Corps de l’article

Introduction

Les femmes cheffes de ménage, une nouvelle catégorie sociale au Rwanda

La société rwandaise a une structure sociale patriarcale caractérisée par des relations de pouvoir inégales entre hommes et femmes, par la domination masculine et la subordination des femmes (Kagame, 1954 ; Wallace, Haerpfer et Abbott, 2008). La discrimination envers les femmes qui en résulte (Adekunle, 2007) a été exacerbée par les changements dans les structures économiques et sociales qui ont été marquées par la domination coloniale (Carlson et Randell, 2013). Le passage d’une économie de subsistance à une économie fondée sur l’emploi rémunéré et un système d’éducation formelle a affaibli la position des femmes, particulièrement quant à leur accès aux ressources et à leur contrôle sur ces dernières (Wallace, Haerpfer et Abbott, 2008).

Les conséquences du génocide de 1994 (Uwizeyimana, 2016) et des phénomènes associés, comme l’utilisation de la violence par les hommes contre leurs partenaires féminines (Slegh et Richters, 2012 ; Thomson, Bah, Rubanzana et al., 2015) et l’évolution des comportements matrimoniaux (Uwizeyimana, 2016) ont provoqué plusieurs changements. Parmi ceux-ci, on note l’émergence des femmes cheffes de ménage (FCM) qui, selon les rapports gouvernementaux, dirigeaient 32 % des familles rwandaises (soit près d’un tiers) en 2013-2014 (NISR, 2015).

Les FCM regroupent les catégories officielles suivantes : les veuves (69 %), les séparées (13,4 %), les divorcées (1,5 %), les femmes dont les maris sont polygames[1] (2,7 %) et les FCM de fait (13,4 %) (NISR, 2015).

Les rapports gouvernementaux présentent les FCM comme une catégorie sociale spécifique, alors que le Rwanda a instauré la politique d’égalité et divers cadres renforçant l’égalité de genre. La politique d’égalité a eu un impact positif sur l’amélioration de la situation des femmes. Ainsi, le Rwanda conçoit les droits des femmes comme des droits de la personne (Buscaglia et Randell, 2012) et considère l’autonomisation des femmes comme une stratégie nécessaire pour réconcilier, reconstruire et développer le pays. En outre, les projets liés à cette catégorie (protection sociale et renforcement des capacités par les ONG) ont contribué à la reconnaissance des problèmes spécifiques d’une « nouvelle identité féminine acquise », souvent lourde à porter, mais présentant une possibilité d’autonomisation.

Les FCM reconfigurent les tâches féminines traditionnelles (accueil des visiteurs, gestion du ménage, éducation des enfants) et cumulent les activités masculines considérées tabou en contexte rwandais (gestion des dépenses du ménage, coupe de l’enclos) (Uwizeyimana, 2016). Les charges parentales leur incombent exclusivement, aucun autre adulte ne les épaulant dans l’éducation et la garde des enfants. Cette situation influence-t-elle l’expérience scolaire de leurs enfants ? C’est ce à quoi cet article s’intéresse.

La problématique

Les résultats de notre thèse doctorale intitulée L’expérience scolaire des enfants rwandais.es : perspectives croisées (Narame, 2019) montrent que les difficultés scolaires des enfants rwandais sont notables et que celles des enfants de FCM le sont davantage (responsabilités assumées envers leur mère, insatisfaction des besoins de base, manque de matériel scolaire). En effet, certaines FCM manquent de revenus pour subvenir aux besoins familiaux et sont en situation de pauvreté (43,8 % des ménages dirigés par les FCM sont pauvres : NISR, 2016). Notre thèse a aussi montré que les FCM, plus que les autres parents, sont susceptibles d’ériger l’école comme une valeur. Elles sont très préoccupées par la réussite scolaire de leurs enfants même si elles ne peuvent pas toujours offrir un contexte favorable. Cette préoccupation correspond à un désir de voir leur progéniture s’émanciper de leurs propres conditions de vie précaires. Mais cet investissement dans l’éducation de leurs enfants a comme conséquence une pression du milieu familial, rendant plus délicate la réalisation de la logique de subjectivation nécessaire à l’émancipation face aux savoirs.

Cet article porte une attention particulière à cette question. Il se base sur les données collectées pour répondre à la troisième question de notre recherche doctorale, soit préciser si les enfants de FCM vivent une expérience scolaire différente de celle des autres enfants. L’accent est mis sur la manière dont les enfants de FCM vivent leur scolarité compte tenu des références faites à leur structure familiale et de la pression provenant du milieu familial qui conditionne et influence leur investissement scolaire. Pour ce faire, l’échafaudage théorique, fondé sur le concept d’expérience scolaire et ses contours, est décrit, ainsi que le corpus de données sur lesquelles l’analyse a été menée.

Cadre de référence

L’expérience scolaire

Pour Dubet et Martuccelli, « l’expérience scolaire est une manière dont les acteurs individuels ou collectifs combinent les diverses logiques relativement indépendantes et dissociées de l’action qui structure le monde scolaire » (1996, p. 62). Leurs travaux sur l’expérience scolaire redonnent la place au sujet. Ils révèlent aussi un modèle ternaire montrant que l’école est un lieu où s’entrecroisent trois logiques : une logique d’« intégration » de l’élève à différents groupes d’appartenance (l’école, les pairs), une logique de « subjectivation », soit la construction de soi, et une logique de «  stratégie », liée à la capacité de faire des choix personnels au sein du système scolaire (Dubet et Martuccelli, 1996).

Ainsi, l’expérience scolaire résulte d’un travail des acteurs sur eux-mêmes visant l’agencement et la hiérarchisation de ces trois logiques d’action (Courtinat-Camps et Prêteur, 2012) et les manières de les maintenir ensemble (Dubet, 2008) à travers des choix et des orientations, établissant des stratégies et leur conférant des significations dans un système de relations sociales (Dubet, Cousin et Guimard, 1991).

Les facteurs influençant l’expérience scolaire

La construction de l’expérience scolaire dépend de trois facteurs fondamentaux. Le premier est évolutif (le temps et le contexte), l’expérience scolaire évoluant avec le temps, sous la double influence de l’âge et de la position scolaire (Caillet, 2008 ; Dubet, 2008 ; Dubet et Martuccelli, 1996). Au fil de la scolarisation, la nature et le poids des diverses logiques de l’action évoluent puisque les enfants grandissent (Dubet et Martuccelli, 1996). Le deuxième est institutionnel. L’expérience scolaire est influencée par le climat dans lequel se trouvent les ressources matérielles et humaines internes à l’école, par les relations entre pairs et les relations pédagogiques élève-enseignant (Espinosa, 2003). Le troisième renvoie à la position sociale : les logiques de l’expérience scolaire se construisent sur les formes de socialisation scolaire plurielles et sur diverses logiques liées aux formes de socialisation familiale (milieux, soutien éducatif familial, relations intrafamiliales) (Courtinat-Camps et Prêteur, 2012).

Le rapport aux savoirs

Le rapport aux savoirs est un ensemble de relations de sens et de valeurs qu’accorde l’élève au fait d’aller à l’école, d’apprendre (Cappiello et Venturini, 2011). Toutefois, ces relations diffèrent selon les individus (Duru-Bellat et Van Zanten, 2006). Pour les enfants défavorisés, les rapports aux savoirs présentent une double dynamique. Pour certains, l’école est une chance et fait l’objet d’un fort investissement (Courtinat-Camps et Prêteur, 2012) qui se traduit par l’adoption d’un rapport instrumental aux savoirs (Merle et Piquée, 2006) et par l’octroi d’un sens stratégique aux études (Hernandez, 2012). Celles-ci doivent pouvoir être converties en avantages, comme une insertion professionnelle satisfaisante et l’accès à une condition sociale enviable (Hernandez, 2012 ; Merle et Piquée, 2006), surtout que ces enfants sont souvent poussés par la dynamique émancipatrice de leur famille (Rochex, 2013).

D’autres élèves ne construisent pas de projet scolaire : l’école est une obligation, un lieu sans attrait, une expérience éprouvante (Courtinat-Camps et Prêteur, 2012). Certains de ces enfants proviennent des familles « moins instruites » (Raveaud, 2004, p. 2), « carencées » (Maryse, 2006, p. 57) et n’héritent pas des « goûts » pour les savoirs, essentiels pour la rentabilité scolaire (Bourdieu, 1966, p. 329).

L’expérience scolaire des enfants dans les familles monoparentales

Les travaux sur les enfants éduqués dans des familles monoparentales ont montré que la monoparentalité a un impact négatif sur leur scolarisation (Antecol et Bedard, 2007 ; Usakli, 2013). Ainsi, certaines études sur les enfants vivant dans des familles où le père est absent montrent qu’ils sont sous-scolarisés (Pilon, 1995) et confrontés à des obstacles importants à une bonne réussite à l’école (Barajas, 2011 ; Sigle-Rushton et McLanahan, 2004). Certaines études ont même noté un taux élevé d’abandon scolaire (Sibanda, 2004). Les facteurs explicatifs les plus souvent mentionnés sont : le statut socio-économique précaire des familles monoparentales (Raïq et Plante, 2013 ; Wayack-Pambè et Moussa, 2014) ; le manque d’encouragement et d’aide pour le travail scolaire (Astone et McLanahan, 1991) et la carence des contacts parent-école (Kohl, Lengua et McMahon, 2000). Ces éléments ont tous un impact négatif sur la performance scolaire des enfants.

Les études sur les structures familiales et sur la scolarisation des enfants de familles monoparentales ont relevé des similitudes mais aussi des différences chez les enfants, selon les structures familiales (Biblarz et Gottainer, 2000). Plusieurs ont souligné que la priorité qu’accordent certaines FCM à l’éducation de leurs enfants favorise la mobilisation scolaire (Evans et Miguel, 2007 ; Pilon, 1996 ; Pilon et Yaro, 2001).

Méthodologie

Participants

Cet article se fonde sur des données collectées auprès de 1 838 élèves ayant participé à notre recherche doctorale sur l’expérience scolaire des enfants rwandais, âgés de 12 à 14 ans et fréquentant la 6e année du primaire dans les écoles publiques de Kigali. Ce corpus comprend un groupe de 314 enfants (114 garçons et 200 filles, soit 18,8 % du corpus) vivant seulement avec leurs mères. Cinq de ces enfants ont aussi participé à un entretien. Comme il sera précisé plus loin, nous effectuons des comparaisons entre le groupe d’enfants de FCM et les 1 524 autres enfants vivant dans d’autres modèles familiaux.

Nous avons également rencontré 26 FCM pour compléter les informations fournies par les enfants de FCM. Ayant entre 25 et 55 ans et responsables d’une à six personnes, les FCM rencontrées étaient sous-scolarisées (seulement 7 FCM ont fait quelques années des études secondaires). Elles étaient agricultrices ou exerçaient des métiers élémentaires, peu ou pas qualifiés.

En outre, comme certains écoliers reçoivent le soutien d’institutions non publiques, nous avons rencontré 10 professionnels d’institutions non publiques de Kigali oeuvrant en éducation afin de mieux comprendre les informations fournies.

Collecte de données

Les données quantitatives ont été collectées auprès des élèves au moyen d’un questionnaire (administration accompagnée) que nous avons construit et qui porte sur les trois logiques de l’expérience scolaire (Dubet et Martuccelli, 1996). Il comporte 191 éléments formulés sous forme d’échelles de Likert à cinq points et comporte cinq parties portant sur : l’élève, l’école, la scolarité, l’avenir et les informations sur la famille. Ce questionnaire comporte aussi certaines questions ouvertes et les élèves ont pu également formuler des commentaires sur les questions fermées. Cette contribution se fonde essentiellement sur les données recueillies dans les quatre premières parties du questionnaire. L’ensemble des résultats de la recherche est présenté dans notre thèse de doctorat (Narame, 2019), dont une partie a fait l’objet d’une autre publication (Narame, 2020). Pour le propos de cet article, nous avons choisi de présenter essentiellement les données concernant six thèmes (la réussite scolaire, la violence à l’école, l’investissement scolaire, l’absence scolaire, les conditions de vie et de travail scolaire ainsi que les projets scolaires). Nous utilisons aussi les informations complémentaires collectées auprès des cinq élèves enfants de FCM ayant participé aux entretiens semi-dirigés (d’une durée moyenne de 45 min) et des 26 FCM (trois entretiens de groupes, d’une durée moyenne de 90 min). Ces entretiens visaient à mieux saisir les spécificités du groupe de FCM, notamment à propos de l’éducation des enfants. Les entretiens individuels avec les 10 professionnels des institutions non publiques ont permis de cerner les problèmes auxquels les enfants de FCM faisaient face pendant leur scolarité et le soutien qu’ils recevaient.

Analyse des données

L’analyse de données quantitatives a été réalisée avec des ANOVA et des χ2 (chi carré) à l’aide du logiciel SPSS. Les réponses ont d’abord été explorées grâce à des analyses factorielles en composantes principales (ACP) avec rotation Varimax. L’ACP est un outil de réduction de dimensionnalité d’un ensemble de variables quantitatives. Elle explore les liaisons entre les variables (en fonction de leurs corrélations) et les ressemblances entre les individus (en fonction de leurs distances) (Busca et Toutain, 2009). La rotation Varimax est une méthode de rotation orthogonale qui minimise le nombre de variables ayant de forts chargements sur chaque facteur. Les données qualitatives ont été analysées grâce à la démarche classificatoire qualitative des récits des élèves (au moyen de l’analyse par théorisation ancrée décrite par Paillé, 1994) et à une prise en compte du poids des éléments significatifs de l’environnement scolaire, sociofamilial et communautaire.

Résultats : les contours et les spécificités de l’expérience scolaire des enfants des FCM

Dans cette section, nous combinons les résultats du questionnaire et ceux des entretiens. Dans les première et deuxième sous-sections, nous utilisons des données générales de notre recherche pour illustrer les conditions de scolarité des enfants de FCM. Dans les troisième et quatrième sous-sections, nous utilisons des éléments plus précis de nos résultats (sur la réussite scolaire, l’investissement scolaire ainsi que les projets scolaires) pour définir les contours et spécificités de l’expérience scolaire des enfants de FCM.

Les conditions de scolarité des enfants des FCM

Selon les données rapportées par les élèves, les conditions de travail scolaire à la maison semblent être meilleures dans les familles monoparentales. À l’item « À la maison possèdes-tu… ? », 55,4 % des élèves vivant seulement avec leur mère contre 44,6 % des élèves vivant dans d’autres modèles familiaux (1661 élèves, soit 312 élèves sur les 314 élèves vivant seulement avec leur mère et 1 349 élèves sur les 1 524 élèves vivant dans d’autres modèles familiaux, se sont exprimés sur cet item) ont déclaré avoir une table à la maison pour travailler [χ2 (1, 1661) = 8,87, p = 0,003]. Les comparaisons entre familles monoparentales et familles biparentales ne montrent que des inflexions. À ce propos, à l’item « À la maison possèdes-tu… ? », 43,5 % des élèves vivant seulement avec leur mère contre 56,5 % des élèves vivant dans d’autres modèles familiaux (1666 élèves, soit 313 élèves sur les 314 élèves vivant seulement avec leur mère et 1 353 élèves sur les 1524 élèves vivant dans d’autres modèles familiaux, se sont exprimés sur cet item) ont déclaré posséder un dictionnaire et des livres pouvant les aider pour faire leurs devoirs [χ2 (1, 1666) = 2,975, p = 0,085].

La scolarité des enfants des FCM est toutefois affectée par la pauvreté (leur revenu annuel est inférieur au revenu annuel moyen par habitant au Rwanda, qui était de 574 000 Frw soit environ 927 CAD en 2016, NISR, 2017). En effet, des analyses de variance ont montré que les enfants des FCM sont significativement plus souvent absents (M = 1,69 ± 1,08 ; N = 166[2]) que les autres enfants (M = 1,47± 0,85 ; N = 673[3]) pour des raisons matérielles [t (837) = 2,775 ; p = 0,006)]. L’absence scolaire pour des raisons matérielles est l’une des deux dimensions dégagées par l’ACP conduite sur neuf items permettant de repérer chez les élèves interrogés les raisons de l’absentéisme. Elle explique 23,98 % de la variance et regroupe trois éléments (« Je n’avais pas payé l’argent demandé par l’école » ; « Je n’avais pas de bons uniformes » ; « Je n’avais pas de matériel nécessaire »). L’autre dimension (33,25 % de la variance) tient aux raisons personnelles et familiales que donnent les enfants quant à leurs absences scolaires.

En outre, bien que les résultats du questionnaire révèlent de la résilience chez certains enfants de FCM malgré les difficultés liées à leur expérience sociofamiliale (« Il arrive que je persévère pour venir à l’école le matin, [à midi] je retourne à la maison pour montrer que je n’ai aucun problème mais je reviens à l’école sans rien prendre, parce que maman n’a rien », élève 605, fille, 12 ans, entretien), la pauvreté, assez partagée au sein de la population rwandaise, semble avoir un effet particulier sur les enfants de FCM. Elle est aussi liée de manière significative à d’autres raisons d’absences, notamment le fait de s’absenter pour travailler et gagner de l’argent [F (4,162) = 3,93 p = 0,005] sur une échelle de Lickert à cinq points allant de jamais (1) à très souvent (5) pour l’item « Absent à l’école car j’ai dû travailler pour gagner de l’argent ».

Les commentaires laissés par les élèves dans le questionnaire vont dans le même sens et précisent que leurs conditions de vie affectent leur scolarité : « Je n’étudie pas bien, ma mère n’est pas capable de payer les frais liés à ma scolarité ; on nous renvoie de l’école et cela affecte notre travail scolaire, nos points chutent » (élève 1295, fille, 14 ans).

Les FCM précisent en entretien que l’accumulation des coûts de scolarisation (nommé minerval) rend parfois impossible leur prise en charge, surtout lorsque leurs budgets sont très serrés. Par exemple, en entretien, la mère de l’élève 605 raconte :

nous payons le loyer de 16 000 Frw par mois [environ 25,42 CAD] pour le logement. J’ai une dette d’une année et deux mois... Sans parler de ma fille qui ne trouve pas le nécessaire pour sa scolarité (matériels scolaires, repas), mon troisième enfant qui étudie en 6e secondaire est actuellement à la maison car il a été renvoyé pour le minerval non payé.

Les enfants des FCM rencontrés soulignent que ces conditions de vie difficiles les amènent à participer dès un très jeune âge aux activités ménagères pour soutenir leur mère :

Après les cours, par exemple, les uns puisent de l’eau, cherchent de la paille et les autres cuisinent ce que notre maman a déjà cherché au cours de la journée. Le matin aussi, avant d’aller à l’école, nous l’aidons pour la libérer un peu des travaux ménagers et lui permettre de cultiver un terrain suffisant afin que nous puissions avoir à manger dans les jours à venir

élève 1083, fille, 14 ans, entretien

Ces propos montrent que l’engagement des filles dans la sphère domestique est important et qu’elles sont obligées d’y participer pour décharger leurs mères (préparation des repas, ménage). Les garçons, pour leur part, remplacent leur père dans l’accomplissement de certaines tâches :

Nous avons des vaches, mais nous n’avons pas de berger. Maman n’irait pas chercher de la paille pour le bétail ; je dois le faire pour l’aider car elle fait aussi beaucoup d’autres choses pour notre survie.

élève 1217, garçon, 12 ans, entretien

Ces propos montrent que ces obligations, qui les font grandir avant l’âge, affectent leur travail scolaire (« Tu ne peux pas prendre un cahier alors que les vaches n’ont pas de paille », élève 1086, garçon, 14 ans, entretien) et mettent en péril leur avenir. Ces enfants doivent occuper la place d’un adulte pour soutenir leur mère, en conformité avec le style d’existence qu’impose leur milieu de vie.

Ces obligations génèrent également des situations conflictuelles entre la FCM et certains enfants et une contestation de l’autorité maternelle. Certaines filles vont chercher ailleurs ce qui leur manque mais finissent parfois par tomber enceintes (une situation qu’ont vécue certaines FCM rencontrées) :

L’aînée a mis au monde, elle a un enfant de trois mois et j’ai été très bouleversée… j’ai dit : « vraiment, j’ai peiné pour vous faire grandir et tu en ajoutes un autre ? » Ça me fait aussi beaucoup souffrir

mère de l’élève 1757, entretien

Quant aux garçons, leur rôle de substitution masculine les pousse à quitter la maison et à travailler comme boys de ménage ou à devenir enfants de la rue. Nombreux font le gusyaga, qui consiste à ramasser les débris de métaux usagés qui, vendus au kilo, génèrent un revenu dont les bénéfices immédiats sont plus importants que ce que rapporte l’école : « il lui manque à manger à la maison, s’il va à l’école, on le renvoie et il préfère le gusyaga qui lui permet de gagner de l’argent » (FCM1, entretien de groupe 1).

Un climat scolaire rigoureux pour les enfants des FCM

Les questions sur la violence à l’école nous renseignent sur le climat de la vie scolaire des enfants de FCM. Formulées pour que les enfants répondent sans trop s’exposer (« À l’école j’ai déjà vu des enfants… »), elles ne révèlent pas de différence statistique entre les deux types de structure familiale [t (1 570) = – 0,978 ; p = 0,328]. Le résultat s’explique par une forme d’habituation à la violence et aux mauvais traitements, comme le montrent les propos d’un professionnel d’ONG :

Pour un rien du tout, les gens disent C’est comme ça les enfants des femmes. S’il ne réussit pas en classe, on dit C’est un enfant d’une femme. S’il est en retard en classe, C’est un enfant d’une femme. Tu vois combien ils sont mis mal à l’aise. Dire un enfant d’une femme, ça a une connotation négative : ça veut dire un enfant sans éducation, sans conditions de vie. C’est un enfant à qui il manque beaucoup de choses dans sa vie.

ONG 7, F, 33 ans

Ces termes servent d’explication aux problèmes de ces enfants.

Les FCM rencontrées ont également rapporté que leurs enfants sont souvent désignés par le statut de leur mère seule et que ces appellations les dénigrent : « enfant d’une femme seule », « enfant de femme libre » ou « les enfants des femmes qui pleurnichent ». Elles notent aussi que leurs enfants ont parfois des conflits avec les enfants de familles biparentales : « Les autres enfants les frappent et leur disent "à qui vas-tu te plaindre ? Tu n’as pas de père. Que peut me faire ta maman ?"» (FCM). Elles soulignent également que ces situations affectent la scolarité de leurs enfants et qu’elles les pousseraient même au décrochage : « Nombreux quittent l’école car ils ne peuvent pas persévérer, surtout que les autres enfants les dénigrent et leur disent chez vous, vous êtes pauvres, ta maman fait une vente ambulante, ta maman est une femme libre » (FCM1, entretien de groupe 2).

Ces résultats relatifs aux mauvais traitements attribuables au statut de FCM dont sont victimes les enfants des FCM sont en décalage avec la politique du gouvernement rwandais, car le Rwanda a été loué dans les médias et les rapports internationaux (World Economic Forum, 2017) pour des politiques de genre proactives et efficaces. Les résultats indiquent que ces dernières n’ont pas encore modifié en profondeur la société rwandaise.

Le soutien des FCM dans la scolarisation de leurs enfants 

Les enfants de FCM affirment que leurs mères sont présentes et qu’elles leur apportent un soutien scolaire et affectif grâce à une organisation personnelle centrée sur la continuité entre vie professionnelle et vie familiale.

Le soutien se traduit par une gestion très rigoureuse des ressources : « Je cherche ici et là pour avoir ce que je dois, nourrir les enfants, leur trouver un cahier, un habit, mais c’est difficile » (FCM2, entretien de groupe 1). Comme l’indiquent ces propos, les FCM se trouvent, proportionnellement à leurs moyens, à accorder plus d’attention et à investir plus dans la scolarisation de leurs enfants : « Je mène une vie difficile, je lutte pour qu’ils puissent étudier » (mère de l’élève 606, entretien). Quand leurs moyens sont suffisants, leur mobilisation, motivée par un sentiment d’insatisfaction combiné au désir, nuancé de réalisme, afin que leurs enfants soient « mieux qu’elles », peut déboucher sur des parcours d’excellence, si leurs enfants disposent des qualités nécessaires pour réussir à l’école. Cependant, quand les moyens manquent ou quand leurs enfants éprouvent des difficultés scolaires, la mobilisation des FCM ne suffit pas pour assurer la poursuite des études. Agissant de façon interdépendante, ces dimensions de l’implication maternelle montrent l’implication des FCM dans la scolarité de leurs enfants et la persévérance dont elles font preuve. Elles jouent un rôle essentiel dans la transmission d’une culture scolaire et dans l’acquisition, par leurs enfants, des dispositions et de ressources profitables à leur scolarité.

Il faut ajouter que leurs « voeux d’avenir » (Charlot et Rochex 1996, p. 141) s’appuient sur une perception négative de leur situation et qu’ils peuvent être pensés comme un rattrapage et comme la poursuite, par le truchement des enfants, de leur projet de réussite, même en l’absence d’un mari :

Je suis enfant unique de ma mère, elle est morte quand j’avais cinq mois. Je n’ai jamais bénéficié de la tendresse maternelle et je n’ai fait que l’école primaire. C’est pourquoi j’aime mes enfants et je souhaite qu’ils aillent plus loin dans leurs études car je ne veux pas qu’ils subissent le mauvais sort comme moi.

mère de l’élève 605, entretien

L’investissement scolaire, une stratégie incertaine

Nous l’avons vu, les conditions d’études des enfants des FCM sont peu propices à la réussite scolaire. À la question « Pour le trimestre passé, quelle est ta note moyenne ? », 72,4 % des 312 enfants des FCM s’étant exprimé sur cette question ont déclaré une note moyenne inférieure à 50 % à la fin du deuxième trimestre en 6e primaire, 2,2 % ont déclaré une excellence réussite (note moyenne supérieure à 71 %) (les proportions des enfants vivant dans d’autres modèles familiaux étaient de respectivement 69,5 % et 3,6 % pour les 1 339 élèves s’étant exprimés sur leurs résultats scolaires). Parmi les familles dont le revenu est inférieur au seuil de pauvreté absolue (60 % de la médiane[4]), les résultats scolaires des enfants des FCM étaient particulièrement faibles : 81 % avaient moins de 50 % à la fin du deuxième trimestre. Dans la même catégorie de revenu, les enfants vivant dans d’autres modèles familiaux avaient obtenu des résultats supérieurs, puisque seuls 65,8 % d’entre eux ont le même type de résultats. La différence entre les deux groupes d’enfants diminue pour les familles à faibles revenus : 74,2 % des enfants de FCM avaient 50 % et moins contre 67,1 % des enfants des autres types familiaux, le gain de revenu semblant cependant profiter davantage aux enfants des FCM. Par ailleurs, la différence entre les enfants des FCM et ceux des autres types familiaux semblent s’estomper lorsque la catégorie de revenu examinée est plus élevée : 72,8 % des enfants de FCM et 71,0 % des enfants des autres types familiaux avaient des résultats inférieurs à 50 %.

Ces chiffres n’indiquent pas de relation significative entre situation familiale et résultats scolaires. Ils attirent toutefois l’attention sur le fait que, pour les enfants de FCM, l’amélioration des conditions économiques semble avoir un effet bénéfique sur les résultats scolaires.

Cette situation ne s’observe pas chez les élèves qui obtiennent plus de 60 %. Dans ce cas, même si les enfants de FCM restent moins nombreux que les autres dans ce groupe, toute augmentation d’un palier de revenu s’accompagne d’une augmentation de pourcentage d’élèves en réussite. Si l’on considère, en revanche, le groupe des excellents élèves (plus de 70 %), on constate que le changement de palier de revenu a un effet plus net sur les enfants des FCM que sur les autres (le passage de la gêne à l’aisance fait passer le pourcentage des enfants des FCM de 0,0 % à 4,7 % alors qu’il a un effet plus limité chez les autres enfants, de 2,1 % à 4,0 %).

Ces chiffres sont difficiles à interpréter. Nous expliquons ce qui se passe chez les enfants des FCM par la place que leur fait la culture rwandaise. Ainsi, lorsque le revenu familial augmente, ces enfants subissent moins de dénigrement et le stigmate pesant sur eux s’estompe. Ils seraient alors plus à l’aise pour vivre une expérience scolaire positive, leurs mères pouvant les soutenir affectivement et matériellement. On peut penser que les enfants des FCM bénéficiant de moyens matériels suffisants s’investissent fortement dans leur scolarité lorsque leurs résultats semblent ouvrir des perspectives leur permettant de soutenir leur mère.

Comme nous l’avons aussi vu, les données rapportées permettent de comprendre la manière dont le statut de ces enfants les pousse à répondre aux voeux d’avenir de leur mère. Cette situation se traduit souvent par un surinvestissement scolaire, avec le but central d’accéder au bien-être futur (77,5 % des élèves vivant seulement avec leur mère, soit 241 des 311 des élèves s’étant exprimés sur l’item « je vais à l’école pour préparer ma vie future » étaient tout à fait d’accord). Toutefois, ces enfants cherchent encore davantage à faire accéder leurs familles à une condition sociale valorisante (86,3 % des élèves vivant seulement avec leurs mères, 271 élèves sur les 314 élèves s’étant exprimés sur l’item « je vais à l’école afin d’être utile à ma famille » étaient tout à fait d’accord). En plus des réponses quantitatives à ces deux items, les enfants vivant seulement avec leur mère ont ajouté qu’ils vont à l’école « pour me faire faire un pas et tirer maman d’une mauvaise situation », « pour avoir un bon avenir ».

Ces propos soulignent le fait que les enfants des FCM accordent à l’école et aux savoirs un sens utilitariste, stratégique ou instrumental, ce qui pose le problème de l’efficacité à long terme dans leurs apprentissages. En effet, les éléments négatifs relevés précédemment (mauvaises conditions de vie, faibles notes pour certains) s’accumulent et affectent leur scolarité. Ainsi, les enfants des FCM seraient moins nombreux à avoir des projets scolaires que leurs homologues vivant dans d’autres modèles familiaux. À la question « À ton avis, l’année prochaine, tu seras… », 17,5 % des enfants des FCM contre 82,5 % des élèves vivant dans d’autres modèles familiaux ont déclaré qu’ils seront à l’école secondaire publique avec internat (1146 élèves, soit 200 élèves sur les 314 élèves vivant seulement avec leur mère et 946 élèves sur les 1524 élèves vivant dans d’autres modèles familiaux se sont exprimés sur cet item) et 21,1 % des enfants des FCM contre 78,9 % vivant dans d’autres modèles familiaux ont déclaré qu’ils seront à l’école secondaire pour l’éducation de base[5] (147 élèves soit 31 élèves sur les 314 élèves vivant seulement avec leur mère et 116 élèves sur les 1524 élèves vivant dans d’autres modèles familiaux se sont exprimés sur cet item). Bien que la différence ne soit pas significative [χ2(5,1644) = 9,009, p = 0,109], elle est en défaveur des enfants des FCM. Ce constat rejoint les résultats d’autres études sur la scolarisation des enfants vivant dans les ménages dirigés par les femmes (Barros, Fox et Mendonça, 1997 ; Fuwa, 2000). Elles ont souligné que certains de ces enfants vivent dans des conditions difficiles et développent un rapport négatif vis-à-vis de l’école.

Discussion

Les résultats permettent de dégager que l’expérience scolaire des enfants rwandais est caractérisée par des difficultés, qu’elle est surtout marquée par la logique stratégique (Dubet et Martuccelli, 1996) et qu’elle est particulièrement influencée par des facteurs liés à la position sociale (Courtinat-Camps et Prêteur, 2012). Les résultats seront maintenant discutés à la lumière de certains éléments du cadre théorique privilégié dans cette recherche.

L’expérience scolaire des enfants rwandais s’étaie sur la logique de « stratégie » et peut être vue comme « une expérience de développement symbolique et social » (Bernstein cité par Vitale, 2015, p. 26) leur permettant de conjuguer histoire familiale et histoire scolaire pour remplir des voeux d’avenir guidés surtout par l’ascension sociale (Rochex, 2013, p. 96). En effet, les résultats nous permettent d’avancer que la mobilisation scolaire des enfants de FCM résulte de la confrontation à la stigmatisation sociale, qui se transforme et se rapproche ainsi de ce que Merle (2005, p. 101) identifie comme « une logique de revanche sociale et de renversement du stigma ».

Leur expérience scolaire dépend également d’une interaction de facteurs (les facteurs liés à la position sociale prédominent) et ne correspond pas à un processus impliquant une planification à long terme et un calcul rationnel des choix à opérer et ne constitue pas une expérience d’acquisition de savoirs. Il s’agit plutôt de créer et d’amplifier l’investissement dans le travail scolaire, ce qui fait écho à la perspective de Anaut (2006, p. 32) qui compare l’école à un ascenseur social qui « offre aux enfants blessés une riche palette de ressources défensives et de possibilités de développer des supports protecteurs ». Ce dernier est jugé plus que nécessaire : c’est un passage obligé, malgré les conditions de vie difficiles, qui leur permettra d’affronter les épreuves de la scolarité et d’accéder à un meilleur avenir en ayant une vie professionnelle réussie. En effet, tout indique également que ces enfants se préoccupent beaucoup des profits de l’école ou des services qu’elle offre pour leur réussite sociale et professionnelle. Cette perception se rapproche de la représentation de l’école rwandaise qu’a proposée le gouvernement, soit la formation d’individus utiles (Ministry of Education, 2003). En effet, tout se passe comme si les difficultés et le poids énorme des responsabilités prématurément assumées envers leur famille les incitaient à s’investir dans la scolarité pour améliorer leurs conditions de vie et se distinguer des personnes précarisées. Ainsi, ils ne semblent pas s’investir dans les activités scolaires pour ce qu’elles représentent dans le futur mais plutôt pour ne pas reproduire l’héritage familial et avoir un avenir différent de celui de leur mère.

Les données qualitatives ont révélé que ces enfants bénéficient du soutien de leurs mères, qui assurent un rôle de « tuteurs de résilience » (Cyrulnik, 1999), car elles aident leurs enfants à supporter les souffrances et à les dépasser et ainsi favorisent ce que Anaut (2006) identifie comme l’entrée dans un processus de résilience.

Conclusion

En conclusion, soulignons que, même si plusieurs études menées en Afrique montrent que les enfants sont mieux scolarisés quand le chef de ménage est une femme (Kobiane, 2006 ; Lloyd et Blanc, 1996 ; Pilon, 1995 ; Sibanda, 2004 ; Wakam, 2003), les résultats des analyses menées montrent que, même si ces enfants sont scolarisés, ils sont confrontés à des conditions extrêmement difficiles qui compromettent leur scolarisation. Les données indiquent un effet clair des conséquences de la situation de monoparentalité (stress économique et psychologique de l’environnement familial puisqu’un seul adulte assume les rôles économiques et parentaux), mais les comparaisons ne montrent que des inflexions (les effets des conditions de vie dans les deux groupes de familles, monoparentales vs biparentales, ne sont pas tranchées). Les résultats des analyses montrent aussi que, conscients des défis familiaux et motivés, avec l’appui de leur mère, par la réussite scolaire en vue d’une vie meilleure, certains enfants de FCM se montrent résilients et s’investissent dans le travail scolaire. Ce constat rejoint les résultats d’autres études sur la scolarisation des enfants défavorisés (Rochex, 1999). Des projets plus ciblés pourraient par ailleurs permettre de documenter plus finement quelles caractéristiques partagent ces enfants qui font preuve d’une résilience plus grande.

Les résultats indiquent que les enfants des FCM vivent une expérience scolaire qui, bien que proche de celle des autres enfants pauvres et vulnérables, reste distincte, marquée par le poids des attentes de leurs mères et par la précarité de leurs conditions sociales et économiques. Cet alliage les place dans une position de porte-à-faux parfois difficilement soutenable – et c’est alors l’abandon scolaire – mais aussi parfois si stimulante qu’elle donne naissance à des parcours dits d’« excellence ».