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Introduction

Tout d’abord, il faut préciser que « la notion de préconstruit se décline en une liste conséquente de synonymes : clichés, stéréotypes, lieux communs mais aussi idées reçues, poncifs, doxa, topoï, préjugés, archétypes, mythes, banalité, code, forme fixe, etc. » (Paveau, 2017 : 1). Tous ces synonymes s’articulent autour d’un noyau commun : les images, les représentations, les croyances et les formules préconstruites qui peuplent notre imaginaire. Marie-Anne Paveau souligne également la dimension discursive du phénomène de répétition concernant le préconstruit. Selon elle, les données du préconstruit proviennent de notre perception organisée du monde, elle-même modelée par les formes du discours (2006 : 69-70). Le préconstruit, en tant que schèmes collectifs de pensée, images réductrices du réel ou représentations culturelles « datées et figées » (Amossy et Herschberg-Pierrot, 1997 : 26), renvoie le plus souvent aux préjugés qui alimentent l’incompréhension, le mépris, le rejet et les tensions entre individus ou groupes sociaux. Il apparaît également comme ce discours ou cet imaginaire qui met au jour les processus de construction identitaire et les sentiments d’appartenance ou d’exclusion aux marges du « Tout-monde[1] ». Ruth Amossy, lorsqu’elle parle du stéréotype et, par ricochet, du préconstruit, souligne que 

[l]’attention portée à la relation du texte littéraire à son hors-texte, c’est-à-dire à la tradition culturelle et à l’idéologie dominante, révèle la centralité du stéréotype. C’est en effet à travers lui qu’une oeuvre s’indexe à l’idéologie en cours ou s’en démarque ; c’est en le reproduisant ou en le déconstruisant qu’elle se donne comme traditionnelle ou comme contestataire

Amossy, 1989 : 42

Chez Dany Laferrière, plus précisément dans son roman Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer, l’usage ou la reprise du préconstruit s’apparente à une sorte de jeu de va-et-vient entre la singularité et le collectif, entre le supposé connu et l’inconnu, entre le fantasme et le réel, entre le passé et le présent; un jeu dans lequel interviennent narrateur, personnages et lecteur. L’objectif de cet article est de montrer qu’au-delà de sa considération dépréciative, le préconstruit constitue tout de même le degré zéro de la connaissance de l’Autre, la première rencontre avec l’Autre. En tenant compte du processus actuel de « créolisation[2] » du monde, tel que pensé par Édouard Glissant, il semble intéressant de nous interroger sur le côté non pas subversif, mais plutôt évolutif et constructif du préconstruit. Les préconstruits, tels qu’ils sont manipulés dans le roman de Laferrière, ne seraient-ils pas une passerelle vers l’Autre, ou encore un moyen de se créer des identités, qui soient des « identités-Relation »? Pour répondre à cette interrogation, nous optons pour les approches conceptuelles du préconstruit de Paveau, d’Amossy et d’Herschberg-Pierrot et de Rosello, lesquelles semblent se compléter. Cela nous permettra de mieux cerner les enjeux de la reproduction et de la déconstruction du préconstruit dans l’écriture laferrienne. Ainsi, notre analyse se déroulera en trois temps. Nous étudierons d’abord comment le préconstruit se manifeste dans le roman de Laferrière. Ensuite, nous explorerons les enjeux dudit concept chez ce romancier et, enfin, nous montrerons comment le préconstruit pourrait contribuer à la construction de l’identité-Relation. Par souci de clarté, nous utiliserons les notions de préconstruit et de stéréotype de manière interchangeable tout au long de cet article, en nous basant sur la précision apportée par Paveau concernant les différents synonymes de la notion de préconstruit.

Jeux du préconstruit dans le roman de Laferrière

Le jeu du préconstruit commence dès le titre du roman. Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer est un titre trompeur. En effet, conscient de la naïveté et du fantasme qui animent ceux qui croient au « mythe du Nègre grand baiseur », Laferrière lance un titre sous forme de slogan publicitaire, d’appât trompeur, pour se jouer de ces derniers. Le lecteur qui voudra parcourir ce roman dans l’optique d’assouvir son fantasme et de confirmer la véracité de ce mythe restera sur sa faim. De plus, le titre du roman intradiégétique, Paradis du dragueur nègre, du jeune écrivain et narrateur, qui est en résonance avec celui de Laferrière, plonge le lecteur à l’intérieur de l’univers du « dragueur nègre », pour lui montrer comment ce « dragueur nègre » lui-même joue de son statut pour jouir des autres.

Par ailleurs, au sujet du titre du roman de Laferrière, André Lamontagne rappelle ceci :

D’une part, l’emploi du mot « Nègre » renvoie sinon à un interdit […] du moins à un tabou. D’autre part, l’énoncé place le « Nègre » en position d’objet, ce qui peut sembler paradoxal en regard d’une représentation plus traditionnelle de la sexualité où le mâle serait le sujet du désir. Ce dispositif paratextuel annonce le mouvement du texte, par lequel le narrateur s’autorise de son statut ethnique pour jouer avec les lieux communs et les préjugés sur sa race en même temps qu’il met en scène le regard dont il est l’objet. Le titre rassemble donc les deux premiers mécanismes de représentation identitaire : le regard sur soi et le regard d’autrui, ici celui des Blancs

1997 : 30

En effet, le titre du roman, qui sonne comme un manuel de savoir-faire, comme un mode d’emploi à suivre, annonce les couleurs d’un jeu plutôt ouvert, un jeu dont les règles invitent les uns et les autres (le lectorat) à se dépouiller de tout tabou, un jeu où le « politiquement correct est interdit », où règne plutôt un dialogue franc et direct. C’est ce que pourrait signifier l’évocation du terme « Nègre », un terme qui est, comme l’a signalé Lamontagne, « interdit » et « tabou », autrement dit, dérangeant et banni ainsi que l’allusion aux rapports sexuels avec ce « Nègre ». En fait, l’utilisation délibérée du terme « Nègre » semble être pour Laferrière une manière de renverser la position des partisans du « politiquement correct ». De même, juste avant d’entrer dans le texte, Laferrière prend la peine de rappeler à son lecteur la condition d’objet du « Nègre », et ce, en ressassant l’article 1 du Code noir, qui stipule : « Le nègre est un meuble » (art.1, 1685).

Nous savons que le narrateur de Laferrière veut conquérir l’Amérique, une conquête qui passe par celle des différentes Miz (Miz Littérature, Miz Snob, Miz Sundae, Miz Punk… toutes des jeunes filles blanches), et pour que son espace de conquête devienne un « paradis », il faut en maîtriser les subtilités et les rouages, d’où ce monologue du narrateur : « Bon Dieu! J’aimerais bien savoir, être tout à fait sûr que le mythe du Nègre animal, primitif, barbare, qui ne pense qu’à baiser, être sûr que tout ça est vrai ou faux. Là. Direct. Définitivement. Une fois pour toutes » (2007 : 49). Voilà en substance la réflexion qui hante l’esprit de Vieux, le narrateur de Laferrière. Toutefois, étant conscient du fait que « personne ne [le lui] dira. [Car] le monde est pourri d’idéologies. Qui voudra se compromettre sur un tel sujet? » (Laferrière, 2007 : 49), il va donc essayer de briser la rigidité du préconstruit par le biais de l’ironie.

L’idée du « Nègre primitif » semble profondément amuser le narrateur de Laferrière, au point où il reprend à deux reprises un propos au fond quasi identique, pour ironiser sur la clarté d’esprit de l’Autre :

Elle est incroyable, Miz Littérature. Elle a été dressée à croire à tout ce qu’on lui dit. C’est sa culture. Je peux lui raconter n’importe quel boniment, elle secoue la tête avec des yeux émus. Elle est touchée. Je peux lui dire que je mange de la chair humaine, que quelque part dans mon code génétique se trouve inscrit ce désir de manger la chair blanche, que mes nuits sont hantées par ses seins, ses hanches, ses cuisses, vraiment, je le jure, je peux lui dire ça et elle comprendra. D’abord, elle me croira. Tu t’imagines, elle étudie à McGill (une véritable institution où la bourgeoisie place ses enfants pour leur apprendre la clarté, l’analyse et le doute scientifique) et le premier Nègre qui lui raconte la première histoire à dormir debout la baise

2007 : 31

Et de reprendre plus loin dans le texte :

Et dire qu’on envoie ces filles dans une institution sérieuse (McGill) pour apprendre la clarté, l’analyse et le doute scientifique. Elles sont tellement infectées par la propagande judéo-chrétienne que dès qu’elles parlent à un Nègre, elles se mettent à penser en primitives. Pour elles, un Nègre est trop naïf pour mentir. C’est pas leur faute, il y a eu auparavant, la Bible, Rousseau, le blues, Hollywood, etc.

2007 : 116

Les deux propos au ton sarcastique soulignent le caractère immuable, répétitif et machinal du préconstruit dans cette société dite civilisée. Le narrateur a du mal à comprendre que de ces prestigieuses universités de l’Amérique du Nord, sortent plutôt des jeunes « dressés » et « mécaniques ». Pour Vieux, l’origine de cette fixation de l’Autre comme « être primitif » et de cette propagande qui nie le génie de l’Autre est bien lointaine. Et celles-ci sont l’oeuvre de la religion judéo-chrétienne : on se rappelle, par exemple, la Bible avec la fameuse malédiction de Cham. L’intellect occidental a également sa part de responsabilité dans cette entreprise de déni de l’Autre, le cas de Rousseau en est une parfaite illustration, puisque dans son Discours sur l’inégalité, il défend le mythe du bon sauvage, cet être stupide, robuste et candide, qui ne connaît ni le bien ni le mal et qui vit au présent, sans se soucier du lendemain. Mais c’est aussi l’oeuvre des médias occidentaux, à l’instar d’Hollywood et du syndrome de l’oncle Tom, dont la particularité était que les rôles joués par les acteurs noirs à une certaine époque étaient tous stéréotypés : c’était soit un Nègre des champs, soit un Nègre domestique, souriant et irréprochable, qui acceptait toutes les injustices.

Par ailleurs, il semble que les descriptions et les déclarations courtes et simples, dans l’oeuvre de Laferrière, participent également à cette stratégie littéraire de l’ébranlement et de l’éclatement du préconstruit. De fait, dans l’optique de rendre visible et audible ce qui a toujours existé, mais qui est voilé et réduit au silence, Laferrière va de temps en temps insérer entre de longs passages, de petits propos étincelants. Il souligne ainsi le manque d’attention aux minuscules détails, qui pourtant concernent à la fois le destinateur et le destinataire du préconstruit et qui disparaissent sous leurs yeux à cause du foisonnement du fantasme. Nous pouvons citer entre autres : « Le nègre est un meuble » (Laferrière, 2007 : 9); « Les Blancs oublient toujours qu’ils ont, eux aussi, une odeur » (Ibid. : 27); « L’émotion est nègre, n’est-ce pas là un mythe éculé? » (Ibid. : 134); « Le monde peut continuer sa folle course vers la mort nucléaire » (Ibid. : 40); « L’Occident ne doit plus rien à l’Afrique » (Ibid. : 44); « Nègres et Blancs sont égaux devant la mort et la sexualité » (Ibid. : 134). En fait, ces courts propos, qui apparaissent comme des temps faibles, des petits temps morts entre une narration dense et un dialogue engagé et passionné, rappellent aux personnages de Laferrière, l’existence du réel qui se cache derrière le fantasme. Il semble que chez Laferrière, les détails, aussi infimes soient-ils, sont presque toujours porteurs de sens.

Les enjeux du préconstruit chez Laferrière

La démarche ludique au sujet du préconstruit dans le roman de Laferrière est pour cet auteur un moyen de porter au grand jour les stéréotypes, de les ressasser et de les mettre en évidence. Nous voyons bien qu’en donnant ce titre à son roman, Laferrière veut rappeler non seulement qu’il est conscient de la présence du stéréotype que son narrateur désigne comme « le mythe du Nègre grand baiseur », mais qu’en plus, il tient à s’en servir à volonté. En effet, en mettant à nu la superficialité des stéréotypes, en exhibant leur incohérence, Laferrière parvient avec tact non seulement à dénoncer l’aspect nuisible et pervers de ces derniers, mais surtout, à mettre en évidence l’ignorance et le manque de discernement de ceux qui les utilisent.

Par ailleurs, la démarche de dévoilement des stéréotypes entreprise par Laferrière rappelle, à certains égards, à quel point il est important et nécessaire de prendre conscience de l’existence de ces derniers, de les poser dans l’espace intellectuel et scientifique, pour mieux les disséquer et faire d’eux, plutôt, le degré zéro de la connaissance de l’Autre, lequel ne demande qu’à passer au degré supérieur, pour finalement devenir partie intégrante de la « Relation ». Car comme le note Ruth Amossy,

[l]’analyse sociologique dévoile ce qui se tisse dans le texte même, au-delà des intentions avouées et des choix conscients. Elle révèle le soubassement imaginaire et mythique d’un discours qui se veut intellectuel et scientifique. Elle désigne les points sensibles d’une réflexion qui, construite en vue d’une démonstration, laisse saisir dans ses jeux verbaux des obsessions irrationnelles

1992 : 48

En tant qu’élément constitutif de l’imaginaire de la « Relation », un imaginaire qui, selon Glissant permet « d’aller vers l’autre, de s’ouvrir à l’autre, d’échanger sans changer, sans se perdre ni se dénaturer, de se maintenir tout en devenant autre » (Glissant, 2009 : 66), le préconstruit devient, dans le cas d’espèce, non pas un mur, mais un point de passage vers le différent, vers le divers et vers l’Autre. De ce point de vue, le préconstruit pourrait prendre les contours de la pensée nouvelle des frontières, telle qu’énoncée par Glissant : « Comme étant désormais l’inattendu qui distingue entre des réalités pour mieux les relier, et non plus cet impossible qui départageait entre des interdits pour mieux les renforcer » (Ibid. : 57). En fait, l’idée nouvelle du préconstruit est un processus qui passe par deux étapes, à savoir la prise en compte de la présence de l’Autre en tant qu’être humain unique et singulier, en dehors du collectif, que nous qualifions ici de degré zéro de la connaissance de l’Autre, et le passage au degré supérieur, qui est ici la « Relation ». En effet, par la mise en scène de Vieux, le personnage-narrateur et écrivain qui s’amuse à retourner, à parodier, à secouer le préconstruit et, finalement, à se lancer dans le projet d’écriture d’un roman (Paradis du dragueur nègre) consacré à ladite problématique, Laferrière rappelle, à certains égards, que la clé à même de mener à un renversement des aspects nocifs du préconstruit, c’est la parole, ce sont les mots, c’est l’imaginaire, c’est le dialogue. Cela revient à dire que passer sous silence l’existence des stéréotypes nocifs est en soi une manière consciente ou inconsciente de cautionner, de valider, d’entretenir et de pérenniser ces derniers. Autrement dit, pour qu’ils puissent perdre leur caractère méprisant et excluant, ils doivent être nommés et débattus par leurs utilisateurs. C’est d’ailleurs ce qui transparaît dans ce dialogue entre Miz Bombardier et le narrateur de Laferrière :

Q : Vous avez l’oeil dur.

R : C’est l’époque qui est dure. Ce type aussi a été blessé. Savez-vous ce qu’il m’a dit aux toilettes? Il m’a dit : « Tu ne sais pas pourquoi les Blancs ne disent jamais d’un Noir qu’il est laid? » Je ne connaissais pas la réponse à sa question. Alors, il a lui-même répondu : « C’est parce que, jusqu’à présent, ils ne sont pas encore sûrs de notre véritable nature. »

Q : Soyez plus clair.

R : Bon, on ne dit pas d’un chat qu’il est laid. On ne peut qu’en dire du bien ou alors on se tait. D’ailleurs, on n’est pas très sûr à propos des animaux. On dit que le tigre est un très bel animal, mais on ne connaît pas l’avis des autres animaux de la jungle. De plus, on ne parle jamais de tel tigre. On dit le tigre. C’est pareil pour les Noirs. On dit les Noirs. C’est une espèce. Il n’y a pas d’individu

2007 : 162-163

Cet échange entre Miz Bombardier et Vieux rappelle, d’une part, que si le préconstruit à connotation négative et dépréciative existe encore, c’est en fait parce que nous refusons de le nommer, d’en parler; et d’autre part, il souligne également la non-distinction ou alors la non-reconnaissance de la singularité de l’individu par rapport au collectif qui prévaut dans l’usage du préconstruit. Nous avons très souvent tendance (consciemment ou inconsciemment) à oublier qu’un être humain, quel que soit le groupe social ou ethnique auquel il appartient, est d’abord unique, singulier, avec une histoire propre, avec des rêves personnels et un bagage culturel précis.

La reprise ludique des paradigmes traditionnels, comme civilisé/primitif, permet à Laferrière de (re)contextualiser ces derniers. C’est ainsi que dans son roman, le stéréotype du Nègre bourré d’énergie libidinale fascine autant Miz Littérature; sauf qu’il apparaît que Vieux, l’écrivain nègre mis en scène par Laferrière, est beaucoup plus cultivé que Miz Littérature. De ce point de vue, nous nous rendons compte que l’opposition civilisé/primitif n’est plus valide, particulièrement en cette ère de la mondialité. D’ailleurs, l’un des personnages blancs du roman de Laferrière, opposé à cette tendance généralisante de l’Autre, rappelle qu’« il ne faut pas tout mélanger […], un emmerdeur est un emmerdeur et les Nègres ne sont pas tous des emmerdeurs. Si vous dites ça des Nègres, alors que doivent dire les Nègres de nous autres, colonialistes » (2007 : 57). Il n’y a pas plus forte disqualification de l’image réductrice et discriminatoire de l’Autre (Nègre) que cette prise de position du personnage. Car, il convient de rappeler que

le propre de la stéréotypie, c’est d’être grossière, brutale, rigide et de reposer sur une sorte d’essentialisme simpliste où la généralisation porte à la fois : – sur l’extension : attribution des mêmes traits à tous êtres ou objets désignables par un même mot […] – sur la compréhension : par simplification extrême des traits exprimables par des mots »

Maisonneuve, 1989 : 141

De fait, dans l’oeuvre de Laferrière, si les stéréotypes sont subis et obligatoires, c’est pour que tout le monde puisse adhérer à un dogme, mais on observe aussi une manipulation des stéréotypes pour insérer de nouvelles perspectives.

Ainsi, à ce paradigme oppositionnel erroné et usé, dont la finalité est le déni de l’Autre, le rejet de la différence et du Divers, l’oeuvre de Laferrière met plutôt en place des indices d’un nouvel imaginaire, un imaginaire décomplexé et ouvert, lequel favoriserait plutôt une intervalorisation des cultures et des identités, un imaginaire qui permettrait ainsi la mise en relation des « Divers ».

De ce point de vue, nous sommes désormais à la fois ceci et cela, à la fois bourré d’énergie libidinale et cultivé (instruit) et donc, capable de prendre des risques, notamment celui de définir son image indépendamment des projections de ceux qui tentent de définir l’Autre selon leur perspective pour le dominer. C’est ainsi que dans le roman de Laferrière, nous retrouvons différents types de Nègre : le « Nègre cartésien », le « Nègre freudien », le « Nègre sans couille », le « bon Nègre », le « Nègre Narcisse », le « Nègre moraliste » et, comme l’indique d’ailleurs le titre du dernier chapitre de Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer, « on ne naît pas Nègre, on le devient » (2007 : 169).

« On ne naît pas Nègre, on le devient » : formation de l’identité-Relation?

Dany Laferrière, critique féroce et virulent des maux de sa terre natale, Haïti, s’est retrouvé brutalement confronté au mythe raciste nord-américain à son arrivée à Montréal. Son passage à Montréal lui permettra de faire un certain apprentissage du mythe raciste auprès de la population blanche, tant anglo-saxonne que francophone.

Dans Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer, le lecteur découvre de manière très brutale mais honnête le mythe raciste en Amérique du Nord métropolitaine. Laferrière emploie de nombreuses stratégies dans ses efforts pour démystifier ces mythes, à savoir la réappropriation, l’humour et le sarcasme. De plus, il faut signaler que le roman de Laferrière n’est pas organisé de façon traditionnelle; c’est un flux continu de rencontres et de réflexions. Il est incontestable que le message que Laferrière cherche à faire passer est celui d’une vision anti-essentialiste de l’homme noir, qui démystifie les notions mythiques qui tendent à définir l’Autre dans une société à prédominance blanche, dont la plupart sont un retour aux perceptions coloniales de la race et de l’altérité. Laferrière se trouve soumis au regard blanc de sa société d’accueil et donc, soumis à tous les mythes et préconstruits qui prétendent le définir.

À bien des égards, la façon dont l’homme noir est vu détermine qui il est. Même si cela ne le change pas, les réactions de tous ceux qui l’entourent déterminent sa place dans la société qui, à son tour, limite ses choix. Car il faut le rappeler, selon le Code noir, l’homme noir/nègre est considéré comme un bien meuble. À ce titre, Laferrière cite l’article 1 du Code noir avant le premier chapitre de son roman : « Le nègre est un meuble », signalant ainsi au lecteur le rôle important joué par la tradition et la perception de l’homme noir dans la surdétermination de son être, un constat préalablement fait par Frantz Fanon dans son livre Peau noire, masques blancs :

Aucune chance ne m’est permise. Je suis sur-déterminé de l’extérieur. Je ne suis pas l’esclave de « l’idée » que les autres ont de moi, mais de mon apparaître. […] Déjà les regards blancs, les seuls vrais, me dissèquent. Je suis fixé. […] Je suis trahi. Je sens, je vois dans ces regards blancs que ce n’est pas un nouvel homme qui entre, mais un nouveau type d’homme, un nouveau genre. Un nègre, quoi!

1952 : 113

En tant qu’immigrant et en tant qu’homme noir à Montréal, Laferrière attire tous les regards, il est prisonnier de son apparence. Ces regards ne sont en aucun cas innocents, car ils sont chargés des nombreux mythes et stéréotypes qui ont cours depuis des décennies et qui définissent le narrateur en fonction de leur propre histoire et de leur expérience, plutôt qu’en fonction de qui il est. Ce qui lui semblait être une simple conversation alors qu’il faisait la queue à la poste était perçu par tous ceux qui l’entouraient comme « le Nègre en train d’agresser la Blanche » (Laferrière, 2007 : 56). Lorsque la femme, que le narrateur de Laferrière décrit comme une « surdraguée » qui « en a marre », lui demande avec force de la laisser tranquille, « la plupart des gens de la file se retournent pour voir le Nègre […] » (2007 : 56). En raison de leurs idées préconçues sur l’homme noir, le narrateur apparaît à leurs yeux comme un potentiel et permanent danger public, dont il faut absolument se méfier. Ses faits et gestes sont scrutés à la loupe des stéréotypes. Or, selon Coleman, « the red-herring story of the black rapist’s lust for the white virgin deflects attention away from the hidden deeds of the white master rapist[3] » (1998 : 59). Cette manifestation de la sexualité racialisée désigne l’homme noir comme un prédateur sexuel ambulant. C’est une mythologie créée par le bourreau (le maître blanc) afin de détourner l’attention des viols et des violences perpétrés par ce dernier sur les esclaves noirs (femme comme homme). Ainsi, au lieu d’être vu comme un journaliste politiquement engagé, un écrivain en herbe féru de littérature, le personnage-écrivain et narrateur de Laferrière est perçu par les gens qui attendent à la poste sous le seul prisme de la couleur de sa peau. Ce n’est pas un homme, mais un homme noir, un « nouveau type d’homme », un « nouveau genre », un Nègre. Et parce qu’il est un homme noir, il est considéré comme un agresseur, un prédateur sexuel dangereux, qui s’attaque à une femme blanche à côté de lui.

De fait, citant sir Alan Burns, Fanon rappelle ceci :

Le préjugé de couleur n’est rien d’autre qu’une haine irraisonnée d’une race pour une autre, le mépris des peuples forts et riches pour ceux qu’ils considèrent comme inférieurs à eux-mêmes, puis l’amer ressentiment de ceux contraints à la sujétion et auxquels il est souvent fait injure. Comme la couleur est le signe extérieur le mieux visible de la race, elle est devenue le critère sous l’angle duquel on juge les hommes sans tenir compte de leurs acquis éducatifs et sociaux

Fanon, 1952 : 115

Le rôle important attribué aux couleurs – et même des couleurs qui n’existent pas vraiment dans la pigmentation humaine, comme le jaune et le rouge – par la société blanche occidentale est mis en évidence par Laferrière dans Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer. Chaque couleur est tour à tour la favorite des Blancs, selon l’engouement du jour ou la fantaisie du moment. Pendant un moment, les hommes noirs étaient les symboles sexuels par excellence, mais maintenant ils ont cédé la place aux Japonais. Laferrière souligne la nature frivole des désirs des Blancs en appelant cet engouement passager le « casino de la baise […] Rouge, Noir, Jaune. Noir, Jaune, Rouge. Jaune, Rouge, Noir. La roue du temps occidental » (Laferrière, 2007 : 20).

L’idée du pouvoir derrière le regard, qu’il soit celui du Blanc sur le Noir ou autre, met le narrateur mal à l’aise. Parce qu’il ressent les discriminations et les jugements qui lui sont imposés et parce qu’il sait comment lui-même regarde certains Blancs qui l’entourent, Laferrière a une conscience aiguë de tout ce qui transparaît dans le regard. Tout en songeant à quoi cela pourrait ressembler d’être blanc, le narrateur affirme qu’il saurait ce que le Noir pense du Blanc quand il le verrait dans la rue et qu’« [il] n’aimerai[t] surtout pas que quelqu’un [le] regarde avec une telle convoitise dans les yeux » (Laferrière, 2007 : 79).

En effet, le regard non seulement fait de la minorité un objet, mais il soumet la minorité aux mythes et aux stéréotypes qui circulent à son sujet. Plutôt que d’exister en tant qu’agent indépendant, l’Autre minoritaire est inséré dans une classe jugée appropriée pour lui, qu’il soit « Noir », « immigré », « Mexicain », « de classe inférieure », « Arabe », « pauvre », « minorité sexuelle et de genre », « fardeau fiscal », « paresseux », etc. Cette liste pourrait continuer indéfiniment, car ces définitions sont arbitraires et varient dans le temps et dans l’espace selon les besoins d’un groupe dominant. Si une nation a besoin d’une excuse pour exclure les autres, elle les appellera les immigrants et les fardeaux fiscaux, peut-être même avec une propension à l’itinérance, au chômage et à la pauvreté. Si une famille cherche une raison pour empêcher ses enfants de fréquenter ou d’épouser une personne qu’elle juge trop différente, elle leur dira qu’ils ne doivent pas mélanger les « races », que c’est contre-nature, alors que la vérité est que nous avons tous une composition biologique mixte. C’est à un tel mythe que Laferrière s’attaque dans son roman. Il explore les différents mythes sur l’homme noir et montre à quel point ils peuvent être ridicules et risibles, mais certainement pas anodins ou sans grande signification.

L’exploration et l’exploitation du mythe dans le roman de Laferrière commence par le titre qui, dès le premier abord, met l’accent sur le mythe de l’homme noir capable d’accomplir des prouesses sexuelles. Doté d’un appétit sexuel supérieur à la moyenne, l’homme noir risque d’épuiser la personne qui fait l’amour avec lui. Laferrière précise cependant que derrière ce mythe se cache le cycle perpétuel de la hiérarchie blanche qui place l’homme blanc au-dessus de l’homme noir, les rapports sexuels étant inégaux : « La Blanche doit faire jouir le Blanc, et le Nègre, la Blanche. D’où le mythe du Nègre grand baiseur. Bon baiseur, oui » (2007 : 48). Comme nous pouvons le constater, la sexualité est ici le reflet de la position sociale d’un individu. Par ailleurs, l’acte sexuel, dans le roman de Laferrière, n’est pas un fantasme que pour les Miz (blanches), il l’est également pour le Noir. Rappelons en passant que les relations sexuelles entre un Noir et une Blanche étaient interdites pendant l’ère coloniale, esclavagiste et ségrégationniste. Et sachant que l’interdiction accroît le désir, Vieux, le personnage principal de Laferrière, ressent une grande envie de transgresser les frontières sociales et raciales :

Le Nègre baisant la Négresse ne vaut peut-être pas la corde qui doit le pendre, mais avec la Blanche, il y a de fortes chances qu’il se passe quelque chose. Pourquoi? Parce que la sexualité est avant tout affaire de phantasmes et le phantasme accouplant le Nègre avec la Blanche est l’un des plus explosifs qui soit

2007 : 134

Cet extrait rappelle, à bien des égards, une sombre référence historique, à savoir la mort par pendaison qui attendait le Noir pris en flagrant délit d’acte sexuel avec une Blanche, à l’époque de la colonisation, de l’esclavage et de la ségrégation. Mais il faut dire que cette sexualité interraciale, longtemps interdite, a quelque chose de particulier : elle décuple le désir de transgresser ce qui est proscrit.

L’homme noir « exotisé » rejoint le mythe de la nature primitive des Noirs. Le narrateur de Laferrière évoque, par exemple, la perception que beaucoup de Blancs avaient de lui, qu’ils considéraient comme un « nègre baroque » en raison de ses opinions différentes sur la littérature. En effet, son point de vue original sur la littérature était vu comme quelque chose de bizarre et de curieux venant d’un Noir plutôt que d’être admis comme un point de vue valable. Le narrateur de Laferrière remarque également que l’ambiance dans l’appartement qu’il occupe avec son colocataire, Bouba, est « assez baroque », car l’endroit abritait « [d]eux Nègres […] en train de philosopher à perdre haleine à propos de la Beauté, au petit matin » (2007 : 36). Et cette dernière scène, il la qualifie sarcastiquement de « déjeuner des primitifs » (Laferrière, 2007 : 36). On le voit, le narrateur de Laferrière est profondément conscient de la perception que l’autre a de lui. Outre la perception des Blancs, il y a également des questions qui reviennent très souvent au sujet du lieu d’origine des personnages de Laferrière et auxquelles ces derniers sont sommés de répondre. Ainsi, à la question d’où il vient, le narrateur de Laferrière, agacé et las, va répondre de manière ironique : « National Geographic », et d’un pays différent chaque fois (2007 : 114). Il faut rappeler que les réponses du narrateur, qu’il s’agisse d’où il vient ou de ce qu’il fait, sont reçues avec une double présupposition. S’il répond intelligemment, c’est le « nègre baroque », mais s’il se tait, il confirme aux yeux de son interlocuteur que « […] ce Nègre est un demeuré » (2007 : 115), ce que celui-ci avait vraisemblablement déjà supposé. De plus, il convient de souligner que cette question : « D’où vient-il? » sous-entend à certains égards : « Pourquoi est-il ici? », « Que fait-il ici? »

Au-delà de la nature primitive du Nègre, on trouve aussi de nombreux exemples de la prétendue nature sauvage et animale de l’homme noir. Comme nous l’avons déjà abordé lors de l’incident à la poste, le narrateur est souvent regardé d’un oeil méfiant. Il rappelle aux gens le « mythe du Nègre animal, primitif, barbare, qui ne pense qu’à baiser » (2007 : 48), et ceux-ci accusent les Noirs d’être « tous des maniaques, des psychopathes et des emmerdeurs » (2007 : 57). La combinaison de ces stéréotypes, l’homme noir hypersexuel, primitif et sauvage, est conforme aux peurs et aux fantasmes érotisés des protestants blancs anglo-saxons rencontrés par le narrateur. Comme le montre ce propos des Occidentaux, qui croient que coucher avec un homme noir, c’est se retrouver en « territoire inconnu. Attention : danger » (2007 : 84). Et le narrateur d’ajouter avec ironie que les jeunes femmes blanches qui passent la nuit avec des hommes noirs risquent de se réveiller « sous un baobab, en pleine brousse, à discuter des affaires du clan avec les femmes du village » (2007 : 84), en référence au caractère animal, primitif et sauvage du Nègre.

Ainsi, on constate que les vestiges de la fameuse « mission civilisatrice » continuent d’affecter l’imaginaire judéo-chrétien et de favoriser la circulation des stéréotypes et des mythes à l’endroit de l’homme noir. Avec un certain sarcasme, bien maîtrisé, le narrateur de Laferrière souligne le caractère absurde de ces idées ridicules selon lesquelles les Noirs sont moins capables et moins susceptibles d’être éduqués : « En plus, un Nègre qui lit, c’est le triomphe de la civilisation judéo-chrétienne! La preuve que les sanglantes croisades ont eu, finalement, un sens. C’est vrai, l’Occident a pillé l’Afrique, mais ce Nègre est en train de lire » (Laferrière, 2007 : 43). On le sait, ces justifications ont longtemps permis à l’Occident colonialiste d’ignorer, de taire et d’oublier les crimes atroces et effroyables commis envers les autres peuples, et ce, au nom de la « mission civilisatrice ». C’est à coup sûr pour cette raison que les Occidentaux peuvent continuer à faire proliférer l’image d’une société généreuse et accueillante, tout en se considérant comme supérieurs et en entretenant, inconsciemment ou consciemment, le rejet de l’Autre, le racisme.

Il est également important de noter que l’utilisation sarcastique et répétitive que fait Laferrière des mythes et des préconstruits de l’Occident sur l’homme noir a pour objectif de faire prendre conscience aux lecteurs et aux lectrices, qui pourraient inconsciemment les perpétuer, que ceux-ci sont burlesques et nocifs. C’est l’une des stratégies de mise à mal des mythes et des préconstruits. Dans le même ordre d’idées, on constate que la lutte contre les préconstruits, ou alors leur bon usage, passe également par leur réappropriation. Comme le souligne Mireille Rosello :

Une série de tactiques : intégrer, dans son propre discours, les stéréotypes sur ces « autres », les Arabes, dont il est évident qu’ils sont aussi moi-même. Ne pas chercher à les nier, un stéréotype ne se nie pas, il se répète. Ne pas chercher non plus à produire un discours de vérité où un « je » tenterait de se prouver différent du stéréotype. Car même si le « je » parvient, provisoirement souvent, à se constituer en exception, il n’a fait que renforcer la règle. Qui se console d’être [le Nègre grand baiseur]? Les répéter donc, ces stéréotypes, puisque toute action discursive qui s’en approche de près ou de loin ne peut éviter le piège. Mais les répéter de telle manière qu’ils seront utilisés et non subis, utilisés à des fins variées, inhabituelles, non prévues, ni par les stéréotypeurs ni par les anti-stéréotypeurs qui s’efforcent, coincés par la syntaxe, de nous convaincre que non, les Arabes ne sont pas tous des… Les répéter à des fins légitimes ou illégitimes au regard du système, mais surtout, les répéter avec virtuosité et maestria, comme si c’était un art de placer un stéréotype dans une conversation comme on place un fou sur un échiquier, pour atteindre un but en particulier que le sujet [stéréotypé] s’est fixé, déployant une stratégie faite de malice, d’autodérision, et d’ironie, c’est-à-dire à la fois de savoir et de distance. Jouer à un jeu que l’on pourrait appeler « le vol de stéréotype »

Rosello, 1994 : 48

Cela implique qu’au lieu d’essayer de réécrire les stéréotypes, il faut se les réapproprier, car leur réappropriation offre une meilleure forme de résistance. En effet, essayer de réécrire un stéréotype revient en quelque sorte à construire un autre stéréotype qui, lui-même, renforce la soi-disant règle. Ainsi, si Laferrière s’opposait au « mythe du Nègre grand baiseur » en disant que « les Nègres ne sont pas de grands baiseurs », il créerait à la fois un nouveau stéréotype selon lequel les hommes noirs ne sont pas des « grands baiseurs » et renforcerait, par la même occasion, l’idée d’une certaine homogénéité des hommes noirs, éliminant ainsi le Divers, le particulier. À ce sujet, Rosello nous rappelle que

[p]lutôt que d’essayer de résister à tous ceux et celles qui manient le stéréotype plus ou moins discrètement, [il faut] trait[er] le mal par le mal et s’amus[er] à jeter de l’huile sur le feu. […] Prendre le risque de répéter le stéréotype tout en connaissant ses propensions à faire tache d’huile, surenchérir sur les possibilités de contamination, c’est s’éloigner de ce modèle de « résistance » qui a l’inconvénient d’imaginer que l’on peut s’opposer à un système du dehors

Rosello, 1994 : 55

En vérité, jeter de l’huile sur le feu amène celui-ci à brûler plus intensément, jusqu’à ce que ceux qui prétendaient (prétendent) le maîtriser n’y parviennent plus. À l’instar du narrateur, plusieurs personnages de Laferrière participent également à la réappropriation des stéréotypes exotiques et fétichistes sur les Noirs et leurs cultures. Eux aussi ont appris à tourner en dérision les stéréotypes et à jouer à l’intérieur du système pour l’exploiter. Et comme le dirait l’un des personnages d’un des romans de Laferrière : « EXPLOITER LES CLICHÉS sur les nègres? C’est une mine à ciel ouvert. Tout le monde a le droit d’aller puiser là-dedans » (1993 : 89). On l’a compris, la reprise et la répétition subversives de ces clichés sur les Nègres leur permettent de ridiculiser ceux qui se livrent par ignorance à la répétition et à la perpétuation du « Nègre selon National Geographic » et, en même temps, d’obtenir ce qu’ils veulent pour eux-mêmes. C’est ce qui transparaît d’ailleurs dans cette scène où le narrateur surprend deux hommes noirs dans une boîte de nuit en train de discuter; l’un déclare que les filles blanches « sont ici pour voir du Nègre » et qu’« il faut donc leur donner du Nègre » (2007 : 132). Et dans la description de la scène sur la piste de danse dont fait mention le narrateur, nous percevons ce qui attire tant les filles blanches : « Corps huilés. Bois d’ébène, 18 carats. Dents d’ivoire. Musique reggae [...] Un couple Nègre/Blanche en train de copuler, presque, sur la piste. Un grand frisson atomique » (2007 : 132). On le voit, ceux qui ont été soumis aux préconstruits ont appris à « voler » ces préconstruits et à les faire fonctionner pour leurs propres intérêts. Sachant que les stéréotypes ne peuvent être éliminés simplement en les combattant directement, les Noirs profitent de ces « Blanches colonisées […] Droguées de Nègre » (2007 : 103), devenues adeptes de leurs idées préconçues sur la culture noire en cette période de « la Grande Passe Nègre » (2007 : 17).

En somme, se réapproprier les préconstruits, et les déconstruire, revient en quelque sorte à confisquer ce qui faisait fonctionner ce vieux système et à l’utiliser pour en rire et le tourner en dérision. Et il n’est pas inutile dans le cas d’espèce d’insister sur le fait que le roman de Laferrière « se donne comme contestataire » (Amossy, 1989 : 42-43).

Par ailleurs, on peut aussi affirmer que le roman de Laferrière remet en question le décalage entre le fameux « rêve américain », symbolisé par la grande blonde, et la réalité des divisions, du racisme nord-américains. En fait, les frontières et les délimitations protégées par les préconstruits sont scrutées dans le récit de Laferrière au travers du regard du Blanc sur le Noir. Comme le montre ce passage où le narrateur dit à sa pseudo-petite amie qu’il veut devenir riche et célèbre en tant qu’écrivain, ce à quoi elle répond : « Donc, tu veux devenir le meilleur écrivain nègre? » (2007 : 97). On le voit bien, le narrateur ne peut échapper à cette catégorisation; même dans ses rêves de succès (succès qu’il obtient effectivement à la fin du roman), il est chaque fois classé comme « écrivain noir » plutôt que comme écrivain tout court. Toutefois, il convient tout de même de souligner que notre interprétation du monde se fait très souvent par le biais des stéréotypes. On le sait, stéréotyper revient à catégoriser, et la catégorisation est à plusieurs égards indispensable à la pensée.

Tout comme le narrateur de Laferrière n’est jamais considéré comme un « écrivain », mais plutôt comme un « écrivain noir », les critiques et les médias parlent rarement de Dany Laferrière sans lui accoler les termes de migrant ou d’étranger. C’est précisément contre ces étiquettes, qui enferment et figent l’Autre, qui construisent l’ossature des mythes culturels dominants qui régissent la société, que se dresse Dany Laferrière. À ce sujet, il explique : « Les gens veulent tellement vous entrer dans différentes catégories […] Dans mes livres, on scrute à la loupe tout ce qui vient d’Haïti, et c’est ça qui est extraordinaire, tandis que le reste… » (Laferrière cité par Chouinard, 1999 : B8). Dans les propos de Laferrière, on remarque d’une part, le refus catégorique de ce dernier d’être figé, d’être catalogué, d’être « assigné à résidence littéraire ». Et, d’autre part, ces mêmes propos sont aussi un avertissement à l’endroit des lecteurs et des critiques, à qui on demande de ne pas se pencher exclusivement ou automatiquement sur les seuls motifs et aspects thématiques d’un roman, mais aussi et surtout de s’attarder sur les aspects poétiques et esthétiques de ce dernier, sur ce qui fait sa littérarité.

En outre, pour ce qui est des « types » qui sont décrits dans le roman de Laferrière, il faut noter qu’ils émanent de l’imaginaire occidental « mâle », aussi bien la Blanche que le Nègre. Comme l’explique d’ailleurs le narrateur : « Du point de vue humain, le Nègre et la Blanche n’existent pas. D’ailleurs, Chester Himes affirme que ces deux-là sont une invention de l’Amérique au même titre que le hamburger et la moutarde sèche » (2007 : 160). Ce passage fait ainsi écho à Frantz Fanon, selon lequel « [l]a civilisation blanche, la culture européenne ont imposé au Noir une déviation existentielle. […] Souvent ce qu’on appelle l’âme noire est une construction du Blanc » (1952 : 14). Et Laferrière, allant dans le même sens, conclut son roman avec un court chapitre intitulé « On ne naît pas Nègre, on le devient » (2007 : 169). De fait, utiliser le critère de la pigmentation de la peau pour distinguer les groupes sociaux (les Noirs ou les Blancs) est tout à fait arbitraire. En effet, pourquoi donner plus d’importance à la pigmentation de la peau qu’à la couleur des cheveux ou des yeux? En outre, à partir de quel moment devient-on noir ou blanc? Aussi paradoxal que cela puisse paraître, aux États-Unis, une goutte de « sang noir » suffit pour qualifier de Noire une personne née d’une relation entre Noir(e) et Blanc(he). Tandis que dans bon nombre de pays africains subsahariens, une goutte de « sang blanc » fait de l’enfant issu d’une relation mixte Blanc(he) et Noir(e), un(e) Blanc(he). D’où la crise identitaire et le mal-être de l’enfant métissé mis en exergue dans l’écriture de certains auteurs francophones métissés, comme Henri Lopes ou Gaël Faye. Dans le roman Petit pays, de Gaël Faye, par exemple, être métissé en Occident suscite généralement des questions, telles que : « De quelle origine es-tu? » (2016 : 14). Et pour le narrateur de Gaël Faye, cette question revient à « montrer patte blanche » (2016 : 14), à être en transit, à « n’habite[r] nulle part » (2016 : 13). De même, être métissé en Afrique n’est pas facile non plus, comme c’est le cas des jumeaux métissés, amis du narrateur Gaby, lui-même métissé, les enfants du village les qualifiant de « petits culs de blancs » (Faye, 2016 : 44) ou encore « ces […] blancs » (Faye, 2016 : 206).

D’emblée, on peut affirmer que les nombreuses références littéraires que Laferrière insère dans son roman et le fait que son narrateur soit lui-même écrivain prouvent que la création d’une oeuvre de fiction revêt une importance capitale dans la stratégie de démantèlement des préconstruits et des stéréotypes. De fait, ces commentaires métafictionnels donnent à voir l’importance du texte, de la textualité et du discours, les outils avec lesquels une grande partie des préconstruits et des mythes existants ont été construits. Ainsi, en devenant finalement un auteur à succès dans le roman, Laferrière, à bien des égards, « highlight[s] his role as a creator taking control of the discourses that seek to constrain him[4] » (Ireland, 2005 : 73). Susan Ireland affirme également que la dimension métafictionnelle de Laferrière « is used primarily to emphasize the constructed nature of stereotyping discourses[5] » (2005 : 68). L’exploitation de l’écriture par Laferrière et ses nombreuses références à d’autres textes tout au long du roman soulignent à quel point le texte et le discours ont servi à créer l’image déshumanisante de l’homme noir. De plus, Ireland note qu’à travers certaines références aux grands auteurs et aux textes classiques, telle que l’allusion à la phrase célèbre de Simone de Beauvoir, « on ne naît pas femme, on le devient », qui devient, dans le roman, « on ne naît pas Nègre, on le devient », Laferrière cherche à « draw attention to the constructed nature of black identity and the possibility of rewriting it[6] » (2005 : 71). Notre connaissance du passé, de l’histoire est, selon Ireland, inévitablement liée à certains narratifs coloniaux. En ressassant ces narratifs sous ses multiples formes, Laferrière parvient à rappeler à ses lecteurs que « these “texts” could have been written differently[7] » (2005 : 71) et qu’il existe « the possibility of creating a new text[8] » (2005 : 72).

Et si Laferrière aborde la question des stéréotypes racistes avec humour, il n’oublie pas pour autant de s’assurer que son message reste clair : « [L]’être humain, même noir (surtout), est fait de chair, de sang, de muscles et de pisse » (2007 : 145). Certes, l’expérience de chacun est différente et chacun est différent, mais le narrateur de Laferrière montre qu’il y a aussi un élément humain qui fait de nous tous des citoyens du Tout-monde : tout le monde a faim et soif, aspire à l’épanouissement, a des rêves plein la tête. C’est ce qui explique l’agacement du narrateur lorsqu’il s’exclame : « [M]erde, j’ai soif, moi aussi, d’une vie décente. J’ai soif. Les Dieux ont soif. Les Femmes ont soif. Ben, pourquoi pas les Nègres? Les Nègres ont soif » (2007 : 166). C’est sur cette expérience de citoyen du monde et de l’humanité que Laferrière souhaite s’attarder, pour lui-même et pour son lecteur. Il explique que « [l]es chemins sont tout tracés pour vous définir, alors que le choc culturel dont on voudrait m’entendre parler, ce n’est pas en quittant Port-au-Prince que je l’ai vécu, c’est en sortant de l’enfance! » (Laferrière cité par Chouinard, 1999 : B8). En clair, Laferrière aborde la question de la race, d’abord en cherchant à la ridiculiser et donc à dissoudre les préconstruits racistes, puis en insistant sur l’expérience humaine. Bien que cette expérience puisse être différente pour chaque individu, Laferrière nous invite (ses lecteurs et lectrices) à considérer chaque être humain comme un compatriote du Tout-monde et non comme un homme noir, blanc, jaune, etc., comme une menace, comme « un meuble », ce dernier n’étant qu’un produit du mythe et de l’imaginaire construit par l’Autre. Et ne perdons pas de vue que l’être humain est une créature fondamentalement sociale. Dès sa naissance, il doit apprendre à interagir avec autrui, à commencer par son cercle familial, et cette interaction avec l’Autre passe très souvent par les préconstruits, en tant que degré zéro de la connaissance de l’Autre.

En somme, conscient de sa différence, le narrateur de Laferrière refuse de se laisser diluer dans la masse, de se faire passer pour une « espèce », pour un « type »; il rappelle plutôt à l’Autre qu’il est un individu social, un sujet à part entière, qui doit être traité comme tel en dehors du collectif. Et face à la rigidité des préconstruits, la démarche de Laferrière a consisté à les nommer, à les retourner dans tous les sens et à les remettre en circulation, dans le but de provoquer des réactions et de susciter le dialogue. En fait, Laferrière montre ainsi la force qu’a la littérature en tant qu’arme capable de déconstruire le préconstruit, d’en jouer, de le faire entrer dans un autre horizon, qui pourrait être celui de la relation avec l’Autre reconnu dans sa singularité. De plus, Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer traite également abondamment du mythe, en particulier des mythes culturels issus de l’esclavage, de l’exploitation coloniale et, plus particulièrement, du mythe de l’homme noir, du Nègre. En effet, le roman de Laferrière apparaît comme une version contemporaine de Peau noire, masques blancs de Frantz Fanon, avec une tournure très comique et ironique. Laferrière traite, exploite et met en branle les nombreux stéréotypes qu’il trouve à Montréal, une société majoritairement blanche à forte ascendance européenne. L’objectif était ici de décrire les nombreuses couches de stéréotypes qui entrent dans le développement de l’identité et les regards qui renforcent ces stéréotypes, et de s’en démarquer. Le narrateur de Laferrière arrache les masques du Noir et du Blanc afin d’exposer les points communs à tous les êtres humains : la chair, le sang, les muscles et la pisse. Laferrière présente une vision de l’identité qui se situe en dehors des classifications raciales, promouvant l’idée d’une identité créolisée qui ne peut être définie selon la race ou l’origine, mais plutôt à travers le prisme de la Relation, de l’ouverture à l’Autre, au Divers, au différent.