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Au début du premier essai de l’écrivaine innue Naomi Fontaine, Shuni. Ce que tu dois savoir, Julie (2019)[1], l’autrice déclare : « maintenant Julie, je t’écris pour te parler de qui nous sommes » (22). Le souci de raconter « tout ce que les chiffres ne disent pas » (Fontaine, Shuni : 22) sur les membres de sa communauté, Uashat, est au coeur de ses deux romans publiés à ce jour, Kuessipan (2011) et Manikanetish (2017), où elle met en mots avec soin et attention, dans une pratique de représentation éthique, les enfants, les jeunes mères et les Aîné·e·s qui y habitent[2]. Avec Shuni, l’autrice change de genre littéraire (du roman à l’essai) et de registre (d’une écriture poétique à une prose explicite), pour se prononcer avec un « je » qui correspond à sa propre identité et adopter une parole à la fois politique et didactique. L’essai est écrit sous la forme d’une longue lettre à une amie québécoise que Fontaine appelle tour à tour « Julie » ou « Shuni », la forme innuisée du nom – les sons J et L n’étant pas prononcés en innu-aimun (Fontaine, Shuni : 39). Cette destinataire est une amie d’enfance, la fille de l’ancien pasteur protestant de Uashat, qui revient dans la communauté de l’autrice pour y travailler comme missionnaire. Fontaine observe que de façon générale, les nombreux·ses envoyé·e·s d’institutions qui se retrouvent dans les communautés, « des médecins, des administrateurs, des politiciens, des enseignants », entretiennent une « image désastreuse que les Premières Nations sont contraintes d’endosser, véhiculée par ceux-là mêmes venus à leur secours » (Shuni : 69). Ce rapport perpétue une idéologie coloniale, transmise à travers des préconceptions blessantes, ainsi que des chiffres et des statistiques qui, d’après Fontaine, « prédis[ent] [l’]échec » (Shuni : 21). D’entrée de jeu, Fontaine dénonce le complexe du sauveur blanc qui se rattache au phénomène des Blanc·he·s qui viennent dans les communautés des Premières Nations avec l’intention d’« aider ». Ce complexe de sauveur participe à une relation à sens unique dans laquelle les populations autochtones sont « des accessoires pour l’accomplissement de fantasmes d’héroïsme de la part de personnes blanches » (Teju Cole dans Papillon 2 019 : 42). En d’autres mots, c’est la personne blanche qui est validée dans ce type d’intervention au lieu de contribuer à une transformation véritable dans les communautés. Dans cet état d’esprit, Fontaine offre son premier conseil à Julie : « Avant d’aider qui que ce soit, avant de tenter de transformer des peines incomprises en joies, des drames pas racontés en allégresses, avant de leur parler de Jésus, il faut bien commencer par les connaitre […] Je sais que l’intention est bonne. Mais je sais aussi que ce n’est pas suffisant » (Fontaine, Shuni : 11). Fontaine dénonce la superficialité, voire la performativité des gestes de bonne intention qui ne reconnaissent pas l’agentivité des personnes dont il est question. Avec ces mots qui closent le premier fragment du livre, l’autrice établit le ton et la dynamique qui animeront les histoires, leçons et exemples qu’elle offre dans les pages qui suivent.

C’est donc sous le prétexte de faire connaître sa communauté à Julie, une femme blanche, que Fontaine se sert de la lettre pour développer un discours délibéré sur le colonialisme contemporain au Québec. L’importance de transmettre de l’information est soulignée dès le sous-titre du livre, Ce que tu dois savoir, Julie. Cette déclaration fait part d’une certaine urgence dans l’énonciation et le sujet, tourné vers l’autre, assume une posture de pédagogue. La destinataire est interpellée par l’emploi d’un « tu » doté de connotations d’intimité que l’énonciatrice utilisera tout au long de cet essai épistolaire. L’adresse est une invitation offerte de la part de l’autrice pour « renouer après [d]es années de silence » (Shuni : 14). À cet effet, l’éducation de Julie est nécessaire : le savoir semble être la clé de voûte pour inciter la transformation de la manière dont les Blanc·he·s perçoivent les réalités autochtones. En prenant l’énoncé du sous-titre comme point de départ, j’analyserai ici différents éléments constitutifs du discours sur le colonialisme dans Shuni : d’abord, je situerai la manière dont l’essai épistolaire s’inscrit dans la tradition intellectuelle et littéraire innue. Ensuite, j’examinerai l’étude de la blanchité que fait Fontaine en partageant ses expériences et ses émotions dans des lieux majoritairement blancs. Enfin, je me pencherai sur la démarche pédagogique mise de l’avant par l’essayiste, qui enseigne une pratique d’écoute responsable à travers la particularité de la lettre à sens unique. Shuni, selon moi, propose une réflexion très personnelle sur l’histoire coloniale parce que le discours s’élabore depuis la perspective de l’autrice : celle-ci est informée par la manière de raconter dans la tradition intellectuelle innue, par les effets de la blanchité et par l’injonction de se mettre en situation d’écoute.

En tant que lectrice et analyste de cette oeuvre où l’énonciatrice s’adresse si explicitement à sa destinataire non autochtone, je me sens particulièrement conviée à réfléchir à ma relation au texte et à ma propre position. Grâce à la prépondérance du « tu » tout au long du texte, le lecteur ou la lectrice en vient éventuellement à se voir soi-même ; de cette manière, Fontaine invite son lectorat à adopter une pratique de positionnalité qui correspond à une démarche fondamentale dans les méthodologies de recherche autochtones[3]. J’affirme ma position comme femme blanche anglo-québécoise au début de cet essai afin d’expliquer où je me situe par rapport à l’héritage passé et présent du colonialisme et pour reconnaitre que le « je » depuis lequel j’écris n’est ni neutre, ni dépolitisé. En études littéraires autochtones, l’acte de se positionner est non seulement un effort de défaire les modèles de recherche coloniaux, mais il constitue un geste de respect envers les protocoles autochtones (Kovach 2016). À la lecture de Shuni, ces questions sont particulièrement saillantes parce que, comme nous allons le voir, l’oeuvre construit un lien étroit entre écriture, enseignement et responsabilité. Face au travail requis de la part de Fontaine pour éduquer un public non autochtone, je cherche à développer une relation de redevabilité aux littératures autochtones et aux penseur·e·s autochtones sans exploiter ou extraire les ressources autochtones intellectuelles et créatives. Je reconnais les possibilités offertes par la lecture comme un moment d’apprentissage pour les colonisateur·trice·s, terme que j’emploierai au cours de ce texte[4]. L’apprentissage, tel qu’il est présenté dans l’oeuvre de Fontaine, est une étape vers la réconciliation ; les propos de l’essayiste vont dans le même sens lorsqu’elle explique qu’elle cherche « une amitié durable » (Fontaine, Shuni : 39) et « quelque chose d’aussi doux que la réconciliation » (Fontaine, Shuni : 39) dans sa relation avec Julie. D’une part, j’attache de l’importance au rôle de la littérature pour tenir des discussions autour de la « réconciliation » qui ne sont pas générées par l’État, c’est-à-dire qui ne font pas partie de la politique fédérale de la réconciliation qui met l’accent sur la résolution et la fermeture sans s’attaquer aux causes profondes de la relation fracturée entre les populations autochtones, les colonisateur·trice·s et l’État (Gill 2020 ; L’Hirondelle Hill et McCall 2015). D’autre part, je tâche cependant de ne pas instrumentaliser le livre de Fontaine, pour y voir ce que Pauline Wakeham décrit comme une « relation imaginaire de la réconciliation » (Wakeham 2019 : 3), à savoir un glissement qui transforme la lecture d’une oeuvre autochtone en un geste d’engagement civique. Cette confusion atténue la complicité des colonisateur·trice·s, tout en obscurcissant les conditions matérielles qui font des personnes non autochtones les premières bénéficiaires du système colonial (Wakeham 2019 : 3). La lecture ne peut pas en soi constituer un geste de réparation et Fontaine n’est pas l’unique responsable de la (ré)éducation requise pour désapprendre les relations de pouvoir coloniales. Le discours savant dans Shuni, que j’analyserai maintenant sous ses divers aspects, conditionne les termes selon lesquels son lectorat reçoit le livre, nous responsabilisant dans le travail anticolonial.

1. Un essai à la « manière innue »

La même année que Shuni est publié, Fontaine signe la préface de la réédition d’Eukuan nin matshi-manitu innushkueu /Je suis une maudite Sauvagesse de l’écrivaine innue An Antane Kapesh, un essai fondateur de l’expression anticoloniale dans le contexte québécois publié pour la première fois en 1976. Elle y note que « La première écrivaine de [s]a nation n’est pas une conteuse, comme on pourrait s’y attendre. Elle est une essayiste » (Fontaine, « Préface » : 6). Fidèle au genre littéraire choisi par Kapesh, Fontaine explique dans une entrevue à Radio-Canada lors de la parution de Shuni qu’elle a voulu faire un essai à la « manière innue » (Désautels : en ligne). Pour décrire cette forme, elle donne comme exemple Kapesh, qui, « pour exprimer son argumentation, elle va raconter des histoires, des anecdotes, pis elle va y aller avec sa vie intime […] elle va toujours s’en référer à son histoire […] Mais elle a réellement un discours construit, elle a réellement quelque chose à dire, elle a un destinataire » (Désautels : en ligne). Quoique l’essai est généralement reconnu comme une forme littéraire ouverte, diversifiée, qui résiste à une définition immuable, il demeure néanmoins un lieu où un discours d’idées est privilégié, et ce sans effacer la subjectivité de l’énonciateur·trice de la pensée (Riendeau 2005 ; Vigneault 2003). Dans le domaine des études littéraires autochtones, les spécialistes reconnaissent que les oeuvres autochtones dépassent les catégories génériques conventionnelles, parce qu’elles tendent à intégrer plusieurs genres et procédés narratifs au sein d’un même texte et à brouiller les limites entre théorie et récit (McCall et al. 2017 : 6 ; Henzi 2016 : 488). À cet effet, alors que Shuni convoque des caractéristiques fondamentales de l’essai, l’autrice crée un texte hybride qui lui est propre en y intégrant des éléments de la lettre, du récit de soi et du récit de transmission pour former un « essai épistolaire ». Elle trouve son inspiration formelle et énonciative chez Kapesh et reprend deux éléments constitutifs du discours essayistique de celle-ci – de construire son argumentation à partir de l’expérience personnelle et relationnelle et de s’adresser explicitement à sa destinataire (ce que j’examinerai en profondeur dans la troisième partie). Fontaine met l’accent sur cette parenté en encadrant Shuni par deux extraits de l’essai de Kapesh – un placé au début, l’autre vers la fin (Shuni : 8 ; 133) – une pratique de référence intertextuelle qui rend hommage à son Aînée littéraire.

Grâce aux liens de filiation avec Kapesh, Fontaine prend la relève de « la première »[5] essayiste innue, accomplissant ainsi un geste de kinship par l’écriture. Le kinship, comme l’écrivain cherokee Daniel Heath Justice le définit, est « an active network of connections, a process of continual acknowledgement and enactment » (Heath Justice 2 018 : 42), caractérisé par « chosen connections and commitments, as well as political, spiritual, and ceremonial processes that bring people into deep and meaningful affiliation » (Heath Justice 2 018 : 75). Fontaine choisit ses connections et ses engagements envers une tradition littéraire précise (innue), mais sa pratique de kinship s’étend également à un large réseau de voix littéraires autochtones de l’Île de la Tortue (le nom donné par les peuples autochtones à l’Amérique du Nord). Elle cite des écrivain·e·s autochtones tout au long de Shuni, reprenant des vers de ses pairs du milieu francophone – les poètes Marie-Andrée Gill (Ilnue), Natasha Kanapé Fontaine (Innue), Louis-Karl Picard-Sioui (Wendat), Joséphine Bacon (Innue), ainsi que des extraits d’oeuvres d’écrivain·e·s de l’extérieur du Québec, dont Katherena Vermette (Métisse), Rita Joe (Mi’kmaq) et Sherman Alexie (Spokane/Coeur d’Alene), des figures de proues dans le milieu. La présence des mots des autres, collés, mais non absorbés dans le texte, met l’essai épistolaire de Fontaine en relation avec les oeuvres qui le précèdent. Ainsi, Fontaine nous assure que son texte – et son discours – ne sont pas en situation d’exiguïté, mais se retrouvent parmi les oeuvres du canon littéraire autochtone pour rejoindre un courant littéraire distinct. Situer Shuni dans la lignée de Kapesh en particulier, c’est le placer dans la tradition intellectuelle et littéraire innue. C’est donc Kapesh, comme essayiste et modèle littéraire, mais aussi comme théoricienne de la pensée anticoloniale au sein d’une tradition intellectuelle innue, qui sous-tend ma lecture de Shuni.

Des traces d’Eukuan nin matshi-manitu innushkueu/Je suis une maudite Sauvagesse se trouvent d’abord au niveau de la structure de l’essai épistolaire : à l’instar de Kapesh qui consacre chaque chapitre plus ou moins indépendant à une analyse d’une institution coloniale particulière[6], Fontaine construit la longue lettre à Julie en fragments (ou si l’on veut, en une série de lettres courtes) et explique un aspect de l’histoire ou de la réalité à Uashat dans chaque texte. Ensuite, tout comme Kapesh le faisait dans son essai, Fontaine reprend des histoires et des anecdotes de sa vie ou des vies de ses proches pour tracer le portrait de sa communauté. Par exemple, dans un fragment, elle énumère les « histoires racontées à travers la mémoire des autres. Les évènements qui ont façonné [s]on existence » (Fontaine, Shuni : 73). Elle écrit :

J’aurais aimé être là lorsque mon grand-père ne s’est pas présenté le jour de ses noces avec sa première fiancée. Quand ma grand-mère, assise dans l’église bondée, frétillait de joie.

[…]

J’aurais aimé vivre une veille du jour de l’An à Uashat du temps que ma mère était enfant […], suivre les adultes qui allaient de maison en maison. Les entendre rire fort et se chamailler.

[…]

J’aurais aimé être au chalet de mon oncle, au mille 284 sur le chemin de fer entre Sept-Îles et Schefferville. Il y a vingt ans. Attablée avec ma famille pour le petit déjeuner. Et voir tout à coup apparaître par la grande fenêtre de la cuisine le troupeau de la rivière George.

[…]

J’aurais aimé assister à l’établissement de ma réserve. Écouter le discours des hommes et des femmes […] je promets que j’aurais tout noté dans un calepin noir.

Shuni : 73-74

Bien que l’emploi du conditionnel passé exprime le regret pour des moments manqués auxquels elle « aurait aimé » assister, il communique surtout un désir d’accéder à ce passé, ce que l’autrice parvient à faire en transcrivant ces histoires. En enchaînant ces moments, elle reconstitue les histoires orales transmises de génération en génération qui forment la mémoire de sa famille. Alors que l’autrice-narratrice n’a pas vu ou vécu ces événements elle-même, elle connait ces histoires qui font partie de son être, puisqu’elles « façonn[ent] [s]on existence ». Elle illustre comment l’oralité est une pratique incarnée, tel que l’explique le chercheur métis Warren Cariou. Selon lui, les histoires orales sont des « embodied practices that move from one body to another, held in memory, distributed across a community over space and time » (Cariou 2016 : 475). À travers les histoires qu’elle a entendues dans sa propre famille – de ses grands-parents, de son oncle, de sa mère –, un tableau de sa communauté émerge : la proximité des gens à Uashat et leur sentiment d’appartenance à la communauté, l’importance du caribou pour les Innu·e·s, les décisions informant la création de leur réserve. La construction de son récit relève donc d’un processus intergénérationnel où la mémoire joue un rôle essentiel. L’histoire à laquelle elle appartient s’enracine dans les histoires de sa parenté, qui à leur tour, s’imbriquent dans les histoires de sa communauté.

Parmi les anecdotes portant sur sa famille, Fontaine raconte aussi des moments de vie partagés avec son fils dans des fragments se démarquant par le titre « Petit ours ». Ces passages entrecoupent les lettres à l’intention de Julie/Shuni, car son fils, Marcorel, en est le destinataire. L’autrice y relate des conversations avec Marcorel dans lesquelles c’est lui, un enfant de sept ans, qui initie des discussions sur la race, l’identité et les relations coloniales. Dans le premier de ces courts textes, Fontaine décrit comment, un jour, en pêchant avec son fils, elle a adopté la voix d’une personne blanche pour le taquiner et dire, en le pointant du doigt : « Regardez-le, le petit Indien, il va pêcher plein de poissons » (Fontaine, Shuni : 23), ce à quoi son fils répond, « Je ne suis pas un Indien. Je suis un Innu » (Fontaine, Shuni : 23). L’affirmation de l’enfant, formulée avec assurance, transforme leur interaction d’une blague partagée entre membres d’une famille en conversation sérieuse et montre qu’à son jeune âge, Marcorel comprend la blessure des appellations racistes. Dans cet échange, c’est l’enfant qui conditionne les termes, et c’est lui qui transmet son savoir à Fontaine qui, pour sa part, est « étonnée », parce qu’elle « ne s’attend[ait] pas à cette remarque » (Shuni : 23). Néanmoins, Fontaine fait preuve d’humilité et d’une ouverture nécessaire pour recevoir les leçons de l’enfant, car elle répond en s’excusant et en disant à son fils « tu as raison » (Shuni : 23). Si Marcorel comprend le sens des discours racistes, c’est qu’il a déjà subi de tels commentaires, ce qui est révélé dans le troisième fragment « Petit ours » qui commence : « Il est revenu de l’école. Il m’a dit : Maman, je veux être blanc. Un coup dans mon ventre » (Shuni : 55). La conversation retranscrite alterne entre la perspective de Fontaine et le commentaire de son fils pour souligner leur participation mutuelle. Ces échanges entre mère et fils se poursuivent dans un fragment subséquent, où encore une fois, l’enfant initie l’échange : « Maman ? Oui ? Les gens ont pas le droit d’être racistes, hein ? » (Shuni : 87). Fontaine est confrontée à la tâche complexe d’expliquer le racisme à un enfant, un souci qu’on trouve dans d’autres essais contemporains d’écrivain·e·s racisé·e·s[7]. Pour s’y prendre, elle revient à sa propre enfance : « moi aussi, quand j’avais sept ans, j’aurais tout donné pour avoir la peau blanche. Être comme tout le monde » (Shuni : 55). Lorsqu’elle convoque sa propre expérience d’être perçue comme différente dans une société raciste, elle se place dans la position de l’enfant et établit une solidarité dans et par le vécu, de sorte que le renvoi à son histoire personnelle rend valide l’expérience de son fils.

En retranscrivant des dialogues entre parent et enfant, Fontaine démontre l’importance de tenir ces discussions au sein de la famille. Plus précisément, les fragments « Petit ours » illustrent une forme d’action décoloniale intime, telle que décrite par Sarah Hunt (Kwakwaka’wakw) et Cindy Holmes dans leur article « Everyday Decolonization ». Les autrices avancent que le travail de dénoncer et de s’opposer au système colonial est une pratique quotidienne, qui se déroule à l’intérieur des géographies intimes de la maison et de la famille (Hunt et Holmes 2015 : 167). Elles abordent notamment les conversations sur le colonialisme avec les enfants qui se déroulent dans ces espaces ordinaires : autour de la table de cuisine, sur le chemin de retour de l’école, ou en lisant des histoires ensemble (Hunt et Holmes 2015 : 164). Les foyers sont, selon elles, des lieux sécuritaires où l’intimité entre les membres d’une famille ouvre des possibilités quotidiennes pour voir, pour s’écouter, pour réfléchir et pour agir différemment (Hunt et Holmes 2015 : 169). Pour Fontaine, qui crée un espace sécuritaire en prenant au sérieux les questions de son fils, l’action décoloniale quotidienne se traduit dans des gestes affectueux qui communiquent son amour : « Je lui ai caressé la joue, lui ai relevé le menton » (Fontaine, Shuni : 55). Elle le rassure : « Lui dire et redire, comme il est beau. Que de sa peau d’Indien, il ne doit jamais avoir honte. C’est le travail d’une vie. C’est le travail d’une mère » (Shuni : 56). La répétition sur la longue durée de ses mots d’affection et de ses gestes d’amour maternel résiste à la violence coloniale et raciste se déroulant à l’extérieur du nid familial : son soutien permettra à son fils de se redresser.

D’ailleurs, la préoccupation de Fontaine envers son enfant et les jeunes innu·e·s plus généralement est l’une des boucles qui relie son oeuvre à l’essai de Kapesh. Fontaine réfléchit au travail maternel dans la courte lettre à la fin de sa préface à la réédition d’Eukuan nin matshi-manitu innushkueu/Je suis une maudite Sauvagesse, dans laquelle elle s’adresse directement à Kapesh par l’appel « Chère An » et conclut en signant affectueusement son nom « Nao xox » (Fontaine, Shuni : 9). Fontaine la tutoie et écrit qu’elle veut lui dire « une chose toute simple d’une mère à une autre » : « Le but que tu t’étais donné de défendre ta culture et celle de tes enfants, sache que tu l’as atteint, car il n’y a pas plus beaux qu’eux lorsqu’ils sont dans le Nitassinan […] Et pour ça, et pour mon fils, je m’engage à défendre ta parole dans sa totalité » (Shuni : 9). Lorsqu’elle déclare qu’elle prend en charge le combat de Kapesh, sa position de mère est centrale. Alors que Shuni, comme essai épistolaire, s’adresse à Julie/Shuni et que la synecdoque du peuple québécois est la destinataire qui surplombe le récit, le mot à Kapesh montre que Fontaine fait le travail de rééduquer les Blanc·he·s par souci envers les prochaines générations d’Innu·e·s. De fait, elle est motivée à la base par sa préoccupation pour l’avenir des enfants sous le système colonial qui perdure : « Nos enfants sont notre richesse » (Shuni : 118), écrit-elle. Ainsi, le kinship littéraire débouche sur un kinship vécu qui place les relations familiales au coeur du présent et de l’avenir innus. Chez Fontaine, l’essai à la « manière innue » produit un discours profondément relationnel : par l’entremise de la transmission des histoires vécues ou entendues, ainsi que les conversations intimes, la connaissance se bâtit en communauté et en famille.

2. Porter le regard sur la blanchité

Si les conversations retranscrites avec son fils introduisent une discussion intergénérationnelle sur la race dans Shuni, Fontaine porte aussi un regard critique sur la blanchité[8] dans la lettre à Julie/Shuni. Chez Kapesh, l’oppression du système colonial est incarnée par le « Blanc » – le terme qu’elle emploie comme synecdoque pour se référer aux personnes, mais aussi aux politiques des ordres fédéral et provincial du gouvernement qui gèrent les vies innues. Kapesh dénonce ouvertement la domination blanche, qu’elle appelle « le régime des Blancs » (Kapesh 2019 [1976] : 125), et accuse ses formes d’oppression d’avoir détruit la culture innue : « Après nous avoir pris notre vie, le Blanc ne nous a donné qu’une existence lamentable » (2019 [1976] : 107). Fontaine, quant à elle, parle de ses expériences personnelles en milieux majoritairement blancs afin de porter un regard critique sur la blanchité. À titre d’exemple, dans un épisode elle raconte comment, ayant tombé sur la glace un jour d’hiver, elle a eu un oeil au beurre noir si sévère que son oeil est devenu « enflé, toute [s]a paupière jusqu’au sourcil était bleue, presque noire » (Fontaine, Shuni : 109). Elle décrit l’effet de vivre avec le regard constant des étrangers attiré par son oeil tuméfié de la façon suivante :

Chaque fois que je sortais, je faisais tout pour cacher cet affreux oeil au beurre noir. Ça m’accablait. Et malgré mes efforts pour paraître légère, je ne pouvais m’empêcher de scruter toutes les personnes que je rencontrais, persuadée qu’elles me dévisageraient. Lorsque ça arrivait, une caissière ou une femme à mon gym, je faisais tout pour montrer que j’étais forte, ne pas me sentir humiliée par cette marque. Dans mon esprit j’imaginais leurs murmures.

Shuni : 109

La vision et la perception sont au coeur de l’accablement de Fontaine : le regard blanc est d’une grande lourdeur. Lorsqu’elle « scrute » les autres, tout en étant consciente qu’on la « dévisagerait » à son tour, un regard dans les deux sens est établi. Fontaine n’est pas seulement l’objet du regard, qui est vu, mais qui ne voit pas. De cette manière, elle rompt la distinction entre celleux qui regardent et celleux qui sont regardé·e·s. Cependant, il ne s’agit pas d’un croisement visuel sur un plan égal : la vue de la caissière ou bien celle de la femme au gym (qui sont des femmes non autochtones, comme le laisse présumer le contexte) sont capables de déshumaniser l’énonciatrice. Sous la violence d’un tel regard pesant, Fontaine, l’individu, disparait et devient le stéréotype de la femme autochtone victime. Elle poursuit sa description de l’épisode de l’oeil au beurre noir en élaborant un commentaire plus général sur l’inégalité de cet échange de regards :

Si j’avais été une femme blanche, j’aurais été cette pauvre fille battue. Ou empotée. Ou violente. J’aurais été une parmi d’autres à subir une relation malsaine avec son amoureux et on m’aurait plaint pour ça. Personne n’aurait été associé à mon malheur. Il aurait été unique, individuel.

Mais je suis Innue.

Cette blessure sur mon visage n’était pas seulement la mienne, elle appartenait aussi à ma nation. Elle incarnait, et j’en étais aussi consciente que désolée, la blessure des Indiennes. Plutôt, celle de tous les préjugés vis-à-vis les femmes autochtones disparues et assassinées.

Shuni : 110

La réflexion de l’autrice-narratrice dans ce passage laisse entendre à quel point la rencontre visuelle est profondément genrée et racisée. Qu’elle mentionne spécifiquement les femmes qu’elle croise dans des lieux publics remet en question la relation entre les femmes autochtones et blanches. L’énonciatrice perçoit la manière dont, aux yeux des femmes blanches, son corps est enfermé dans une altérité irréductible. Elle ressent les effets de l’image que porte la société dominante sur les femmes autochtones et de la violence genrée du regard colonial qui souligne les relations de pouvoir. À cet effet, Emma LaRocque (Crie/Métisse) avance qu’il y a une « relation directe » entre les stéréotypes déshumanisants, la violence continue envers les femmes autochtones et l’atmosphère d’apathie générale entourant celles-ci (LaRocque 1993 : 73). Le regard réifiant montre à quel point il y a une incompréhension de la nature systémique de la violence envers les femmes autochtones. De plus, ce type de regard correspond à la manière dont les femmes autochtones sont invisibilisées dans les sphères publiques et à la façon dont leurs rôles et leurs responsabilités sont ignorés par les politiques coloniales (Basile et al. 2017 ; Simpson 2015). Ce regard joue donc un rôle important dans la dépossession politique, territoriale et corporelle des femmes autochtones. En ce sens, quand Fontaine revient à la ligne pour écrire, succinctement, « Mais je suis Innue », elle insiste sur le traitement particulier qui lui est réservé dans un milieu où le regard blanc est dominant.

L’écrivain blackfoot Sterling HolyWhiteMountain affirme que l’une des facettes particulières de la blanchité est que les personnes qui l’incarnent voient tout sauf elles-mêmes (Davidson 2021 : en ligne). Le texte de Fontaine exprime ce paradoxe dans les passages où le fonctionnement de la blanchité est mis au grand jour. En plus de décrire le regard chosifiant que les inconnu·e·s portent sur une femme innue, Fontaine relate plusieurs expériences où elle se fait interpeler verbalement par des gens dans des lieux publics. Dans ces interactions quotidiennes, les personnes blanches (qui initient toujours le contact) font preuve d’un manque de toute capacité de « se voir elles-mêmes », c’est-à-dire de reconnaître leur privilège et les manières dont elles bénéficient du colonialisme. L’autrice donne l’exemple de se retrouver dans un restaurant, où elle est allée manger des pâtes et lire un roman (Fontaine, Shuni : 33), lorsqu’elle est abordée par des gens qui posent une série d’actions déplacées : tout d’abord, iels la « fixent » et « posent sur [elle] des regards interrogateurs, scrutent [ses] traits » (Shuni : 33) ; ensuite, iels « osent » lui demander si elle est autochtone, et puis iels :

débitent toutes les informations qu’ils détiennent sur les peuples autochtones. Ils disent la visite qu’ils ont faite à Wendake, les damnées statistiques qu’ils ont lues, la grand-mère indienne par alliance qu’ils n’ont pas connue. S’excusent d’avoir utilisé le mot « Indien ». Fiers de s’excuser.

Ne se laissent pas démonter par l’absence de dialogue. Sans doute confortés par ce qu’ils ont lu dans un roman, que les Indiens sont peu loquaces […]

Pour quelle raison devrais-je m’entretenir avec des étrangers sur des clichés d’un amalgame de peuples distincts que l’on appelle Autochtones pour mieux ne pas les nommer ?

Shuni : 33

Puisque les personnes qui récitent leur savoir erroné ne sont pas identifiées, elles représentent un amalgame de l’Autre non autochtone. La « bienveillance » de leur ignorance, les idées stéréotypées et la référence à une vague histoire familiale métissée pour se rapprocher de Fontaine, sont tous des éléments d’un racisme ordinaire, c’est-à-dire d’un racisme qui se déploie de manière sous-jacente, mais non moins insidieuse (Capitaine 2018). Surtout, ce passage illustre l’arrogance du·de la colonisateur·trice, qui explique à Fontaine son savoir ignorant sur les Premières Nations. La question rhétorique posée par Fontaine à la fin souligne que l’absence du dialogue, d’un retour de la part de l’autrice, est ici un geste de refus, à savoir la négation d’un accès aux ressources et à l’information (Flowers 2015 : 33). Ainsi, elle ne consent pas à un échange ou à entrer en relation avec un·e colonisateur·trice ignorant·e. Néanmoins, Fontaine doit constamment négocier sa réaction aux personnes blanches et n’est pas toujours en position de choisir le refus. Pour elle, vivre « dans un milieu où on est minoritaire, implique forcément être polie » (Fontaine, Shuni : 34). Dans ces interactions inégales, elle se trouve « en position de vulnérabilité » (Shuni : 37). Elle se déprécie : « Je finis toujours par m’excuser. Une mauvaise habitude de colonisée » (Shuni : 33) ou sinon elle « marmonne une réponse honteuse » (Shuni : 37). Lorsqu’elle décrit ses réactions, l’autrice-narratrice montre comment les dynamiques de pouvoir sont une source d’aliénation.

À travers ses expériences de subir le regard blanc ou de se faire accoster en public, Fontaine illustre la manière dont la blanchité se fait invisible et fonctionne comme un « niveau zéro » à partir duquel nous avons tendance à identifier la différence. Aileen Moreton-Robinson (Goenpul) explique que la blanchité passe sous silence : elle est à la fois normative et invisible, en même temps qu’elle est imbue de pouvoir. Moreton-Robinson note comment, en études critiques de la race, « Whiteness became identified as the invisible norm against which other races are judged in the construction of identity, representation, subjectivity, nationalism and the law » (Moreton-Robinson 2004 : vii). Lorsque Fontaine décrit ses expériences, elle rend visible l’invisibilité de la blanchité. À plusieurs moments dans l’essai épistolaire, elle relate ses expériences comme écrivaine, lorsqu’elle est invitée comme professionnelle pour participer à des tables rondes ou pour donner des conférences. Elle décrit comment, en tant qu’écrivaine racisée, elle ressent parfois un grand malaise dans les milieux littéraires, des milieux dominés largement par les Blanc·he·s :

J’ai souvent [un] mouvement de recul lorsque je me retrouve dans une salle comble de gens à la peau blanche. Malgré les années, malgré les réussites, même si parfois c’est moi qui suis l’invitée. C’est un geste imperceptible derrière mon sourire et mon discours assuré […]

C’est une émotion abrupte. Cet état qui me ramène à ma différence, mon complexe d’infériorité. Je dois me battre contre ça […] ne pas hausser le ton, parce que sinon ils penseront que la Sauvagesse est difficile à civiliser. Ne pas rire trop fort, parce que les émotions exposées à vif ne font pas partie de la société, la haute. Ne pas pleurer, surtout, ne pas pleurer.

Fontaine, Shuni : 56-57

Fontaine rapporte l’expérience émotionnelle de se retrouver devant une salle de personnes blanches. La liste de choses qu’elle « ne doit pas » faire montre à quel point elle se sent piégée par les idées préconçues de ces gens. Les actions proscrites sont toutes des signes d’un « surplus » d’émotions – hausser la voix, rire fort, pleurer – qui entraînent certains préjugés. Sachant comment cet excès de sentiments serait perçu, Fontaine cherche à contrôler ses émotions, une réaction qui illustre comment le regard colonial est senti par celleux qui le subissent. Alors que Fontaine est l’invitée, le milieu ne la rend pas à l’aise ; de toute évidence, la rencontre entre l’écrivaine et le public blanc ne se déroule pas sur un pied d’égalité. En décrivant son inconfort dans ces milieux, elle produit une étude de la blanchité, inversant ainsi le rapport conventionnel sujet-objet des Blanc·he·s qui étudient les Autochtones[9]. Pour elle, cela fait partie de son rôle d’écrivaine : « Mon travail d’écrivain m’amène à observer. Je note ce qui m’est étranger » (Fontaine, Shuni : 103). La blanchité est dominante, mais elle peut être déstabilisée une fois rendue étrangère par le fait de la nommer et de produire une étude de ses effets comme Fontaine le fait dans Shuni. Fontaine parvient également à déstabiliser la blanchité en mettant la personne qui l’incarne en position d’écoute par l’entremise d’une lettre dans laquelle il n’y a pas de place pour répondre.

3. La lettre à sens unique

Fontaine explique son projet de rédiger une lettre dans un des premiers fragments du livre, qui joue un rôle introductif à l’ensemble de l’essai. Ce fragment se trouve à l’écart à la fois physiquement, grâce à son placement avant l’apostrophe « Chère Julie » (Fontaine, Shuni : 13), et discursivement, parce que l’autrice réfère à sa destinataire non au « tu » comme dans le reste de l’essai épistolaire, mais à la troisième personne : « C’est aujourd’hui que je décide de lui écrire. Ces mille mots que j’ai entassés dans mes cahiers depuis que je vis moi aussi, loin, si loin de chez moi. Maintenant devenues adultes, l’envie de partager avec elle ce qui me manque de ma communauté » (Shuni : 10). La distance de sa communauté semble la libérer pour écrire sur celle-ci. Les « mille mots » entassés qu’elle a dû organiser indiquent qu’elle a beaucoup de choses à dire qui dépassent les limites de ce projet, ce qu’elle confirme plus loin en écrivant, « Je pourrais t’écrire des milliers de lettres » (Shuni : 86). Cette longue lettre regorge d’informations et d’anecdotes ; en effet, son projet se veut totalisant, s’attachant à un vaste nombre de sujets qui touchent son peuple : « Julie, je te raconterai tout ce que les chiffres ne disent pas » (Shuni : 22 ; je souligne). C’est ainsi que dans Shuni, l’essai – le texte argumentatif et subjectif – rejoint l’épistolaire – l’envoi à l’autre – pour faciliter la transmission d’un discours savant sur le colonialisme formé à partir de l’expérience personnelle de Fontaine.

D’ailleurs, l’autrice met au premier plan son effort pour transmettre un message : son discours est rempli de références aux actions de dire et d’énoncer, « Il y a tant à raconter » (Shuni : 14) ; de montrer et de faire voir, « Tu vois, être colonisé c’est ça » (Shuni : 17) et, bien sûr, d’écrire et de mettre en mots, « Je t’écris pour te parler de qui nous sommes » (Shuni : 22). Fontaine s’adresse à Julie/Shuni au mode impératif en insistant pour que sa destinataire se place dans une telle position qui lui permettra de recevoir sa parole : « Permets-moi de te dire tout ce que tu dois savoir, Julie » (Shuni : 14), « Laisse-moi te raconter comment cela a commencé » (Shuni : 15), « Laisse-moi te parler » (Shuni : 65) et « Promets-moi de m’écouter » (Shuni : 14). Au fil de la répétition de la formule impérative, on ressent une urgence, mais aussi une certaine patience de la part de l’enseignante dans le processus d’apprentissage. L’accumulation du lexique des activités de dire, parler, raconter et écouter établit une relation dans laquelle Fontaine prend la parole et sa destinataire est le témoin de celle-ci. À la différence des conversations avec son fils, où elle transcrit les remarques et les questions de celui-ci, nous ne lisons jamais la réponse ou la réaction de Julie/Shuni. Fontaine s’adresse directement à son amie sans jamais lui céder la parole, dans une pratique énonciative qui donne lieu à un monologue. Cependant, lorsque Fontaine exige à plusieurs reprises que sa destinataire lui permette, lui promette et la laisse, elle met l’accent sur le rôle de Julie/Shuni : celle-ci ne doit pas recevoir la parole passivement. S’il n’y a pas de réciprocité énonciative de la part du « tu » dans l’instance de l’essai-lettre, Fontaine n’est pourtant pas dans une impasse de communication. Julie/Shuni est là pour prêter attention et pour écouter.

Il est difficile de considérer la forme épistolaire adoptée dans Shuni sans penser aux nombreuses correspondances épistolaires entre écrivain·e·s autochtones et québécois·e·s pour lesquelles il y a un certain engouement depuis quelques années. Ces échanges, tels qu’Aimititau ! Parlons-nous ! (2008), le collectif dirigé par Laure Morali qui regroupe des lettres de plusieurs écrivain·e·s, Uashtessiu/Lumière d’automne (2010), la correspondance entre Rita Mestokosho et Jean Désy, ou bien Kuei, je te salue : Conversation sur le racisme ([2020] 2016), le dialogue entre Natasha Kanapé Fontaine et Deni Ellis Béchard, sont axés à différents degrés sur la création de ponts et de conversations entre allochtones et Autochtones par l’entremise de l’envoi et du retour de lettres. Comme je l’ai mentionné, à quelques reprises dans Shuni, Fontaine avance un discours « réconciliateur » qui fait preuve d’une ouverture à l’autre, notamment par le biais de l’amitié entre les deux femmes qui saura « percer » un « mur invisible qui [les] a séparées lorsqu[’elles] so[nt] nées » (Fontaine, Shuni : 102). Au-delà de la relation personnelle, elle porte l’espoir de la possibilité de création de relations nouvelles entre les Québécois·e·s et les membres des Premiers Peuples, en demandant « si un pays commun pourrait naître » (Shuni : 143)[10]. Par contre, contrairement aux échanges littéraires antérieurs, le texte de Fontaine ne laisse aucune place pour la réponse de la personne à qui elle s’adresse. Par le silence de l’autre, elle nous montre qu’une transformation de la relation sera possible seulement quand il existera un changement de paradigme dans le rapport de qui parle et qui écoute. La lettre est donc un prétexte pour son discours savant sur le colonialisme, tout comme la figure de « Julie » est un prétexte qui permet à Fontaine de s’adresser au public québécois. « Chère Julie » est une métonymie pour « Cher·ère lecteur·trice » : finalement, ce sont nous, les lecteurs et lectrices qui sommes les véritables récepteur·trice·s de l’essai épistolaire rédigé pour Julie. À mon sens, le trope de la figure amie crée une intimité entre autrice et destinataires, renforçant ainsi l’efficacité du discours de transmission puisque, plus l’essai épistolaire progresse, plus ces dernier·ère·s se sentent concerné·e·s.

Fontaine exige l’écoute notamment en faisant des appels explicites à Julie/Shuni qui servent à capter l’attention de son lectorat. Ces appels sont des occasions de résumer les leçons qu’elle offre par des phrases succinctes : « Chez moi, Shuni, ce qui prime, ce sont les relations » (Shuni : 105), « Shuni, je veux que tu saches qu’ici, devenir mère est une chose très simple (Shuni : 115) et « Shuni, les choses sont bien différentes chez moi » (Shuni : 112). Les deux noms de la destinataire, son nom québécois et son nom innu, sont parfois remplacés par la mention « mon amie » (Shuni : 14, 18, 44), ce qui renforce l’intimité entre destinatrice et destinataire. L’amitié est un lieu de non-jugement ; elle permet à Fontaine de professer dans l’écriture ce qu’elle ne peut pas dans la vie. Dans un épisode où elle raconte un malentendu culturel avec une femme française, son hôtesse à un festival littéraire, elle note cette distinction entre la lettre et la vie : « Bien sûr, j’aurais pu raconter tout ça à la présidente [du festival]. Elle m’aurait mieux jugée. Mais c’est à toi, mon amie, que je me confie. Pour ne pas être jugée » (Shuni : 47). En renforçant des liens de familiarité avec sa destinataire et en faisant un appel à ne pas être jugée, l’essai épistolaire responsabilise ses lecteurs et lectrices. Le texte enseigne aux colonisateur·trice·s une forme d’écoute ouverte et responsable, ce que Fontaine rend explicite dans son commentaire sur le phénomène du scientifique (le masculin est employé dans le texte) qui vient dans sa communauté et qui, « au terme de plusieurs années de recherche, se permet d’intimider un membre du peuple qu’il a étudié en le contredisant, en lui faisant face avec des savoirs acquis » (Shuni : 132). Pour Fontaine, « Il n’y a pas plus honorable que celui qui se tait et qui écoute, même devenu vieux et connaisseur. Conscient qu’il ne sait pas tout sur une culture étrangère » (Shuni : 132). Cette assertion laisse voir que l’apprentissage véritablement transformateur requiert l’humilité et l’autoréflexivité de la part des personnes de l’extérieur.

En plus de s’adresser aux chercheurs et chercheuses non autochtones et de commenter leurs pratiques de recherche, elle laisse entendre que, plus généralement, les colonisateur·trice·s doivent écouter, dans un renversement du rapport de force établi de longue date. Fyre Jean Graveline (Crie/Métisse) note que lorsque ceux et celles qui doivent écouter n’en ont pas l’habitude parce qu’iels occupent une position de privilège, une pratique d’« écoute responsable » est requise (Graveline 1998 : 146). L’« écoute responsable » est un élément intégral de la méthode d’apprentissage du cercle de parole employée par Graveline dans ses salles de classe. L’adoption d’une telle pratique d’écoute par les participant·e·s signale que ces personnes deviennent des apprenant·e·s dans une pédagogie potentiellement transformatrice. Selon elle : « learning to listen […] can be a gesture of reciprocity as much as speech, when the power dynamics are unequal […] This is only possible if [one] has acculturated to the norm of respectfully listening » (Graveline 1998 : 147-148). L’écoute responsable, en tant qu’action de réciprocité, établit un rapport qui travaille à défaire les dynamiques coloniales. Comme le montre Shuni, apprendre à écouter différemment, à devenir une personne qui « se tait et qui écoute », est un premier pas vers une transformation de la relation.

4. De l’écoute au dialogue

An Antane Kapesh avait dédié son essai autobiographique anticolonial Eukuan nin matshi-manitu innushkueu/Je suis une maudite Sauvagesse à ses enfants, aux générations futures d’Innu·e·s, et à un avenir littéraire innu, écrivant « je serais heureuse de voir d’autres Indiens[11] écrire, en langue indienne » (Kapesh 2019 [1976] : 11). Fontaine n’a pas écrit Shuni en innu-aimun, n’ayant pas eu le choix, puisque comme elle l’explique, cette décision lui a été enlevée par les politiques gouvernementales visant la décimation des langues autochtones (Fontaine. Shuni : 38). Elle envie l’aisance de Kapesh de « tout nommer en innu-aimun. Des idées néolibérales aux institutions qui ont pris forme sous ses yeux » (Shuni : 37). Si Fontaine affirme vouloir travailler à la revitalisation de sa langue dans le futur (Shuni : 38), énoncer son discours sur le colonialisme en français lui permet de rejoindre son lectorat québécois par l’entremise de la lettre qu’elle rédige pour son amie blanche. Le désir d’atteindre sa lectrice est de première importance, ce que l’accumulation des injonctions et des interpellations à « Julie » et à « Shuni » nous montre. Ce faisant, le silence de la destinataire dans cette lettre à sens unique ne signale pas son absence de la discussion sur le colonialisme ; en plaçant sa destinataire en position d’écoute au lieu de représenter un dialogue, Fontaine nous rappelle que les personnes autochtones et non autochtones ont un travail différent à accomplir dans le processus de la réconciliation. Comme plusieurs l’ont suggéré, au lieu de constituer un processus de rapprochement et de fermeture afin d’embrasser un projet national commun, la réconciliation est un processus de séparation, de cheminement sur des voies distinctes mais parallèles d’obligations mutuelles (Hargreaves et Jefferess 2015 : 210). Selon moi, le recours de Fontaine au « tu » intime nous responsabilise comme destinataires sur cette voie d’obligation, car l’apostrophe exige de nous qu’on lise un discours sur le colonialisme sans nous extraire de cette histoire.

En recevant sa lettre, comme l’observe Julie Burelle, « Shuni constatera peut-être alors que les Innus n’ont pas besoin d’elle autant qu’elle a besoin d’eux » (Burelle 2020 : 64). Loin de l’image de la sauveuse blanche, la (ré) éducation de Julie/Shuni est une incitation à désapprendre les relations de pouvoir coloniales. Enfin, dans l’entreprise épistolaire adressée à l’autre de la relation coloniale, l’autrice écrit selon ses propres termes : elle affirme sa filiation à la tradition innue en mettant en scène ses histoires personnelles et la transmission intergénérationnelle, elle produit une étude critique de la blanchité en renversant le regard conventionnel et elle enseigne une pratique d’écoute responsable en ne cédant jamais la parole. Elle compose ses mots avec assurance, ce qui transparait dans le langage, dans la certitude de sa voix qui déclare : « Tu vois Shuni, c’est ainsi que ça se passe chez moi » (Fontaine, Shuni : 66). Pour que la personne non autochtone, le colonisateur ou la colonisatrice, comprenne comment les choses se passent chez Fontaine, comment le colonialisme contemporain perdure, cela requiert un changement de paradigme dans plusieurs activités : de qui voit et qui est regardé, de qui parle et qui écoute, de qui écrit et qui lit. Dans Shuni, Naomi Fontaine a beaucoup à voir, à dire et à écrire ; ses mots débordent de la page. Après avoir lu – et écouté – le savoir offert dans cet essai épistolaire, le dialogue respectueux peut être entrepris.