Corps de l’article

introduction

Peut-on concevoir que soit instituée une forme de sécularisation, voire de laïcisation des institutions politiques, dans le monde arabe ? Au Liban, plus que jamais, la question se pose. Plusieurs décennies après la guerre civile (1975-1990), la paix sociale y est toujours précaire et la réconciliation nationale inaccomplie. Le pays est frappé par une crise économique d’une ampleur inédite qui a plongé une partie de ses habitants dans une grande insécurité, deux ans après une double explosion accidentelle qui a frappé la capitale, la détruisant en partie[1]. Cette situation critique révèle l’incapacité d’un pouvoir miné par ses divisions à gérer les affaires du pays[2]. Pour un grand nombre de Libanais, le confessionnalisme politique est l’une des causes de cette incurie, un système qui n’avait pourtant pas vocation à perdurer, conformément aux accords de Taëf qui ont mis un terme à la guerre. L’abolition du confessionnalisme politique était même déjà annoncée dans la Constitution de 1926. Les accords de Taëf prévoyaient ainsi la constitution d’une commission nationale destinée à sa concrétisation, laquelle n’a jamais vu le jour.

Cette structuration singulière étend ses effets bien au-delà du seul univers politique. L’identité confessionnelle est une construction sociale qui affecte le domaine social au sens large (Azar, 1999). Surinvestie, elle peut constituer une « culture de la discorde », comme l’explique Georges Corm (Corm, 1992).

Dès lors, la segmentation du Liban sur une base confessionnelle opère une certaine « clôture communautaire » (Kanafani-Zahar, 2000) qui fait pièce au pluralisme religieux. Dans cet article, nous proposons de revenir sur l’histoire complexe du Liban pour expliquer les fondements du confessionnalisme et examiner ses effets concrets sur la société libanaise. Puis nous mettons en exergue les positions contrastées de divers acteurs intellectuels et religieux sur la question laïque pour penser les possibilités d’un dépassement du confessionnalisme, vers une forme de sécularisation plus avancée, voire de laïcité. Nous nous basons sur des entretiens conduits avec les principaux acteurs des mobilisations laïques dans le pays, appuyés par une observation participante des manifestations menées en faveur de la laïcisation du pays et de ses institutions, réalisée entre 2010 et 2019.

le confessionnalisme indépassable ?

Le caractère confessionnel du Liban est constitutif de sa fondation, au point que son dépassement semble difficile à concevoir. Ainsi, selon Maxime Rodinson, au Liban comme, à un degré moindre, dans l’ensemble du monde arabe, « la patrie c’est la communauté religieuse, monde fermé avec son autorité, ses moeurs, sa jurisprudence » (Rodinson, 1972 : 668). Cette explication quelque peu abrupte est nuancée par Claude Dubar qui affirme que « la situation contemporaine du Liban et le type de rapport institué entre les confessions ne sont nullement le fruit d’un développement « naturel » de situations traditionnelles ». Pour le cas libanais, Dubar met ainsi en avant « l’intervention directe des puissances occidentales » qui, dès le xixe siècle, fut « déterminante » dans la genèse du confessionnalisme libanais.

Avec le recul du temps long, on se propose de mettre en évidence le caractère historiquement construit de cette institutionnalisation du communautarisme politique. En effet, après des massacres de chrétiens commis par des Druzes en 1860, les puissances européennes ont obligé le régime ottoman à mettre en oeuvre un système administratif particulier au Mont Liban : la mutassarrifiyya. Sous l’égide de l’Europe, ce régime prévoyait que les six principales communautés confessionnelles (maronite, sunnite, chiite, druze, orthodoxe grecque et gréco-catholique) disposent d’une représentation au sein du Conseil consultatif, sous l’autorité d’un gouverneur obligatoirement chrétien, nommé par les Ottomans.

À la suite de ces évènements, le « Petit Liban » voit le jour, à l’initiative des puissances occidentales, plaçant les maronites sous la « protection » française. Plus tard, la France mandataire fait le choix du « Grand Liban » pour étendre son territoire. Après la chute de l’Empire ottoman, la Syrie, à qui les Britanniques avaient promis la tête d’un royaume arabe, est traumatisée par son démembrement auquel procède la France, selon des critères géographiques et confessionnels, en quatre États distincts (Alep, Damas, région alaouite et Djebel druze). Ses leaders s’opposent avec vigueur au projet franco-maronite d’État chrétien. Les Syriens craignaient d’être dépossédés de leur façade maritime ouvrant sur la Méditerranée : Tripoli, Beyrouth et Saïda, qu’ils finissent effectivement par perdre. Cette création aux dépens de la Syrie explique la volonté farouche de ce pays, persistante pendant des décennies, de conserver son contrôle sur le Liban. Cet épisode permet en outre de comprendre pourquoi les chrétiens libanais, associés de longue date à la France, ambitionnaient de jouer un rôle politique supérieur à celui des musulmans, dans le gouvernement d’un pays à l’existence duquel ils estiment avoir largement contribué.

exodes, migrations et transformations politiques

L’exode rural et l’urbanisation accélérée ont modifié les espaces mais aussi les équilibres sociofamiliaux avec une croissance de l’exogamie. Toutefois, Salim Nasr remarque que, si la mixité communautaire gagne les confessions, la religion demeure généralement un obstacle indépassable au mélange des populations. Si la part des unions matrimoniales entre Palestiniens et Libanais par exemple s’est accrue, « elle n’a que marginalement franchi la frontière de la religion » (Meier, 2005 : 184). Au contraire, le communautarisme renforce son emprise sur les individus.

Au moment où les institutions libanaises voient le jour, sous le mandat français instauré en 1920, le Mont Liban est majoritairement habité par des chrétiens. Cette surreprésentation des chrétiens a évidemment des conséquences sur le débat sur la nationalité, dans un pays confessionnellement institué (Labaki, 1984). Cette dernière peut-elle être étendue aux émigrés ? Une solution de compromis est avancée, prévoyant que ceux payant des taxes, soit 40 % d’entre eux, puissent être comptabilisés dans les ratios confessionnels. Haut-commissaire du mandat français, le sénateur Henry de Jouvenel accepte de doter le Liban, entité alors non reconnue comme un État souverain, d’un régime constitutionnel pour se conformer au régime des mandats de la SDN. En mai 1926, la constitution de la République libanaise inspirée de la Troisième République est établie, prévoyant un système bicaméral et maintenant le principe de la distribution proportionnelle du pouvoir sur une base confessionnelle. En 1927, puis en 1929, deux réformes constitutionnelles abolissent le système bicaméral (la Chambre des députés et le Sénat sont réunis en 1927) et renforcent les attributions du président de la République, mais préservant le confessionnalisme. Premier ministre en 1936, le protestant Ayoub Tabet est chargé de l’organisation des élections. Tabet modifie le régime censitaire réservé aux émigrés, établi en 1934, et étend la possibilité de voter à tous les émigrés, puis il ajoute 10 sièges parlementaires pour les chrétiens, provoquant un tollé. C’est le représentant britannique en Syrie et au Liban, de 1942 à 1944, le colonel Spears, qui propose le ratio de 6 sièges chrétiens pour 5 sièges musulmans, jusqu’à ce que soit réglée la question des émigrés, système qui sera de fait adopté jusqu’aux accords de Taëf. En 1943, le Pacte national (Mithâq watani) permet à l’ensemble des communautés religieuses de disposer de droits spécifiques, dans l’objectif de contribuer à des relations apaisées entre elles, en reconnaissance du double héritage libanais[3].

Pourtant, au Liban, les religions n’ont pas toujours eu ce rôle politique prédominant qu’elles tiennent aujourd’hui, tant s’en faut. Après la guerre israélo-arabe de 1967, des courants politiques nouveaux font leur apparition. En particulier, des partis politiques de gauche qui revendiquent une inspiration marxiste militent en faveur d’une révolution dans le domaine socioéconomique et obtiennent un succès croissant auprès des Libanais, en particulier auprès des chiites. Ces derniers sont en effet dotés d’une forte conscience sociale qu’il convient sans doute de mettre en lien avec un certain ethos de charité propre à leur imaginaire religieux (Burgat, 2002).

Le Parti communiste libanais qui n’est pas d’apparition récente — il a été fondé en 1924 — est alors en plein essor. Il est rejoint, en 1969, par deux nouvelles organisations politiques appartenant au courant marxiste-léniniste, le Liban socialiste et l’Organisation des socialistes libanais. Elles fusionnent en 1970 pour fonder l’Organisation de l’action communiste au Liban (OACL), dirigée par Mohsen Ibrahim. Les chiites libanais, surreprésentés dans le monde ouvrier, adhèrent massivement au sein de ce parti au point de composer une « communauté-classe » (Picard, 1985).

C’est la guerre civile qui met un coup d’arrêt à ce développement de la gauche progressiste au bénéfice des courants religieux qui deviennent, dès cette période, le passage obligé au politique.

Cette évolution dramatique ne signifie pas que le langage religieux a effacé tout pluralisme idéologique dans le pays. Ainsi, en dépit d’une polarisation communautaire grandissante, le Liban ne saurait être réduit à un ensemble d’enclaves communautaires closes sur elles-mêmes et en conflit permanent les unes avec les autres. Au contraire, nombre de ses villes et quartiers connaissent une mixité croissante. Un tel constat conduit certains observateurs à un optimisme mesuré, telle Nayla Debs pour qui, « si le pays a pu se reconstruire après 15 ans de violence aveugle, c’est grâce à et par un acte de résistance de ce Libanais qui, bon gré mal gré, n’a pas quitté son pays, qui a continué à faire fonctionner ses institutions, qui non seulement s’est accroché à une pseudo-normalité dans le plus grand déni de ce qui l’entourait mais a continué à produire et à créer » (Debs, 2010 : 110).

Au regard des crises très graves qui affectent le pays depuis quelques années, il nous faut hélas ! nuancer ce constat optimiste. En effet, la relative mixité de la population libanaise n’aura pas suffi à annuler les effets délétères d’un confessionnalisme politiquement institué, à mesure que des difficultés de nature économique sont venues miner son fragile édifice démocratique.

Des obstacles systémiques compliquent la réconciliation nationale des Libanais de toutes confessions. En effet, lorsque la Syrie a maintenu ses troupes au Liban — qu’elle avait déployées au début de la guerre civile — conformément aux accords de Taëf, pour faciliter le retour progressif à la paix, elle a aussi installé son système de renseignements et a imposé peu à peu sa domination politique sur le pays. Ainsi, Damas a imposé une loi électorale conforme à ses intérêts, maintenant le découpage par gouvernorats dans certaines parties du Liban, qui permettait le vote multiconfessionnel uniquement dans les zones où la loyauté des candidats lui était acquise. Partout ailleurs, le pays a été découpé en petits districts (caza), ce qui garantissait une plus grande homogénéité confessionnelle et permettait la clientélisation des candidats à l’élection.

En conformité avec les dispositions conclues oralement en 1943, les fonctions dirigeantes sont distribuées suivant des critères confessionnels selon des normes précisément établies : le président de la République et le chef des armées sont obligatoirement maronites, le président du Conseil sunnite, celui de la Chambre, chiite. On sait que depuis 1932, aucun recensement n’a été effectué de crainte que cela ne suscite de nouvelles réclamations politico-confessionnelles. La vague d’assassinats de leaders commencée en 2005 puis la guerre de 2006 ont généré le sentiment d’un temps suspendu, n’incitant guère à la remise en cause du système. Ce statu quo est cependant susceptible d’être bousculé, alors que le pays connaît une dégradation économique sans précédent[4].

un état laïque, une chimère ?

Avant de déterminer les conditions de possibilité de la mise en oeuvre d’un système laïque, il convient de s’arrêter sur les effets concrets du confessionnalisme au sein de la société libanaise. Clarifier ce point permettra de saisir les raisons des velléités de changement qui s’expriment au sein d’une part croissante de la population, en faveur d’une laïcisation, à tout le moins d’une sécularisation plus étendue des institutions.

On compte douze confessions chrétiennes et les maronites constituent la plus importante en nombre. Les chrétiens sont réunis au sein d’Églises orientales dont certaines sont rattachées à Rome (maronites, greco-catholiques, syriaques catholiques, arméniens catholiques, chaldéens catholiques), ou encore de rites orthodoxes (orthodoxes grecs, arméniens orthodoxes, syriaques monophysites, chaldéens orthodoxes, coptes), auxquels s’ajoutent les protestants. Parmi les musulmans, on distingue les sunnites et les chiites, ainsi que des communautés syncrétiques issues du chiisme, alaouites et druzes. Enfin, une minorité juive est aussi reconnue officiellement.

La foi est certes librement consentie et nul n’est contraint de pratiquer un quelconque culte. Cependant, tous les citoyens sont rattachés, dès leur naissance, à l’une des 18 communautés confessionnelles reconnues. Dès lors, ils demeurent liés à ces dernières dans la mesure où le statut personnel et particulièrement le droit de la famille (mariage, divorce) relèvent des compétences exclusives de juridictions communautaires.

Les opposants au système confessionnaliste estiment qu’il fait la part belle à l’archaïsme et revêt de fait une dangerosité intrinsèque, s’opposant frontalement aux droits de la personne (Beydoun, 2009). On retrouve l’opposition classique entre les solidarités primordiales de la tribu censément dominées par l’instinct et les liens librement consentis qui seraient une des caractéristiques majeures du citoyen démocratique, éclairé, civilisé et raisonné. Pour sortir de l’impasse du communautarisme, la laïcité peut-elle être une solution envisageable ? Dans un ouvrage (Beydoun, 2020), Ahmad Beydoun rappelle les étapes qui ont abouti à la mise en oeuvre du confessionnalisme libanais et tente d’y apporter une réponse. Comme l’observe justement Beydoun, l’explication de la « mauvaise presse » dont souffre la laïcité dans le monde arabe est multicausale, renvoyant à des facteurs multiples que le système politique ne saurait subsumer : l’allégeance communautaire, l’image du corps en islam, mais aussi une tradition collective contraignante qui entrave le libre déploiement de l’individualité et de l’esprit critique (Beydoun, 2020). Défenseur infatigable de la laïcité, cet intellectuel s’oppose au communautarisme politique en ce qu’il lui paraît porter une atteinte grave à l’expression d’une citoyenneté aboutie, marque d’une démocratie accomplie. Au contraire de nombreux historiens, Beydoun rejette l’idée que la paralysie institutionnelle serait la conséquence mécanique des textes juridiques tels que le « document d’entente nationale », déclaration de paix qui a mis un terme à la guerre civile. Beydoun observe que ces documents conclus à Taëf rappellent la nécessité de reconnaissance du principe de citoyenneté. On remarque cependant que si la Constitution ou les accords de Taëf on affirmé la nécessité du dépassement du confessionnalisme, ils n’en ont aucunement proposé les modalités de mise en oeuvre. Ce fait regrettable n’est sans doute pas étranger au maintien d’un système politique qui a favorisé la pratique massive de la corruption et nourri l’avidité de chefs communautaires soucieux de conserver leurs privilèges dans le cadre du Muhâsasa ou « partage du gâteau ».

Ayant entravé le renouvellement de la classe politique, le confessionnalisme a permis aux mêmes za’ims ou chefs communautaires de travailler à la reproduction d’un système qui leur confère des pouvoirs exorbitants. Il existe bien des mécanismes qui permettraient de dépasser cette logique confessionnaliste, comme la refonte des circonscriptions électorales, mais ils ne sont pas mis en pratique. Cette configuration préjudiciable au bien commun a pour effet de neutraliser les potentialités et vitalités de la société libanaise, entravant dramatiquement son développement sur de nombreux plans.

En l’absence d’une communauté de droit commun, les Libanais n’ont d’autre choix, s’ils veulent se marier, que de se soumettre au cadre religieux déterminé par leur naissance, ou de se rendre à l’étranger pour contracter une union civile, qu’ils peuvent ensuite enregistrer légalement au Liban. Si pour Pierre Gannagé, cette disposition a l’avantage d’harmoniser paradoxalement la législation relative au droit personnel puisque s’imposant à chaque Libanais, quelle que soit sa confession, elle a pour effet pernicieux de conforter le cloisonnement communautaire (Gannagé, 1999).

perspectives et résistances

On l’a vu, au Liban, État multiconfessionnel, le statut personnel (considéré sur les plans individuel et familial, y compris les successions) est inféré aux dispositions spécifiques du droit relatif à chaque confession et les communautés reconnues disposent toutes de tribunaux confessionnels. L’article 9 de la Constitution libanaise affirme l’autonomie des différentes communautés religieuses au nom de la liberté de culte. Par ailleurs, la possibilité pour les juridictions communautaires de disposer de leur législation de statut personnel propre est affirmée par l’arrêté n° 60 du Haut-Commissariat du 13 mars 1936.

Dans l’objectif de soutenir un statut personnel civil facultatif pour ceux qui ne désireraient pas dépendre des tribunaux confessionnels, de nombreuses mobilisations ont vu le jour. En 1997, un collectif rassemblant plusieurs dizaines d’associations a mené une vaste campagne à l’échelle nationale. Ces appels ont été entendus par le président Elias Hraoui qui a proposé que soit adopté un « statut personnel civil unifié » en conformité avec l’article 95 de la Constitution qui établit le caractère provisoire du confessionnalisme. Si ce statut était mis en place, les Libanais des deux sexes, croyants ou non, pourraient contracter un mariage civil[5]. Sans surprise, les responsables religieux se sont unis dans un refus unanime du projet, faisant reculer le gouvernement de feu Rafiq Hariri. Le projet n’a pas été présenté au Parlement, au prétexte qu’il n’avait pas été soutenu à l’unanimité, en contradiction avec la législation en vigueur.

Lorsque le printemps arabe a débuté, en 2011, la proposition de loi rédigée par des responsables d’organisations non gouvernementales (ONG) libanaises a été de nouveau présentée au Parlement, sans plus de succès.

les limites d’un système

Pour un certain nombre de Libanais que nous avons interrogés, le caractère dépassé du confessionnalisme ne va pas de soi. Ils témoignent douloureusement de leur vécu de la guerre civile qui a constitué selon eux le paroxysme du danger communautariste et rappellent que le confessionnalisme a eu historiquement pour objectif d’organiser les relations entre les différentes communautés et la société, sur un principe de proportionnalité et donc d’équité.

Pourtant, et c’est là un paradoxe, il est incontestable que le confessionnalisme porte en lui les germes de nombreuses inégalités et de conflits potentiellement destructeurs entre les diverses composantes de la société.

En premier lieu, le confessionnalisme nuit au droit des femmes du fait des mesures discriminatoires portées par les juridictions religieuses et les fortes réticences exprimées par les responsables communautaires relativement à un projet de statut civil unifié pour l’ensemble des Libanais. Pourtant, le Liban est le théâtre d’un grand nombre de mobilisations en faveur d’un mariage civil depuis de nombreuses années. Dans ce pays d’à peine plus de 6 millions d’habitants, de nombreux statuts personnels cohabitent, ce qui porte atteinte à la notion d’égalité pourtant clairement énoncée dans l’article VII du chapitre II de la Constitution libanaise.

La notion de statut personnel implique que chaque communauté dispose de ses propres lois en la matière (Tobich, 2008). Or, cette législation inférée à la religion est nettement attentatoire aux droits des femmes puisqu’elle inscrit dans le marbre une inégalité de traitement entre elles et leurs concitoyens masculins. On peut donc suggérer que le confessionnalisme est un obstacle pour la mise en oeuvre d’un statut civil unifié, en dépit de plusieurs propositions de loi en sa faveur effectuées depuis 2011. Le statut personnel emprisonne d’une certaine manière chaque Libanais dans un carcan communautaire. Il le soumet de facto au droit relatif au statut personnel de sa communauté d’appartenance sur des sujets aussi essentiels que le mariage, le divorce, l’héritage et la garde des enfants. Le constat est sans appel : en 2017, le Liban occupait la 137e place sur 144 dans le classement mondial portant sur l’égalité entre hommes et femmes établi par le Forum économique mondial. Les communautés chrétiennes sont nettement favorables à l’homme lors d’un divorce. Pour les sunnites, il est nécessaire que la femme ait établi au préalable dans son contrat de mariage son droit à demander le divorce ; dans le cas contraire, elle ne peut obtenir la dissolution du lien conjugal. Pour les chiites, seul l’homme peut consentir à accorder ce droit à son épouse et le divorce alors conclu doit être constaté par deux témoins de sexe masculin. Pour leur part, les Druzes prévoient qu’un contrat de mariage ne peut être dissous que par décision expresse d’un juge druze. Dans l’ensemble de ces juridictions communautaires, la priorité est accordée au père pour l’autorité parentale. De plus, les tribunaux religieux confessionnels privilégient les pères pour l’octroi de la garde des enfants en cas de séparation si l’époux de la femme se remarie. On comprend alors que les droits des femmes sont inextricablement liés aux mobilisations en faveur de la laïcité. C’est pourquoi l’ONG Kafa qui se mobilise en faveur des droits des femmes milite avec la même énergie et concomitamment pour l’émergence de la laïcité[6]. Pour ces militants et les juristes qui les accompagnent, la mise en oeuvre d’un statut personnel unifié est une étape prioritaire pour permettre aux Libanais de se défaire du joug des communautés.

Une nouvelle proposition de loi portant sur le statut personnel unifié a été déposée au Parlement, le 14 décembre 2022, à l’initiative de députés appartenant à des partis traditionnels chrétiens de diverses tendances ainsi que d’autres députés de l’opposition. Ce document a été rédigé par les juristes de l’ONG Kafa qui se mobilise depuis de nombreuses années à l’occasion de diverses campagnes de sensibilisation en faveur de cette réforme. Alors que les statuts personnels attachés à chaque communauté échappent au droit commun, la nouvelle loi serait incluse dans le Code civil dans l’objectif d’unifier l’organisation de la vie de tous les citoyens et aborde des thèmes aussi fondamentaux que l’héritage, en instaurant un principe d’égalité entre les enfants. Cette loi n’interdit pas le mariage religieux mais propose de lui adjoindre un mariage civil afin que chaque citoyen puisse choisir le statut qui lui convient. Dès lors, les conséquences de la vie maritale ou de sa dissolution comme le droit à une pension alimentaire, l’âge minimum légal pour le mariage ou la responsabilité parentale sont inclus dans le Code civil sur le statut personnel. Tout mariage civil serait obligatoirement enregistré auprès des services de l’État et ses effets devraient prévaloir sur le mariage religieux dans le cas où des divergences entre les législations civile et religieuse seraient constatées, en particulier en ce qui concerne l’âge légal de contraction d’un mariage. Il s’agit là d’offrir des garanties aux citoyens libanais des deux sexes afin qu’ils puissent jouir sans réserve des droits fondamentaux garantis par la loi libanaise. Pour ses défenseurs, ce projet doit renforcer la citoyenneté sans porter préjudice à la liberté de croyance puisque le mariage civil n’interdit pas de contracter secondairement un mariage religieux.

Pour justifier cette proposition de loi, les députés et les intellectuels qui militent en sa faveur mettent en avant la nécessité de moderniser la vie sociale, c’est-à-dire de la mettre en conformité avec le mode de vie et les aspirations des Libanais du temps présent. Selon eux, cette loi aurait pour effet d’unifier les droits des Libanais, quelle que soit leur confession sur des questions fondamentales, comme l’âge légal minimum pour le mariage, dans l’objectif de protéger les mineurs, notamment les jeunes filles, en empêchant leur mariage que certaines communautés religieuses approuvent. Il est en outre prévu de substituer l’autorité parentale à l’autorité paternelle ; ce faisant, il est question de faire des membres du couple parental des partenaires de la vie familiale sans que cela soit préjudiciable à la femme pour ce qui concerne le choix des dépenses et les prises de décision en matière de vie familiale. En particulier, la garde des enfants serait exercée de façon conjointe et à égalité par le père et la mère. Dès lors, c’est l’intérêt de l’enfant qui serait érigé en priorité. Les députés et les militants à l’origine de ce texte sont conscients qu’ils devront affronter de vives protestations et des obstacles mis sur leur chemin par des responsables communautaires. Pour y répondre, ils affirment que la loi n’a que peu à voir avec le domaine religieux et s’intéressent aux seuls droits et obligations de chaque citoyen, qu’il soit homme ou femme. L’objectif ainsi affiché est de parvenir à une facilitation de la vie citoyenne, actuellement compliquée par l’enchevêtrement et la multiplicité des législations communautaires. Les députés tentent d’empêcher que la loi fasse l’objet d’un refus global et mettent en avant des soutiens de personnalités religieuses de premier plan comme le patriarche maronite qui s’est exprimé en faveur du mariage civil obligatoire.

De fait, de nombreuses personnalités politiques et religieuses s’affirment désormais en faveur d’un État laïque, à tout le moins civil, parmi lesquelles l’ancien chef de l’État libanais Michel Aoun. Ces figures centrales dans l’échiquier politique libanais ont bien saisi que la volonté d’un État laïque figurait parmi les revendications principales du mouvement révolutionnaire d’octobre 2019.

À cet égard, les propos de M. Aoun ont été sans ambiguïté : « Seul un État laïque est capable de protéger le pluralisme, de le préserver en le transformant en unité réelle, je demande que le Liban soit déclaré État civil »[7]. Même le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a affirmé qu’il demeurait à l’écoute des propositions des Libanais en faveur du renouvellement du pacte politique actuel.

Certes, les opposants au système demeurent circonspects face à une déclaration qu’ils tiennent pour un simple affichage, tant il leur apparaît évident que ces hommes politiques sont partie prenante de ce système confessionnel depuis des décennies. L’accusation de démagogie est ainsi immédiatement émise par certains analystes, parmi lesquels Ziad Majed, professeur à l’Université américaine de Paris et membre de l’Institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient (iReMMO).

Comment justifier l’intérêt d’une laïcisation du Liban ? Le système politico-juridique du Liban affecte directement le statut personnel dans la mesure où ce dernier est adossé au droit spécifique des communautés établies (At Tawâif). Cela contribue à faire du Liban un regroupement de communautés plutôt qu’une nation à proprement parler, chacune tentant de conserver jalousement les avantages dont elle dispose en soutenant la permanence de ses particularités religieuses et juridiques. Dès lors, cette législation particulière révèle des enjeux tout à la fois politiques, religieux et identitaires. Il s’agit d’un communautarisme qui agit sur deux plans, dans le domaine politique et celui du statut personnel.

Le communautarisme politique renvoie à la répartition des postes politiques et administratifs entre les différentes communautés selon des critères prédéfinis. La pluralité des statuts personnels s’appuie sur une base juridique et devait être établie à titre transitoire dans l’objectif d’une représentation équitable des communautés dans les emplois publics et dans le domaine politique, sans que cela porte préjudice à l’État. La répartition des postes politiques et des portefeuilles ministériels établie selon des quotas particuliers participe de cette logique. C’est sur le fondement de ce communautarisme juridiquement institué que sont établies des lois relatives au statut personnel pour chaque communauté religieuse. Dès lors, différentes lois sont applicables aux citoyens appartenant au même État selon leur appartenance communautaire, les communautés ayant la gestion exclusive des différents statuts personnels. Ces lois relatives au statut personnel ont des effets massifs sur l’ordre social libanais dans son ensemble. L’organisation juridique qui a trait à la famille au sens large dans le domaine du mariage, du divorce, de la filiation ou des successions s’appuie sur des lois dont la gestion est confiée aux communautés par délégation de l’État. La conséquence est que cela consacre une inégalité de traitement, s’agissant d’individus appartenant à une même nation, selon des principes érigés par les 18 communautés religieuses reconnues officiellement.

Ces particularités juridiques ont des effets sociaux notables. En effet, la prééminence de statut personnel adossé à un ordre religieux affecte les comportements sociaux. Outre l’empêchement fait aux mariages intracommunautaires qui conduit certains Libanais à contracter des mariages civils à l’extérieur du pays[8], ce système tend à rigidifier et assurer la permanence d’une division clanique de la société. Cela consacre l’existence d’une société faite de communautés fermées sur elles-mêmes qui cohabitent sans se mélanger, marquée sporadiquement par des conflits communautaires.

Dans cette perspective, soustraire le statut personnel à la férule communautaire apparaît comme une condition sine qua non pour consacrer l’unité du pays. Or, une telle unité ne peut se faire sans laïcisation du droit. Les enjeux de ces réformes apparaissent éminents, dans la mesure où le communautarisme politiquement institué mine la cohésion sociale et l’unité nationale, favorisant le repli identitaire. Cette structuration politique particulière qui s’appuie sur l’appartenance religieuse obère l’avènement d’un pluralisme sociétal qui pourrait transcender les particularismes religieux et ethniques. Le paradoxe est que l’existence même de ce système témoigne à l’origine de la volonté de l’État de respecter le pluralisme confessionnel et que cela conduit en réalité à accroître la conflictualité et les tensions communautaires.

la révolution d’octobre 2019 et les mobilisations « antisectaires »

La Révolution du 17 octobre désigne un ensemble de manifestations qui ont gagné le pays au mois d’octobre 2019. Au départ, il s’agissait pour les manifestants d’exprimer leur colère vis-à-vis de l’explosion des prix de l’essence et du tabac ainsi que de l’établissement d’une taxe sur les appels par les services de messagerie tels que WhatsApp et Viber. Les manifestations se sont muées en révolution en réaction à l’effondrement de l’économie, la corruption endémique et l’incurie du gouvernement face à une crise multiforme affectant des services fondamentaux tels que l’électricité, l’eau portable et la gestion des déchets. Ce mouvement de masse a abouti à la démission de Saad Hariri le 29 octobre 2019. Il faut noter que les manifestants ont évoqué dans leurs slogans le caractère sectaire du pouvoir comme une cause majeure de son incapacité à gérer les affaires du pays.

Le Liban connaît une crise multiforme aux racines profondes qui tiennent tant aux ingérences étrangères qu’au système communautariste, lequel affecte les domaines social, institutionnel et politique. Il faut ajouter à ces facteurs majeurs de conflictualité l’existence de milices armées, dont le puissant Hezbollah, autant de caractéristiques qui ont largement nui à son développement.

En dépit de ces crises endémiques, le peuple libanais frappe par sa volonté de faire front commun, comme cela est notable lors des manifestations massives qui ont eu pour mot d’ordre, l’unité, pour mieux dépasser les clivages religieux. Interpellés par ces manifestants, les responsables politiques ont répondu a minima, proposant des mesures économiques urgentes, loin des revendications des manifestants en faveur d’une véritable révolution ou thawra, c’est-à-dire d’une refonte en profondeur du système actuel (Theron, 2019).

Comme le prouve le slogan Kulun ya’ni kulun (« Tous, c’est-à-dire tous »), les Libanais ont exprimé un rejet clair du système politique, incluant tous les chefs communautaires sans exclusion. Depuis la fin de la guerre civile, les gouvernements successifs, minés par de multiples crises, ont prouvé leur incapacité foncière à mettre en place des politiques publiques conformes à l’intérêt général.

Citons à titre d’exemple le domaine de la santé qui est largement dominé par le secteur privé : ainsi, seuls 15 % des hôpitaux sont publics. Un tel système consacre de fait une grande inégalité dans l’accès et la qualité des soins. Qui plus est, la crise des déchets a symbolisé l’incurie des services publics à prendre en charge un secteur qui relève typiquement de ses attributions et dont les enjeux en termes de santé publique et de pollution sont immenses.

Face à cette impasse et si l’on y prête un regard superficiel, les nombreuses manifestations qui ont conduit des centaines de milliers de Libanais dans les rues, atteignant leur paroxysme en octobre 2019, semblent à première vue identiques aux nombreuses mobilisations qui ont été organisées ces dernières années. Pourtant, à bien y regarder, ce mouvement apparaît singulier à plus d’un titre. Il est apparu comme transcendant les appartenances communautaires. Significativement, les drapeaux libanais ont été brandis massivement, tandis que ceux des partis en présence se sont faits beaucoup plus discrets.

Lors du mouvement de contestation de 2005, appelé la « Révolution du Cèdre », une ligne de fracture nette était apparue, opposant, autour de la question de l’indépendance du pays occupé alors par la Syrie, deux camps nettement définis. Le mouvement du « 14 mars » rassemblait des opposants sunnites et des maronites face à celui dit du « 8 mars » composé de chiites, d’Arméniens et de maronites. Les divergences portaient sur l’avenir politique du pays et sur l’armement, soutenu par les uns, contesté par les autres, de la puissante milice armée du Hezbollah qui justifie son statut par la muqawama (la résistance) qu’elle mène face à Israël.

À la suite des mobilisations, la démission de Saad Hariri signale une victoire importante pour la rue libanaise, mais cela ne répond pas aux revendications profondes des manifestants qui entendent remettre complètement à plat le système actuel. Quoi qu’il en soit, la démission du Premier ministre a démontré l’impact de ces manifestations sur le système politique alors que les difficultés récurrentes à la formation d’un gouvernement révèlent la paralysie des institutions dont le fonctionnement est parasité par des fractures communautaires persistantes.

Cela donne en outre à voir un contraste édifiant, opposant un État faible mais tenu par des élites communautaires solidement établies, tournées vers le passé et une nation libanaise jeune, ancrée dans son temps et qui regarde résolument vers le futur.

Si l’avenir est incertain, la résolution de la crise est subordonnée à divers développements. En premier lieu, le mouvement de protestation unitaire qui a provoqué des fissures dans la cohésion des leaders politiques doit être poursuivi. Il semble que le système politique escompte se maintenir en accordant des mesures urgentes minimales sans modifier le système dans sa structure profonde. Mais les Libanais, marqués par la détérioration progressive et massive de leurs conditions de vie, n’entendent plus se satisfaire de mesures provisoires qui n’ont pas d’incidence significative sur leur quotidien et ne résolvent qu’à la marge les nombreuses difficultés que rencontre le pays.

En dépit de la profondeur de la crise et de l’importance des mobilisations, il faut souligner un autre enjeu, capital lui aussi, il s’agit de la capacité des protestataires à ne pas céder au risque de l’escalade. En effet, dans les discours de rejet portés par les responsables communautaires face à leurs revendications, on perçoit en creux la menace d’un brusque embrasement qui résulterait de la militarisation brutale du conflit. Dans un pays marqué par plus d’une décennie d’une guerre civile meurtrière, de tels avertissements ne peuvent laisser indifférent. Il faut en outre remarquer que l’abolition du confessionnalisme ne découle pas d’une revendication nouvelle allant contre l’histoire du pays. En effet, elle est inscrite dans le Préambule de la Constitution qui dispose que « la suppression du confessionnalisme politique constitue un but national essentiel pour la réalisation duquel il est nécessaire d’oeuvrer suivant un plan par étapes[9] ».

les enjeux de la déconfessionnalisation

On a vu que la déconfessionnalisation du Liban est inséparable de la mise en oeuvre d’un nouveau statut personnel. Le droit civil gère le droit patrimonial familial ainsi que la succession des biens. L’une des possibilités qui s’offre aux Libanais pour sortir du confessionnalisme en matière de droit personnel sans s’aliéner le soutien des leaders religieux réside dans la possibilité de trouver des aspects communs aux différentes confessions afin de penser un nouveau statut personnel communautaire indépendant des communautés, mais non point indifférent à leurs traditions. Le père Basile, doyen de la Faculté de droit de l’Université Saint-Esprit de Kaslik (USEK), propose de réfléchir aux « possibilités d’un dialogue intercommunautaire fructueux et d’explorer les chances d’une éventuelle unification raisonnée du système de statut personnel communautaire » (Basile, 1993 : 3).

Quelles que soient les modalités de mise en oeuvre d’un nouvel ordre social et politique ainsi pensé, une sécularisation effective nécessite des structures politiques et sociales pleinement autonomes face à des institutions religieuses. Cette stratégie étapiste prévoit de s’appuyer sur un renforcement des enseignements civiques et citoyens afin d’ancrer l’esprit de la laïcité au sein des consciences. C’est en effet l’idée soutenue, face à la commission des Lois, par le patriarche maronite Rahi qui a affirmé défendre le démantèlement du confessionnalisme, ajoutant toutefois qu’à son avis, plusieurs générations seraient nécessaires afin d’installer l’idée de sécularisation dans les esprits et les moeurs des Libanais. Les clercs ne sont pas les seuls à soutenir cette opinion. En effet, Amin Elias, professeur à l’Université libanaise, considère que la fin du confessionnalisme ne saurait être imposée et devra prendre du temps dans la mesure où les moeurs des Libanais ne les incitent guère à accepter, à date actuelle, la laïcité.

Toutefois, faire de cette entreprise un préalable à la laïcisation du système nous semble peu raisonnable et hasardeux, dans la mesure où comme le montre l’histoire des institutions politiques, c’est bien l’affrontement quotidien aux normes de civilité qui permet leur intériorisation (Seiler, 1985). Il faut noter que l’argument d’un « décalage » (vis-à-vis du monde occidental) justifiant de reporter dans un futur indéterminé un changement de système devant aboutir à une moindre influence de la religion dans la vie des individus est classiquement opposé aux tenants d’une sécularisation accélérée des sociétés du monde arabe[10].

Toutefois, cela n’empêche pas de penser un accompagnement des modifications structurelles afin de faciliter la mise en oeuvre des réformes. Ainsi, Amin Elias suggère que, pour la rendre possible et acceptable, il serait utile de préparer la population libanaise en fournissant un effort vigoureux d’éducation à la laïcité. Renforcer l’école publique serait donc un préalable à l’avènement d’un tel système laïque.

Concomitamment, la mise en oeuvre d’un Code civil devant régir le droit personnel de tous les Libanais, quelle que soit leur confession, nous semble une étape essentielle à l’avènement d’un ordre laïque, à tout le moins sécularisé. Un tel système participerait en outre à rétablir une forme d’égalité entre tous les Libanais, notamment entre les femmes et les hommes, les premières étant sensiblement discriminées par l’ensemble des législations à coloration religieuse.

Pour comprendre les résistances à une telle réforme, il convient de considérer les enjeux économiques du système actuel. En effet, les différentes juridictions religieuses qui régissent le statut personnel et l’ordonnancement d’institutions liées, comme le mariage et la succession qui découle des unions maritales, offrent leurs services contre rémunération et le personnel qu’elles emploient en tire un bénéfice substantiel.

les obstacles et conditions pour une laïcisation progressive

L’argument selon lequel les populations seraient insuffisamment prêtes, ce qui nécessiterait un temps préparatoire d’éducation plus ou moins long à la laïcité, nous semble battu en brèche par la réalité des mobilisations sociales, des slogans affichés, mais aussi des pratiques d’une jeunesse libanaise peu disposée à subordonner son destin aux décisions des chefs religieux. L’ensemble de ces faits concrets, comme le recours au mariage civil à l’étranger, fait signe vers une césure de plus en plus manifeste entre une tradition juridique qui se voudrait immuable et les mentalités et pratiques sociales à l’oeuvre.

En France, pays affecté historiquement par la prééminence longtemps marquée de l’Église catholique sur les instances étatiques, la laïcité a nécessité d’opérer une stricte séparation entre l’Église et l’État. Au Liban, on l’a vu, le confessionnalisme a plutôt été pensé comme un facteur de pacification. Aussi, plutôt que d’opposer fermement laïcité et confessionnalisme, certains auteurs se sont attachés à penser le lien entre ces deux systèmes (Daccache, 2018). Ainsi, Salim Daccache, professeur en philosophie et recteur de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, rappelle qu’en arabe, l’idée de citoyenneté peut être notamment exprimée par divers concepts tels que jinsiyya et mouwatana qui diffèrent en un aspect notable. Jinsiyya désigne l’appartenance à une espèce et, partant, une citoyenneté administrative, laquelle se matérialise par la délivrance d’une carte d’identité et d’un passeport. Pour sa part, la muwatana, construit sur le radical de watan ou « patrie », renvoie à une citoyenneté plus accomplie, impliquant non seulement le domaine administratif mais aussi la jouissance de droits fondamentaux.

L’identité laïque, en tant qu’elle est une construction sociale, se matérialise et se consolide par la réalisation effective d’actes sociaux, juridiques et administratifs qui génèrent de fait un ensemble de représentations et de pratiques. En d’autres mots, l’être laïque est le résultat d’une inculcation de principes, d’idéaux et de représentations spécifiques rendue possible par leur pratique concrète et quotidienne. C’est leur effectuation répétée qui ancre dans les esprits une certaine manière d’être au monde.

Contre le repli communautaire, la reconnaissance de la religion comme possible facteur de paix et de réconciliation — par l’institutionnalisation d’un dialogue interreligieux et interconfessionnel et la refonte d’une histoire qui ferait la part belle à un Liban pluriel et riche de sa diversité — pourrait être une étape déterminante dans l’acceptation, par les acteurs communautaires, du projet laïque.

pour une mémoire unifiée

En assistant à des conférences coordonnées par des associations de la société civile depuis 2010, nous avons mis en évidence un manquement souvent souligné par leurs organisateurs : l’absence d’une mémoire unifiée qui réunirait, par-delà leurs confessions, les Libanais. La réalisation d’un ouvrage d’histoire commune a été entreprise il y a de nombreuses années au Liban mais demeure encore inaboutie. Parmi les personnalités intellectuelles les plus engagées dans le dialogue interreligieux, il faut citer Mohammed Sammak. Au sein d’un organe de dialogue entre chrétiens et musulmans, il participe à rassembler les dirigeants de toutes les religions, afin de promouvoir le dialogue et la paix, et construire des ponts entre les différentes confessions. L’éducation est l’un de ses principaux objectifs. Formé en sciences politiques et en islamologie, cet universitaire est le secrétaire général du Comité de dialogue islamo-chrétien. Lorsque nous l’avons rencontré à Beyrouth[11], Mohammed Sammak a évoqué les principaux motifs d’espoir et les blocages que rencontre le dialogue intercommunautaire dans le pays. « Au cours de ces années de guerre marquées par des déplacements massifs, les nouvelles générations sont nées et ont grandi en s’ignorant », nous a-t-il confié. Dès lors, Sammak a dirigé un projet d’échange culturel entre enfants chrétiens et musulmans de différentes régions. Enfants et adolescents musulmans et chrétiens sont accueillis au sein de familles d’une autre religion, fréquentent l’école du village ou du quartier et nouent des relations amicales au quotidien. Des liens sont tissés entre les familles. Sammak a été stupéfait de remarquer à quel point ce projet, commencé en 2008, avait du succès et était bien accueilli, constatant qu’un rapprochement réclamait finalement peu de choses. Cependant, le Libanais n’est pas sans savoir que son pays est aussi la proie de dynamiques régionales et internationales qui le dépassent.

Dans le monde d’aujourd’hui, la violence se répand d’un État à l’autre et peut facilement étendre ses effets déstabilisateurs dans le monde entier. [...] En 2006, les tensions interconfessionnelles étaient très élevées en Irak. Nous avons décidé de réunir les leaders religieux d’Irak ici, à Beyrouth, et de préparer une conférence pour promouvoir le dialogue et la réconciliation entre eux. Et le jour où nous avons prévu de la mettre en oeuvre, Israël nous a attaqués ! C’était en juillet 2006. Après cela, nous étions bien sûr préoccupés par notre propre reconstruction, après les destructions massives que nous avons subies. Cet exemple illustre la difficulté et la complexité de notre tâche[12].

les leçons des élections libanaises

Les élections législatives libanaises ont eu lieu le 15 mai 2022 afin de renouveler les 128 membres de la Chambre des députés du Liban. Les résultats électoraux ont été marqués par le succès croissant de candidats indépendants vis-à-vis des principales formations politiques et des communautés religieuses. Par exemple, Taqaddom (« progrès »), un nouveau parti social-démocrate, axe son programme sur l’écologie et la justice sociale, et demeure favorable à la sécularisation du pays.

Comme le remarque le politiste Bruno Lefort, si les revendications en faveur d’une déconfessionnalisation du système se font entendre de façon croissante dans le pays — émanant même, sans doute de façon opportuniste, d’acteurs intégrés à plein dans ledit système —, cette évolution ne saurait advenir sans projet de société alternatif, incluant un programme économique[13]. Cela est d’autant plus fondamental que, comme nous l’avons vu, les enjeux économiques et politiques sont inextricables dans un pays dominé par des élites communautaires, elles-mêmes vouées à un libéralisme financier débridé.

Cette situation amène un autre questionnement d’importance majeure : comment faire société, au-delà des liens primordiaux fondés sur l’origine et la religion ?

Parmi les initiatives conséquentes mises en oeuvre pour y répondre, citons le cas d’organisations qui travaillent à leur manière à rapprocher les différentes composantes de la société civile. Par un travail de vulgarisation, elles forment à des questions portant sur la diversité, l’écologie, le vivre-ensemble, l’inclusivité et la laïcité. C’est le cas de l’Institut Asfari pour la société civile et la citoyenneté dont le siège est installé à l’Université américaine de Beyrouth. Ce projet est à distinguer d’autres programmes dédiés au dialogue interreligieux qui promeuvent moins la liberté de conscience que la liberté de religion, ce qui aboutit à réduire le citoyen à un « citoyen-croyant », comme l’observe justement l’historien des idées Amin Elias[14].

Ces initiatives sont favorisées du fait que, lors des élections du 15 mai 2022, l’aggravation de la crise économique a favorisé l’émergence de mouvements d’opposition indépendants. Mais ce contexte économique et politique très dégradé a également eu pour effet de décourager nombre de Libanais sur une issue possible de la crise, les conduisant au retrait et à l’inertie, comme l’indique le faible taux de participation électorale. Sur le plan politique, ces formations d’opposition refusent le manichéisme traditionnel qui oppose les « pro » et « anti » Hezbollah, le puissant parti chiite dont l’armement divise le pays. Ces nouveaux groupes politiques renvoient les deux camps à un même système politique dont les intérêts sont convergents et qui ont mené le pays à sa ruine. Dès lors, ils préfèrent axer leurs revendications et projets sur les volets économiques et sociaux.

En l’espèce, la loi électorale prévoit l’élection de candidats particuliers dans chaque région ou caza, selon leur appartenance confessionnelle. Une refonte du système électoral, indifférente aux confessions, produirait un ordre nouveau marqué du sceau de l’égalité entre tous les citoyens qui aurait des effets accusés en matière de laïcisation du système politique et des mentalités, pour un renforcement des liens civiques et citoyens. C’est ce qu’observe Jamil Mouawwad en constatant que si « le Liban s’est avéré « résilient » — survivant à la vague de soulèvements arabes, aux mobilisations populaires, à l’impasse politique et aux pressions extérieures dues à la présence de réfugiés syriens, et à l’implication des parties libanaises dans la guerre en Syrie, il s’agit là d’une « résilience en trompe-l’oeil (…) celle du système et de l’élite dirigeante et non celle de l’État » (Mouawwad, 2017 : 11).

Dès lors, observant les gains croissants de candidats indépendants depuis les élections municipales, il remarque à juste titre que de véritables réformes du système ne pourront émerger seulement de pressions exercées contre le système, mais aussi de victoires politiques, faisant en sorte de le modifier structurellement dans le sens d’une démocratisation des institutions.

les clubs laïques, à la pointe du combat pour la laïcité

Fédérés en réseau, les clubs laïques ont vu le jour au sein des universités où le poids des élites dominantes se fait sentir à l’occasion des élections des conseils étudiants. Ces derniers ont été le théâtre du progrès spectaculaire des clubs laïques qui ont remporté près de 80 % des suffrages lors des élections de décembre 2020, réduisant les formations traditionnelles à la portion congrue. Le réseau Mada (connu également sous son nom anglais madanetwork) est une organisation mise en place par des jeunes qui réunit des clubs laïques dans plusieurs villes du pays, au sein d’universités et de syndicats. Ses membres se sont impliqués, sur une base décentralisée, dans plusieurs campagnes électorales. Le réseau laïque a pour caractéristique de réunir des jeunes, politiquement antisectaires (selon leur propre autodéfinition) et progressistes, et propose un programme de gauche. La méthode opérée par Mada consiste à effectuer des coalitions avec d’autres groupes progressistes pour avoir davantage de poids. C’est ainsi que Beirut Taqawem (Beyrouth résiste), al Janoub Youwajeh (Les affrontements du Sud), et Jil al Teghyir (La génération du changement) ont vu le jour. Les candidats proches de l’establishment profitent de moyens financiers considérables pour mener des campagnes agressives et attirer des électeurs, ce dont les indépendants ne disposent pas. Pour autant, ces derniers attirent largement les jeunes de 18 à 25 ans, peu enclins à accorder leur confiance aux mouvements traditionnels.

Ces jeunes Libanais représentent une génération nouvelle, politisée et habitée d’un profond désir de laïcité. Parmi eux, Assad Thebian, 27 ans, et Abbas Saad, 21 ans, ont mené des actions sur de multiples fronts : organisation de manifestations, activisme sur Internet, notamment sur Facebook et YouTube où ils publient des vidéos informatives appelant les jeunes à la mobilisation.

Assad Thebian a cocréé le collectif You Stink ! (qui signifie littéralement « Vous puez ! ») pendant la crise des déchets. Abbas Saad dirige le Club laïque rattaché à l’Université américaine de Beyrouth (AUB). 

Peu politisés à l’origine, ces jeunes Libanais se sont d’abord mobilisés pour dénoncer l’incurie du pouvoir et son incapacité à gérer des problèmes fondamentaux du pays : l’accumulation d’ordures sur la voie publique, des coupures répétées d’électricité et d’eau.

En 2023, le réseau Mada rassemble 23 clubs accueillis par des universités et des syndicats. Répartis dans toutes les régions, ils proposent un contre-discours politique axé sur la laïcité.

Ali Khalifé est l’un des acteurs clés de ce mouvement. Nous l’avons rencontré une première fois en 2011, alors qu’il poursuivait des études de doctorat (achevées depuis). Très impliqué dans les manifestations en faveur de la laïcité, le professeur à l’Université libanaise a fait l’objet de menaces de mort. En effet, lors des dernières élections étudiantes, des heurts ont eu lieu dans divers lieux à l’occasion de campagnes houleuses, comme dans le Metn. Quinze candidats indépendants y ont été élus. Parmi ceux nouvellement élus, Ibrahim Mneimneh à Beyrouth soutient des mesures progressistes favorables à la laïcité. Pour Ali Khalifé (2010), le financement des clubs laïques est un aspect essentiel pour permettre leur succès durable :

Les groupes dirigés par des jeunes ont été considérablement désavantagés sur le plan financier, et je pense que ce sont eux qui ont le plus besoin de soutien. Les organisations internationales, les ambassades et d’autres entités pourraient également exprimer leur soutien en incluant les points de vue des groupes d’opposition dans la conception des politiques et des mécanismes d’aide humanitaire, car la classe dirigeante libanaise s’est avérée très habile à transformer l’aide en clientélisme et à perpétuer le cycle de la violence et de la pauvreté pour des raisons politiques.

Khalifé, 2022

D’emblée, Ali Khalifé fait le constat du caractère inextricable des positions entre les chefs religieux et politiques, lesquels participent d’un même système. Il fait partie des militants de la première heure qui, dès le début des années 2000, mettent en place des comités de la société civile laïque dans l’objectif de proposer une alternative aux institutions en place. Le Mouvement de la société civile auquel il participe réalise ses premières manifestations « antisectaires », et en faveur de la laïcité, dès 2011, mettant en oeuvre concomitamment de nombreuses conférences. Nous avons assisté à plusieurs d’entre elles.

Ses membres sont convaincus que le débat sur le conflit israélo-arabe ou celui sur la prospection du pétrole dans les eaux territoriales, pour importants qu’ils soient, sont surmobilisés pour remplir l’espace du débat public au détriment d’autres questions de première importance, comme les problèmes économiques et la question brûlante de la corruption, inséparablement liée au système politique confessionnel.

Pour succéder à une gouvernance politique centralisée qui a, selon Khalifé, montré ses limites, l’intellectuel et militant appelle à une refonte du système, fruit du mandat français. Une telle situation contribue selon lui à différer l’avènement d’une pleine citoyenneté.

Il observe que des obstacles demeurent, compliquant l’instauration possible d’un système laïque ou séculier dans le pays. En effet, les tentatives ont été nombreuses : un projet de loi à l’initiative du Parti démocrate en 1971 puis un second proposé par le Parti social nationaliste syrien en 1997. L’ancien président de la République Elias Hraoui a soutenu un projet de loi sur le mariage civil qui a été ratifié le 18 mars 1998. Cependant, les dirigeants sunnites de Dar al Fatwa et les responsables maronites de Bkerké se sont opposés de concert au projet qu’ils ont combattu âprement dans la mesure où il pouvait impliquer des pertes considérables de revenu et une érosion du pouvoir qu’ils exercent sur leurs communautés. Dès lors, le projet est demeuré lettre morte.

Les militants laïques espèrent qu’il pourrait être remis à l’ordre du jour par un dirigeant audacieux et courageux. Pour rendre ce moment possible, des organisations issues de la société civile travaillent à sensibiliser les opinions, à la fois des élites et de la population. Selon elles, des incompréhensions demeurent concernant le mariage civil que certains individus opposent indûment au mariage religieux. En effet, il est possible de nouer les deux types d’union consécutivement.

Le confessionnalisme exerce ses effets sur de nombreux pans de la société, bien au-delà du domaine politique stricto sensu. Le système éducatif est tout entier dominé par le religieux. Ali Khalifé en dresse un portrait sans concession, considérant que des générations de Libanais sont éduquées « sur des bases sectaires, de bigoterie religieuse et confessionnelle, un aveuglément lié à leurs intérêts politico-religieux, et des affiliations sans aucun sentiment d’appartenance à la nation ». Pour établir ce constat édifiant, Khalifé s’appuie sur une étude du Centre de recherche et de développement éducatif (CRDE) qui rappelle que 70 % des étudiants libanais fréquentent des écoles privées à caractère confessionnel. Si les programmes scolaires intègrent des outils censés promouvoir la coexistence pacifique dans l’objectif, selon les textes officiels, « d’offrir aux jeunes les informations, compétences et savoir-faire nécessaires en mettant un accent particulier sur l’éducation et les valeurs libanaises uniques de liberté, de démocratie et de non-violence » (Khalifé, 2010 : 12). Ali Khalifé considère que cela tient d’un voeu pieux sans réalité effective.

Un autre défi que relève Ali Khalifé réside dans le contenu même de l’instruction scolaire par trop mâtinée, selon lui, de préceptes religieux. Si certaines écoles se gardent de mêler instruction religieuse et enseignements généraux, d’autres entendent avant tout éduquer leurs jeunes élèves à la lumière des textes religieux. Certains travaux soutiennent dans leurs résultats qu’une telle organisation tend à conforter parmi des élèves une conception sectaire de leur appartenance au détriment d’une vision unitaire de la nation, échouant à nourrir chez eux les notions d’égalité et de pluralité. Pour démontrer cette association étroite entre l’instruction scolaire et la religion, au détriment du sentiment d’appartenance nationale, Ali Khalifé cite une étude de terrain à laquelle il a participé sur un échantillon statistiquement représentatif[15]. L’étude révèle la prééminence d’une identité fragmentée et une pauvreté de la culture civique en ce qui concerne les jeunes Libanais. L’appartenance infranationale apparaît dominante, les étudiants privilégiant la famille et la confession au détriment de l’appartenance nationale. Significativement, les écoles publiques donnent à voir au contraire un sentiment national plus élevé. De même, la notion de culture civique, qui concerne par exemple la conception de la démocratie et l’engagement associatif au coeur de la société est faiblement acquise. En d’autres mots, les écoles confessionnelles forment des êtres religieux plutôt que des citoyens accomplis.

Dans ce rapport, Ali Khalifé et ses collaborateurs proposent des ateliers qui gèrent des recommandations pratiques pour lier enseignements religieux et généraux sans que l’instruction religieuse à caractère doctrinal ne prenne le pas sur les seconds. C’est là, à leurs yeux, une condition sine qua non à l’avènement d’une société égalitaire, formée de citoyens pleinement acquis à l’idée de laïcité.

conclusion

Pour les partisans de la laïcité au Liban, ce n’est pas le caractère multiconfessionnel de leur pays qui pose souci mais bien le confessionnalisme qui pose la centralité de l’identité religieuse au détriment des autres catégories d’identification. Georges Devereux a bien décrit les risques de dérive d’une telle situation si elle n’était pas maîtrisée : « l’identité hyperinvestie oblitère toutes les autres identités [...] elle devient une camisole de force » (Devereux, 1972 : 162-163). Que l’on parle d’État civil ou laïque, il nous semble que la mise en oeuvre d’un Code civil est un préalable indispensable à l’avènement d’un tel système politique au Liban. Toutefois, cette réforme qu’un nombre croissant de Libanais appellent de leurs voeux se heurte à la résistance des autorités politico-religieuses qui ne sont guère disposées à abandonner les pouvoirs exorbitants dont elles disposent.

Nous soutenons que l’objectif de fonder un État et une société laïques nécessite un lobbying constant au sein de la société civique et des élites. Pour ratifier une loi facultative sur le statut personnel, les autorités politiques, parfois à l’origine de projets ambitieux, ont à plusieurs reprises manqué de fermeté et d’audace face à des responsables religieux déterminés à défendre âprement leurs prérogatives sur la société. La poursuite d’initiatives dans le domaine civique et démocratique par les ONG est à cet égard une nécessité pour dépasser de telles inhibitions. Ces initiatives doivent être accompagnées concomitamment d’une mobilisation dans des arènes politiques, à l’occasion des diverses campagnes électorales que connaît le pays, en sorte que le combat laïque dépasse le cadre d’une chimère agitée dans le ciel éthéré des idées.