Corps de l’article

Introduction

Depuis quelques années, la métaphore semble connaître un intérêt croissant en traductologie. Si pendant longtemps les termes traduction et métaphore ont été rapprochés de façon presque exclusive dans un type d’études précis, celui du « problème » posé par la traduction interlinguale des métaphores (v. le survol proposé par Monti, 2010), à partir du début des années 1990, le croisement des deux termes a donné lieu à des travaux de nature différente, qui s’appliquent à étudier le rôle joué par les processus de création métaphorique dans la théorie de la traduction, ainsi que la valeur épistémologique de ces mêmes processus. Nombre de travaux ont ainsi porté sur la théorisation « pré-scientifique » (par exemple, Hermans, 1985 ; D’hulst, 1990 et 1993 ; Morini, 2006). Pour ce qui est de l’usage d’un langage métaphorique dans la traductologie contemporaine, on peut citer les travaux de D’hulst (1992) ou de Monti (2010).

Ce qui fait encore défaut est l’analyse approfondie d’une série de métaphores définies qui ont été adoptées puis reprises à des moments différents par les théoriciens et qui parfois – mais pas nécessairement, et de toute manière pas toujours – se prêtent mieux que d’autres à décrire l’acte traductif[1]. C’est dans cette dernière direction que nous essayerons de porter notre contribution, en nous concentrant sur un champ assez restreint : celui du jeu et, donc, des métaphores ou des analogies qui, en traductologie contemporaine, voient la traduction comme un jeu ou comme un type (une sous-catégorie, pourrait-on dire) de jeu[2].

Notre article commencera par une section consacrée à la métaphore, à ses rapports avec l’analogie et à son rôle fondateur dans la façon dont nous comprenons le monde (compréhension dont un sous-ensemble est constitué par la recherche scientifique). Nous présenterons ensuite une sélection de textes qui, à l’époque de la traductologie dite « scientifique », ont relié la sphère ludique et la traduction. Il est possible de les ranger dans au moins trois catégories au pouvoir épistémologique variable : la traduction comme jeu, la traduction comme un certain type de jeu, la traduction ludique de textes ludiques ou de jeux de mots. L’exposition de ces données sera enfin suivie par leur systématisation, qui nous permettra de répondre à la question suivante : comment des visions qui s’avèrent très différentes peuvent-elles coexister sous la même formulation de base, une métaphore prédicative qui pourrait être exposée comme « la traduction est un (type de) jeu » ?

1. Qu’est-ce que la métaphore pour notre propos ? Et pourquoi la métaphore ?

Notre intention n’est pas ici de définir la métaphore ; une définition univoque, capable de prendre en considération toutes les métaphores et seulement les métaphores, est peut-être, d’ailleurs, impossible à obtenir. Michele Prandi, par exemple, fait suivre à une critique des définitions classiques – en termes de substitution, d’interaction conceptuelle ou de similitude elliptique – la proposition d’une définition minimale doublée d’une typologie (Prandi, 2002).

Pour notre propos, nous nous contenterons de la définition d’un terme proche, bien que non parfaitement superposable au domaine qui nous intéresse : analogie. Dans les mots de Dedre Gentner, l’analogie est « a mapping of knowledge from one domain (the base) into another (the target), which conveys that a system of relations that holds among the base objects also holds among the target objects »[3] (Gentner, 1988, p. 64). Comme l’explique Esa Itkonen, « it is interesting (although unsurprising) to note that it is customary to conceptualize the notion of metaphor in exactly the same terms » (Itkonen, 2005, p. 35 ; italique dans l’original). Poursuivant sa comparaison entre analogie et métaphore, Itkonen affirme que la métaphore « is a subtype of analogy, or “analogy with added constraints”: all metaphors are analogies, but not all analogies are metaphors » (ibid., p. 41). Dans la suite de notre texte, nous allons décrire tantôt des métaphores – ce sera surtout le cas du premier groupe de textes que nous avons isolés – tantôt des analogies (qui sont majoritaires dans le deuxième et dans le troisième groupe). La distinction métaphore/analogie semble d’ailleurs recouper parfaitement la distinction entre métaphores individuelles et systèmes de métaphores, ou modèles métaphoriques[4]. Comme dans l’analogie, en effet, il existe souvent dans ces systèmes une métaphore de base à partir de laquelle se met en place une série de correspondances ponctuelles au niveau structural qui, considérées conjointement, constituent un système cohérent qui permet d’unir différentes facettes du thème et du phore.

Les métaphores et les systèmes de métaphores partagent une autre caractéristique primordiale : ils permettent de voir les choses en des termes nouveaux. Ainsi, la métaphore « selects, emphasizes, suppresses, and organizes features of the principal subject [le thème] by implying statements about it that normally apply to the subsidiary subject [le phore] » (Black, 1962, p. 45). Cet effet de sélection est extrêmement important dans le domaine de la communication scientifique, puisqu’il fait en sorte que la métaphore détermine la façon d’appréhender un concept. Un exemple célèbre, proposé par Max Black (1983), est de voir une bataille comme un jeu d’échecs. Les vocables du jeu vont forcément déterminer un système d’inférences qui dominera notre description, et le choix du lexique nous amènera à mettre en évidence certains aspects de la bataille, alors que d’autres passeront au deuxième rang. Le lexique des échecs, ainsi, « filtra e trasforma, non seleziona soltanto ma fa emergere alcuni aspetti del combattimento che non sarebbero stati visibili in altro modo »[5] (Arduini et Fabbri, 2008, p. 40).

Itkonen, dans son texte déjà cité (2005, p. 36-37), rappelle par ailleurs qu’il est possible de conceptualiser les métaphores dans les termes du couple lexical problème/solution. Ainsi, dans l’exemple que nous venons de voir, la bataille (le thème) peut être considérée comme un problème pour lequel le jeu d’échecs (le phore) constitue une tentative de solution. Cette solution, affirme Itkonen, sera considérée comme satisfaisante dans la mesure où, au-delà de la similarité structurale entre le thème et le phore, elle pourra illuminer le premier d’une lumière inattendue. Cet aspect est souligné par plusieurs chercheurs : il est central dans la conception de Black (1962, 1979), qui s’intéresse justement à l’émergence de quelque chose de nouveau par le recours à la pensée métaphorique ; il est également primordial dans les propos de Robert J. Sternberg, Roger Tourangeau et Georgia Nigro (1979), pour lesquels la « qualité » ou le « succès » de la métaphore dépendent de la capacité, de la part de l’émetteur, à maximiser la distance entre la cible et la source, tout en minimisant la différence entre les positions occupées par chaque noeud conceptuel à l’intérieur des deux domaines qui ont été mis en rapport ; enfin, il ressort aussi des affirmations de Zenon W. Pylyshyn (1979), qui considère comme fondamentale la possibilité de distinguer entre des métaphores « puissantes » et « impuissantes », à savoir entre celles qui apportent une explication doublée d’une description et celles qui, tout en n’ayant aucun pouvoir explicatif, donnent quand même à leur récepteur une « impression confortable », bien qu’immotivée, que quelque chose a été expliqué.

Une vision critique de la métaphore, qui rappelle sous certains points celle de Pylyshyn, est avancée par Donald A. Schön. Ce dernier parle de « métaphore générative » (« generative metaphor », Schön, 1979) pour décrire les métaphores qui portent en elles des « solutions » implicites et apparemment naturelles au « problème » constitué par leur thème. Si, par exemple, les bidonvilles sont vus comme des cancers, ils seront perçus seulement comme quelque chose de mauvais, qui doit être éradiqué, sans qu’on puisse y apercevoir ce qu’ils comportent de positif.

Malgré ces risques, la métaphore constitue un outil cognitif considérable, et elle peut être considérée comme un moyen privilégié d’appréhension de la réalité et de transmission des connaissances. Le rôle qu’elle joue dans la vie quotidienne a été décrit de façon convaincante par George Lakoff et Mark Johnson (1980), qui ont montré à quel point la pensée métaphorique informe et détermine notre vision du monde jusque dans ses aspects les plus triviaux. Steven Pinker (2007) va plus loin en considérant que certaines métaphores liées au corps et à sa position dans l’espace pourraient être des universels cognitifs innés[6] (leur statut par rapport aux métaphores « normales » étant donc assez spécial).

Enfin, comme l’ont montré Richard Boyd (1979) et Thomas Kuhn (1979), et ce, bien qu’avec quelques points de désaccord, et de nombreux autres chercheurs depuis (entre autres, et pour ne citer que des monographies, Hallyn, 2000 ; Maasen et Weingart, 2000 ; Baake, 2003 ; Brown, 2003 ; Reeves, 2005), la pensée métaphorique joue aussi un rôle primordial dans la conception et la mise au point des théories scientifiques et, en général, dans la transmission des connaissances, tant au niveau pédagogique que dans la communication inter-groupe dans le milieu universitaire et de la recherche.

Cela est tout aussi vrai pour le champ qui nous intéresse : la prolifération métaphorique dans le discours sur la traduction a été signalée, et parfois critiquée, maintes fois (il suffit de penser à D’hulst, 1992, à Round, 2005, et à quelques contributions recueillies dans St. André, 2010a), et une analyse plus ponctuelle de certaines métaphores employées dans le discours sur la traduction pourrait dévoiler certaines caractéristiques de ce dernier, en réduisant le risque de métaphores « impuissantes » (Pylyshyn) ou « génératives » (Schön).

2. Métaphores du jeu et traductologie

2.1 Établissement du corpus

Dans cette partie de notre article, nous proposons de classifier les différentes manières dont les traductologues se sont servis de la métaphore ludique dans leurs discours. À cette fin, nous avons recueilli, d’une manière qui se voulait le plus exhaustive possible, les textes dans lesquels la traduction et le jeu ont été rapprochés, et cela, de différentes manières. Le corpus a été établi en deux temps : premièrement, nous avons effectué une recherche par mot-clé à l’intérieur des Translation Studies Abstracts (Harding, Saldanha et Zanettin, 2003-2012), dont les données cumulatives peuvent être interrogées en ligne et constituent à ce jour une des bases de données les plus vastes de notre champ d’études. Nous avons cherché (et trié) les résultats qui contenaient, dans n’importe quel champ, les mots relevant du jeu – game(s), play(s), juego(s), jeu(x), gioco(giochi) – en quatre langues : anglais, espagnol, français et italien[7]. Après ce volet qualitatif ne visant que les études traductologiques à proprement parler, nous avons entrepris un dépouillement quantitatif : nous nous sommes concentré sur quelques expressions exactes, cherchées dans Google Books[8]. Nous avons ainsi cherché à cibler des revues ou des livres qui, tout en portant principalement sur des sujets plus ou moins proches (par exemple, la critique littéraire), pourraient néanmoins être pertinents et n’auraient pas été repérés dans les bibliographies spécialisées[9]. Plusieurs recherches ont été lancées à l’aide d’expressions telles que translation is a game, translations are games, translation is a play, play of translation, game of translation, to translate is to play, translation as a game, translation as game, et ainsi de suite. Des expressions comparables en français, espagnol et italien ont aussi été employées.

Une sélection ultérieure a été faite à l’intérieur du corpus ainsi obtenu, afin d’en éliminer les simples citations (par exemple, les nombreuses références à Jiří Levý, qui se limitaient souvent à reproduire la position de l’auteur sans rien ajouter ou, surtout pour les textes anglais, les références au théâtre, dues à la polysémie du terme play). Les textes ainsi obtenus nous ont permis de ranger les rapports analogiques et métaphoriques qui relient la traduction et le jeu sous trois formes différentes : la traduction comme jeu, la traduction comme un type défini de jeu, la traduction des jeux (de mots, ou autres) par le jeu.

2.2 La traduction est un jeu

Le premier cas est peut-être le plus courant, surtout dans les textes que nous avons repérés lors de la deuxième recherche ; ses deux formes prototypiques peuvent être « la traduction est un jeu » ou son pendant attributif « le jeu de la traduction ». Les occurrences les plus marquantes ont sans doute été game of translation et jeu de la traduction, avec 120 et 140 résultats environ dans Google Books, alors que toutes les autres occurrences s’arrêtaient bien en deçà des 30-40 citations. Dans l’impossibilité de reproduire la totalité des citations, nous en avons sélectionné quelques exemples représentatifs, qui montrent que le statut métaphorique de ces expressions est en général assez faible, jeu ou game pouvant souvent être remplacés par activité.

[3] Translation is a game with perfectly defined rules, which cannot be neglected without serious loss. Each unit (a phrase or clause, not the single word) must be weighed by itself, until we have, at least in some provisional form, the thought which this unit contains.

Gardner Moore, 1925, p. 285

[3] La traduction est un jeu passionnant, qui n’admet pas les tricheurs et révèle les maîtres

Rychner, 1964, p. 711

[2] As someone who usually writes [selon le contexte de la citation, par writing il faut comprendre translating] in something close to a trance state, I know that writing feels mystical, mysterious, inspired. But then so does playing tennis, and in very much the same way. When I’m writing, I’m often not making conscious decisions about which word to use, how to construct a sentence, how to best put forward an idea or image. I’m often not thinking about the idea or image at all; it just pops up out of nowhere, very much like a passing shot hit on the run. Yes, at some level I have decided that this was the best strategy, but if I’m going to consistently succeed in actually making the shot, I’m going to have to go with my instincts. [...] Just as without the experience of hitting hundreds or thousands of topspin shots we are incapable of putting just the right amount of topspin on a tennis ball so that it drops in just short of the baseline, without writing and reading hundreds and thousands of sentences we cannot express our thoughts or feelings in a way that works.

Wechsler, 1998, p. 104-105

[1] As the only one in the communicative “game” of translation who knows both the source and the target cultures, the translator plays a powerful role.

Nord, 2002, p. 35

[3] The game of translation. The stakes of translation. The travail of translation. The hard work of travel through the boundless space of a book on the other side of the border. Go expecting trouble, go out prepared.

Waldrop, 2003, p. 44

[1] As regards translation as a game, if you don’t enjoy translating, you should probably steer well clear of […] any profession involving translation. This book is mainly about the fundamental importance of translation in language learning and use, and the pleasure associated with it.

Steele, 2005, p. 7

[1] La traduction est un jeu d’écriture(s) aux règles jamais établies, toujours à négocier, et par essence polémique.

Sardin, 2007, p. 122

[2] La traduction est un jeu avec deux éléments changeant sans cesse. Ce jeu a deux phases : l’entrée et la sortie ou, si on veut, l’inspiration et l’expiration et, entre les deux, une pause silencieuse. Dans la première phase, la tâche consiste à comprendre le texte parfaitement avec toutes ses nuances […]. Quand la phrase du texte de départ devient limpide, il est vital de s’en éloigner, d’oublier les mots et la syntaxe qui la constituent et de ne garder en mémoire que son impulsion émotionnelle. C’est l’étape intermédiaire, la pause indispensable […]. Dans la deuxième phase, la tâche consiste à rendre cette impulsion de façon adéquate. On serait tenté de comparer la traduction à un puzzle qu’on reconstitue.

Mavlevitch, 2008, p. 19

[3] Il gioco della traduzione [è] un gioco intrigante e, lo abbiamo visto, insieme rischioso per il traduttore. E, altrettanto, con il testo a fronte, per il lettore. Un gioco archeologico che ci fa scoprire solamente alcuni mondi nascosti dell’infinitezza del testo poetico originario[10].

Ferri, 2009, n. p.

[3] Translation is a game that no one ever wins for all time; each age rediscovers, reinvents, reinterprets the classic and no one’s translation is ever anything more than a sophisticated assay or assault on the material.

Spiegelman, 2009, p. 9

[1] Que l’on songe aux doublets liberty-freedom, republic-commonwealth, qui faussent complètement le jeu de la traduction dans la mesure où le français ne jouit que d’un mot pour dire ce que l’anglais rend par deux mots.

Cléro, 2010, p. 52

À cette première lecture, la métaphore qui nous intéresse paraît couvrir un éventail de textes assez large, tant du point de vue linguistique que du point de vue chronologique : on la trouve en effet du début du XXe siècle jusqu’au début du nouveau millénaire. Ce qui paraît, par contre, d’un intérêt variable – et en général assez limité –, c’est l’utilité de ces métaphores. Selon les auteurs que nous avons consultés, la traduction est un jeu, soit. Mais de quelle manière est-ce que cela nous renseigne sur l’activité qui constitue le thème de la métaphore ? Il semble que le terme jeu soit utilisé ici pour signifier au moins cinq choses assez différentes (ce qui montre surtout la difficulté de cerner le jeu et, en général, ne nous dit pas grand-chose sur la traduction).

Le jeu peut être vu, premièrement, comme une activité soumise à certaines règles : c’est ainsi que le perçoivent Gardner Moore, Rychner (la tricherie n’ayant de sens que par rapport à une règle), Sardin (bien que de façon polémique, puisque la seule caractéristique du jeu qui est mise en avant est aussi, du même coup, abolie), Mavlevitch (là encore, c’est l’instabilité des prétendues règles qui est soutenue ; quant à la référence au puzzle, elle paraît être portée plus par l’utilisation du terme jeu plus haut que par une véritable « envie de signifier » : on se trouverait alors du côté des métaphores génératives de Schön) et enfin Cléro (ce qui est faussé ne pouvant être que quelque chose qui a, autrement, des règles bien définies).

Parallèlement au concept de règle, c’est celui de divertissement ou d’engagement qui paraît le plus répandu dans les citations qui précèdent. Le jeu est alors défini comme une activité « passionnante » (Rychner) ou « captivante » (Ferri) ; on parle de « plaisir » (Steele) ou d’« état de transe » (Wechsler).

Tout en étant minoritaires, trois autres attitudes sont présentes dans notre corpus : il s’agit de la conception du jeu comme activité nécessitant de l’entraînement (encore Wechsler, qui se concentre surtout sur cet aspect), de celle qui voit le jeu comme une compétition (c’est le cas de la dernière citation, celle de Spiegelman) et de celle qui voit le jeu comme une activité collaborative et aux rôles multiples, où chacun a sa place dans une équipe (Nord). Quant à Waldrop, elle semble multiplier les analogies sans les développer ; il est quand même significatif que, parmi celles qu’elle choisit d’énumérer, le jeu paraisse en première position.

Dans tous les cas, on se trouve confrontés à des métaphores « impuissantes », dans le sens que Pylyshyn attribue à ce terme. Si, en effet, une bonne métaphore se caractérise aussi par sa relative « intraduisibilité » en des termes littéraux (Black, 1979), pour toutes les citations recueillies ici, il est possible de déterminer une proposition explicite qui véhicule une signification comparable, et fait cela d’une façon plus exacte : la traduction est une activité soumise à certaines règles, qui toutefois ne sont pas établies une fois pour toutes ; la traduction est souvent une activité gratifiante ; pour bien traduire, il faut beaucoup de pratique ; la traduction parfaite n’existe pas, et chaque traduction est une approximation différente de son texte source ; la traduction est inscrite à l’intérieur d’un contexte socioéconomique défini, avec des acteurs et des rôles établis.

Le recours à la métaphore « impuissante » semble encore plus évident dans un cas encore non cité, celui d’une publication récente de Josiane Podeur. Le livre en question (Podeur, 2009), une introduction universitaire à la pratique et à la théorie de la traduction, a pour titre bilingue Jeux de traduction/Giochi di traduzione. Pourtant, le concept de jeu ne revient, à l’intérieur du texte, que dans une discussion assez rapide à propos de la traduction des jeux de mots et de ses difficultés. Encore une fois, nous semble-t-il, nous sommes confrontés à une métaphore « générative » qui risque ici de limiter les approches possibles de la traduction. Une assimilation entre jeu et traduction dans le titre d’un ouvrage qui, par ailleurs, ne rapproche jamais les deux concepts, ne peut que faire naître chez le lecteur les associations les plus immédiates – par exemple, « la traduction, comme le jeu, a certaines règles qu’il faut apprendre pour pouvoir jouer à son tour », ce qui ramène l’approche de l’auteure à une vision assez prescriptive qui pourrait amener le lecteur à considérer l’activité traductive comme une simple série de préceptes à suivre de façon assez mécanique afin d’obtenir des exemples de traduction bien formés[11].

L’utilisation de ces métaphores paraît somme toute assez limitée dans la théorisation sur la traduction la plus spécialisée. Parmi les exemples cités, seuls les ouvrages de Nord, Steele, Sardin, Cléro et Podeur peuvent être considérés comme des textes issus directement du champ de la traductologie. Steele et Podeur s’adressent avant tout à des étudiants, ce qui permet de supposer qu’elles aient cherché aussi, dans leurs propos, une certaine vulgarisation de l’information. Les auteurs des autres citations, par contre, sont soit des traducteurs (Mavlevitch, Wechsler), soit des critiques littéraires (Gardner Moore, Rychner, Ferri, Spiegelman). Cela paraît confirmer les dires de James St. André, selon lequel :

translators who are not [translation] theorists are more likely to resort to metaphors to describe their ideas about translation. […] They were single-sentence or, at most, single-paragraph ideas raised only then to be immediately abandoned. Such use of metaphors does little to advance our knowledge of translation, although they may be quite revealing of the writer’s attitude toward translation

St. André, 2010b, p. 3; italiques dans le texte original

Comme nous l’avons vu, l’affirmation de St. André paraît s’adapter, dans ce premier groupe, à bon nombre d’auteurs, spécialement à ceux qui ne s’occupent pas directement de traduction.

Traduction comme jouissance, comme activité soumise à un certain nombre de règles ou nécessitant quelque forme d’entraînement pour être menée à bien : le premier groupe de métaphores ne semble pas fournir d’éléments de réflexion très novateurs. C’est peut-être que le concept de « jeu » est, à son tour, assez flou, et constitue ainsi un phore assez problématique, la solution proposée étant tout aussi vague que le problème qu’elle est censée résoudre. En effet, pour qu’une métaphore ou une analogie ait un vrai pouvoir cognitif, il faut que, dans la conceptualisation, nous passions de ce qui est moins clairement délimité à ce qui l’est plus (v. Arduini et Fabbri, 2008, p. 40-44). Au lieu de considérer le jeu dans sa totalité, il serait peut-être possible d’explorer quelques-unes de ses sous-catégories, qui, grâce à la réduction de l’extension du terme, pourraient fournir de véritables clés de lecture pour l’activité qui nous intéresse.

2.3 La traduction est un certain type de jeu

Nous entrons à présent au coeur de notre étude : la deuxième catégorie est à la fois la plus intéressante, puisqu’elle permet véritablement de dire quelque chose de nouveau sur l’acte traductif , et prototypique, les travaux qu’elle recueille ressortant tous d’études traductologiques.

La stratégie consistant à réduire l’extension du phore est empruntée, entre autres, par Nicholas Round, qui prend en considération un seul aspect qui réunit les deux domaines qui nous intéressent :

[1] It probably makes better sense to say that we are dealing with a nexus of activities, rather than just with one: that “translation” is something as elusive of definition as “game” in the later writings of Wittgenstein

Round, 2005, p. 49-50

C’est donc l’indétermination même du concept qui est visée ici : la traduction serait, tout comme le jeu, une activité multiple et très difficile à définir, dont les différentes occurrences seraient reliées, comme il arrive pour les jeux, par un « air de famille » et non par une série de traits distinctifs bien définis[12].

Un raffinement du concept de jeu semble central aussi dans la conception de Linda Collinge, qui fait une référence explicite à une vision particulière de ce phénomène et l’applique à une sous-catégorie tout à fait limitée de l’activité traduisante :

[1] Ce que Michel Picard nomme « la lecture comme jeu » n’appelle-t-il pas à élargir la conception classique de la traduction oblique à celle d’une « traduction comme jeu » au sens winnicottien du terme ?

Collinge, 2000, p. 78

Dans ce texte, ce n’est pas seulement l’extension du concept de jeu qui est réduite, mais celle de traduction aussi : on parle explicitement de traduction oblique, en faisant référence à la terminologie établie par Vinay et Darbelnet (et en prenant en considération, donc, seuls les procédés que les deux auteurs nomment « modulation », « équivalence » et « adaptation »). De plus, l’auteure se réfère ici surtout à l’oeuvre auto-traductive d’un écrivain spécifique lors d’un travail tout aussi spécifique : Samuel Beckett, aux prises avec la transposition vers l’anglais de son Malone meurt.

Le jeu est considéré à son tour dans une acception bien déterminée : celle dont Donald Winnicott fait un des termes-clés dans Jeu et réalité (1971). Pour comprendre la conception du jeu de cet auteur, il est avant tout nécessaire d’introduire le concept d’« objet transitionnel ». Cet objet – une couverture, un ourson ou un autre objet de la sorte – constitue la première possession « non-moi » du nourrisson, privé de la toute-puissance qui avait caractérisé les premières phases de sa vie, lorsqu’il considérait la mère comme un prolongement de lui-même. L’objet transitionnel constitue donc pour l’enfant la première possibilité de se rapporter à la réalité extérieure (d’une manière relativement réconfortante, puisque le bébé garde sa toute-puissance envers l’objet). Le traducteur qu’est Beckett se trouverait, selon Collinge, dans une situation semblable à celle de l’enfant qui joue avec son objet transitionnel dans un espace sûr, à mi-chemin entre le repli sur soi-même et le monde extérieur, en le soumettant à son pouvoir et en obtenant ainsi « l’illusion de créer la réalité en fonction de ses désirs » (Bailly, 2001, p. 44).

Cette vision permet effectivement de remarquer certains aspects du travail auto-traductif béckettien qui, autrement, passeraient inaperçus. Le texte source est, déjà, un espace de jeu winnicottien par excellence : Malone meurt est écrit en français, langue seconde de l’auteur, et, en cela, représente une aire sur laquelle l’auteur peut à la fois exercer sa toute-puissance (celle de l’auteur) et se confronter à l’autre (une langue étrangère). Il est évidemment possible d’affirmer la même chose pour la traduction vers l’anglais : les rôles seraient simplement renversés, l’altérité/réalité étant représentée par le texte à traduire, et l’aspect réconfortant étant lié, quant à lui, à l’utilisation de la langue maternelle et à une plus grande liberté dans les choix traductifs découlant de l’auctorialité sur l’original. Par le recours au jeu, il est ainsi possible de formuler une hypothèse intéressante sur la pulsion à traduire, hypothèse qu’il serait peut-être possible d’étendre à d’autres auto-traducteurs et qui constitue sûrement une analogie légitime du concept de jeu établi par Winnicott.

La tentative d’élargir la même conception à la traduction oblique dans son ensemble ne semble pas, par contre, aussi incisive : le « bon » traducteur se situerait « tantôt dans l’espace de jeu nommé par Winnicott aire transitionnelle, tantôt en-deçà, dans la réalité d’une traduction littérale et rigide, tantôt au-delà dans le fantasme, où il produit un texte dont la version originale ne fut qu’un prétexte » (Collinge, 2000). Ce qui ne semble pas ajouter grand-chose à la bipartition traditionnelle entre hypo- et hypertraduction (ou, si l’on préfère, traduction mot-à-mot/« belle infidèle »), en posant un juste milieu qui consisterait en l’aire transitionnelle, la seule où le traducteur jouerait véritablement le jeu de la traduction. Dans ce deuxième cas, nous semble-t-il, c’est encore la métaphore « impuissante » de Pylyshyn qui fait surface.

À tort ou à raison, le cas le plus célèbre de la tendance analogique qui nous intéresse est représenté par les tentatives de rapprocher l’activité traduisante des jeux de stratégie en lui appliquant certains principes tirés de la théorie des jeux. L’idée a été introduite dans un article célèbre de Jiří Levý :

[1] Translation is a decision process: a series of a certain number of consecutive situations – moves, as in a game – situations imposing on the translator the necessity of choosing among a certain (and very often exactly definable) number of alternatives. […] [T]he process of translating has the form of a game with complete information – a game in which every succeeding move is influenced by the knowledge of previous decisions and by the situation which resulted from them.

Levý, 1967, p. 1171-1172; l’italique est dans le texte original

Ici aussi, pour qu’il soit possible d’inférer quelque chose du rapprochement entre le champ traductif et le champ du jeu, la notion de jeu doit être mise en relation avec une conception déterminée, établie dans un domaine précis, en l’occurrence, la théorie des jeux. Ici le mot jeu n’a plus grand-chose à voir avec son sens d’origine : pour les créateurs de la théorie peut être considérée comme un jeu « any interaction between agents that is governed by a set of rules specifying the possible moves for each participant and a set of outcomes for each possible combination of moves » (Von Neumann et Morgenstern, 1944, p. 71).

Levý est apparemment très attentif à ces prémisses : le terme game, très rare dans le texte, n’apparaît que lorsqu’il est nécessaire pour rappeler la référence à la théorie homonyme, et il n’est jamais utilisé dans son sens courant (bien que référence soit faite, par analogie, aux échecs). Tout en adoptant une approche et une terminologie strictement liées à la théorie dont il se réclame, l’auteur paraît donner des définitions assez floues de deux termes-clés dont il se sert, à savoir game with complete information et minimax strategy. Le premier terme est normalement défini comme une interaction « in which players have complete information over every possible outcome and its associated utility pay-offs for each player », comme il arrive, par exemple, dans le dilemme du prisonnier (Varoufakis et Hargreaves-Heap, 2004, p. 85), ce qui est loin de correspondre à la définition qu’en donne Levý (v. supra), celle-ci correspondant à ce qu’on appelle un jeu à information parfaite (perfect information game). Quant au deuxième terme, le linguiste définit la stratégie minimax comme la recherche de « one of the possible solutions which promises a maximum of effect with a minimum of effort » (Levý, 1967, p. 1179), alors que les théoriciens des jeux signifient par ce terme « minimizing the maximum possible loss » (Fisher, 2008, p. 35)[13]. La solution dont parle Levý se rapprocherait à la limite de la stratégie maximin, qui consiste à choisir à l’intérieur d’une série de solutions possibles celle qui permet de maximiser le résultat le plus mauvais[14]. À la lumière de ces imprécisions, il est possible d’affirmer que Levý a pu introduire des concepts novateurs dans la pensée traductologique grâce aussi à une analogie qui ne tient pas parfaitement (ce qui ne modifie en rien la qualité de ses réflexions).

La théorie des jeux est tout de même à la source d’une analogie fructueuse : elle permet de fournir des éléments de réflexion et de présenter des développements que Levý n’avait pas prévus. Il est possible de considérer certaines stratégies traductives comme étant inspirées d’une véritable logique minimax. Ainsi, le choix de normaliser ou de réduire certaines déviations des normes linguistiques dans le texte source pourrait dépendre de la volonté de minimiser les risques d’incompréhension de la part des lecteurs. De même, la tendance universelle à fournir une interprétation du texte original en réduisant son ambiguïté pourrait répondre au même impératif, soit celui de minimiser l’incompréhension de la part du lecteur. Enfin, la détermination consciente de la matrice des paiements possibles face à certaines macro-stratégies traductives pourrait parfois[15] aider le traducteur ou l’éditeur d’un texte donné à choisir la stratégie traductive la plus adaptée au public visé.

À partir des années 1990, le rapport entre jeu et traduction établi dans « Translation as a Decision Process » a été repris par plusieurs chercheurs (Gorlée, 1994 ; Van den Broeck, 1995 ; Cosculluela, 1996 ; Osimo, 2004). Le concept central de l’analogie, toutefois, paraît avoir subi des métamorphoses, malgré la précision des propos de son auteur qui, bien que de façon parfois inexacte, avait explicitement limité sa réflexion à la théorie des jeux. Malgré le titre choisi (« Translational Interpretation: A Complex Strategic Game »), le jeu n’est que très secondaire dans le texte de Van den Broeck ; cela explique pourquoi nous ne nous attarderons pas sur son analyse. Il est tout de même significatif que ce terme ait, dans les lectures du texte de Levý, un tel pouvoir évocateur que l’auteur belge se sente obligé d’en faire un mot-clé de son article : le terme semble véritablement capable de captiver l’attention du lecteur – bien plus, à notre avis, que Levý ne l’aurait voulu (ce qui ouvre la voie à des lectures plus « naïves » des propos du chercheur tchèque). Quant à Gorlée, Cosculluela et Osimo, les trois paraissent être revenus – à différents degrés – à un concept de jeu moins formalisé, plus intuitif. Gorlée soutient ainsi qu’il est possible d’aborder la traduction comme un jeu et de la comparer à un puzzle ou à un jeu d’échecs (les deux jeux étant tout à fait différents) :

[1] The game of translation is a one-person decision game based on rule-regulated, reasonable choices between alternative solutions. There is commonly one solitary player, the translator, who is engaged in this struggle against Nature, his or her impersonal opponent facing him or her in the text.

Gorlée, 1994, p. 75

Toutefois, comme le fait remarquer Cosculluela (1996, p. 450), « certaines différences [entre les deux jeux] demeurent incontournables », le puzzle ou les échecs visant une solution prédéterminée, alors que la traduction est un jeu dans lequel on cherche « “a” solution that is as relevant as possible to the purpose of the game: maximizing the player’s expectated payoff » (Gorlée, 1994, p. 76). De plus (contrairement aux échecs), le but de la traduction ne peut être défini en recourant aux concepts de gain ou de perte, étant donné qu’il n’y a pas de points à gagner ou de score à atteindre, ni même une solution prédéterminée, comme c’est le cas pour le puzzle. La gratification est fournie par le jeu même et par son résultat, qui peuvent être mesurés en termes d’opposition succès/faillite : « The translator gains the desired (by him or her) outcome if by his or her choices he or she produces an equivalent, well-formed translation » (Gorlée, 1994, p. 76)[16]. L’analogie[17] entre la traduction et le jeu semble rester dans ce cas, du moins en partie, sous l’emprise de la théorie des jeux, comme le montre aussi le recours au concept de paiement. Elle s’élargit toutefois à des activités telles la recomposition d’un puzzle, qui ne sont pas soumises au même type d’analyse. Il est ainsi possible de remarquer un glissement des propos de Levý, qui, encore limité ici, sera fort visible dans le traitement qu’en fait Bruno Osimo.

Osimo consacre à notre métaphore un court chapitre de son livre La traduzione come gioco[18] (Osimo, 2004, p. 113-115). Citant Levý et reprenant ses propos, il paraît plus proche de l’idée proposée au paragraphe 2.2 (supra) voulant que la traduction soit un jeu tout court. En effet, Osimo oppose les aspects « sérieux » de la traduction à ses aspects « ludiques » (« Assieme a tutti gli aspetti seri a cui s’è accennato, la traduzione ha però anche aspetti non faceti ma ludici »[19] ; Osimo, 2004, p. 113). Après un exposé s’inspirant des thèses du chercheur tchèque (traduction comme processus décisionnel, « arbre des décisions », stratégie minimax) et accompagné de nombre de citations, Osimo rapproche les idées ainsi énoncées d’une affirmation d’Umberto Eco, qui compare la traduction à un pari : « Tradurre significa interpretare, e interpretare vuol dire anche scommettere che il senso che noi riconosciamo in un testo è in qualche modo, e senza evidenti contraddizioni co-testuali, il senso di quel testo »[20] (Eco, cité dans Osimo, 2004, p. 116). Ici, le seul rapport qui peut être décelé entre le texte de Levý et la citation d’Eco est la présence aléatoire du jeu, le pari étant assimilé à un jeu de hasard[21].

L’établissement d’une analogie « forte » qui, dans la lignée de la métaphore cognitive de Max Black, permet effectivement de dire quelque chose de nouveau sur l’activité traductive en ouvrant des perspectives qui restent à explorer[22], est ainsi ramenée à sa version « impuissante », qui nous donne l’impression d’avoir dit quelque chose de nouveau sur l’activité qui nous intéresse, mais n’ouvre aucune nouvelle piste d’analyse réelle. Avec Osimo, nous revenons de « la traduction est un type de jeu » à « la traduction est un jeu ». Ce passage semble dépendre, en partie du moins, du phore choisi : malgré la spécificité des propos de Levý, il est difficile pour quiconque de penser aux jeux en les limitant à certaines sous-catégories. Cela pourrait-il dépendre de notre accès sémantique au lexique, qui se fait apparemment selon un algorithme de parcours en largeur (Pinker, 1999) et qui laisse en quelque sorte « flottantes » les acceptions non actualisées d’un mot déterminé ?[23]

Enfin, il serait possible de citer, dans cette catégorie, les propos d’Alex Gross (1991, p. 30-31), qui multiplie les métaphores concernant l’acte traductif. Son but déclaré est pédagogique et vise principalement à faire comprendre les tenants et les aboutissants de la traduction à un public curieux mais profane. Parmi les métaphores qu’il développe, Gross compare la traduction à un puzzle ou à un jeu de construction, en dirigeant l’attention sur la nécessité de dire presque la même chose à partir de matériaux différents. Le texte source et le texte cible sont ainsi vus tantôt comme des puzzles affichant la même image mais dont les pièces sont taillées de manière différente, tantôt comme des maquettes réalisées à partir de jeux de construction différents. Ainsi, une excavatrice réalisée avec le Meccano sera forcément différente d’une excavatrice réalisée avec des Lego. Dans les deux cas, il est difficile de parler véritablement de « traduction comme un type de jeu » étant donné que l’analogie porte tant sur les traductions que sur les textes dont elles sont issues. Ici, la traduction est un jeu puisque l’original est un jeu à son tour. Et si dans ce cas la position choisie paraît assez faible et n’ajoute pas grand-chose à la réflexion traductologique (rappelons-nous que le but de l’auteur est explicitement didactique), il est plusieurs autres situations où la même formule acquiert un sens plus intéressant.

2.4 La traduction du jeu est un jeu

Si le concept de jeu peut jeter une lumière différente sur la traduction dans sa pratique « normale », cela est d’autant plus vrai dans le cas de la traduction de textes dont les jeux sur la langue constituent une partie importante. En effet, lorsque le texte source présente un élément de jeu, les possibilités que ce même élément soit reproduit par le traducteur deviennent nettement consistantes. Il est indéniable que la décision de re-créer le jeu dans le texte d’arrivée obligera le traducteur à jouer à son tour avec les ressources de la langue cible.

Dans la réflexion théorique sur la traduction, lorsqu’il est question de jeux de mots, la nécessité (ou du moins l’opportunité) de reproduire le jeu par le jeu fait surface avec une constance remarquable. Elle est au centre des travaux de la plupart des théoriciens/praticiens, tels que Italo Calvino, Umberto Eco, Ruggero Campagnoli et Yves Hersant, Jacqueline Henry et Ramon Lladó[24].

Dans ce cas, les termes métaphore ou analogie ne décrivent pas de façon adéquate la théorisation des auteurs concernés, qui ne ressortent au jeu que parce que le texte original est, lui aussi, conçu sous l’emprise d’un jeu. Nous avons néanmoins décidé de traiter ces positions, et ce, en raison de la proximité méthodologique et conceptuelle entre ces propos et ceux qui les ont précédés[25]. Cette catégorie d’approches pourrait aussi bien être synthétisée comme suit : le traducteur est un joueur. En parlant de sa version italienne des Fleurs bleues, Italo Calvino écrit par exemple que son travail peut être considéré comme :

[2] Un esempio speciale di traduzione “inventiva” (o per meglio dire “reinventiva”) che è l’unico modo d’essere fedeli a un testo di questo tipo. A definirla tale bastano già le prime pagine, coi calembours sui nomi dei popoli dell’antichità e delle invasioni barbariche […] molti dei quali in italiano non funzionano e possono essere resi solo inventandone di nuovi al loro posto[26]

Calvino, 1981, p. 266 ; italique dans le texte original

Le traducteur se voit donc contraint, pour Calvino, à rejouer le jeu de l’original, en recréant de toutes pièces des jeux nouveaux, pour rester fidèle à l’aspect ludique du texte et de l’auteur originaux. La même attitude est partagée par Umberto Eco, qui, dans sa préface à la version italienne des Exercices de style de Queneau, écrit : [2] « Fedeltà significa […] capire le regole del gioco, rispettarle, e poi giocare una partita con lo stesso numero di mosse »[27] (Eco, 1983, p. xix). C’est ici le concept de règle qui est mis en avant ; et le respect de la règle de composition du texte, le respect du jeu de l’original (et donc la nécessité de jouer à son tour en le traduisant), paraît primer pour Eco sur la fidélité littérale.

Ruggero Campagnoli et Yves Hersant (1986, p. 295-297), traducteurs vers l’italien de La littérature potentielle, affichent une attitude comparable lorsqu’ils repèrent, dans l’acte traductif, trois moments qu’ils appellent traduzione propria, traslazione, trasposizione, en recourant, pour l’opération dans son ensemble, au terme versione. Le terme traduction serait alors limité au « trasporto in altra lingua dei significati di un discorso » ; on aurait autrement recours à la translation (« sintesi del trasporto dei significati e del trasporto dei significanti »), dont un exemple est le choix de rendre l’acronyme Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle) par Oplepo (Opificio di letteratura potenziale) et non par Lalepo (Laboratorio di letteratura potenziale) qui en aurait constitué la « traduction » la plus immédiate. Quant à la transposition, elle correspond au « trasporto in altra lingua delle regole generative del testo, indipendentemente dall’esito »[28]. L’exemple offert est le Piccolo sillabario illustrato d’Italo Calvino, qui constitue la transposition du Petit abécédaire illustré de Georges Perec : dans ce cas, ce n’est que la règle qui est passée dans la langue autre, et, à partir de cette règle, le « transposeur » crée un texte nouveau. Campagnoli et Hersant semblent ainsi en arriver à des conclusions comparables à celles d’Umberto Eco, à savoir que, là où le texte source est construit sous la contrainte d’une règle, le respect de cette règle prime sur la correspondance stricte entre l’original et le texte cible.

Plus récemment, Ramon Lladó et Jacqueline Henry semblent se ranger dans la même lignée. Le premier affirme la nécessité de réaliser « una traducció que respecti la dimensió retòrica i poètica de l’original »[29] (Lladó, 2002, p. 193), ce qui, surtout dans les textes à contrainte, revient à affirmer que la fidélité se situe dans la soumission à la contrainte dominante du texte source, même lorsque cela implique un éloignement apparent de la lettre (« un aparent allunyament de la lletra », Bats et Lladó, 1989, p. 15). Quant à Henry, elle affirme, à propos des cas où le jeu de mots constitue le système à partir duquel le texte est réalisé :

Plus on s’éloigne de la catégorie des jeux de mots ponctuels pour se rapprocher de celle des jeux qui constituent en eux-mêmes le principe du texte, plus c’est ce principe, ou système, qui est à rendre.

Henry, 2003, p. 55-56

Mais le fait que la présence de jeux de mots oblige le traducteur à devenir, à son tour, un joueur peut aussi faire surface de façon moins consciente. Henry propose ainsi une taxinomie des stratégies traductives possibles face au jeu de mots (Henry, 2003, p. 176-192). Cette classification, qui se compose de quatre catégories, en consacre trois à des formes de traduction du jeu par le jeu (« traduction isomorphe, homomorphe, hétéromorphe ») alors que la dernière, la « traduction libre », recueille toutes les autres possibilités (traduction littérale, élimination du morceau textuel où le jeu a lieu, compensation, et ainsi de suite). Ce déséquilibre entre les formes « ludiques » et « non ludiques » est en soi une prise de position.

Nous avons vu que la traduction du jeu peut à son tour être considérée comme un jeu, puisqu’elle participe de la même règle du texte original. Est-ce vrai aussi pour d’autres aspects du jeu, tels que l’amusement ou le principe de plaisir ? Guy Leclercq (v. aussi Van Crugten, 1989, dont le titre, significatif, est « La récré du traducteur ») répond par l’affirmative :

[1] C’est bien de plaisir dont il s’agit. Plaisir du poète […]. Plaisir du lecteur […]. Plaisir/désir du traducteur, sans quoi toute tentative de ré-écriture d’un poème dans une autre langue ne serait plus que la dissection d’un oiseau mort. Et lorsque le traducteur lit et recompose un poème plein de jeux […] son plaisir se traduit dans son sourire qui persiste et flotte au-delà de lui comme le sourire d’un certain Chat.

Leclercq, 1989, p. 58

La notion de plaisir étant intimement liée à celle de jeu (ce dernier devant être forcément un acte volontaire – on ne peut pas obliger quelqu’un à jouer sans, du même coup, interrompre le jeu (v. Bateson, 1956) –, on ne saurait concevoir une forme de traduction des jeux de mots qui ne soit pas, au moins en partie, un plaisir et qui ne soit pas, au moins en partie, volontaire. C’est d’ailleurs l’impossibilité de contraindre quelqu’un à jouer qui justifie peut-être tant de stratégies d’« évitement du jeu », permettant de ne pas y participer ou de l’interrompre (notes explicatives en bas de page, suppression directe du jeu de mots où ceci n’est pas, selon le traducteur, primordial et, finalement, la même objection préjudicielle : le jeu de mots représenterait l’intraduisible par excellence). On peut donc être « obligés » de traduire (c’est le cas de toute traduction sur commande), mais on peut, même dans ce cas-là, refuser les règles du jeu, rester dans le monde « réel » du langage dénotatif et, par cela, renoncer au jeu.

S’il est possible de traduire le jeu de mots en renonçant au jeu, il est des cas où la frontière entre jeu et traduction se brouille encore plus que d’habitude.

Un petit d’un petit / S’étonne aux Halles / Un petit d’un petit / Ah ! Degrés te fallent / Indolent qui ne sort cesse / Indolent qui ne se mène / Qu’importe un petit d’un petit / Tout Gai de Reguennes.

Van Rooten, 1967, p. 15[30]

Cet exemple, souvent cité, de traduction homophonique ou traducson (Genette, 1982, p. 50-51), nous place face à un problème intéressant. Bien qu’il soit normalement considéré comme une véritable traduction, au sens large du terme – c’est du moins dans cette catégorie que l’incluent tant Jacqueline Henry (2003, p. 100) que Don L.F. Nilsen (1989, p. 114) – ce procédé ne diffère en rien (sauf dans la langue du texte source, mais ce dernier ne sert que comme base phonétique à la création du texte cible) de cette autre opération, cette fois intralinguistique :

Notre paire quiète, ô yeux ! / que votre « non ! » soit sang (t’y fier ?) / que votre araignée rie, / que votre vol honteux soit fête (au fait) / Sur la terre (commotion !) / Donnez-nous, aux joues réduites / notre pain quotidien. / Part donnez nous de nos oeufs foncés / comme nous part donnons / à ceux qui nous ont offensés, / Nounou laissez-nous succomber à la tentation / et d’aile ivrez-nous du mal

Robert Desnos, cité dans Leclercq 1989, p. 44-45

Pour extrêmes qu’ils soient, ces deux exemples rendent compte de la superposabilité, à des conditions bien déterminées, des concepts de « jeu » et de « traduction », ce qui nous ramène directement au sujet de notre exposé, pour lequel le moment est venu de chercher des explications ou, du moins, une systématisation.

3. Bilan : une analogie souvent ambiguë, est-ce la faute au jeu ?

L’analogie entre traduction et jeu, nous l’avons vu, présente des facettes assez différentes, tant et si bien que la seule donnée qui les unit paraît être leur énorme variabilité. Mais en est-il vraiment ainsi ou, au contraire, est-il possible de dégager de ces rapprochements des éléments communs, des tendances générales ?

Bon nombre des incohérences qui séparent les différentes métaphorisations de la traduction par le jeu dépendent à notre avis d’un problème définitoire qui affecte ce dernier. Personne, parmi les auteurs que nous avons répertoriés, ne paraît en effet s’atteler à une définition du phore choisi, qui reste en général implicite. Qu’est-ce que le jeu, alors ? Une réponse relativement simple nous est offerte par le Petit Robert, qui en donne la définition suivante (nous avons numéroté chaque acception, bien que le dictionnaire en regroupe quelques-unes, pour mieux les distinguer par la suite) :

(1) Une activité physique ou mentale, purement gratuite, généralement fondée sur la convention ou la fiction, qui n’a dans la conscience de celui qui s’y livre d’autre fin qu’elle-même, d’autre but que le plaisir qu’elle procure ; […] (2) Une activité qui présente un ou plusieurs caractères de jeu : gratuité, futilité, bénignité, facilité ; […] (3) Chose sans gravité, qui ne tire pas à conséquence ou qui n’offre pas grande difficulté ; (4) Cette activité organisée par un système de règles définissant un succès et un échec, un gain et une perte ; […] (5) Action de jouer, partie qui se joue ; […] (6) Chacune des divisions de la partie ; […] (7) Pièce en vers ; […] (8) Somme d’argent risquée au jeu ; (9) Ce qui sert à jouer ; (10) La manière dont on joue ; (11) Mouvement aisé, régulier, d’un objet, d’un organe, d’un mécanisme.

Bien que toutes ces acceptions n’aient pas été actualisées dans la série de métaphores que nous avons répertoriées, il est possible d’en trouver plusieurs qui pourraient sous-tendre des conceptions différentes de notre phore. Les significations 1 ou 2, par exemple, semblent se trouver à la base de quelques métaphores du premier groupe, tout comme la 4 ; l’acception 5, par contre, semblerait majoritaire chez les théoriciens qui s’intéressent à la traduction du jeu de mots.

L’évaluation des différentes métaphores peut, et peut-être doit, passer par cette distinction : sous la même structure de surface, « la traduction est un jeu », se cacheraient en effet au moins trois sens différents, qui pourraient être élucidés par le passage à l’anglais, où le champ sémantique correspondant au français jeu, à l’italien gioco ou à l’espagnol juego est partagé entre play et game[31]. Le premier terme réunit les acceptions 1 et 2 (jeu en tant qu’amusement) et 5 (l’action d’évoluer conformément à certaines règles) ; le deuxième correspond à l’acception 4, à savoir le système de règles lui-même. Le pouvoir épistémologique des métaphores analysées pourrait alors dépendre, au moins en partie, de ces sens différents.

Parfois la traduction est considérée, en tant qu’activité sociale, comme un game ; dans cette perspective, sa réalisation lors d’un acte traductif réel serait un play, une partie jouée selon les règles de cette activité.

L’acception de jeu comme game est mise en avant dans bon nombre d’analogies appartenant au premier groupe de textes (Gardner Moore, Rychner, Sardin, Mavlevitch). L’activité qui nous intéresse est alors vue comme un système de règles abstraites, en dehors desquelles on ne pourrait plus parler de traduction au sens propre : on est ainsi confrontés à une analogie faible, qui pourrait être associée à n’importe quelle autre activité – on pourrait ainsi parler, de la même manière, du « jeu de l’édition », du « jeu des études universitaires » et ainsi de suite, le jeu pouvant agir comme phore pour tout autre aspect de la vie sociale, jusqu’au « jeu de la vie ». Au-delà de ces généralisations, il est indéniable que l’idée de traduction comme game n’est pas incorrecte en elle-même : des « règles du jeu » existent bel et bien. Toutefois, ce qu’il y a d’intéressant dans cette analogie est développé de façon beaucoup plus cohérente par le recours à d’autres concepts, tels que celui de « système » (v. par exemple Toury, 1995 : les normes, les règles et les idiosyncrasies dont parle cet auteur pourraient facilement prendre la place des « règles du jeu » et, bien sûr, l’étude de celles-ci gagne à être entreprise dans un cadre non métaphorique et mieux défini). Le statut de cette première analogie paraît donc épistémologiquement faible, étant donné son pouvoir explicatif limité et sa superposabilité à d’autres conceptions qui développent les mêmes concepts de manière plus ponctuelle.

Le jeu peut aussi être considéré dans son aspect de performance, de partie jouée conformément à un certain système de règles. Cette acception affecte de façon transversale plusieurs textes que nous avons analysés. Dans le premier groupe, elle sous-tend les idées de compétition et d’entraînement (Spiegelman, Wechsler) ; dans le deuxième, elle fait surface dans les écrits de Gorlée, là où cette auteure revient, elle aussi, à la notion de compétition, et dans le troisième elle informe tout écrit concernant la traduction de textes réalisés, à leur tour, sous l’emprise d’une certaine règle (Calvino, Eco et ainsi de suite ; comme on l’a vu, il s’agit surtout des textes à contrainte). Si dans ce dernier cas l’analogie jeu/traduction paraît tout à fait légitime, elle l’est beaucoup moins lorsqu’il est question des deux premiers groupes : il a déjà été montré que pour le premier ce type d’analogie peut être ramené à une formulation littérale sans trop de mal ; pour ce qui est du concept d’« impersonal opponent » introduit par Gorlée, il semble devoir sa présence uniquement à la nécessité d’inscrire sa réflexion à l’intérieur de la théorie des jeux (où un opposant, et donc une forme de compétition en quelque sorte, est nécessaire).

L’idée de jeu comme amusement, comme activité gratuite est, elle aussi, présente de façon transversale. Le divertissement, le principe de plaisir, sont au centre des propos tenus par une grande partie des auteurs recueillis dans le premier groupe (Steele, Rychner, Ferri ou Wechsler), et leur position paraît être partagée – bien qu’elle soit alors limitée à un sous-champ de la traduction, et non à l’activité dans son ensemble – par quelques auteurs qui se sont occupés de traduction des jeux de mots (Leclercq, Van Crugten). Bien que de façon indirecte, le jeu en tant qu’amusement est présent dans le deuxième groupe aussi, le principe de plaisir étant inscrit dans le concept de jeu tel que l’entend Donald Winnicott ; si toutefois dans ce dernier cas l’amusement n’est associé à l’activité traductive qu’en tant que partie d’un système de relations plus vaste, dans les deux autres cas le rapprochement entre jeu et traduction paraît être porté uniquement par la volonté de signaler que l’activité présente des aspects amusants (et se résout donc dans une métaphore « impuissante », qui n’explique rien de nouveau sur cette pratique).

Il est une quatrième, et dernière, possibilité. Quelques-uns parmi les auteurs que nous avons étudiés – et qui appartiennent tantôt au deuxième, tantôt au troisième groupe – paraissent avoir remarqué l’instabilité fondamentale non seulement du thème, mais aussi du phore qui nous intéressent. À notre avis, ce n’est que là où cette instabilité est assumée de façon consciente que des rapprochements fructueux entre les deux activités peuvent avoir lieu. Comme nous l’avons vu, Round concentre son rapprochement sur l’imprécision comparable des deux concepts ; Levý et Collinge limitent de façon considérable le phore, en se référant à des conceptions de jeu très spécifiques ; Calvino, Eco, Campagnoli et Hersant, Henry, Lladó considèrent tous que c’est le thème qui doit être spécifié de façon plus adéquate. Dans tous ces cas, le rapprochement entre jeu et traduction est un rapprochement positif, qui offre effectivement des solutions nouvelles (et parfois exportables à d’autres situations) au problème posé par le thème.

Au contraire, là où le concept de jeu est traité comme un tout unique, là où sa polysémie (ou son homonymie) n’est pas prise en considération, le phore se révèle tellement vaste et indéterminé que toute métaphore perd sa force. Dans ce cas, le risque – qui est le risque de toute métaphore impuissante – est de se contenter d’une « solution » qui n’en est pas une. Si ce qu’affirme James St. André est vrai, toutefois, si ces métaphores peuvent vraiment se montrer « quite revealing of the writer’s attitude toward translation » (St. André, 2010b, p. 3), elles auront du moins le mérite de nous faire comprendre à quel point la tentative de rendre compte avec exactitude d’une activité complexe comme la traduction est une entreprise compliquée.