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Ce livre de Clémence Jullien, issue de sa thèse doctorale soutenue à l’Université de Nanterre en 2016, propose de documenter la généalogie et les effets de la biomédicalisation de l’accouchement dans un contexte de vulnérabilité sociale et économique dans l’état indien du Rajasthan. L’ouvrage est organisé autour de sept chapitres qui suivent un mouvement spatial du bidonville à l’hôpital et un déplacement chronologique, de la grossesse à la stérilisation en passant par l’accouchement. À partir de son terrain ethnographique mené auprès de femmes musulmanes défavorisées dans les bidonvilles du Rajasthan et dans des hôpitaux publics du nord de l’Inde, elle explore comment les structures politiques et économiques pèsent sur les individus à des échelles distinctes. Son argument est de montrer que le système de santé maternelle peut être utilisé comme un prisme pour scruter la construction des relations de classe sociale et de genre ainsi que les tensions qui en résultent au sein de la famille, dans le village, dans la province, et au coeur du système de soins. L’auteure invite ainsi à ne pas focaliser l’examen sur le moment même de l’accouchement, mais à insérer cet événement dans toute la sphère de la naissance, telle que définie par Brigitte Jordan (1993[1978]), pionnière de l’anthropologie de la naissance.
En s’appuyant sur une ethnographie menée sur trois bidonvilles de la périphérie de la ville où elle a vécu pendant 11 mois et dans un hôpital public, Clémence Jullien s’interroge sur les raisons pour lesquelles leurs habitants sont peu concernés par les politiques et initiatives en cours menées dans le domaine de la santé. Elle s’intéresse aux activités mises en oeuvre par une ONG dont l’objectif principal est d’encourager les femmes à recourir aux services de santé et de garantir leur accès aux structures de soins. À partir des relations construites avec les membres de cette ONG et avec la population, l’auteure se demande comment les populations bénéficiaires perçoivent les hôpitaux publics et, plus largement, les services publics. Avec l’introduction de la gratuité des soins, l’hôpital attire de nombreuses patientes. Pour autant, les règles et les procédures en place ne sont pas toujours clairement expliquées aux usagers et l’heure de la naissance et l’espace de la salle d’accouchement cristallisent les tensions entre soignants et patientes. Au demeurant, en dépit d’une résignation et d’une soumission apparentes, les patientes et leurs familles parviennent à trouver des espaces alternatifs afin de manoeuvrer et d’établir des formes de résistance interstitielle dans les limites et les régulations imposées par le système biomédical. Ainsi, les relations interpersonnelles conflictuelles affectent les choix de lieu de naissance des femmes. Ces relations conditionnent les craintes évoquées d’accoucher dans un hôpital, qui conduisent souvent à son évitement et au choix d’un accouchement à domicile. L’analyse conduite par l’auteure nous permet de comprendre pourquoi certaines femmes acceptent d’aller à l’hôpital pour bénéficier de certains examens médicaux tout en refusant d’y accoucher. Souligner le manque de pouvoir de décision des jeunes épouses indiennes et l’autorité de leurs belles-mères n’est pas nouveau. Il est vrai que pour accoucher à l’hôpital, les jeunes femmes et leurs familles doivent être favorables à l’accouchement institutionnel. Le choix d’un accouchement à l’hôpital dépend également des expériences d’accouchement racontées par des femmes à d’autres femmes et que l’auteure a pu analyser à partir du recueil de leurs discours et grâce à ses observations en milieu de soins. L’ethnographie en salle de naissance montre ainsi comment les médecins, non-musulmans pour la plupart, adoptent une position d’autorité en négligeant ou en se moquant de la douleur des femmes, en feignant le désinvestissement, ou en jouant sur l’annonce du sexe de l’enfant. Ce sont des procédures punitives. Ainsi, ce qui se joue lors de l’accouchement est la mise en actes et en voix des conflits interraciaux entre les parties, qui guident et déterminent la construction des pratiques sociales du personnel hospitalier vis-à-vis des femmes et de leurs familles et vice versa.
Ce livre fournit donc au lecteur une fine analyse des formes sociales et culturelles de la normativité dans le domaine de la santé maternelle et infantile. Le lecteur est amené au coeur des défis que représente la déclinaison locale de l’agenda global de réduction de la mortalité maternelle et infantile en Inde et au centre des débats concernant la gestion des populations et la mise en place des infrastructures de santé et souvent hérités de la période coloniale. En effet, au lendemain de la guerre d’Indépendance indienne, plusieurs articles de la Constitution attribuaient aux États de l’Union indienne le devoir de garantir la santé de leurs populations, au demeurant, l’accès aux soins de santé n’était pas un droit fondamental. La lutte contre la mortalité maternelle et infantile était certes un objectif mentionné dans les deux premiers plans quinquennaux du ministère de la Santé de 1951-1956 et 1956-1961. Néanmoins, contrairement aux efforts engagés dans la mise en oeuvre de programmes de planification familiale et de vaccination, réduire le nombre de femmes mortes durant la grossesse et les 40 jours qui suivent l’accouchement n’était pas une priorité du Gouvernement. Ce n’est qu’après la Conférence internationale sur la population et le développement de 1994 et l’adoption par 179 pays, dont l’Inde, d’une initiative pour améliorer l’état de santé des femmes à l’échelle mondiale que de nombreuses actions ont été menées en ce sens. Depuis des années 2000, dans le cadre des huit Objectifs du Millénaire pour le Développement des Nations Unies, réduire les taux de mortalité maternelle et infantile et renforcer les services de soins dédiés à la santé sexuelle et reproductive a représenté un vrai tournant sur le sous-continent. De nombreuses actions ont été mises en place et ont conduit en effet à améliorer la santé maternelle et infantile dans de nombreux États indiens. Au demeurant, cet ouvrage analyse les modalités de déclinaisons de cet objectif sanitaire en objectif quantitatif, avec des taux, ratios et pourcentages divers, largement promus par le pouvoir politique en place et parfois instrumentalisés à ses fins. Par exemple, il est dit aux femmes de ne pas préférer les garçons aux filles, de ne pas avoir plus d’enfants et d’attendre au moins trois ans entre chaque grossesse. L’ethnographie révèle que si les discriminations liées à la caste ou à la religion sont officiellement discréditées, voire sanctionnées, le recours à des discours sur la modernité ou le développement national permet aux soignants de se distinguer socialement, tout en dénonçant l’incapacité de certaines de leurs patientes à suivre la régulation et les comportements attendus en matière de santé reproductive.
Les questions en lien avec la déshumanisation de la naissance et l’appropriation du corps des femmes par le corps médical dans des milieux de santé surmédicalisés ont été examinées par de nombreux travaux inspirés à la fois des courants féministes et de l’anthropologie médicale critique. Armée de solides apports théoriques, Clémence Jullien propose différents niveaux d’analyse pour explorer comment les choix individuels, les normes et conduites sociales, les régulations locales et les réglementations étatiques sont les déterminants qui façonnent les pratiques de soins de santé reproductive. Son ethnographie permet de montrer ce qui se joue entre des femmes et des hommes de diverses classes, castes et religions lorsqu’ils sont réunis pour interagir, alors qu’en raison de l’extrême hiérarchisation de la société indienne, ils ne sont jamais amenés à le faire. Clémence Jullien interroge le déploiement des actions de promotion de la « santé maternelle sans risques », à partir d’une expérience ethnographique riche, qui rend compte d’un jeu des réflexivités engagées selon des modalités différentes et dans une situation commune, soit l’expérience de la naissance. Cette étude s’appuie sur un effort considérable : analyse théorique des connaissances produites dans le domaine de l’anthropologie de la reproduction et liées à l’histoire indienne de la biomédicalisation de la naissance, immersion profonde dans un terrain difficile qui n’aurait pu se faire sans une grande capacité d’adaptation et de négociation de sa présence sur place. Tout en interrogeant sa généalogie historique et ses sphères sociales et politiques ainsi que ses impacts et effets, cet ouvrage génère des réflexions critiques et constructives pour la mise en oeuvre des politiques de santé de la reproduction. Enfin, cette lecture invite à remettre en question, à des échelles analytiques diverses, le déploiement de catégories, de procédures et d’instruments pour quantifier, classer et évaluer les corps et les conduites et la façon dont les patientes, les familles, les soignants, les soignantes, les cadres de la santé ou décideurs politiques les subissent, s’en saisissent, ou se les réapproprient pour les transformer. En miroir, cette expérience peut conduire autant à révéler ce qui ne fait l’objet ni de question ni de recueil de données, et demeure ainsi non évalué et de fait, invisibilisé.
Parties annexes
Bibliographie
- Jordan, Brigitte, 1993 [1978]. Birth in Four Cultures : A Crosscultural Investigation of Childbirth in Yucatan, Holland, Sweden, and the United States. 4th edition. Prospect Heights, IL : Waveland Press.