans le dos, je peux t’aider…) sans toutefois se manifester publiquement. Comme il a été constaté dans divers milieux à prédominance masculine, cette passivité collective perpétue les stéréotypes de genre et contribue à isoler les enseignantes en restreignant leur accès au travail collectif et en les amenant même à questionner leur avenir professionnel.

En pleine réunion, ils se sont mis à me crier après et personne n’a rien dit autour de la table. Un moment donné, j’ai arrêté de me défendre parce que j’ai vu que ça servait à rien. […] Je fais mes affaires, je m’arrange toute seule… Un moment donné, je pourrai plus continuer dans ce contexte, je vais me trouver autre chose…

Kathleen

5. Discussion des résultats

Les résultats révèlent que le travail collectif est une ressource importante pour les enseignant.e.s de la formation professionnelle et pour l’enseignement, mais que différents facteurs issus du cadre de travail nuisent à sa réalisation. De plus, les résultats mettent en lumière que les enseignantes de métiers à prédominance masculine peuvent avoir accès au travail collectif et ne sont pas isolées, comme on aurait pu le croire en raison des résultats d’autres recherches. Leur place au sein des collectifs de travail est toutefois fragilisée par la tolérance collective de comportements inappropriés de la part de collègues. Ces différents constats sont discutés dans la section ci-dessous.

5.1 Le travail collectif : une ressource pour les enseignant.e.s et l’enseignement

Contrairement à la situation de femmes pratiquant un métier à prédominance masculine où la plupart se retrouvent isolées et ont peu accès au travail collectif (notamment : Couture et al., 2005; Dugré, 2006; Gingras et al., 2006; Messing et al., 2006), la présente recherche soulève de nouveaux faits. Elle a permis de documenter la présence de travail collectif entre les enseignantes et leurs collègues de sexe masculin. Les résultats révèlent que ce travail collectif est important, puisqu’il procure de la marge de manoeuvre aux enseignant.e.s et permet notamment de réguler la charge de travail par l’entraide au niveau de la préparation des cours ou du baccalauréat, l’échange d’horaire ou la collaboration en classe. De plus, le travail collectif permet particulièrement aux plus expérimentées d’enrichir les contenus et les activités d’enseignement-apprentissage par la mise en commun d’expertises complémentaires. Ces résultats diffèrent en partie des constats effectués dans d’autres ordres d’enseignement, à savoir que le travail collectif entre enseignant.e.s relève davantage d’échanges informels que d’un travail structuré (Barrère, 2002; Jacquet et Dagenais, 2010; Maranda et al., 2014). Comme nous l’avons observé, le contexte particulier de certains centres de formation professionnelle plus petits, où les enseignant.e.s sont souvent ensemble, et ceux satellites, où les enseignant.e.s doivent s’organiser entre eux, accentue la présence de travail collectif organisé et structuré entre les enseignant.e.s. Il est aussi possible que le vécu de métier partagé par les enseignant.e.s de la formation professionnelle contribue à cette dynamique entre les enseignant.e.s.

5.2 Un milieu qui affaiblit le collectif de travail et nuit au travail collectif

Les résultats mettent en exergue différents éléments problématiques de la situation de travail (précarité, manque de travail et comportements de collègues) qui limitent les interactions et compliquent ainsi le travail collectif. Dans d’autres ordres d’enseignement (Carpentier-Roy et Pharand, 1992; Tardif et Lessard, 1999) et en formation professionnelle au secondaire (Chatigny et al., 2012), les recherches soulignent que la surcharge de travail et le climat dégradé dans certaines équipes contribuent à isoler les enseignant.e.s les un.e.s des autres et ce malgré leur volonté de travailler ensemble pour les élèves et pour eux. Il est aussi constaté chez des enseignant.e.s de la formation générale que la précarité d’emploi peut nuire au développement d’un lien de confiance entre les collègues, puisqu’ils n’ont pas l’occasion de se connaitre ou de se concerter (Tardif et Lessard, 1999). De plus, les enseignant.e.s sont en compétition pour les postes, ce qui peut contribuer à la difficulté d’accéder au matériel des collègues (Messing et Seifert, 2001; Seifert, Messing, Riel et Chatigny, 2007). La précarité entraînerait aussi un surinvestissement dans le travail pour obtenir un autre contrat et être reconnu (St-Arnaud, Guay, Laliberté et Côté, 2000). Or, en formation professionnelle au secondaire, seulement 25,4 % des enseignant.e.s (28,5 % des hommes et 21,2 % des femmes) occupent un poste permanent (ministère de l’Éducation, de l’Enseignement supérieur et de la recherche, 2015).

De surcroit, des recherches montrent qu’en raison de l’intensification du travail et de l’accroissement des exigences envers les enseignants, ces derniers ont de plus en plus à faire avec moins de ressources et donc de moins en moins de temps pour se voir et travailler ensemble (Ballet, Kelchtermans et Loughran, 2006; Carpentier-Roy et Pharand, 1992; Chatigny, Nadon-Vézina, Riel, Couture et Hastey, 2012; Maranda et al., 2014; Messing et Seifert, 2001; Riel, 2009). Nos résultats permettent de constater que pour faire face à la lourdeur du travail et à la précarité, les enseignant.e.s s’isolent, et certains collègues adoptent des comportements individualistes et critiques envers les autres. Ces comportements sont-ils le résultat du milieu de travail? Pour plusieurs chercheur.ses, l’individualisme est une stratégie individuelle visant à protéger sa santé (Messing, Seifert et Escalona, 1997a) et à faire face à une organisation pathogène du travail (André, 2011; Carpentier-Roy et Pharand, 1992; Genest, Leclerc et Maranda, 2005; Lantheaume, 2011; Maranda et al., 2014). L’individualisme peut aussi être la conséquence du milieu de l’enseignement qui évalue et valorise la performance individuelle, comme le soulèvent Carpentier-Roy et Pharand (1992). Ces comportements de collègues contribuent au repli sur soi, rencontré particulièrement chez les novices et précaires qui ne veulent pas parler de leurs difficultés de peur d’être jugé.e.s incompétent.e.s (Barrère, 2002; Riel, 2009; Tardif et Lessard, 1999). La peur d’être jugées incompétentes est aussi exacerbée par le genre puisque, pour les femmes minoritaires dans des secteurs d’emploi à prédominance masculine, faire état de difficultés aurait pour effet de confirmer qu’elles ne sont pas à leur place aux yeux des collègues masculins (Dugré, 2006). Ainsi, le milieu fait en sorte que les enseignant.e.s ont moins d’occasions de travailler ensemble et s’isolent pour protéger leur santé et faire face à l’alourdissement de la tâche. À long terme, cet isolement a des effets néfastes non seulement sur le collectif de travail, mais aussi sur la santé physique et psychologique des enseignant.e.s (Dussault, Deaudelin, Royer, et Loiselle, 1999; Houlfort et Sauvé, 2010).

5.3 Des comportements inappropriés tolérés par le collectif de travail fragilisent la place des femmes

Un autre aspect important qui ressort des résultats est la présence de comportements de résistance (intimidation, harcèlement, surveillance, agressivité/violence verbale) à l’égard des enseignantes qui, tolérés et parfois banalisés par les collègues, fragilisent la place des femmes et dans certains cas, bloquent l’accès au travail collectif. Des comportements similaires (sexisme, manque de respect) de la part de collègues et d’élèves de sexe masculin ont également été relevés chez des enseignantes de la formation générale (Riel, 2009; Robinson, 1995). Toutefois, pour les enseignantes de métier à prédominance masculine qui ont uniquement des collègues et des élèves de sexe masculin, il peut être plus difficile de recevoir du soutien en raison du phénomène de désolidarisation expliqué dans cette section.

Les comportements de résistance dont sont victimes les enseignantes de métier à prédominance masculine ont particulièrement été observés dans les programmes où les femmes sont très peu présentes autant en enseignement que dans la formation et où prédomine une culture masculine valorisant les stéréotypes masculins comme la force physique et la virilité prédomine. Genest, Leclerc et Maranda (2005) ont observé que des personnes témoins de harcèlement dans différents secteurs d’emploi, par peur d’être la prochaine cible, adoptent des attitudes de retrait comme se dissocier de la victime, attribuer le problème à la victime ou encore se rallier au comportement du harceleur. De plus, le fait que les comportements soient tolérés collectivement remet en question la place des femmes au sein du collectif de travail. Cette absence de soutien collectif est constatée dans d’autres métiers à prédominance masculine où être minoritaire et ne pas correspondre aux stéréotypes masculins véhiculés par le milieu peut mener à l’exclusion du groupe dominant (Iacuone, 2005; Kanter, 1977). Comme le montrent d’autres recherches, le genre influence la composition du collectif de travail et contribue à la présence de collectifs non-mixtes (Caroly et al., 2006; Elwér et al., 2014; Messing et Elabidi, 2003). Ainsi, contrairement aux enseignantes de la formation générale qui peuvent former un collectif avec leurs collègues enseignantes, les enseignantes de métiers à prédominance masculine se retrouvent seules si elles sont exclues du collectif masculin. À cet effet, les résultats permettent de constater que, même si plusieurs enseignantes se considèrent comme des gars de la gang, et donc faisant partie du collectif masculin, elles ne le sont pas complètement. Les études sur la masculinité (Masculinity studies) font valoir l’importance de l’homosocialité (interactions sociales entre personnes du même sexe (Lipman-Blumen, 1976)) dans le développement de la masculinité et le maintien de la norme hégémonique de masculinité (Bird, 1996; Connell, 2005; Flood, 2007; Iacuone, 2005). L’homosocialité masculine s’accomplit par l’exclusion des femmes en mettant l’accent sur la supériorité des hommes par rapport à elles (Bird, 1996). De ce fait, prendre position collectivement face à des comportements inappropriés de collègues remettrait en question le groupe dont les hommes sont membres et, par le fait même, leur propre identité. Ainsi, l’homosocialité masculine perpétue les inégalités de genre et la dominance du groupe des hommes sur celui des femmes et peut entraîner des conséquences pour la santé de même que l’abandon de l’emploi chez les femmes minoritaires dans des emplois masculins (Courville, Vézina et Messing, 1991; Couture et al., 2005; Dugré, 2006; Gingras et al., 2006).

6. Conclusion

Cette recherche dont l’objectif principal était de comprendre et caractériser les situations de travail d’enseignantes de métiers à prédominance masculine en formation professionnelle au secondaire a privilégié un cadre méthodologique qualitatif où des entretiens et des observations ont été réalisés auprès de 12 enseignantes aux profils diversifiés. Cet article portait sur le travail collectif et sur les facteurs qui influencent sa mise en oeuvre. Les résultats montrent que ces enseignantes ne sont pas complètement isolées et ont accès au travail collectif. Il ressort que les diverses formes de travail collectif (collaboration, entraide et coopération) leur permettent de s’intégrer, de développer de nouvelles compétences et de réguler la charge de travail. Les résultats montrent toutefois que ce travail collectif peut être compromis par des facteurs organisationnels et sociaux dont certains touchent l’ensemble des enseignant.e.s alors que d’autres sont spécifiques aux femmes parce qu’elles sont minoritaires dans les programmes où elles enseignent. Malgré les attentes du ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur du Québec envers les enseignant.e.s, le cadre de travail leur permet peu de travailler ensemble. De plus, le genre influence les interactions entre collègues et fragilise la place des femmes au sein des collectifs de travail. En ce sens, il est impératif que des mesures et politiques soient mises en place afin que les comportements inappropriés ne soient pas tolérés. Les enseignant.e.s doivent aussi disposer des conditions nécessaires au travail collectif, notamment par la stabilité des équipes et la création d’espaces d’interactions spécifiques.

Bien qu’elle ne permette pas de généraliser les résultats en raison du nombre restreint de participantes, d’établissements d’enseignement, de programmes d’études et de sa durée, cette recherche exploratoire apporte de nouvelles connaissances sur le travail enseignant en formation professionnelle au secondaire, plus particulièrement dans des programmes où les enseignantes sont minoritaires. Elle apporte également de nouvelles connaissances sur les rapports de genre dans les collectifs de travail où les hommes sont majoritaires. De plus, malgré les mesures prises (triangulation des outils et des données, validation intra-codeur) pour assurer une description fine du travail collectif, il est possible que d’autres formes d’interactions nous aient échappé. Il importe donc de poursuivre les recherches sur le travail collectif en enseignement, tant à la formation générale que professionnelle. De futures recherches devraient également s’attarder à mieux comprendre la dynamique au sein des collectifs de travail mixtes ainsi que les facteurs en jeu dans les programmes où les participantes indiquent ne pas avoir rencontré de difficultés avec leurs collègues en raison de leur genre. De ce fait, ces recherches devraient privilégier une approche systémique et qualitative impliquant des entretiens et observations auprès d’enseignant.e.s de la formation professionnelle au secondaire provenant d’équipes enseignantes mixtes et non-mixtes.