Arborescences
Revue d'études françaises
Numéro 8, décembre 2018 La Seine littéraire au xixe siècle Sous la direction de Nicolas Gauthier et Sébastien Roldan
Sommaire (8 articles)
-
La Seine littéraire au xixe siècle : introduction
-
La Seine de Mérimée et ses ressorts dramatiques
Janine Gallant
p. 6–16
RésuméFR :
Si Mérimée, enclin à donner une toile de fond exotique à ses récits narratifs, accorde somme toute peu de place à la Seine, il lui confère en revanche un rôle fondamental dans son seul vrai roman, Chronique du règne de Charles IX. Tout en valant pour la pierre angulaire de l’oeuvre mériméenne, ce texte participe à l’invention romantique de la forme littéraire du roman historique. Cet article se penche sur l’utilisation que fait Mérimée de la Seine dans son écriture romanesque, telle qu’elle est conditionnée en partie par son rapport à l’Histoire. On se propose d’abord d’explorer l’écriture du roman historique telle que la conçoit Mérimée, puis d’analyser son traitement de la Seine en particulier. Le fleuve parisien prend des couleurs souvent dramatiques et est présenté comme une frontière à traverser, un axe ténébreux qui scinde la ville en des mondes distincts.
EN :
While at first glance Mérimée might seem rather discreet in the way he uses the Seine in his work, perhaps due to his taste for the exotic backdrop, he gives, by contrast, a strategic role to the river in his only novel, Chronique du règne de Charles IX. A cornerstone in Mérimée’s literary works, this text represents an important step in the endeavors made by the French Romantics to create a new version of the historical novel. This paper examines the way in which Mérimée uses the Seine in his novel. First, the analysis explores Mérimée’s approach to writing a historical novel, and then concentrates on his representation and interpretation of the Seine. In Mérimée’s creative world, the Parisian river becomes a border that must be crossed, an infernal axis which separates distinct universes.
-
Au seuil de l’enfer : la Seine dans La Comédie humaine
Silvia Baroni
p. 17–32
RésuméFR :
Balzac, archéologue de Paris, donne assez rarement des descriptions de la Seine dans La Comédie humaine. Plus qu’un élément géographique, la Seine devient dans l’oeuvre balzacienne un symbole d’isolement, de désespoir, métaphore de l’exil de Dante dans Les Proscrits. En fait, si l’île de la Cité et l’île Saint-Louis représentent, pour Balzac, des lieux obscurs, encore liés au Moyen Âge, théâtres de complots, repères des sociétés secrètes, comme dans l’Envers de l’histoire contemporaine, c’est aussi grâce à l’eau noire et « poignante » de la Seine que la dimension de mystère et d’exotisme est créée. La Seine attire les désespérés qui, comme Raphaël de Valentin, ont joué leur dernière cartouche, et plane sur elle l’« ombre d’Ophélie ». La Seine se dessine enfin comme Styx de la ville moderne, le seuil entre le passé et le présent, entre le monde des vivants et l’outre-tombe, sur lequel le Pouvoir occulte se manifeste.
EN :
Balzac, archaeologist of Paris, offers few descriptions of the Seine River in La Comédie humaine. More than a geographical element, the river becomes a symbol of isolation in Balzac’s novels—a symbol of desperation, a metaphor of Dante’s exile in Les Proscrits. If l’île de la Cité and l’île Saint-Louis are dark and gloomy places that are still linked to the Middle Ages, to theatres of conspiracies and secret societies, as in L’Envers de l’histoire contemporaine, the dark waters of the river deepen the dimension of mystery and exoticism. The Seine attracts desperate characters who, much like Raphaël de Valentin, have shot their last round and are haunted by the shadow of Ophelia. The Seine embodies the Styx of the modern city, the gate between the past and the present, between the living world and the afterlife, where secret Powers reveal themselves.
-
La Seine du crime et les petits métiers parisiens
Nicolas Gauthier
p. 33–45
RésuméFR :
La Seine offre un défi particulier à l’auteur de mystères urbains dont le programme consiste à dévoiler les secrets de Paris : il paraît tout aussi incongru de faire l’économie de cet élément incontournable de la géographie parisienne que de présenter ce fleuve bien connu comme un mystère. Plusieurs de ces romans choisissent donc la seconde option, mais en proposant du fleuve une mise en scène complexe, organisée autour d’une population de personnages exerçant divers petits métiers présentés, eux, comme méconnus du lecteur. Y dominent les figures du chiffonnier et du pirate, livrant du monde fluvial un portrait d’abord socioéconomique. À travers l’analyse des modalités de cette mise en scène, cette étude vise à montrer comment les mystères urbains situent, dans la grande ville, l’espace que constitue la Seine.
EN :
The Seine creates a particular challenge for authors of urban mysteries attempting to unveil the secrets of Paris: it would seem just as incongruous to omit this unavoidable component of the city’s geography as it would be to claim this well-known river as a mystery. Thus, several of the novels chosen embrace the second option, while also painting a complex picture of the Seine as a space organized around a cast of characters engaged in odd jobs, which are mostly unknown to the reader. Two figures emerge: the chiffonnier, or the rag picker, and the pirate, both of which are used to provide a socioeconomic representation of the river. By examining the terms of this representation, this paper aims to show how urban mysteries place the expanse of the Seine within the big city.
-
Où est la Seine dans les Tableaux parisiens de Baudelaire ?
Sébastien Roldan
p. 46–63
RésuméFR :
Où est la Seine dans les Tableaux parisiens ? Cette question toute simple à résoudre en apparence recèle maints pièges qu’il est nécessaire d’examiner si l’on espère offrir un portrait juste et éclairé de l’image du fleuve parisien dans la plus référentielle (et la plus commentée) des sections des Fleurs du Mal. Parmi ces pièges, citons : les liens entre réel et idéal chez Baudelaire, les stratifications vertigineuses du sens dans la poésie baudelairienne, les faux-semblants et les effets spéculaires souvent trompeurs, l’exotisme, le romantisme, le symbolisme… de même que l’abondance de la critique ancienne et récente sur toutes ces questions. La présente étude aborde ces problèmes au fil d’une enquête qui aboutit à un paradoxe tout baudelairien : plus la présence de la Seine se fait ténue au sein de ces Tableaux parisiens, plus elle est significative.
EN :
Where lies the Seine in Baudelaire’s Tableaux parisiens? A response to this seemingly simple question entails addressing a number of unanticipated issues if one aims to provide an accurate and complete image of the river’s place in the most referential (and most commented) section of Les Fleurs du Mal. The traps one may fall into include the intricate and problematic ties between reality and the ideal in Baudelaire’s work; the intense stratification of meaning in his poems; counterfeits and distorted specular effects that are often deceptive; exoticism; romanticism; symbolism… and the abundance of recent and less recent efforts by critics to tackle every one of these issues. Untangling these issues leads our investigation to an eminently Baudelairean paradox: the more inconspicuous the Seine is, in the eighteen poems that make up the Tableaux parisiens, the more its presence is significant and the more pronounced is its poetic role.
-
Géocritique du fleuve dans les mémoires de la Commune de Louise Michel
Valérie Narayana
p. 64–79
RésuméFR :
Une approche géocritique examine le motif fluvial dans l’écriture autobiographique de Louise Michel et plus particulièrement dans La Commune : histoire et souvenirs (1898). La Seine est prise comme principe figuratif ordonnant le courant des foules, les jeux de pouvoir et le sort des insurgés. Le bassin fluvial est parcouru comme espace mémoriel et métaphorique, à la convergence de forces militaires et géopolitiques. Une poétique de la fluidité fait de ce récit intertextuel, tactique et fragmentaire, un lieu où se reflètent les aléas de la politique et les méandres du progrès.
EN :
This article uses a geocritical approach to track fluvial motifs in Louise Michel’s autobiographical writing, particularly in La Commune: Histoire et souvenirs (1898). Michel’s depiction of the miscibility of crowds, power and human agency is mapped onto the Seine and its water imagery. This memorialised and metaphorical space is one where forces—military and geopolitical—abut. Her intertextual and fragmentary account manifests a poetics of space where the fluidity of waterways reflects the lability of both political action and the persuasions of progress.
-
Au bord de la Seine avec les Goncourt
Peter Vantine
p. 80–101
RésuméFR :
Plusieurs romans d’Edmond et Jules de Goncourt (En 18.., Charles Demailly, Renée Mauperin, Manette Salomon) proposent de longues et riches descriptions de la Seine, que nous examinons afin d’en dégager la poétique commune, tout en relevant quelques exceptions marquantes. Les Goncourt interrompent volontiers la trame narrative d’un roman pour se complaire dans des compositions tout en nuances de couleurs, en effets de lumières et d’ombres, en contrastes de mouvements et en orchestrations de sons. Sans être des descriptions de tableaux réels, ces passages sont parfois inspirés d’une oeuvre ou d’un peintre en particulier, et trahissent parfois une tentative, de la part des romanciers, de rivaliser avec les artistes qu’ils admirent. Si leur situation géographique varie, ces scènes partagent un ton mixte qui combine la gaîté et la mélancolie. La Seine et ses bords fonctionnent souvent chez les Goncourt comme un locus amoenus trompeur ou révélateur : s’y déroulent de brefs interludes idylliques et amoureux qui annoncent néanmoins des naufrages imminents. Un ton mélancolique teinte aussi maintes mentions de la Seine dans le Journal, surtout sous la plume d’Edmond veuf de son frère.
EN :
Several novels by Edmond and Jules de Goncourt (In 18…, Charles Demailly, Renée Mauperin, Manette Salomon) offer long and rich descriptions of the Seine. We examine them in order to tease out their shared poetics, while also revealing a few notable exceptions. The Goncourts readily interrupt the narrative thread of a novel to indulge in compositions brimming with nuances of color, plays of light and shadow, contrasting movements, and orchestrations of sound. Without being descriptions of real paintings, these passages are sometimes inspired by a particular painter or work, thereby drawing the reader’s attention to the authors’ literary attempts to rival artists whom they admire. The geographical settings of these scenes vary, but they share a mixed tone that combines gaiety and melancholy. The Seine and its banks often function in the Goncourts’ work as a deceptive or revealing locus amoenus where brief idyllic and romantic interludes unfold that nonetheless foreshadow imminent disaster. A melancholic tone also taints numerous references to the Seine in the Journal, especially in entries by Edmond after his brother’s death.
-
« Hydrargyre » de Maurice de Fleury ou l’imagination de la matière
Lola Kheyar Stibler
p. 102–113
RésuméFR :
La nouvelle « Hydrargyre » (1887) de Maurice de Fleury raconte la mort de deux amants, intoxiqués par la Seine métamorphosée en fleuve de mercure. Ce « poème en prose décadent » interroge les modalités d’une esthétisation de la matière et celles de sa portée symbolique, tout en soulevant la question de l’esthétisation de la prose elle-même. En effet, la Seine épaisse et dense y évoque par la négative la métaphore de l’eau pure et transparente couramment assignée à décrire la pureté du grand style français. Sont ainsi pensées ensemble « l’imagination matérielle » de l’eau (Bachelard), la description fantasmagorique du paysage et les composantes stylistiques du texte. Nous interrogeons la façon dont le topos polymorphe et ambivalent de la Seine permet à l’auteur de promouvoir une esthétique symptomatique des enjeux littéraires et stylistiques de la fin du xixe siècle.
EN :
Maurice de Fleury’s short story entitled “Hydrargyre” (1887) tells the tale of two lovers who die intoxicated by the waters of the Seine River, which have turned to mercury. This “poème en prose décadent” challenges the ways in which matter might be aestheticized in literature, all the while raising the question of the aesthetics of the prose itself. Indeed, the thickened and densified fluid embodies a metallic mass which provides stark contrast to the traditionally clear waters, an image used by writers and critics in 19th-century France to characterise the “grand style français”. Here, the material imagination, the phantasmagorical description of the urban landscape, and the stylistic intricacies of the text unite into a single image—that of the Seine. We bring scrutiny to this ambivalent treatment of the Seine, through which the author promotes an aesthetic that is symptomatic of the major literary and stylistic issues of the fin de siècle.