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Face à une religion institutionnalisée, aride de sens, la spiritualité est souvent présentée, « dans le vocabulaire commun », comme la digne représentante de l’expérience de contact avec le plus grand que soit (Mossière 2018, 60). Face au travail socio-historique d’autorisation et de légitimation décrit par Asad (1983) comme étant la religion, se poserait le sentiment d’alanguissement de l’individu pour une réalité qui serait à même de le remplir (Simmel 1997 [1911], 11). Cette opposition binaire a été contestée par la sociologue Nancy Ammerman (2013) pour son incapacité à saisir la complexité de la spiritualité. À travers la longue liste de définitions et d’usages du terme « spiritualité » donnée par les Américains qu’elle étudie, Ammerman met en lumière différents agencements de sens – des catégories culturelles – offerts par ces définitions. Outre sa recherche, la diversité des acceptations de la spiritualité et des réalités qu’elle décrit a fait l’objet d’autres réflexions substantielles (Charron 2018 ; Heelas et Woodhead 2005 ; Nérisson 2021). Néanmoins, l’analyse d’Ammerman demeure pertinente, y compris dans un contexte où le terme « spiritualité » n’est pas énoncé.

Derrière le discours dichotomique spirituel/religieux, Ammerman voit s’opérer une dynamique d’exclusion dans laquelle les acteurs érigent des frontières morales entre eux et un autre, jugé porteur de valeurs « spirituelles » antithétiques aux leurs. Or, ce travail politique sur la base d’une opposition entre un soi légitimement religieux et un alter religieusement fallacieux s’observe avec acuité dans le contexte de la conversion au christianisme. Dans cet article, j’examinerai cette dynamique à travers l’étude de cas de réfugiés Népalo-bhoutanais relocalisés en région de la province du Québec, au Canada, et convertis au christianisme. Tout d’abord, nous verrons que les déplacements imposés aux Népalo-bhoutanais démontrent que certaines associations entre religion et origine peuvent produire des dynamiques d’exclusion, particulièrement lorsqu’elles menacent les projets d’identité nationale. L’association entre origines népalo-bhoutanaises et hindouisme explique ainsi en partie leur exil du Bhoutan. Dans les camps de réfugiés au Népal, leur conversion au christianisme a remis, à son tour, en question l’ordre socio-religieux dominant (le brahmanisme), alors qu’au Québec, cette même conversion est plus souvent passée sous silence, voire délégitimée. Je présenterai ensuite l’analyse de Nancy Ammerman de l’opposition « spirituel mais pas religieux » et monterai que cette dynamique manichéenne se repère dans les études de la conversion, ainsi que sur le terrain, au Népal et à Saint-Jérôme. Nous verrons que des frontières morales s’érigent effectivement autour des notions d’authenticité et de légitimité dans la conversion. Je ferai ensuite ressortir les catégories culturelles d’Ammerman dans le discours de mes propres informateurs, Népalo-bhoutanais comme Québécois. Une nuance pourra alors être apportée sur l’éthique spirituelle et la catégorie « religieuse ». Finalement, à partir de cet examen, je proposerai une piste de réflexion sur la nature des frontières morales érigées par les discours sur la conversion.

Du Bhoutan au Québec, en passant par le Népal

En 1990, environ 100 000 personnes sont arrivées au Népal, se déclarant réfugiées du Bhoutan. Ces réfugiés népalo-bhoutanais appartenaient au groupe Lhotshampa qui occupait surtout le sud du Bhoutan. Parlant népali, ceux-ci avaient graduellement colonisé les terres méridionales inexploitées du Bhoutan. La désignation Lhotshampa, « gens du Sud » (Hutt 1997), était utilisée par la monarchie bhoutanaise dans l’objectif de constituer les Bhoutanais d’origine népalaise en un groupe ethnique à part entière (Mathou 2013, 59), alors que la composition du groupe épousait une large portion du spectre ethnique du Népal (Harris 1973, 368 ; Gautam 2013). Cette assignation au groupe des Lhotshampas a, par ailleurs, associé le groupe à l’hindouisme (Hutt 2005, 44), et ce malgré la diversité des pratiques religieuses observées au sein des différents groupes ethniques composant les Népalo-bhoutanais.

La promulgation, en 1989, par le Bhoutan de la politique nationaliste « One Nation, One People » (Gautam 2013) a introduit une série de mesures discriminatoires et ségrégationnistes visant l’établissement d’une identité nationale unique, calquée sur la culture Ngalong[1], tout en marginalisant les marqueurs identitaires népalis (Hutt 2003, 160-192). Ces mesures ont été dénoncées par les Népalo-bhoutanais, mais leurs manifestations ont été rencontrées par des actions répressives violentes de la part du gouvernement (Hutt 1996) qui ont, par la suite, entraîné l’exode de cette population.

Sept camps de réfugiés ont été installés au Népal pour recevoir les Népalo-bhoutanais, entre 1990 et 2007. Situés dans les districts de Jhapa et de Morang au sud-est du Népal, les camps étaient opérés par le United Nations High Commissioner for Refugees (UNHCR), à la requête officielle du gouvernement népalais. La vie dans les camps était, quant à elle, structurée par les programmes offerts par Caritas/Jesuit Refugee Service, mais largement dirigée par les réfugiés eux-mêmes. Néanmoins, l’ordre social est demeuré largement soumis aux normes brahmaniques[2], ce qui n’a toutefois pas empêché les conversions au christianisme. Ainsi, en 2009, la Beldangi Christian Society (du nom du camp où elle est située) regroupait 47 pasteurs provenant d’autant d’églises.

À la suite des échecs répétés des rencontres entre le Népal et le Bhoutan, un programme de relocalisation a été lancé en 2007. À son terme, le Canada a accueilli 6500 Népalo-bhoutanais (UNHCR 2015). En 2008, ce sont quelques 2000 de ces réfugiés qui auraient été relocalisés dans la province francophone du Québec (Halsouet 2013, 36). Parmi eux, 300 ont été dirigés à Saint-Jérôme,[3] une ancienne ville industrielle au nord de Montréal, aujourd’hui largement reconvertie autour de l’économie de services, et dont la population ne comptait que 4,2% d’immigrants, c’est-à-dire 3 170 sur 74 170 personnes en 2016 (Statistique Canada 2017).

Bien que les réfugiés de confession chrétienne aient été minoritaires parmi les premiers arrivants à Saint-Jérôme, les nouvelles vagues d’arrivées comptaient de nombreux chrétiens et de futurs convertis. Le renversement des statuts majoritaire et minoritaire s’est par ailleurs accéléré par le départ des réfugiés appartenant aux castes considérées comme « hautes » (et demeurés fidèles à l’hindouisme). La rétention des Népalo-bhoutanais en région est un défi : lors du recensement de 2016 de la ville de Saint-Jérôme (Statistique Canada 2017), on ne comptait plus que 105 personnes identifiant le népali comme leur langue maternelle dans la capitale régionale des Laurentides. Selon mes propres données concernant les deux congrégations rassemblant les Népalo-bhoutanais de confession chrétienne, 77 d’entre eux sont des convertis. De minoritaires, les chrétiens sont devenus majoritaires parmi les Népalo-bhoutanais de Saint-Jérôme, mais l’association avec l’hindouisme demeure tenace.

Discours spirituels, frontières morales

D’après Nancy Ammerman (2013), une opposition binaire religion/spiritualité ne saurait couvrir adéquatement toutes les nuances de la spiritualité. Elle relève, à cet effet, qu’une majorité d’acteurs sociaux se définissant comme « spirituels » se réclame, par ailleurs, de la religion. Ainsi, la spiritualité ne pourrait pas se comprendre comme une simple alternative à la religion organisée, ou comme « ce que n’est pas la religion ». Pour faire voir la complexité de la spiritualité, Ammerman a développé trois « catégories culturelles » (traduction approximative de cultural packages) en lien avec les discours entretenus autour de la spiritualité.

La première catégorie culturelle développée par Ammerman est la « théiste » (theistic). Celle-ci est liée à la divinité personnelle. Elle concerne Dieu, les rencontres qu’il est possible d’avoir avec celui-ci, ainsi que les pratiques qui visent à se rapprocher de la figure divine. Ce discours est normalement balisé par des symboliques et des termes généraux développés et soutenus par des institutions religieuses historiques.

La catégorie « extra-théiste » (extra-theist) recourt à une transcendance indépendante des expériences et des images théistes fournies par les grandes religions. Dans cette catégorie, la spiritualité se trouve au centre de soi, en connexion avec quelque chose qui dépasse l’individu, que ce soit la communauté ou la nature. Cette catégorie regroupe une large proportion des membres de groupes néopaïens, de personnes non affiliées religieusement, mais aussi des participants à des groupes chrétiens traditionnels, qui ont recours aux images extra-théistes en addition aux référents théistes.

Ces deux catégories partagent, par ailleurs, les grandes lignes du discours éthique, où la spiritualité s’exprime comme l’exercice de la compassion au quotidien, comme une forme de discipline spirituelle. Selon Ammerman (2013, 272), il s’agit de la forme religieuse américaine principale, centrée sur la foi vécue au quotidien dans un désintérêt relatif à l’observation orthodoxe de la doctrine.

La catégorie « religieuse » de la spiritualité, comprise comme une croyance en Dieu et des doctrines à propos de Dieu, est une catégorie contestée : les discours des participants à la recherche d’Ammerman peuvent bien décrire la même chose, ils n’y accordent pas la même signification ni la même valeur. Ainsi, bien que cette catégorie regroupe des éléments largement compris comme mesurant la « religiosité », l’appréciation de ces éléments est divisée. Par exemple, l’appartenance peut être considérée comme une identité positive par un répondant associé à un groupe religieux, ou un symbole d’emprisonnement par un autoritarisme traditionnel par les participants s’en étant détachés. C’est cette idée de spiritualité que ces derniers vont à la fois rejeter et en même temps projeter sur les personnes religieuses. Notons que certaines personnes, autrement identifiées comme religieuses, vont opérer cette même projection sur d’autres personnes considérées comme ayant une religiosité dénuée de spiritualité.

À travers son analyse, Ammerman observe finalement comment le discours dichotomique religion/spiritualité dépasse le simple descriptif pour entrer dans le domaine du politique. Ces discours autour de la spiritualité permettent, en effet, aux participants d’ériger des frontières morales, de créer des statuts comparatifs basés sur des qualités jugées comme vertueuses (Ibid., 275). Ainsi, on ne définit pas forcément comment nous sommes spirituels, mais bien comment nous ne sommes pas religieux. Dans ce rejet de la religion, qui se distingue toutefois de la religion pratiquée par la personne associée à la religion, se trace une frontière morale entre soi et un autre qui défie notre compréhension et appréciation du spirituel, et pour certains religieux, de ce qu’est la religion aussi. En se convertissant au christianisme, mes informateurs traversent ainsi du mauvais côté de la frontière morale aux yeux de leurs compatriotes hindous et de certains agents chargés de leur accueil, simultanément. Si les contextes historiques qui expliquent les origines du jugement des uns et des autres divergent, les qualités morales attribuées à la religion des convertis offrent néanmoins d’intrigantes similitudes.

Discours sur la conversion

À l’image de la spiritualité, la conversion fait l’objet d’un discours dichotomique. Cette opposition concerne un avant et un après le changement d’appartenance religieuse, qui constituerait deux mondes en rupture. Que la conversion mène à la seconde naissance de l’âme de William James en 1902, que la conception du changement de religion ne puisse être complet sans un abandon total des anciennes croyances et pratiques du converti tel que postulé par Nock en 1933 (Rambo et Farhadian 2014, 5), ou que les bases théologiques sous-tendant les conversions doivent être prises au sérieux, comme le défendent Bialecki, Haynes et Robbins (2008), les champions d’une conversion comme vecteur d’une rupture ou d’une autre ne manquent pas.

Toutefois, à l’instar de l’opposition binaire spirituel/religieux, ce schéma dichotomique évacue une part importante de la complexité de la conversion. Effectivement, celle-ci apparaît davantage comme un moment particulier dans un changement progressif (Rambo 1999) et qui devrait plutôt s’envisager comme un processus laissant voir de traces de continuités et de discontinuités (Rambo et Farhadian 2014). Ce discours dichotomique épouse non seulement les contours d’une certaine interprétation de la conversion paulinienne (Fricke 2008 ; Gignac 2013 pour problématiser le recours à Paul comme figure de conversion), mais il agit aussi comme une remise en question de l’authenticité de la conversion. Sans rupture pleine et entière, comment pourrait-on avoir vraiment changé de religion ?

Ce scepticisme sur l’authenticité de la conversion se dédouble en contexte migratoire d’un discours porteur d’un soupçon d’opportunisme spirituel. Les convertis seraient ainsi davantage motivés par les bénéfices à tirer d’une adhésion à la religion des groupes et des congrégations ayant le plus contribué à leur installation (Tapp 1989 ;Winland 1994). Volontairement ou non, ces suspicions reprennent les accusations portées envers les chrétiens par certains hindous (Karlsson 2002 ; Shah 1993). Motivées par un opportunisme matériel, les conversions ne seraient pas proprement religieuses ou spirituelles (Roberts 2016, 7), mais elles seraient des réponses stratégiques à des conditions sociales et économiques désavantageuses (Sharma 2014, 436). Ces discours remettent donc la légitimité et l’authenticité de ces conversions en question, rejetant ainsi une conversion qui ne serait pas spirituelle, mais opportuniste.

De la vache à l’agneau : conversion chrétienne au Népal

L’association entre les réfugiés népalo-bhoutanais et l’hindouisme est répandue dans la littérature (Pattanaik 1998 ;Rizal 2004 ;Evans 2010). L’association du Népal avec cette religion est encore tenace. Le code légal national de 1854, le Muluki Ain[4], en avait fait le seul pays hindou du monde. Cette caractéristique a été reprise par la suite par les constitutions de 1959 et 1990. Bien que la constitution de 2015 affirme le statut séculier de l’État, la conversion au christianisme s’accompagne encore de soupçons, de menaces et de stigmates au Népal. Le rapport entre christianisme et l’État népalais demeure conflictuel, alors que la conversion fait périodiquement l’objet de répression. Remarquons qu’encore aujourd’hui, le prosélytisme est passible d’emprisonnement et d’amende.

Le christianisme est largement minoritaire au Népal. Les statistiques népalaises, particulièrement en ce qui a trait aux chrétiens, ne sont pas très fiables. Pour contrer cet état de fait, Ian Gibson, propose d’adopter l’estimation conservatrice de la National Churches Fellowship of Nepal (2017) qui dénombre entre 700 000 et 1 million de chrétiens, soit de 2,5% à 3,7% de la population totale. La démographie des chrétiens est fortement marquée par les basses castes et les groupes ethniques « superficiellement » hindouisés ou bouddhisés[5]. Ce portrait se vérifie également à Saint-Jérôme. Les 77 chrétiens recensés durant mes recherches se répartissent ainsi en six jatis.[6] Parmi celles-ci, Darji, Biswa et Kami[7] sont des dalits (intouchables), alors que Tamang et Rai sont des janajatis (tribaux). La seule Chhetri (haute caste, équivalent népalais des khsatriya en Inde) est devenue chrétienne à la suite de son mariage à un Biswa.

L’hindouisme a été décrite comme une mise en ordre du monde, de la place de l’humain en son sein et entre eux. C’est une religion dans laquelle un individu ne peut que naître. Quitter ses rangs relègue non seulement au rang des impurs, mais cela porte aussi atteinte au corps social hindou, qui souffre ainsi d’une perte numérique par la conversion de ses membres à une autre religion. Il s’agit d’une sortie d’un univers social ayant un important coût social, qui affecte profondément la perception que les autres ont de soi. La conversion au christianisme place donc effectivement un individu en marge de son ancienne communauté (Bouillier 1997 ; Caplan 1980, 218). Un de mes informateurs à Saint-Jérôme confirmait : « Quand tu deviens chrétien, tu es mort pour eux [les Bahun-Chhetri] ». Entre Dalit et chrétiens, il n’y aurait donc « pas de différence, tu ne comptes pas, de toute façon ».[8]

Outre la rupture des chaînes de commensalité entraînée par la conversion, les convertis, nous l’avons vu, font l’objet de soupçons récurrents. Les prosélytes, qu’ils soient des missionnaires occidentaux, des népalophones du Darjeeling voisin, ou des Népalis eux-mêmes, sont soupçonnés de prêcher aux pauvres et aux plus vulnérables, ce qui interroge en retour l’authenticité des conversions. Ainsi, quand les changements d’affiliation religieuse ne sont pas perçus comme le fruit de coercition, les convertis eux-mêmes sont soupçonnés de n’être motivés que par les seuls bénéfices associés à une affiliation chrétienne, tels que l’accès à l’éducation et aux soins de santé (Karlsson 2002 ; Shah 1993). L’opportunisme présumé de la conversion s’inscrit donc en faux avec le « fort sentiment communautaire » prévalant au sein de l’hindouisme, qui associe donc la conversion à un « geste individualiste perturbateur, et ce, dans une société traditionnelle où la situation de la personne et sa place dans le tissu social sont prises au sérieux » (Sharma 2014, 433).

À l’instar des discours affirmant le « spirituel mais pas religieux », les discours entourant la conversion au christianisme érigent des frontières morales entre convertis et hindous, qui se traduisent par des pratiques réelles d’exclusion. Plusieurs de mes informateurs avaient été avertis de ne pas lire la Bible avant leur conversion, sous prétexte que celle-ci les rendrait fous. Dipesh, le père de deux jeunes garçons d’âge préscolaire, relocalisé à Saint-Jérôme depuis 2011, lisait donc sa Bible en cachette, de peur de se faire rabrouer ou pire, de subir le sort de son frère. Devenu chrétien dans les camps, celui-ci a été mis à la porte de la maison familiale, sa conversion ayant soulevé le courroux du grand-père.

Discourir sur la conversion, réactualiser les mythes fondateurs

Le christianisme de mes répondants est également soumis à différents soupçons dans le contexte de leur relocalisation québécoise, soupçons souvent similaires à ceux subis au Népal. L’installation des réfugiés Népalo-bhoutanais a été facilitée par un centre reconnu par le gouvernement du Québec et ayant comme mission « la régionalisation de l’immigration, la sensibilisation à la lutte contre la discrimination raciale, l’accueil, l’installation et l’intégration des nouveaux arrivants » (Halsouet 2015, 42). Si les agents du centre conçoivent la religion comme un repère important dans un parcours migratoire, la conversion au christianisme de réfugiés volontiers considérés comme hindous, soulève davantage de questions.

Les agents du centre d’accueil, proches de leurs traducteurs réfugiés de « hautes » castes, relaient une perspective similaire à celle des détracteurs du christianisme au Népal, en essentialisant la tradition hindouiste. Ainsi, dans le cadre d’une formation donnée aux futurs bénévoles du centre, l’animatrice parlait de « l’équanimité » comme d’une valeur devant former le tronc commun des valeurs québécoises. Or, cette « égalité d’humeur » était alors présentée comme un trait typique de l’hindouisme et du bouddhisme. Selon l’animatrice, les Népalo-bhoutanais en étaient un bon exemple : « chez les Bhoutanais, même quand ils sont choqués, ils sont heureux, ça ne paraît pas. Et ce n’est pas juste à l’extérieur, c’est à l’intérieur aussi » (Notes de terrain, 10 septembre 2015). Et pour marquer le point, l’intervenante faisait de cette « équanimité » une sorte de condition d’être, un trait génétique, en illustrant son propos d’une anecdote rapportant l’attitude passive des bébés népalo-bhoutanais accompagnant leur mère dans diverses activités.

Conséquence de leur essentialisation de l’hindouisme, les agents présentent le christianisme comme une religion extérieure, étrangère aux Népalo-bhoutanais. Reprenant à son insu des critiques lancées dans les camps de réfugiés, la direction du centre avançait que les Népalo-bhoutanais avaient « réussi à maintenir l’harmonie dans les camps », jusqu’à ce que les chrétiens, en s’imposant, troublent l’ordre social. Elle rapportait alors des histoires de conversions forcées qui se seraient déroulées depuis la relocalisation des Népalo-bhoutanais. Les chrétiens étaient ensuite accusés de proxénétisme, dans un lapsus freudien révélateur de l’attitude des acteurs de l’intégration face au prosélytisme. La direction rapportait également des plaintes voulant que des Népalo-bhoutanais se faisaient visiter par leurs compatriotes chrétiens, qui les menaçaient : s’ils ne se convertissaient pas, ils attraperaient toutes sortes de maladies. Si la directrice reconnaissait l’importance de la spiritualité pour les repères qu’elle offre, les évangéliques demeuraient suspects à ses yeux. Elle avait l’impression « qu’il y a un désir d’argent ou de statistiques qui ne cadrent plus avec la spiritualité. La religion ne peut pas régler la vie ou s’imposer de force », me disait-elle (Notes de terrain, 16 juin 2014).

La conversion au christianisme interpelle le narratif selon lequel les Népalo-bhoutanais sont porteurs d’un hindouisme exotique, authentique puisque inné, alors que le discours sur la conversion la fait apparaître comme une forme de prédation externe. Force est de constater que ce discours réactualise, par ailleurs, les mythes fondateurs de certains agents du centre. Le mythe de la Grande noirceur tel que présenté par Meunier (2016), de laquelle s’est extirpé le Québec lors d’une Révolution tranquille ayant triomphé du joug d’un catholicisme oppressif et de figures d’autorité religieuses corrompues, est largement partagé par les agents du centre. Pour plusieurs d’entre eux, se retirer de l’influence religieuse représente une victoire morale du féminisme sur un catholicisme patriarcal (Mossière 2018). Ainsi, le discours des agents du centre opère le même travail de frontières que le discours « spirituel mais pas religieux », où la spiritualité acceptée est une vertu silencieuse, sinon passive. La conversion des Népalo-bhoutanais est rejetée non seulement parce qu’elle ne semble pas authentique, mais aussi parce qu’elle apparaît comme autoritaire, voire hypocrite, aux yeux des agents du centre.

Néanmoins, le coût social associé à la conversion force à remettre en question les accusations d’opportunisme, même si la conversion a bel et bien déjà été analysée comme un choix rationnel pour un mode de vie plus moderne (Comaroff 1985 ; Karlsson 2002). À ce titre, il est possible d’examiner la conversion comme un choix éthique et moral (Winland 1994), qui s’informe du passé culturel, de l’environnement immédiat et qui s’infuse des projets d’avenir des réfugiés. Ce type de choix, exigeant socialement, mais qui permet un agir individuel en phase avec ses propres aspirations éthiques et morales, peut d’ailleurs s’observer à travers les discours de certains de mes informateurs. Ils décrivent leur religion sous les mêmes atours vertueux que le feraient les répondants d’Ammerman à propos de la spiritualité, faisant voir dans leurs discours et leurs pratiques la primauté morale de leur conception.

Devenir chrétien : des catégories culturelles de la conversion

Pour bien comprendre les similitudes du travail de frontière qu’opèrent les convertis au christianisme népalo-bhoutanais avec celui des tenants d’un discours « spirituel mais pas religieux », un retour vers le Népal s’avère nécessaire. Le christianisme népalais a été caractérisé comme étant soit charismatique, soit pentecôtiste, en ce que la plupart des églises « pratiquent la guérison et l’exorcisme, et qu’elles ont un style d’adoration émotionne » (Gibson 2017, 103). Les pratiques et les discours recueillis durant ma recherche vont également dans ce sens. Ceci dit, il est également possible de distinguer certains éléments relevant des catégories culturelles élaborées par Ammerman chez mes informateurs.

Ainsi, Dan Bahadur offre un exemple concret de figure théiste. Converti une fois relocalisé au Québec, c’est un homme très pieux. Alors qu’il officiait en tant que dhami[9] au Népal, son travail d’intercesseur rituel se complique quelques mois après son arrivé à Saint-Jérôme. Ses possessions deviennent hors de contrôle et il se tourne alors vers les chrétiens, qui le guérissent. Désormais, les divinités avec lesquelles il interagissait lui apparaissent comme des entités démoniaques, introduisant un doute sur sa perception du rôle de dhami. Depuis, il s’adonne à la prière tous les matins. Il prie 45 minutes pour ensuite lire la Bible pendant une dizaine de minutes. Il reprend brièvement son étude biblique le soir et lorsqu’il se couche, il dit s’imaginer Jésus à côté de lui. Parfois, il expérimente alors un flash de lumière de Dieu le père. Ainsi, à l’instar des théistes d’Ammerman, ses pratiques puisent à même les pratiques et symboles chrétiens, afin de renforcer son contact avec Jésus, duquel il se sent accompagné au quotidien.

D’un autre côté, Sonam nous présente une variante de la figure extra-théiste, dans le sens où son lien à la transcendance semble relativiser la division christianisme-paganisme. Membre actif de sa congrégation, au sein de laquelle il prêche régulièrement, sa ferveur est contagieuse. Converti avec sa famille au Népal, il affirme que les hindous cherchent alors des problèmes aux chrétiens, et les accusent de suivre une « religion qui venait de l’extérieur ». Sa famille et lui se font demander : « Pourquoi ta famille amène-t-elle ça ici, dans les camps de Beldangi ? ». S’il enseigne aujourd’hui la parole de Dieu et démontre ainsi une bonne maîtrise des discours de la catégorie « théiste », son rapport à la guérison laisse voir que Sonam n’est pas étranger aux discours extra-théistes. Parlant des dhamis, il dit :

Je crois en eux parce qu’ils ont du pouvoir, qui leur vient des esprits. Mais pas de bons esprits [plutôt] comme des bhuts [fantômes]. Quand quelqu’un est malade, ils vont parler aux esprits, ils vont dire : « je te donne une chèvre, je te donne un poulet » et l’esprit va partir […]. Des fois, ils [les dhamis] peuvent se battre entre eux. Ils s’attaquent par magie. Une fois, mon grand-père est tombé gravement malade après qu’un autre dhami l’ait attaqué.

Sonam favorise néanmoins Jésus qui a, selon lui, le même pouvoir que les dhamis : « Dans la Bible, Jésus en a chassé [des esprits]. Les démons lui demandaient pourquoi il était venu. Ils avaient peur de lui ».

Ainsi, Sonam, comme Dan Bahadur, et comme la majorité des chrétiens népalo-bhoutanais, partagent donc une image théiste de Jésus comme un thérapeute divin. À l’instar de l’analyse d’Ammerman, il est donc possible d’observer une certaine communauté de discours entre théistes et extra-théistes, bien que dans cette étude de cas, celle-ci se fasse ici autour de la question de la guérison. L’analyse d’Ammerman montre, par ailleurs, que ce partage de pensée se situait autour du discours éthique. Mes répondants nous permettront toutefois d’observer un déplacement du discours éthique. Plutôt que de former un socle commun aux figures théistes et extra-théistes, ce discours apparaît ici au sein de la catégorie religieuse, et semble ériger une frontière entre l’appartenance au christianisme et l’hindouisme.

Appartenance et éthique : les frontières morales chrétiennes

Selon Ian Gibson (2015), la recherche d’une guérison spirituelle est au coeur des conversions népalaises, notamment celles se déroulant dans la ville de Bhaktapur. Cette guérison opère à travers l’appartenance à une église, qui offre une alternative à un sentiment de perte de solidarité induit par les bouleversements économiques et sociaux népalais. Dans le contexte d’une société de castes, cette appartenance est également l’occasion de participer à un modèle de relations sociales plus égalitaires. Incidemment, il s’agit d’un des thèmes majeurs de la conversion népalaise identifiés par Aadesh, l’un de mes répondant qui faisait également la traduction simultanée français-népali des cultes auxquels j’ai assisté. Pour lui, ce sont la solitude et l’isolement qui expliquent la surreprésentation dalit chez les chrétiens. Ces sentiments sont doublement battus en brèche par la conversion. Sur ce thème, le discours d’appartenance croise les images théistes. Ainsi, en plus de la nouvelle communauté de croyants, la conversion opère également un approfondissement et une personnalisation des relations avec le divin. Ruth, la leader des chrétiens de Saint-Jérôme faisait la synthèse de sa situation préconversion : « C’était une période difficile, le décès [de mon] garçon, Pradhal [mon mari] qui boit, puis qui est malade, ma belle-mère malade, la femme du frère de Pradhal qui meurt. Mais avec Jésus, j’ai confiance. C’est mon réconfort ».

L’appartenance au christianisme s’accompagne toutefois d’un autre discours, où la guérison procurée par la conversion s’articule avec une réorganisation morale et éthique de la vie du converti. Pour de nombreux informateurs, la vie chrétienne est une vie rangée, admirable. Ainsi, malgré les interdits familiaux, Dipesh était attiré par les chrétiens. Le jeune homme dit qu’il éprouvait beaucoup d’admiration pour les chrétiens dans les camps. Il observait qu’ils étaient « toujours heureux, en santé, intelligents et gentils ». Et à bien des égards, leur éthique égalitaire, si attirante en contexte hindou, faisait également écho à ses propres réflexions sur les incohérences du système de caste. Pour Arjun, initialement peu attiré par les chrétiens, ceux-ci étaient néanmoins facilement repérables : « Ils parlent doucement, ils sont gentils ;alors que les autres, non. Ils ne démontrent pas de politesse et boivent de l’alcool » (14 juillet 2014). Un secrétaire de Beldangi, un pasteur du nom Bikram Barailli, présentait également sa conversion comme la fin d’une période de vie marquée par l’alcool et la drogue. Sa nouvelle éthique et sa moralité se transposaient dans l’action collective des congrégations du camp. Par l’entremise de la Beldangi Christian Society, les chrétiens participaient à différentes activités caritatives. Collecte de sang, don de poubelles, dons de lampes solaires, implication auprès de l’Association of Medical Doctors of Asia (AMDA), ces différentes activités caritatives auraient aux dires du président de l’association, contribuées partiellement à un changement de la perception des chrétiens par le reste des réfugiés.

Le discours de mes informateurs fait souvent apparaître un moment clé dans leur conversion, un pivot (fulcrum) ou un point de bascule (Riley 2004, 6). Telle une charnière, ce point de bascule permet de franchir le seuil de sa conversion dans un mouvement de va-et-vient entre les appartenances passées et celles à fonder, les anciennes identités et celles qui sont à construire (Beaucage et Meintel 2007 ; Mossière 2010). Les parcours de conversion de mes informateurs sont marqués par des valses-hésitations, des moments de rapprochement et de prises de distance vis-à-vis du christianisme. Dans ce processus, la vie chrétienne se dévoile à eux et s’apprécie comme une vie ordonnée et morale. L’appartenance religieuse s’associe alors chez eux à un discours éthique. Et c’est, par ailleurs, autour du comportement éthique des chrétiens que s’érigeront les frontières morales entre chrétiens et non-chrétiens.

Manier sa religion comme une vertu : renverser les stigmates

Se promener dans les camps par un jour de service religieux, c’est se faire bombarder d’échos de chants et de sermons projetés avec force par des systèmes de son dont la puissance semble davantage destinée aux environs qu’à la congrégation. Selon une informatrice, la présence accrue des chrétiens « change les relations sociales » dans les camps. Ainsi, une certaine intransigeance de la part des chrétiens est pointée du doigt :

Ces gens, ils ne sont pas nés chrétiens, ils sont des convertis. Ils viennent donc vers nous et ils disent ‘votre religion est comme ci et comme ça’. L’hindouisme a ses défauts. Le bouddhisme a ses défauts. Mais ils ne voient pas les défauts dans le christianisme.

Notes de terrain, 28 juin 2016

La jeune femme hindoue ayant prononcé ces paroles a été scolarisée en Inde. Au moment de notre rencontre, alors qu’elle m’avait été assignée comme guide dans le camp de Beldangi, Nisha était en attente d’être relocalisée en Australie. Elle me disait se sentir agressée par les jugements unilatéraux des chrétiens. Après m’avoir initialement confié avoir des amis chrétiens, son discours s’était toutefois nuancé. Ces « amis » n’étaient pas si nombreux me disait-elle, puisque « lorsque les gens se convertissent, ils passent davantage de temps à l’église, ils ont moins de temps à passer avec nous ». Et quand les convertis demeuraient auprès des non-chrétiens, « ils se mettent à critiquer tout ce que nous faisons ». Alors qu’ils faisaient historiquement l’objet de critiques pour une conversion jugée illégitime, il semble que les chrétiens aient inversé les rôles et critiquent désormais, à leur tour, allègrement les pratiques religieuses des autres, érigeant une frontière entre leur agir éthique et moral.[10]

Ces pratiques d’exclusion peuvent également se voir dans le réaménagement des pratiques de commensalité opéré par les chrétiens. Alors que la littérature fait de l’impureté rituelle des chrétiens le motif de leur exclusion des repas par les hindous, un informateur m’expliquait que si la conversion perturbait effectivement la commensalité, c’est parce que les chrétiens refusaient désormais de manger avec les hindous lors des rassemblements rituels. Les convertis des camps m’expliquaient effectivement que si une personne convertie peut manger la nourriture quotidienne des membres de sa famille non convertis, elle ne participe plus aux mêmes rituels. Ce faisant, le converti ne participe plus aux pujas, et ne mange donc plus ce qu’on y offre. La discrimination vécue par le passé est renvoyée aux non-chrétiens, sur la base de leur non-appartenance. Deux convertis interviewés confirmaient refuser de manger la nourriture offerte aux dieux. Les amis hindous de Suraj, l’un de mes informateurs chrétiens au Népal, s’offusquaient grandement de ce refus : « Nous, si tu nous donnes de la nourriture, nous allons la prendre. Mais toi, tu ne prends jamais de nous » (Notes de terrain, 16 juin 2016). L’impression généralisée était que les chrétiens agissaient désormais de la même manière que les Bahuns (équivalent népalais de Brahman) d’autrefois. Un informateur bouddhiste résumait en disant que les chrétiens pensaient également en termes de « haut » et de « bas », et qu’« ils se pensent meilleurs que les autres ». L’impureté rituelle qui était assignée de façon discriminatoire aux chrétiens semble avoir été renversée par ces derniers. En refusant la nourriture offerte à de faux dieux, en accord avec une interprétation rigoriste du christianisme, les convertis érigent à leur tour une frontière morale entre eux et les non-chrétiens.

Conclusion : travail de frontières et conception de soi collectif

Dans cet article, j’ai démontré que les discours entourant la conversion faisaient écho aux discours entretenus sur la spiritualité, et partageaient des dynamiques similaires au travail de frontières morales s’exprimant dans l’expression « spirituel mais pas religieux ». J’ai montré que les exclusions entraînées par ces frontières se faisaient au Québec en réactivant certains mythes fondateurs entretenus par différents agents locaux. Ainsi, les discours de ces intervenants à propos de la conversion au christianisme des Népalo-bhoutanais expriment le rejet d’une conception particulière et négative de la religion. À ce titre, la dynamique épouse une nouvelle fois les discours et les catégories développées par Nancy Ammerman. En contexte népalais, et entre convertis et non-chrétiens, les discours et catégories recueillis offrent toutefois une légère nuance quant aux travaux d’Ammerman. Ainsi, le travail de frontière semble davantage se faire le long d’un discours et de pratiques éthiques et morales associées à l’appartenance à un groupe religieux. Devenir chrétien s’articule avec l’intégration d’un groupe d’autres convertis, avec qui une mise en ordre de sa vie personnelle est possible. En retour, ceci semble permettre un regard critique, voire l’expression d’un jugement, envers les non-chrétiens, dans un renversement des stigmates de caste.

Bien que les groupes religieux puissent agir en tant que repère symbolique, fournir aux migrants une réponse à l’anomie ressentie à la suite de l’expérience migratoire (Aubrée 2003, 80), offrir un support moral et financier substantiel (Mossière et Meintel 2010), favoriser les relations interethniques (Mossière 2007 ; Ruiz 2014) et l’implication civile des migrants (Dougherty et Huyser 2008, 25 ; Levitt 2007 ; Mossière 2006 ), l’appartenance religieuse de mes informateurs a suscité, et continue de susciter, des discours de méfiance et des pratiques d’exclusion, parfois à l’initiative des chrétiens eux-mêmes. Cet article aura permis de montrer que l’appartenance religieuse d’un groupe minoritaire spécifique pouvait poser un défi particulier à différents projets politiques nationaux (le Bhoutan du One Nation, One People, le Népal du Muluki Ain, le Québec de la Révolution tranquille) qui se présentent comme éloignés de cette religion. D’autre part, la conversion au christianisme semble participer à la création d’une nouvelle collectivité morale et éthique pour ceux qui se réclament de cette religion. Il serait donc possible que le travail de frontières et ses effets politiques expriment une définition de soi qui n’est plus seulement personnelle, mais collective. En discourant sur la conversion, les acteurs identifiés dans cet article semblent vouloir nous ramener vers la définition durkheimienne de la religion, et définir ainsi un groupe et un agir social, plutôt qu’une spiritualité individuelle.