Corps de l’article

1. Introduction

La capacité d'analyser une langue et de comprendre sa structure, connue sous le nom de la conscience métalinguistique, est un facteur important pour le développement de compétences linguistiques de haut niveau telles que la lecture et l'écriture (p. ex., Gombert et coll., 1994). La conscience morphologique (CM), une composante de la conscience métalinguistique, est définie comme la reconnaissance et la manipulation consciente des structures morphologiques (p. ex., Apel, 2014; Carlisle, 1995; Gombert, 1990).

Cependant, certains auteurs (p. ex., Apel, 2014; Deacon, Parrila et Kirby, 2008) ont noté que les nombreuses épreuves servant à mesurer la CM mélangent différents aspects qui, chacun, sont susceptibles d’amener une source de variation particulière au sein de sa mesure. Ces aspects, appelés dimensions, qui sont internes aux épreuves, recouvrent le type d’unités à traiter, la nature des opérations à réussir, ou encore le type de contrôle (implicites ou explicites) à exercer sur le matériel expérimental (p. ex., Casalis et coll., 2003 ; Deacon, Parrila et Kirby, 2008; Berthiaume, Besse et Daigle, 2010, Bourdages et Foucambert, 2018).

L’objectif de cet article est d’analyser les dimensions sous-jacentes de la CM dans une population d’apprenants de français langue seconde (L2) avec une exposition limitée au français et les comparer à ce que l’on peut observer avec des locuteurs natifs du français. Les résultats nous permettront de formuler des pistes de réflexion didactique pour travailler la conscience morphologique dans l’enseignement du français L2

1.1 Développement de la conscience morphologique

L'une des premières études du développement de la CM a été menée par Berko (1958), qui a évalué la production de formes flexionnelles et dérivationnelles[1] sur la base de pseudo-mots. Berko (1958) a montré que, dès l’âge de quatre ans, les enfants sont capables d'appliquer des règles de formation morphologique flexionnelle implicite; des résultats similaires ont également été rapportés dans une population francophone (Colé, Royer, Leuwers et Casalis, 2004). L’acquisition des morphèmes flexionnels et dérivationnels diffère sur un certain nombre d’aspects. Alors que les flexions sont maîtrisées assez tôt, souvent dans les premières années de l’école primaire (Berko, 1958; Roy et Labelle, 2007), soit avant même l’apprentissage formel de la lecture, la forme écrite des flexions présente des spécificités qui font perdurer cette maitrise (Maynard, Brissaud et Armand, 2018). La morphologie dérivationnelle commence, elle aussi, à se développer très tôt (création des premiers néologismes dès 18 mois, Fejzo, Desrochers et Deacon, 2018), mais continue à se développer bien au-delà de cette période, étant donné que l’exposition à l’écrit en favorise la maitrise (Roy et Labelle, 2007).

La morphologie flexionnelle, qui englobe les marques casuelles de nombre, de genre, de temps et de personne, correspond à une classe fermée et limitée de suffixes grammaticaux très fréquents. La morphologie dérivationnelle, quant à elle, qui comprend des préfixes, des suffixes et des mots composés, est une classe ouverte qui englobe de nombreux affixes lexicaux (Apothéloz, 2002).

Les connaissances morphologiques se développent en parallèle avec la maturité cognitive générale (Karmiloff-Smith, 1986). Les connaissances intuitives, passives deviennent peu à peu analysées en structures explicites (Casalis et Louis-Alexandre, 2000 ; Duncan, Casalis, et Colé, 2009). Pour Carlisle (1995), le passage d’une conscience morphologique implicite (représentée par des tâches de jugement) à explicite (que mesurent les tâches de production) se produit au cours de la première année de scolarité, une hypothèse vérifiée par exemple avec des échantillons d’élèves francophones (Duncan et coll., 2009) et hellénophones (Diamanti et coll., 2018).

1.2 Relations entre la conscience morphologique et les habiletés langagières

Les recherches sur la CM en langue maternelle (L1) ont régulièrement mis en évidence son caractère prédictif des performances en lecture (p. ex. Casalis et Louis-Alexandre, 2000; Kieffer et coll., 2016; Levesque et coll., 2018; Oliveira et coll., 2020), en orthographe (p. ex. Appel et coll., 2012; Deacon, Kirby et Bell-Casselman, 2009; Fejzo, 2015; Kemp, 2006) et en écriture (p. ex., Green et coll., 2003). En L2 également, plusieurs études ont montré que la CM influence les performances en lecture (p. ex., Jeon, 2011) et en orthographe (p. ex., Llombart-Huesca, 2017). Par ailleurs, la CM permet également aux élèves d’accroitre leur vocabulaire, que ce soit en L1 ou en L2 (p. ex., Lam et Chen, 2018; McBride-Chang et coll., 2005). Chez les personnes bilingues, on observe également des effets translangagiers de la CM en L1 et en L2 sur les performances en lecture en L1 et en L2 (p. ex., Bae et Joshi, 2017; Deacon, Wade-Woolley et Kirby, 2007; Lam et Chen, 2018; Tong et coll., 2018). Qui plus est, plusieurs études ont évalué l’efficacité des interventions et de l’enseignement ciblés sur la CM en L1 (p. ex. Bowers, Kirby et Deacon, 2010) et en L2 (p. ex. Lyster, Quiroga et Ballinger, 2013), montrant par là le potentiel qu’ont les entrainements de la CM pour faire progresser les élèves sur le plan de la lecture et de l’écriture.

1.3 Regard sur la mesure de la conscience morphologique

Il existe une littérature abondante sur la CM tant du point de vue développemental que sur les effets de la CM sur les habiletés à l’écrit. Cependant, peu importe la focale adoptée, les manières de mesurer le construit varient beaucoup. Plusieurs auteurs ont relevé les dimensions, ou facteurs de variation, à l’oeuvre dans la mesure de la CM sous un angle théorique (cf. Apel, Diehm et Apel, 2013; Apel, 2014; Berthiaume et coll., 2018; Deacon, Parrila et Kirby, 2008; Casalis et coll., 2003). Cette littérature à visée méthodologique révèle que des tâches mesurant la CM mettent notamment en oeuvre à la fois des unités (de type flexionnel ou dérivationnel; vrais mots ou pseudo-mots), des opérations (production de dérivés, repérage d’unités de même famille morphologique substitution/suppression/déplacement/ajout de morphèmes, jugement de grammaticalité) et des types de contrôle (implicites ou explicites) divers (p. ex., Casalis et coll., 2003; Deacon, Parrila et Kirby, 2008; Berthiaume, Besse et Daigle, 2010; Bourdages et Foucambert, 2018). Les tâches peuvent également être présentées à l’oral ou à l’écrit.

Cette multiplicité des épreuves et des modalités expérimentales amène à se questionner sur ce qu’on appelle la dimensionnalité de la CM. L’hypothèse de l’unidimensionnalité de la CM reviendrait à considérer la CM comme un objet cognitif uniforme qui peut s’observer et se mesurer quels que soient l’angle pris par le chercheur et les épreuves utilisées. L’alternative est de considérer que nous sommes confrontés à un construit susceptible d’être décomposé en sous-parties distinctes qui peuvent aboutir à des mesures différentes en fonction des habiletés cognitives et linguistiques variables des sujets. Pour comprendre un phénomène complexe comme peut l’être la CM, il nous semble important de trouver le meilleur modèle qui représente le mieux la variabilité portée par les individus et, surtout, par des groupes d’individus ayant des caractéristiques différentes.

De ce fait, de plus en plus d’études s’intéressent à la dimensionnalité de la CM et à ce qui sous-tend la réalisation de diverses tâches permettant de mesurer la CM d’un point de vue expérimental. Un certain nombre de travaux se sont déjà penchés sur la dimensionnalité de la CM en anglais (Muse, 2005; Spencer et coll., 2015; Tighe et Schatschneider, 2015), en arabe (Tibi et Kirby, 2017) et en français (Bourdages et Foucambert, 2018). Plusieurs études ont confirmé que la CM était mieux représentée comme un construit unidimensionnel (Muse, 2005; Spencer et coll., 2015; Tibi et Kirby, 2017). En revanche, Tighe et Schatscheider (2015) ont montré que la CM était mieux représentée comme un construit bidimensionnel impliquant des vrais mots et des pseudo mots, tandis que pour Tibi et Kirby (2017), c’est un modèle bidimensionnel impliquant la modalité de la tâche (oral vs écrit) qui permettait de mieux circonscrire le phénomène.

Bourdages et Foucambert (2018) ont testé, à partir d’un échantillon de 86 sujets ayant répondu aux mêmes six épreuves, un modèle unidimensionnel et trois modèles bidimensionnels (unités, opérations et types de contrôle) de la CM. Les dimensions isolées reposent sur les recherches qui montrent que les tâches utilisées pour mesurer la conscience morphologique mobilisent des unités et des habiletés variées, d’ordres linguistique et cognitif (Casalis et coll., 2003; Apel, 2014). Les auteurs ont révélé que le modèle unidimensionnel de la conscience morphologique permettait de bien représenter la variation interindividuelle dans les données, mais que le modèle bidimensionnel impliquant des variables latentes représentant les opérations (suppression et ajout) était significativement meilleur.

À notre connaissance, aucune étude ne s'est penchée sur la dimensionnalité de la CM dans une population L2. Notre étude constitue une réplication de Bourdages et Foucambert (2018) qui a porté sur les dimensions de la conscience morphologique en français L1.

1.4 Objectif

Notre objectif est d’analyser les dimensions sous-jacentes de la CM dans une population d’apprenants du français L2 avec une exposition limitée au français, scolarisés dans des classes d’immersion française du Canada. Les programmes d’immersion française précoce au Canada permettent aux enfants non francophones de suivre leur scolarité en français (Dicks et Genesee, 2017; Juan-Garau et Lyster, 2019). Les élèves inscrits dans les programmes d’immersion précoce choisissent de recevoir un enseignement en français et la grande majorité de leurs camarades de classe sont également anglophones. De plus, le seul modèle francophone est le professeur de la classe et ces apprenants n'ont que peu ou pas d'exposition au français en dehors de l'école.

2. Méthodologie

2.1 Participants

Soixante-sept élèves (âge moyen = 10,2; min-max = 8-12) ont pris part à l’étude. Les participants ont été recrutés dans les classes d’immersion précoce française de plusieurs écoles dans la région métropolitaine de St. John’s, une ville anglophone à Terre-Neuve-et-Labrador. Tous les sujets ont commencé le programme d’immersion à la maternelle, parlent anglais à la maison et n'ont pas déclaré utiliser le français en dehors de la classe.

Tableau 1

Participants

Participants

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2.2 Matériel expérimental

Six épreuves ont été utilisées pour évaluer la conscience morphologique. Bourdages et Foucambert (2018) ont construit leurs propres tâches, basées sur des épreuves fréquemment utilisées dans la littérature, mais en contrôlant le plus grand nombre de facteurs possible au sein des items et du contre-balancement des tâches : ainsi, toutes sont administrées à l’écrit (tant pour la modalité de présentation que la modalité des réponses), et les mots présentés ont été contrôlés sur le plan de leur transparence orthographique et de leur fréquence. Seules les dimensions dont on présuppose l’existence varient dans les épreuves : morphèmes flexionnels ou dérivationnels (unités), suppression ou ajout de morphèmes et contrôle explicite ou implicite (type de contrôle demandé, d’après la classification de Carlisle (1995)).

Dans la tâche de paires de mots, les participants doivent prendre une décision sur la parenté morphologique entre deux mots. Il y a 12 paires de mots comportant une base morphologique commune (ex. glisser, glissade ; couture, couturier), et 12 paires de mots qui sont pseudo-suffixées et reliées uniquement formellement (phonologiquement et orthographiquement) (ex. saler, salade; colle, collier).

Dans la tâche d’extraction de la base, les sujets doivent trouver un mot à l’intérieur du mot présenté qui possède une parenté morphologique avec celui-ci. Elle contient des mots affixés, comme « fillette », des mots pseudo-affixés, comme « alouette », et des pseudo-mots affixés, comme « tassette ».

Il s’agit, dans les épreuves de dérivation et de décomposition, de compléter des phrases (n=16 pour chacune des épreuves) en fonction du mot fourni. Il faut ajouter un morphème dérivationnel ou flexionnel au mot fourni (p. ex., garage. Gaston est un _____ [garagiste]), ou en supprimer un (p. ex., courageux. Mario a beaucoup de ______. [courage]).

Dans les épreuves de choix de suffixes dérivationnels dans des pseudo-mots (ex. Hubert et son papa vont à la ____ . [louviterie ; louvitir ; louvitable]) et de choix de suffixes flexionnels dans des pseudo-mots (p. ex., Lucie m’a dit de ____ la porte. [glodons ; gloder ; glodant ; glode]), le sujet doit sélectionner un pseudo-mot parmi trois à quatre choix en fonction de sa connaissance de la valeur syntaxique des morphèmes.

Dans le tableau 2, nous présentons les six tâches en fonction des trois dimensions qu’elles mettent en oeuvre (pour plus d’information sur la conception des tâches, voir Bourdages et Foucambert, 2018).

Tableau 2

Classement des épreuves selon les dimensions manipulées

Classement des épreuves selon les dimensions manipulées

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2.3 Procédure

Soixante-sept élèves en immersion française précoce ont accompli les six tâches conçues pour mesurer la CM. Ces tâches ont été effectuées à l'aide de Logix © (Foucambert et Bourdages, 2017), un logiciel de collecte de données sur la conscience morphologique conçu comme une série d’exercices à l’ordinateur. Les participants ont été vus à deux reprises, avec un intervalle maximum de deux semaines entre chaque passation. Au premier moment, les sujets ont complété les trois premières épreuves de la CM et au deuxième moment, ils ont complété les trois dernières. Les sessions de test se sont déroulées dans une salle silencieuse de l'école, et les participants ont été vus par groupes de deux ou trois. Toutes les séances de test ont été menées par des assistants de recherche francophones.

3. Résultats

3.1 Données descriptives et analyses corrélationnelles

Dans un premier temps, nous avons examiné les données descriptives, présentées dans le tableau 3, afin de vérifier leur distribution.

Tableau 3

Statistiques descriptives avec les pourcentages de réussite aux différentes épreuves

Statistiques descriptives avec les pourcentages de réussite aux différentes épreuves

ET= Erreur type

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Tous les scores ont été transformés en pourcentage. Les données suivent une courbe normale (coefficients d’asymétrie entre -1 et 1). Nous avons ensuite effectué des analyses corrélationnelles (tableau 4) pour vérifier les relations entre les différentes mesures de la CM.

Tableau 4

Corrélations entre les différentes mesures

Corrélations entre les différentes mesures

Note. * p < .05. ** p < .01

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Les résultats montrent des corrélations faibles et modérées (les valeurs r sont entre 0,3 et 0,5) suggérant ainsi que ces différentes mesures, bien que liées, ne sont pas aussi équivalentes qu’on ne pourrait le penser.

3.2 Analyses factorielles confirmatoires

Afin de mieux analyser les liens entre les différentes mesures et les dimensions qui pourraient les représenter, nous avons effectué une série d’analyses factorielles confirmatoires à l’aide du logiciel STATA 16 (StataCorp, 2019). Ces analyses sont un type de modèle à équation structurelle. Elles sont utilisées pour identifier des variables latentes dont on estime qu’elles sous-tendent certaines variables mesurées. Dans notre cas, les variables latentes sont, dans un premier temps, la CM et, dans un deuxième temps, les dimensions sous-jacentes à la CM qui sont manipulées dans les épreuves : les unités (dérivationnelles et flexionnelles), les types de contrôle (implicite et explicite) et les opérations (ajout et suppression).

Les résultats des analyses factorielles confirmatoires permettent d’évaluer le bon ajustement des données au modèle théorique et les contributions des variables mesurées aux variables latentes (coefficients de régression). Des informations diagnostiques sont également fournies et permettent de déterminer les défauts du modèle et de comparer les modèles entre eux. On cherche donc le modèle qui permet de mieux représenter le phénomène à l’étude.

Nous avons d’abord testé un modèle unidimensionnel permettant de représenter la CM comme un construit théorique unifié. Ce modèle est présenté dans la figure 1.

Fig. 1

Modèle unidimensionnel de la conscience morphologique (Modèle 1)

Modèle unidimensionnel de la conscience morphologique (Modèle 1)

Indices d’ajustement : χ2=18,89; ddf=20; p=0,529; TLI=1,009; CFI=1,00; RMSEA=0,000

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Les indices d’ajustement indiquent que le modèle unidimensionnel s’ajuste bien aux données.[2] Il permet ainsi de proposer que les épreuves mesurent toutes un construit unifié théorique latent, à savoir la conscience morphologique.

Nous avons ensuite construit trois modèles bidimensionnels en fonction des différents paramètres contrôlés dans la construction de nos épreuves. Il s’agit alors de tester des modèles mettant en jeu le type de contrôle (modèle 2), les opérations (modèle 3) et les unités (modèle 4) et de les comparer au modèle unidimensionnel en faisant la différence des chi-2. Si les trois modèles s’ajustent bien aux données, seul le modèle 4, celui qui met en jeu les types d’unités, est significativement meilleur que le modèle unidimensionnel (χ2=6,53(1), p<0,03). Ce dernier modèle est présenté dans la figure 2.

Fig. 2

Modèle bidimensionnel (unités) de la conscience morphologique (Modèle 4)

Modèle bidimensionnel (unités) de la conscience morphologique (Modèle 4)

Indices d’ajustement : χ2=12,36; ddf=19; p=0,872; TLI=1,057; CFI=1,000; RMSEA=0,000

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Ainsi, le modèle bidimensionnel mettant en jeu l’opposition entre les types d’unités (morphèmes dérivationnels vs flexionnels) est celui qui permet de mieux représenter la conscience morphologique chez nos sujets, tous des apprenants de français L2 dans des programmes d’immersion précoce.

Puisque l’unité manipulée s’avère importante dans l’explication de la conscience morphologique en français L2, nous avons ensuite regardé de plus près la performance selon le type d’unité. La performance aux items impliquant des morphèmes dérivationnels (57,5 %) est supérieure à celle des items impliquant des morphèmes flexionnels (43 8 %), t(66)=9,52, p<0,001.

Nous avons également voulu voir l’évolution de la performance sur les différents types de morphèmes selon le niveau scolaire au moyen d’une analyse de la variance. La figure 3 présente une représentation graphique des tests post-hocs issus de cette analyse de variance.

Fig. 3

Tests post-hocs pour type d’unité selon le niveau scolaire

Tests post-hocs pour type d’unité selon le niveau scolaire

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Pour ce qui est des morphèmes dérivationnels (partie gauche de la figure 3), on remarque que les élèves s’améliorent entre la 4e et la 6e année (F(2, 64)=5,50, p<0,01) tandis que pour les morphèmes flexionnels, bien que l’effet principal soit marginalement significatif (F(2,64)=3,15, p=0,05), aucune amélioration n’est constatée.

4. Discussion

À l’instar de l’étude de Bourdages et Foucambert (2018), nos résultats révèlent que tous les modèles s’ajustent bien aux données. Le modèle unidimensionnel n'est pas significativement différent des modèles bidimensionnels impliquant les niveaux de contrôle et les opérations, mais permet tout de même de vérifier que la conscience morphologique est bien représentée par un modèle théorique unidimensionnel qui traduit un construit théorique unifié, et donc, que l’ensemble des tâches utilisées mesure ce construit. Cela rejoint les résultats d’autres travaux qui ont également trouvé que la CM est bien représentée par un construit théorique unidimensionnel (Muse, 2005; Spencer et coll., 2015).

Toutefois, le modèle bidimensionnel impliquant les types d'unités manipulées est celui qui explique le mieux la CM chez les participants L2 : la CM se trouve mieux représentée par un modèle bidimensionnel impliquant les types d’unités. Ces résultats diffèrent de ceux de l’étude de Bourdages et Foucambert (2018), dans laquelle le modèle impliquant les opérations cognitives s’ajustait mieux aux données. Cette différence montre la spécificité de la CM en français L2, qui semble reposer davantage sur une dissociation des performances en fonction du type d’unités à prendre en compte par l’individu pour réussir les épreuves.

En regardant de plus près les résultats de notre échantillon, nous avons remarqué une maitrise plus grande de la morphologie dérivationnelle que flexionnelle chez les sujets L2. Qui plus est, alors qu’on observe une progression de la quatrième à la sixième année pour les morphèmes dérivationnels, il n’en est pas de même pour les morphèmes flexionnels. Ceci nous a intrigués, puisque la littérature développementale signale que la connaissance des flexions précède celle des dérivations, tant chez les francophones que chez les anglophones (Duncan et coll., 2009). Pourquoi nos sujets anglophones performent-ils mieux dans les items mobilisant des morphèmes dérivationnels ? Si nos données ne nous permettent pas de proposer une réponse définitive, nous pouvons cependant formuler un certain nombre d’hypothèses.

D’abord, les programmes d’immersion précoces dans le Canada anglophone constituent un contexte d’apprentissage de L2 unique, car du point de vue de l’exposition, les apprenants qui y sont inscrits sont très différents des bilingues séquentiels qui apprennent soit la langue majoritaire de la communauté dans laquelle ils vivent, soit une langue d'origine avec l'apport linguistique des parents dans la L2. Pour quantifier l’exposition au français dans les classes d’immersion, Scheidnes (2020) a montré qu’à la fin de la première année (grade 1, donc deux ans d’école) les élèves ont l’équivalent de 3 mois d’exposition au français. Plusieurs études ont souligné l’importance de l’exposition pour expliquer le développement sur le plan morphosyntaxique en L2 (p. ex., Paradis, 2011; Thomas, 2021). Qui plus est, un certain nombre d’études ont également souligné des difficultés persistantes sur le plan de la morphologie flexionnelle chez les élèves en immersion (p. ex., Harley, 1992; Lyster, 2008).

Une autre piste explicative pourrait être basée sur la nature des approches pédagogiques adoptées dans les classes d’immersion. En effet, le français est la langue d’enseignement pour l’ensemble des matières scolaires. Plusieurs études ont suggéré que les difficultés morphosyntaxiques qu’éprouvent les élèves peuvent être expliquées par la pédagogie adoptée dans les classes d’immersion, où l’importance est mise sur la communication et le contenu des matières enseignées en français. Ainsi, peu d’attention est accordée au fonctionnement de la langue (p. ex., Lyster, 2004; Lyster, 2011; Dicks et Genesee, 2017).

Conséquemment, il importe de travailler les habiletés morphologiques en L2, ce qui implique un travail explicite à la fois sur les unités flexionnelles et dérivationnelles afin de pouvoir permettre aux élèves de renforcer les habiletés métalinguistiques qui y sont associées. Dans un contexte où les apprenants ont une exposition limitée au français, un travail explicite sur les unités flexionnelles est d’autant plus important. Une piste didactique à envisager serait de construire des activités didactiques prenant en compte la différenciation entre l’aspect dérivationnel et flexionnel de la morphologie du français.

5. Conclusion

La présente étude met en lumière la spécificité des dimensions sous-jacentes à la CM chez des élèves dont le français est la L2. Nos analyses mettent en lumière l’importance de la distinction entre les unités flexionnelles et dérivationnelles pour expliquer la CM chez les élèves dans les programmes d’immersion. Cette population est singulière, puisque l’exposition à la L2 est limitée à la salle de classe. Il serait intéressant de voir s’il est possible de répliquer ces résultats avec des élèves dans d’autres contextes d’apprentissage du français L2, avec une exposition différente à la langue. Cela permettrait d’éclaircir le rôle de l’exposition dans le développement des habiletés métalinguistiques.

Puisque la CM possède un pouvoir prédictif des performances langagières, notamment de la lecture et de l’écriture, une piste de recherche intéressante serait de mettre en lien les dimensions spécifiques de la CM avec ces habiletés langagières de haut niveau. Une compréhension accrue des liens particuliers qu’entretiennent la CM et les habiletés langagières permettrait de mieux penser les activités didactiques à entreprendre pour faire progresser les élèves.