Corps de l’article

« Si je ne sors pas d’ici, je vais mourir. »

Jonathan Marchand

Introduction

Au Québec, le mouvement de désinstitutionnalisation initié au début des années 1960 (Doré, 1987; Dorvil & Guttman, 1999) a visé pendant plus de 35 ans à offrir des services aux personnes dans la communauté. Les fondements normatifs de ce processus se trouvent dans une compréhension sociale plutôt que médicale du handicap, dans une continuité du mouvement de vie autonome des personnes ayant des incapacités et dans une perspective émancipatrice visant la participation sociale et l’exercice des leurs droits, et ce, dans leur communauté. Dans ce contexte provincial, les luttes historiques du mouvement ont visé à briser le lien de dépendance d’avec les dispositifs ségrégationnistes médicaux pour favoriser un épanouissement des personnes sur la base de leur citoyenneté et du principe d’égalité (Fougeyrollas, 2010; Fougeyrollas et coll., 2017, 2018; Saillant & Lamoureux, 2018). Or, les dispositifs de type « milieu de vie » demeurent en fonction, entre autres sous la forme hospitalière des Centres d’Hébergement et de Soins de Longue Durée (CHSLD). Ils sont vus comme une nécessité de gestion médico-sociale des vies des personnes ayant des incapacités et des personnes âgées[1] par l’État québécois, et ce, malgré les demandes répétées des personnes et de leurs représentants, posées en termes de droits à la vie et l’existence, de se voir offrir des services adéquats dans la communauté. La pandémie de COVID-19 et sa tragédie subséquente au Québec dans les CHSLD au printemps 2020 a intensifié les demandes et les efforts des personnes hébergées demandant leur libération et des services de soutien à leur domicile plutôt qu’à l’intérieur de ces murs dépersonnalisés.

Dans cet article qui s’inscrit dans les études critiques du handicap et d’une anthropologie des droits, une analyse est proposée de la situation et du projet de sortie du CHSLD orchestré par le québécois Jonathan Marchand qui engage des demandes à la fois individuelles et collectives, et qui soulève des enjeux politiques. L’étude s’intéresse à l’expérience du dispositif tel qu’il est vécu par la personne et à partir de sa position dans son milieu, et par les relations qu’il entretient et celles qu’il brise et établit pour changer son milieu. À l’aide d’idées puisées dans les travaux de Deleuze et Guattari associées à une approche située et ontographique, il est possible d’offrir une lecture de cette lutte en tant qu’événement relationnel et multiple qui implique des agencements et des devenirs qui débordent des dispositifs d’État en tant que lignes de fuite.

Afin de cerner notre objet, le matériel utilisé pour cet article implique plusieurs entretiens avec Jonathan Marchand depuis 2017, un suivi médiatique de la lutte pour son autonomie, une observation participative de plusieurs jours lors de son action politique d’« encagement » en août 2020. L’intérêt de le rencontrer relevait au départ d’une volonté double de comprendre l’immobilité imposée par le dispositif médico-social du CHSLD, des limites que celui-ci place quotidiennement sur sa vie, ses déplacements, ses relations sociales, et son devenir. Plus tard, ses projets de coop et de sortie de

l’institution sont venus s’ajouter. Par ailleurs, une revue de la littérature grise et scientifique portant sur les CHSLD été réalisée afin de définir le dispositif, d’en comprendre le fonctionnement et ses effets. La mise en commun des données expérientielles, politiques et institutionnelles permet ensuite de cartographier les connexions d’une lutte pour l’existence à l’intérieur de l’agencement du point de vue du résident et d’aborder ses demandes vitales vis-à-vis du dispositif et la transformation de la biopolitique d’ensemble au Québec qui bloque les possibilités du devenir.

Dans un premier temps, un positionnement théorique et conceptuel sera mis en relief avec les situations et la lutte de Jonathan Marchand. Dans un deuxième temps, une description du CHSLD sera mise en relation avec diverses analyses critiques de son fonctionnement. Dans un troisième temps, la situation de Jonathan Marchand sera étayée afin de bien comprendre les enjeux d’une vie administrée par le dispositif du CHSLD et les événements qui l’ont poussé à lutter pour son autonomie. Finalement, l’article couvre son action politique qui prit la forme d’une occupation de la devanture de l’Assemblée nationale de Québec en août 2020 pour revendiquer son droit à l’existence et à la vie.

Contexte : Une lutte pour l’autonomie accélérée par le COVID-19

En avril 2020, la première vague de pandémie de COVID-19 a frappé les CHSLD du Québec de plein fouet, atteignant un taux de contagion de 75 % dans ces établissements et faisant plus de 5 500 morts. Au mois d’avril, les décès de personnes institutionnalisées se sont multipliés et le caractère incontrôlable de la situation a mené au déploiement de l’armée canadienne afin de soutenir le personnel des établissements[2]. À cet effet, une plainte[3] a été adressée à la commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse contre les CHSLD du Québec par le Conseil pour la protection des malades (CPM). Dans cette plainte, on critique fortement le traitement réservé aux résidents dans le contexte de la COVID-19 : absence de services même minimum, des mesures trop tardives, des cas de négligence, de maltraitance, d’abandon qui ont résulté en décès. Comme le mentionne le Protecteur du citoyen dans son rapport de décembre 2020 (Protecteur du citoyen, 2020), les CHSLD n’étaient pas préparés pour affronter la pandémie. On rapporte aussi l’absence de gestionnaires d’établissements dans les CHSLD et les mouvements de personnel qui ont favorisé la contamination inter-CHSLD[4]. Or, ces problématiques étaient déjà chronicisées avant la pandémie. L’entrée de la COVID-19 dans l’agencement a intensifié des situations vécues par les personnes hébergées dans le dispositif et a montré toutes les faiblesses préexistantes du réseau, ses inadéquations sur les plans de la sécurité et de la qualité de vie, mais surtout concernant l’exercice des droits des personnes hébergées. Bien qu’il prépare son projet de sortie depuis plus de cinq ans, c’est dans ce contexte de crise que Jonathan Marchand a organisé sa sortie du CHSLD pour en contester l’existence même.

Les agencements : de la biopolitique à la personne, du dispositif au projet politique

Le premier concept utile à l’analyse est celui d’agencement chez Deleuze et Guattari[5]. Un agencement se pose comme la base de toute réalité empirique comme unité relationnelle minimale alliant forme et contenu :

« C’est une multiplicité qui comporte beaucoup de termes hétérogènes, et qui établit des liaisons, des relations entre eux, à travers des âges, des sexes, des règnes – des natures différentes. Aussi la seule unité de l’agencement est de cofonctionnement : c’est une symbiose, une « sympathie ». Ce qui est important, ce ne sont jamais les filiations, mais les alliances et les alliages ».

Deleuze & Parnet, 1996 : 84

Toujours collectif et expressif, un agencement réfère d’une part à la multiplicité de la composition du réel et des situations et d’autre part, s’offre comme outil méthodologique transversal dans leur analyse pour aborder les combinaisons, les productions et les cofonctionnements des éléments matériels humains et non-humains, sociaux et discursifs sans restriction quant aux échelles et domaines. Pour les auteurs, [il n’y a] « pas d’agencement sans territoire[6], territorialité, et reterritorialisation qui comprend toutes sortes d’artifices. Mais pas d’agencement non plus sans pointe de déterritorialisation, sans ligne de fuite, qui l’entraîne à de nouvelles créations, ou bien vers la mort? » (Deleuze & Parnet, 1996 : 87). La machine abstraite biopolitique comme forme de gouvernement des populations et de leur productivité, ne réfère donc pas à une idéologie ou une structure, mais bien à un ensemble d’éléments tactiques et stratégiques connectés qui territorialisent un fonctionnement à travers les appareils d’État que sont les dispositifs et leurs compositions.

L’agencement permet de considérer d’un même geste les dispositifs qui participent de la gestion molaire du handicap et du « grand âge », qui produisent et déterminent les conditions de vie, et les processus de subjectivation des personnes hébergées, qui conditionnent leurs affects, leurs relations au monde, leurs aspirations, etc. Il comprend aussi les désirs[7] moléculaires qui s’en échappent et produisent de l’inattendu, dans notre cas, une volonté d’autonomie et un élan vital qui cherche à échapper à l’institution.

Le dispositif : le CHSLD comme machine d’État

Dans  Deux régimes de fous , Deleuze montre que le dispositif foucaldien est composante de l’agencement, en ce que celui-ci est constitutif d’un champ – ceux de l’âge et du handicap en ce qui nous concerne – et produit un régime de vérité : « Bien sûr un agencement de désir comportera des dispositifs de pouvoir (par exemple les pouvoirs féodaux), mais il faudra les situer parmi les différentes composantes de l’agencement » (Deleuze, 2003 : 114). Lorsque les agencements codent et reterritorialisent, les dispositifs normalisent et disciplinarisent. Ceux-ci « stratégisent » à la fois sur le plan macro et micro une organisation du désir. Suivant Foucault, Deleuze identifie trois dimensions ou affects des dispositifs : ils rendent visibles, énoncent, et organisent la liaison entre le voir et le dire (Deleuze, 2003 : 317). Cette liaison entre pouvoir et savoir dans le dispositif produit les lignes de force et détermine les processus de subjectivation. Les dispositifs sociaux sont donc à la fois les fonctions d’un agencement plus large et opèrent des reterritorialisations des corps et c’est tout à fait le cas pour la biopolitique et son revers qu’est la thanatopolitique qui a produit les institutions et leur dernière mutation qu’est le CHSLD. Chez Foucault, la notion de dispositif se rapproche de celle de l’agencement, bien que posé de manière intermédiaire comme machine tactique et réfère à :

« un ensemble résolument hétérogène comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques; bref, du dit aussi bien que du non-dit. »

Foucault, 2001 : 299

Deleuze, pour qui les dispositifs sont toujours liés à un appareil d’État, renchérit en expliquant que les dispositifs sont seconds au désir et écrasent « les points d’agencements de désir » (Foucault, 1997 : 115). Ils possèdent donc ce caractère fondamentalement répressif et négatif : « Le caractère secondaire que prennent pour moi les dispositifs de pouvoir, leurs opérations gardent un effet répressif, puisqu’ils écrasent non pas le désir comme donnée naturelle, mais les pointes des agencements de désir ». Foucault proposait que l’analyse des dispositifs se place du côté des « opérateurs matériels, du côté des formes d’assujettissement, du côté des connexions et utilisations des systèmes locaux de cet assujettissement et du côté, enfin, des dispositifs de savoir » (Foucault, 1997 : 30). En ce sens, les dispositifs biopolitiques (le CHSLD en l’occurrence), annulent des possibilités moléculaires autant chez l’individu que dans le collectif à travers une économie molaire des populations selon des seuils de fonctionnement ou caractéristiques du corps ou d’âge. Comme nous le verrons, le CHSLD limite et ferme des champs de possibilités qui ne cadrent pas dans sa mission et son offre de services restreinte, ce qui a un effet certain sur le devenir et les possibilités des personnes hébergées.

Le devenir : des lignes de fuite moléculaire hors des dispositifs

Chez Deleuze et Guattari, le concept de devenir se présente comme « processus du désir » (Deleuze & Guattari, 1980 : 41). Il se caractérise par une « capture de code, plus-value de code, augmentation de valence » (Deleuze & Guattari, 1980 : 17). Hérité de Nietzsche, la notion de devenir réfère à un processus actif et affectif d’augmentation de la puissance sur une ligne de fuite moléculaire qui s’actualise dans une forme ou dans une autre à partir des dispositions du milieu :

« […] c’est, à partir des formes qu’on a, du sujet qu’on est, des organes qu’on possède ou des fonctions qu’on remplit, extraire des particules entre lesquels on instaure de nouveaux rapports de mouvement, et de repos, de vitesse et de lenteurs, les plus proches de ce qu’on est en train de devenir, et par lesquels on devient. »

Deleuze & Guattari, 1980 : 334

Le devenir lie le passé avec le futur, créant une tension qui évite le présent (Deleuze, 1969 : 9) qui affirme une nouveauté, en tant que devenir-autre contrairement au non-être passifié par le dispositif. Dans l’analyse des conditions d’existence des personnes soumises aux déterminations des dispositifs sur les subjectivités, la notion de devenir prend toute son importance dans la mesure où les futurs possibles sont liés aux ouvertures qui peuvent y être produites, aux affects révolutionnaires qui peuvent y émerger. Le devenir dépend donc du caractère actif et opérant des relations entre les composantes de l’agencement qui malgré leurs apparences synchroniques sont toujours mouvantes (Deleuze & Guattari, 1980 : 17).

Plutôt que de s’intéresser aux caractères de ces « nouveautés » encore imperceptibles, une analyse qui couple ces trois concepts a pour objet les « modes d’expansion, de propagation, d’occupation, de contagion, de peuplement » (Deleuze & Guattari, 1980 : 292-293), cherche, du côté des lignes de résistance aux déterminations des dispositifs, les variations des subjectivités liées aux luttes des personnes pour leurs droits à travers leurs projets d’autonomisation et leurs stratégies de formation de territoires inédits.

Une description du CHSLD et de son fonctionnement

Dans cette première section, une description du dispositif du CHSLD est offerte à partir de la littérature grise et une revue de littérature afin d’en comprendre le fonctionnement et les limites. Au Québec, CHSLD est l’acronyme de Centre d’hébergement de soins de longue durée. Le CHSLD, en tant que modèle étatisé de gestion de la vieillesse, succède au monopole historique des communautés religieuses en la matière (Décarie, 2014) bien qu’ils soient une continuité historique du modèle institutionnel et asilaire. L’intention de mise en place des CHSLD n’est pas de briser avec le modèle de prise dans un lieu isolé, mais d’en faire des centres d’hébergement publics, financés et administrés par l’État et donc d’intégrer la gestion de la vieillesse comme objet par des dispositifs centralisés et rationalisés. Un CHSLD, comme prévu par l’article 83 de Loi sur les services de santé et les services sociaux, a pour mission :

« […] d’offrir de façon temporaire ou permanente un milieu de vie substitut, des services d’hébergement, d’assistance, de soutien et de surveillance ainsi que des services de réadaptation, psychosociaux, infirmiers, pharmaceutiques et médicaux aux adultes qui, en raison de leur perte d’autonomie fonctionnelle ou psychosociale, ne peuvent plus demeurer dans leur milieu de vie naturel, malgré le support de leur entourage. »

Gouvernement du Québec, 1991

Principalement, l’institution[8] est orientée vers une « clientèle de personnes âgées en grande perte d’autonomie qui présentent des incapacités significatives et persistantes en raison de problèmes de santé liés au vieillissement ou de maladies chroniques ayant ou non un caractère dégénératif » (MSSS, 2018 : 1). Elle reçoit des personnes sur référence, qui requièrent des services précis, et doit voir à l’évaluation périodique de leurs besoins et veiller à ce que les services soient offerts à l’intérieur de ses installations. Les orientations ministérielles du document intitulé Un milieu de vie de qualité pour les personnes hébergées en CHSLD (MSSS, 2003b) préconisent une approche « milieu de vie », dans l’optique d’assurer le bien-être et la qualité des services et des soins offerts aux résidents. Le CHSLD, à la fois comme lieu de résidence, mais aussi comme forme de production de savoir et d’intervention, joue donc depuis 1991 le rôle de substitution d’un milieu de vie et offre des services liés à la sécurité des résidents et au maintien de leurs fonctions vitales. Pour réaliser sa mission, le CHSLD a la responsabilité d’élaborer un plan d’intervention pour chaque usager. Il doit « identifier les besoins, les objectifs poursuivis, les moyens à utiliser et la durée prévisible des services fournis » (Gouvernement du Québec, 1991 : art. 102) et « tout usager a le droit de participer à toute décision affectant son état de santé ou de bien-être. Il a notamment le droit de participer à l’élaboration de son plan d’intervention ou de son plan de services individualisé, lorsque de tels plans sont requis » (Gouvernement du Québec, 1991 : art. 10). L’article 89 de la loi quant à lui préside à la création parallèle de deux instituts universitaires voyant au développement des savoirs et des pratiques entourant les questions de la gériatrie et de la gérontologie pour les diffuser et les mettre en oeuvre. Les priorités du CHSLD quant à la qualité et aux types de services offerts demeurent de l’ordre gériatrique à travers le soutien des capacités par la stimulation ou une offre de moyens techniques et humains pour compenser les incapacités, « l’action des intervenants est centrée sur le potentiel, les forces et la capacité de la clientèle à vivre et à s’ajuster aux événements de la vie quotidienne » (MSSS, 2003b : 3). Ces services étant orientés sur les besoins d’une population âgée laissent peu de place à une offre de services pour soutenir les activités de vie quotidienne de jeunes personnes désirant avoir une vie sociale et professionnelle hors des murs.

Pour être admis, certaines conditions s’appliquent, dont celle de ne plus être « autonome »[9] et il doit être démontré que la personne ne peut plus habiter son domicile. Ce critère d’autonomie, exprimé à partir d’une évaluation de la condition de la personne, fait en sorte qu’elle peut être retirée de son domicile et placée en CHSLD (Lanoix, 2005 : 721). Les nouveaux résidents sont évalués à l’aide du Système de mesure de l’autonomie fonctionnelle (SMAF) (Hébert et coll., 1988) et des profils d’autonomie Iso-SMAF (Dubuc et coll., 2013; Dubuc et coll., 2006). Cette codification est liée à une offre de service qui produit un sujet figé en lien avec des catégories centrées sur l’âge, la sécurité, la perte d’autonomie, l’idée de vulnérabilité. La majeure partie des personnes hébergées sont des personnes âgées. Celles d’entre elles qui sont alitées et dépendantes, ayant une atteinte mentale grave et besoin d’aide pour les activités de la vie quotidienne, relèvent d’une catégorisation spécifique de leurs besoins et de leurs possibilités. Le CHSLD se trouve donc dans cette série « Institution-personnes-savoir gériatrique-âge » et chaque segment de son agencement y est nécessaire pour son fonctionnement.

Les études critiques font état de différentes problématiques du fonctionnement du dispositif. Parmi celles-ci figurent : la priorisation de la productivité qui se camoufle derrière un discours de qualité; la détermination concrète des conditions de vie des résidents par les méthodes de travail et les professionnels, qui ne consultent que peu, voire jamais, les résidents quant à leurs soins (Aubry et coll., 2013) ; le manque de soutien et de services, ce qui mène à l’isolement, à l’effritement du réseau social de la personne, au désoeuvrement et à la passivité, en raison du manque de stimulation qu’il provoque en institution (Dallaire et coll., 2010); et la distance qu’il y existe entre l’expression du droit dans la Charte, son exercice réel par l’usager et son respect par l’administration et les employés (Mérette, 2005). Dans son analyse biopolitique, Lanoix remarque la tension entre le modèle institutionnel du CHSLD et l’idée de « milieu de vie »; le CHSLD sert la fonction de « résidence » pour la personne, mais demeure un milieu hospitalier avec tout son personnel médical. Le CHSLD fonctionne comme machine extérieure et analogique à la vie ordinaire, ou comme hétérotopie, où l’on administre des corps « non-productifs ». Dans les institutions, la dominante du fonctionnement du dispositif demeure du côté biomédical et la personne y est considérée selon ses incapacités plutôt que de son projet de vie ou selon ses activités sociales (Lanoix, 2005; Ndjepel, 2014). Ce qui rend secondaire la considération pour la dimension sociale de son existence. Lanoix explique qu’au moment de l’admission, le corps et ses fonctions sont évalués systématiquement par le personnel, notamment ses fonctions alimentaires, de respiration, d’élimination, etc. Selon les résultats de cette évaluation, un ensemble d’interventions et de médicaments sont prescrits. L’auteure explique que le problème réside dans la détermination complète de la personne en fonction de son corps et de ses incapacités : « The regime of biopolitics facilitates the identification of the resident with her needs, and this serves to enclose her in an identity that easily reduces her subjectivity to that of her needs alone » (Lanoix, 2005 : 723). L’aspect personnel est évacué et la personne devient un résident médical : « Yet, the problem is not simply the predominance of the medical perspective in the encounter between the resident and the institution, but the fact that this is the only way in which the resident is seen » (Lanoix, 2005 : 722). La subjectivation dans le CHSLD passe donc par la caractérisation du profil fonctionnel qui fait le pont entre les capacités fonctionnelles, le type et l’intensité de soins à recevoir. L’organisation des soins et des services qui résulte de ce codage délimite les possibilités offertes aux personnes, réduisant ainsi leur agentivité et les possibilités de devenir en les considérant sur la base de leur zoē (Agamben, 1997; Lanoix, 2005 : 734) plutôt que leur bios, c’est-à-dire leur mode d’existence et leurs habitudes de vie qui appartiennent toujours au monde extérieur au CHSLD.

Par cette réduction calculatrice, le CHSLD coordonne un ensemble de spécialisations qui capturent l’usager comme objet et qui agissent à la fois sur son corps et sur son environnement socio-technique par la lorgnette de besoins codifiés :

« The discourse of long-term care institutions does two things: first, it places the resident into a role that she cannot contest, and second, she becomes objectified as a set of needs. Institutionalization insures that her identity is now closely linked to that of the institution and its practices. The resident now has a new identity that is both permanent and problematic. »

Lanoix, 2005 : 734

Or, cette codification s’applique aussi aux jeunes qui résident en CHSLD. Par ailleurs, il demeure que les équipes de travail sont soumises à une pression quant à la réalisation des objectifs de gestion, à des restrictions budgétaires et à des vagues de déstructuration qui mettent à mal ce projet de « milieu de vie » dans lequel les soins sont l’objet du travail. Cette pression, liée à des réformes néo-libérales successives[10] (Benoit, 2015; Boucher & Noiseux, 2018; Bourque & Lachapelle, 2018; Coalition Solidarité Santé, 2018; Groulx, 2009), à des partenariats privés-publics quant au développement du soutien à domicile et à la baisse des investissements en CHSLD ont fragilisé les conditions d’atteinte de leur mission.

Les plaintes pour maltraitance se sont répétées depuis les années 2000 (Beaulieu & Crevier, 2010; Beaulieu et coll., 2018; Gagnon & Jeannotte, 2018) et des auteurs vont jusqu’à qualifier les CHSLD de « mouroirs » (Després et coll., 2017). Ces critiques expriment la limite du codage et de la prise en charge de la vieillesse et du handicap exercés par le CHSLD dans la société québécoise et de la distance entre l’intention et la pratique biopolitique. Comme le remarque Lanoix, si ces populations « improductives » ne sont pas vues comme faisant partie intégrale de la société, le financement des institutions, et parallèlement celui des services de soutien à domicile, ne deviendra jamais une priorité (Lanoix, 2005 : 724). Parallèlement, tout un chantier du soutien à domicile est créé en 2003 à travers les politiques successives du MSSS « Chez soi : le premier choix : la politique de soutien à domicile » (MSSS, 2003a) et « Vieillir et vivre ensemble : chez soi et dans sa communauté » (MSSS & MFA, 2012). Celui-ci est censé absorber la demande croissante de soutien en lien avec le vieillissement de la population. Toutefois, et le Protecteur du citoyen l’a reconnu à maintes reprises, malgré le tournant vers le soutien à domicile, l’accès aux services demeure difficile sinon impossible pour les personnes ayant des besoins importants (Hébert, 2017 : 4). Ces analyses du dispositif montrent toutes les limites et les blocages qu’il exerce sur le devenir des personnes.

Le corps territorialisé de Jonathan Marchand par le CHSLD

« L’institution c’est vide de sens, c’est anti-humain »

Documentaire La grande sortie (1984), Office des personnes handicapées du Québec.

Dans cette section, une vue de l’intérieure du CHSLD est proposée à travers le témoignage d’un résident, quant à son expérience des déterminations imposées par le CHLSD sur ses conditions de vie, et sur ses affects mais aussi ses fuites tactiques et stratégiques qui se constituent comme mouvement politique pour l’autonomie. Jonathan Marchand est un homme de Québec, du début de la quarantaine. Il est atteint de dystrophie musculaire et utilise un fauteuil depuis l’âge de 15 ans. Jonathan est l’un de ces jeunes qui réside en CHSLD[11] depuis plus de 10 ans, et ce contre son gré. Il y est entré à la suite d’une pneumonie qui l’a contraint à utiliser un respirateur artificiel et à recevoir des soins d’entretien quotidiens, suite à une trachéotomie. Bien que son consentement éclairé fût requis pour ces interventions médicales au moment de procéder à la trachéotomie, les conséquences à long terme et la situation de dépendance à l’institution n’étaient pas désirées ni attendues. Spécifions d’emblée et pour s’éloigner d’une réduction médicale de sa condition que ce n’est pas sa dystrophie musculaire ou l’utilisation d’un respirateur qui le confine au CHSLD, mais bien l’association exclusive entre soins invasifs d’entretien de sa trachéotomie devant être faits plusieurs fois par jour et la nécessité pour lui d’être accompagné 24 heures sur 24, des nécessités qui ne sont actuellement rendues disponibles qu’en CHSLD par le gouvernement québécois. Bref, ce sont l’organisation et l’économie des soins et des mesures de soutien qui le fixent en institution.

« Je suis en situation de dépendance vitale, j’ai besoin d’avoir tout le temps quelqu’un avec moi, je ne peux pas sortir seul, j’ai besoin d’assistance 24 heures sur 24. Des gens comme moi, d’habitude ça reste à l’hôpital. Je suis un peu chanceux entre guillemets d’être en CHSLD, mais normalement c’est l’hôpital. Ça a été dévastateur sur ma vie. »

Jonathan Marchand

En 2012, Jonathan a fait une demande formelle pour sortir de l’hôpital et le Protecteur du citoyen a organisé une concertation pour lui trouver un endroit dans la grande région de Québec. Le CHSLD où il réside s’offrait alors comme le seul endroit disposant des services dont il avait besoin. Selon lui, toutefois, les services qu’il reçoit peuvent être donnés à domicile. Il a besoin de services pour sa toilette, le lever, le coucher et les repas. Ceux-ci sont offerts par les professionnels du CHSLD, mais il m’explique qu’ils pourraient tout aussi bien être offerts à domicile dans un appartement de son choix et ce, à moindre coût.

Son existence est codée par cette série techno-médicale qui se compose de : « trachéotomie-soins et surveillance-appareils de respiration et de soutien ». Celle-ci passe dans un langage et un savoir gériatrique et médical qui traduit son Umwelt en welt en surcodant les flux, la matérialité de son corps, dans un système de signes et d’interventions (Deleuze & Guattari, 1980 : 81). Son corps et ses besoins biologiques sont codés par les outils diagnostics et d’évaluation de son niveau d’autonomie : y sont associés la tâche d’entretien de la trachéotomie à la profession médicale qui est fixée à un espace qu’est le CHSLD comme seul lieu pouvant offrir un tel niveau d’assistance. Dans ses mots, Jonathan a le « gros kit »; un « kit » qui rappelle le cyborg d’Haraway (1991) d’une association techno sociale multiple par la connexion entre son corps, les machines dont son respirateur, son fauteuil électrique, son amplificateur de voix, et les aides humaines et professionnelles requises pour sa survie et son existence. En raison de l’enchevêtrement médico-technique entre l’institution et le corps de Jonathan, sa vie sociale est entièrement conditionnée par le dispositif et ceci se répercute dans tous les domaines de sa vie. Préalablement à sa pneumonie, Jonathan était administrateur réseau pour une compagnie australienne, depuis il n’a pu travailler bien qu’il le puisse et désire le faire.

« Je peux travailler à distance, […] Les horaires pour travailler ça impose un mode de vie particulier, il y a un rythme qui est imposé. Je ne peux pas me coucher et me lever à l’heure que je veux. Ça serait un problème si je travaillais. Aussi les déplacements. Comment est-ce que je pourrais aller travailler à Québec? Ce serait impossible. Ça impose des limites qui font en sorte que tu ne peux pas vraiment travailler. En travaillant, ça ne me sort pas d’ici. Je me suis déjà fait dire ça : « tu devrais travailler pour t’occuper ». Pas pour te payer des choses comme tout le monde, mais juste pour t’occuper. C’est une travailleuse sociale qui m’a dit ça. On ne me considère pas du tout. […] La perte de pouvoir est absolument énorme. Quand t’es institutionnalisé, tu n’es plus une personne, tu n’es plus un citoyen, t’es vraiment un objet… un objet médical, de soins. Tu deviens passif au sens de la loi et des règlements. Un objet, ça n’a pas de droits. C’est ma situation et je suis supposé me contenter de ça pour le restant de mes jours. »

Jonathan Marchand

Pour lui, le travail constitue une manière de s’actualiser pleinement et de participer à la société. Le CHSLD l’immobilise et bloque ses possibilités professionnelles et d’une modalité d’habitation de la ville ordinaire qui est généralement caractérisée par la mobilité de la personne dans son environnement. Pour le personnel institutionnel, le travail d’un usager est traduit comme activité thérapeutique ou est associé à l’idée de loisir, et doit s’inscrire dans l’horaire prédéterminé de soins. La disjonction entre le statut d’« usager » et le statut de « citoyen » ou de « personne » s’accompagne de mesures posées sur le corps de Jonathan et sur ses possibilités. L’institution ne considère pas qu’il puisse se déplacer hors des murs pour ses besoins ou ses activités personnelles ou professionnelles. Les règles d’établissement font en sorte qu’il ne peut sortir du CHSLD sans accompagnement sans permissions de sortie. Celles-ci doivent être préalablement demandées et évaluées de la part des administrateurs : « La liberté pour moi c’est tout. La liberté de mouvement, la liberté de pensée. Je suis pour la liberté personnelle. Ici je suis carrément emprisonné. […] On multiplie les barrières qui sont absolument énormes. » Sur le fond, la vie de Jonathan doit se conformer à un modèle de prise en charge, qu’il qualifie de carcéral, sur lequel il n’a pas de prise et dont il peut difficilement négocier les termes, les horaires, les cadences, et qui ne considère pas les activités d’un jeune de son âge comme étant centrales à sa vie et à son développement[12]. Sur le plan relationnel, Jonathan a une conjointe depuis 19 ans et vu les conditions d’hébergement, celle-ci ne peut demeurer avec lui. Elle réside dans un appartement à quelques pas du CHSLD et elle lui rend visite chaque jour. Cette situation laisse très peu de place à l’intimité personnelle de Jonathan et à celle de son couple, la porte de sa chambre devant demeurer en principe ouverte en permanence pour des mesures de sécurité. Il n’y a pas d’espace pour avoir une vie privée : « C’est un petit village ici, tout se sait. C’est invivable pour un couple ».

Jonathan critique fortement les orientations de l’institution quant à la « priorisation de l’offre de soins » plutôt que le soutien dans son projet de vie : « Quand on parle de ça, on parle du modèle médical du handicap. C’est vraiment ça qu’il y a ici. L’incarnation même de ce modèle-là. Toute la discrimination dont tu peux faire l’expérience, dans une institution tu la ressens tous les jours ». Pour le dispositif médical qu’est le CHSLD, son corps est avant tout objet de soins. Les préposés se relayent quotidiennement pour lui donner des services, faire sa toilette, pour la nourriture, pour lui laver les organes génitaux : « Je n’ai même pas de contrôle sur les personnes qui touchent mon corps. Je n’ai plus d’intégrité personnelle ». Ces actes mécaniques et professionnalisés sont dépourvus de profondeur sociale et font partie d’un ensemble de tâches à réaliser pour le personnel. En dehors des actes de soins, Jonathan dit ne pas avoir de contact avec celui-ci.

« Je me considère comme une personne qui peut se défendre et je me rappelle qu’à quelques reprises je me suis senti complètement humilié. J’ai fait des crises d’anxiété parce que j’ai compris que j’avais perdu le contrôle de ma vie. Toute ma dignité. Ça a des conséquences aussi. Un moment donné, tu viens à te détacher de ton corps. C’est comme si tu n’étais plus là, tu te laisses faire : « Dans 5 minutes ça va être passé et je vais passer à autre chose ». Mais c’est extrêmement malsain. C’est très difficile, moi j’ai aucun problème à recevoir de l’assistance, mais d’avoir le choix, c’est tout. Ça fait toute la différence pour moi. […] Quand tu vis ici pendant des années, tu internalises ces concepts-là. Dans mon cas c’est un combat constant pour garder mes possibilités ouvertes. Je remets tout en question. Quand les personnes me parlent, quand les dirigeants me parlent, je dois constamment garder mon esprit ouvert et garder en tête qu’un jour je vais sortir puis je vais être de nouveau en contrôle. Mais ce ne n’est pas nécessairement tout le monde qui a cet instinct-là.

[…] Je n’ai jamais eu d’aide de la profession médicale, je suis une personne indépendante et je pense que tout problème a une solution et j’ai des ressources intérieures. C’est un combat éternel contre une institution qui s’acharne à te laisser mourir. […] Je considère que je n’ai pas le droit à la vie, tout est mis en place pour nous éliminer.[13] Quand j’ai eu mes problèmes pulmonaires importants, on m’a offert l’euthanasie trois fois. Les médecins voulaient m’offrir des soins de confort justement pour que je meure. Pour une personne comme moi, il n’y a pas de ressources au Québec. Il n’y a pas de solutions. »

Jonathan Marchand

Jonathan établit clairement la séparation entre le corps biologique et le corps social, entre ce qu’il convient d’appeler la zôê et le bios[14] (Agamben, 1997; Arendt, 1998; Foucault, 2004; Rose, 2001) et leurs prises en considération respectives dans l’institution. Dans tout son témoignage, il précise qu’il y a des services pour entretenir le premier, mais pas pour le second. Cela vient affecter la valeur donnée à sa personne, à sa jouissance de la vie, aux relations qu’il pourrait tisser et entretenir, et sa contribution possible à la société. Il déplore cette dévaluation de la vie sociale des résidents et de leurs besoins de connexion avec leur monde propre. Il considère que c’est cette dévaluation constante qui finit par convaincre plusieurs personnes qui se retrouvent dans des situations similaires de se résigner, d’accepter l’aide médicale à mourir ou encore à la demander. Jonathan associe sa capacité de résilience à sa personnalité et à certains facteurs personnels qui lui permettent de résister aux discours et aux pratiques de l’institution. Les traitements reçus provoquent une désubjectivation, ou une coupure de l’affect, chez Jonathan. Car il n’a pas le choix, il accepte les soins, mais refuse de les subir. Tous ces facteurs le poussent à rêver à un extérieur, à s’engager dans une micropolitique d’autonomisation. Et c’est dans l’ouverture de cet horizon que s’installe le désir comme machine à produire et à se connecter :

« Aussitôt que tu entres quelqu’un dans une institution, tu la sépares de la société. Les conséquences sont extrêmement graves pour les gens et le système institutionnel qu’on a au Québec […] parce qu’il y a à peu près 40 000 personnes incarcérées et c’est complètement archaïque. Ça n’a pas sa place dans notre société et c’est pour ça qu’il faut développer des solutions dans la communauté. »

Jonathan Marchand

L’alternative politique, entre la création d’une coopérative de soutien et un « encagement » devant l’Assemblée nationale du Québec

Partant de sa situation, Jonathan est déterminé à trouver une solution et à construire une alternative à sa situation. Ainsi, il organise un projet de coopérative résidentielle qui lui permettrait de vivre à l’extérieur des murs de l’institution tout en recevant les services dont il a besoin. Il dissocie les soins et les services de l’institution, mais aussi de la pratique médicale et propose de les socialiser dans un modèle coopératif. C’est ici que le passage de « groupe assujetti » à « groupe sujet » s’installe comme germe et moteur de la lutte. Central à la pensée de Guattari « le groupe-sujet a pour vocation de gérer, dans toute la mesure du possible, son rapport aux déterminations extérieures et à sa propre loi interne. Le groupe assujetti [ou groupe-objet], au contraire, tend à être manipulé par toutes les déterminations extérieures et à être dominé par sa propre loi interne » (Guattari, 1986 : 290). Ces deux concepts supplémentaires permettent d’expliquer le passage d’une situation à une autre à travers un processus politique d’organisation du désir. D’une part, le groupe assujetti réfère aux personnes qui sont définies par le code du CHSLD qui divise leur zoê et leur bios, car définies par les catégories institutionnelles mentionnées précédemment qui font des personnes des « usagers » avec les caractéristiques associées. Par contraste, le groupe-sujet se questionne sur la place et le rôle qui lui sont attribués, il cherche à comprendre sa finitude et à établir son projet en établissant de nouvelles relations, en se connectant dans différentes séries. Ce que Jonathan et ses partenaires souhaitent, c’est d’être non déterminés de l’extérieur, c’est-à-dire de décider de leur vie dans ses deux dimensions, biologique et sociale, et de la manière dont ils entendent la mener.

En tant qu’effet de pouvoir, le groupe-sujet s’est composé dans un projet commun initialement pensé par Jonathan qui a découvert en 2016[15] des textes sur la vie autonome et l’assistance personnelle et qui s’est associé avec d’autres personnes dans sa situation pour monter un projet d’assistance personnelle autodirigé au Québec. L’introduction de ces idées dans l’existence ségrégée des personnes a ouvert un champ de possibilités et leur aura permis un investissement qui engage un processus de différenciation du désir et de son organisation. Ces idées suggèrent qu’il est possible d’exister autrement, de caresser la possibilité d’autonomie et d’une inclusion dans la société « normale ». Ce projet qui émerge d’une nécessité individuelle pour Jonathan est rapidement devenu collectif.

« J’ai décidé de m’impliquer et je travaille pour un projet collectif et ça me tient à coeur. C’est pour ça que je veux une alternative qui n’est pas liée au système de santé, il faut démédicaliser et déprofessionnaliser le handicap. Il faut arrêter de se fier sur le travailleur social, les infirmières, le médecin, etc. Parce que moi à les entendre, le restant de ma vie je serai entouré d’infirmières. C’est le cas avec le système habituel, mais pour moi, il n’en est pas question, jamais que je vais tolérer ça. C’est ce que je dois tolérer présentement, mais je veux des gens normaux autour de moi. […] C’est un projet de COOP, un regroupement de personnes de différentes régions. Tout est virtuel, sur internet, vidéoconférence et tout. […] On est tous des personnes en situation de handicap qui avons besoin d’assistance personnelle. […] C’est une coopérative de consommateurs, le CA sera composé à 100 % de personnes en situation de handicap […] le personnel administratif, le DG sera en situation de handicap et 50 % des employés seront eux aussi en situation de handicap. […] On veut que la COOP devienne un exemple de ce qui est possible. »

Jonathan Marchand

Cette mise en mouvement produit un devenir-coop ASSIST, un devenir-autonome, un devenir-hors-des-murs qui favorisent une déterritorialisation visant la réalisation de soi hors du dispositif d’État et de ses catégories. Même si ces devenirs se donnent sous des formes embryonnaires, ils ont le potentiel de marquer les agencements à travers une contestation des dispositifs d’État et de leur verticalité qui déterminent les conditions d’existences des personnes institutionnalisées. C’est dans son processus de formalisation, l’élaboration de ses objectifs et sa mise en oeuvre que la coop se donne comme « machine de guerre » (Deleuze & Guattari, 1980 : 436), à savoir qu’elle établit un rapport d’extériorité (1980 : 438) à l’État et son dispositif CHSLD qui organise les populations. Avec la coop, il ne s’agit pas de « mieux faire », de critiquer l’institution pour l’améliorer, d’y redistribuer les ressources, d’y revoir les pratiques, mais de produire un tout autre modèle avec les personnes et leur autonomie au centre de l’agencement. La coop, en tant qu’ « affection du désir » (Deleuze, 2003 : 115) marque l’horizon de la lutte en pointant des possibles. Le projet adopte le modèle de « vie autonome » (Independent living) des groupes de personnes ayant des incapacités (Brisenden, 1986 ; Crewe & Zola, 2001; Dejong, 1979) qui a marqué le mouvement des personnes handicapées depuis les années 70. Ce modèle cherche à démédicaliser la situation vécue des personnes, à faire reconnaitre que leur condition n’est pas celle d’un malade, mais celle de personnes qui nécessitent de l’assistance (Dejong, 1979 : 440), de personnes qui peuvent et veulent vivre dans leur monde propre. Afin de rompre avec le modèle médical, le projet vise à placer les personnes concernées en son centre, celles-ci étant considérées comme expertes de leur condition et de leurs besoins. Il vise aussi à assurer aux personnes le contrôle sur les soins, sur les services et sur les modes de dispensation. Cette position, considérée trop radicale par les autres groupes de personnes ayant des incapacités ne leur aura pas initialement valu le soutien du milieu, à l’exception de militants plus hardis.

La « grande sortie » en tant que stratégie de désinstitutionalisation et d’occupation de l’espace public

Pour sa sortie, Jonathan s’est entouré. Il a mobilisé ses amis, sa famille, ainsi que quelques alliés pour l’appuyer dans sa lutte et lui venir en aide pour réaliser son plan d’installer une cage de fortune devant l’Assemblée nationale, le ravitaillement et pour assurer certains services après sa sortie. Jonathan a mis sur pied un site sur lequel on retrouve une lettre[16] préalablement rédigée avec les alliés, qui explique les revendications et s’appuie sur les principes de l’article 19[17] de la Convention relative aux droits des personnes handicapées de l’ONU (Organisation des Nations unies, 2006). Cette lettre réfère aussi aux politiques du gouvernement québécois en matière de soins à domicile de 2003 et dénonce l’échec de la réforme proposée à l’époque.

Le 12 août 2020, Jonathan a organisé lui-même sa sortie du CHSLD.

Il a prévu son transport adapté qui devait l’emmener devant l’Assemblée nationale. Il est parti du CHSLD à 6 heures de matin. Il fallait agir vite afin que son installation ne soit pas démantelée. Quelques heures plus tard, le campement de l’action performative prenait forme et Jonathan arrivait sur les lieux. Il s’est installé dans une cage de fortune, assez grande pour y mettre une table et un lit. C’est à partir de celle-ci, qui lui a servi de quartier général, qu’il a mené sa lutte, qu’il y a dormi, y a pris ses repas et reçu son soutien.

Un manifeste a été publié[18] :

« Je campe dans une cage devant l’Assemblée nationale pour obtenir ma libération et celle de mes amis en remettant ma vie entre les mains du premier ministre, M. François Legault. Je lui demande un entretien personnel, en respectant les règles sanitaires. Je n’accepterai l’aide de personne d’autre et entends ne pas quitter sans une rencontre. » 

Photo : La cage de Jonathan Marchand. D’autres tentes sont venues se greffer au cours des cinq jours.

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Marguerite Blais, Ministre responsable des Aînés et des Proches aidants, est arrivée sur les lieux en début de matinée, vraisemblablement à titre d’émissaire pour régler une situation qui pouvait rapidement mettre le gouvernement dans l’embarras. Devant un groupe de journalistes, elle s’adresse à Jonathan Marchand pour le qualifier de « personne vulnérable ».

Sa réponse changea rapidement le ton de la conversation: « Je ne suis pas vulnérable, je suis un citoyen. J’ai des droits ». Ce contact changea aussi l’ordre de l’action. Le gouvernement n’avait pas affaire à des personnes assujetties selon ses catégories, mais à un groupe politique qui s’auto-détermine dans sa mobilisation et qui refuse d’être déterminé sémiotiquement et matériellement de l’extérieur. Essuyant un refus de la part du premier ministre de le rencontrer malgré une certaine compréhension de la situation[19], il a fallu cinq jours et cinq nuits d’occupation avant que la promesse d’un comité de travail gouvernemental soit donnée afin d’étudier les propositions de coop ASSIST, et pour proposer une solution individuelle pour Jonathan. Sur le terrain, plusieurs moyens ont été déployés dont : une présence multiplateforme sur les médias sociaux, une sollicitation des médias traditionnels, lesquels se sont succédés chaque jour pour couvrir l’événement, une assistance solidaire citoyenne qui s’est occupée du ravitaillement et qui a assuré une présence quotidienne devant l’Assemblée.

Une levée de fond digitale[20] a été organisée afin de compenser les dépenses liées à l’action. L’occupation a donné une visibilité à la situation vécue par les personnes et au fil des jours, les groupes de défense des droits des personnes ayant des incapacités sont venus se joindre à l’action, endossant les positions de Jonathan. Le 18 août 2020, une ouverture soudaine des autorités laisse entrevoir la possibilité de discuter de la mise en place d’un projet pilote de la coop ASSIST, mais aussi de la révision des programmes de soutien et d’hébergement. Dans cette lutte, le devenir s’installe non plus seulement face à une contestation du dispositif du CHSLD, mais dans la remise en cause de l’agencement biopolitique afin qu’elle adresse le bios des personnes et qu’elle ouvre sur de nouvelles possibilités existentielles autodéterminées et dirigées par les personnes elles-mêmes.

« Je ne fais pas ça que pour moi, mon but est d’ouvrir la porte de la cage en créant un précédent. Tous en valent la peine et nous devons ne laisser personne de côté. Il faut se mobiliser pour créer un réel changement, mon espoir est que le premier ministre va se montrer sensible à la cause. »

Jonathan Marchand

Discussion

L’analyse de la situation de Jonathan Marchand et de sa lutte à travers ses différents éléments a permis de dresser un portrait des composantes de l’agencement et de mettre en relief la biopolitique en tant qu’économie de « populations surplus », et comment celle-ci, fonctionne à travers l’opérateur matériel du CHSLD. Celui-ci produit des groupes assujettis en réduisant les possibilités existentielles des personnes hébergées pour en faire des objets de soin et des corps à entretenir. Le témoignage de Jonathan Marchand illustre, à partir de sa perspective singulière, la violence des effets de l’écrasement des pointes de l’agencement par l’institution et la surdétermination des processus et des conditions de vie des personnes hébergées. Sa sortie, sur fond abolitionniste, rend visible les failles et les limites de la prise en charge par les dispositifs d’administration socio-sanitaires du handicap et de la vieillesse au Québec. Sa résistance, ses alliances et ses actions militantes sont, elles aussi, des résultats de l’agencement en tant que lignes de fuite vitales qui ouvrent sur des horizons qui demeurent à territorialiser.

Sur un fond abolitionniste, le projet de coop ASSIST, comme projet autodéterminé d’un groupe-sujet fondé sur leurs expériences mineures et leurs savoirs situés, ouvre sur un nouveau modèle biopolitique qui se donne comme conditions de devenirs multiples et ouverts, qui laissent fuir le désir et qui échappent à la capture et à la détermination molaire par l’État. Il est question d’autonomie complète, de libération des personnes ayant des incapacités et d’un soutien démédicalisé offert dans la communauté. La lutte de coop ASSIST n’est pas terminée et au moment de l’écriture de cet article, il est impossible d’établir des conclusions, car les discussions ne sont toujours pas rendues publiques. En décembre 2020, Jonathan confiait toutefois à Radio-Canada : « À ce rythme-là, j’ai le temps de mourir quatre fois en CHSLD »[21].

Sur le plan théorique, l’utilisation des concepts d’agencement, de dispositifs et de devenir offre une nouvelle piste dans l’étude des phénomènes sociaux de résistance et particulièrement dans le domaine du handicap où les institutions de type disciplinaire perdurent. Leur utilisation combinée permet d’établir l’analyse sur le plan des modes d’existence, des affects, et des processus de production des subjectivités plutôt que celui des représentations. D’autant plus que la démarche analytique permet une approche transversale des échelles et des domaines, liant le niveau macro de l’agencement biopolitique au niveau micro de l’expérience individuelle, pour aborder les dynamiques de stabilisations molaires et de résistances moléculaires.