Corps de l’article

1. Introduction

Êtes-vous francophone ? Cette question qui parait à première vue extrêmement simple, est beaucoup plus complexe qu’elle n’en a l’air. L’une des complexités du Canada, en particulier en éducation, est une organisation de l’éducation à l’échelle provinciale par opposition à une échelle nationale, sur la base de politiques linguistiques propres à chaque province. Le français, deuxième langue officielle du Canada à côté de l’anglais, fait l’objet d’une élaboration institutionnelle linguistique et jouit de droits qui varient selon les provinces.

Pourtant, la représentation du Canada par ces deux langues officielles ne dépeint pas les langues parlées sur le territoire. Par exemple, si la plupart des habitants de Toronto parlent l’anglais, la moitié de ses résidents représente plus de 100 nationalités différentes, ce qui en fait l’une des villes les plus diversifiées sur le plan ethnique avec plus de 160 langues recensées (Statistics Canada 2017). En éducation, la province de l’Ontario étant anglophone, on peut être éduqué en français dans une école francophone si l’on peut justifier des critères de sélection nécessaires consistant à justifier du statut d’ayant droit, ou intégrer le système éducatif anglophone et demander un enseignement partiellement en français, enseignement d’intensité variable : de base, renforcé, ou immersif. Au Québec, le phénomène est inversé : le français est la langue d’enseignement et exceptionnellement, une famille peut obtenir une dérogation pour recevoir un enseignement en anglais. Donc, dans les deux provinces, les sélections sont interverties : au Québec, il faut justifier de son anglophonie pour pouvoir prétendre à une éducation en anglais (l’absence de compétence en français n’étant pas une justification nécessaire), et inversement, en Ontario, il faut justifier de sa francophonie pour être inclus dans le système éducatif francophone. Les critères, s’appuyant sur le principe d’ayant droit dans la langue officielle minoritaire, sont donc les mêmes dans ces deux provinces quoiqu’inversés en ce qui concerne les langues.

Cependant, et malgré ces systèmes scolaires qui tiennent compte des droits des minorités, dans les faits, le passage d’une province à l’autre entraine pour les individus parlant une langue ou l’autre, une expérience de gain ou de perte de compétences. En fonction de leurs déplacements dans les espaces canadiens suivant les provinces mais aussi suivant les institutions, la reconnaissance du capital linguistique est un élément clé de l’obtention d’un statut au sein de ce pays. Dans l’article présent, j’introduis la notion de francophonie(s), au pluriel et au singulier, que je revisite à partir du concept sociolinguistique d’espaces, développé par Jan Blommaert (2007). Je le revisite sur la base d’entretiens que j’ai menés avec des universitaires, chercheurs et enseignants, acteurs de la francophonie, qui ont accepté de me rencontrer et de me donner leurs perspectives sur la question. Ces entretiens ont été publiés sur le Balado intitulé « Quoi de neuf ? » et les transcriptions sont disponibles en ligne sur le site du Balado. Je montrerai que l’interprétation de la notion de francophonie(s) dépend plus spécifiquement des expériences des individus dans des contextes géopolitiques et éducatifs situés dans l’espace et dans le temps, et que celle-ci est susceptible d’évoluer en fonction de ces expériences. Je montrerai aussi que la manière dont les individus se situent vis-à-vis de la francophonie dépend moins de la notion de compétence en français que de l’interprétation qu’ils ont du concept en interaction avec leur propre univers de référence. J’étudie donc la notion dans son intertextualité que Blommaert définit comme l’interprétation qui donne sa valeur au mot, « souvent emblématique de positionnements sociaux particuliers » (Blommaert 2007 : 8) et au travers de l’intersubjectivité des entretiens.

2. L’approche par les espaces de Jan Blommaert

Dès 2007, Blommaert considérait ce phénomène de gains ou de pertes de compétences en fonction de la langue dominante comme un élément clé pour comprendre les processus sociaux dans un espace mondialisé. Blommaert introduit alors la notion d’espace qui ne doit pas être considerée comme un « arrière-plan passif » mais plutôt comme une « force agissante dans les processus sociolinguistiques, notamment dans l’évaluation des compétences » (Blommaert 2007 : 2). Il donne l’exemple des élèves nouveaux arrivants qui ne sont souvent considérés dans les écoles qui les accueillent que par le biais de ce qu’ils ne savent pas encore (à commencer par la langue dominante). L’élève devient donc un élève « allophone », locuteur d’une autre langue, sans valeur dans l’espace d’accueil. Blommaert considère cette notion comme essentielle à l’appréhension de la notion de plurilinguisme postulant que la valorisation ou dévalorisation des individus par leur répertoire langagier dépend de ces espaces.

Il présente ces espaces comme polycentriques et stratifiés, à la fois locaux et translocaux, momentanés et durables. Chacun étant rattaché à des environnements sociaux aussi divers que le voisinage immédiat par exemple les écoles, les lieux de culte, les espaces de loisirs, mais aussi les pays d’origine ou de transition, le marché du travail ou les médias disponibles répartis dans le temps. En fonction de ces espaces, les rôles et les statuts sociaux que les individus assument à l’intérieur de ces espaces vont évoluer, entrainant la redéfinition de la valeur du patrimoine linguistique de chaque individu. Pour mieux comprendre ces sphères d’influence, il propose quatre éléments de réflexion orientant les individus vers des sentiments d’inclusion et d’exclusion, de pertes ou de gains sociaux, fondés sur les considérations suivantes : ce que les gens désirent, ce dont ils ont besoin pour y arriver, ce qu’ils ont déjà, et ce qu’ils sont en mesure d’obtenir. Chacun de ces aspects ne peut être considéré qu’en relation à l’autre. C’est donc le cadre que j’adopterai pour tenter de mieux cerner l’intertextualité du concept de francophonie par le biais de mes interlocuteurs.

3. Méthodologie

L’espace balado implique des entretiens semi-dirigés, les questions étant proposées à l’avance. J’invitais mes interlocuteurs à participer à une conversation et je leur proposais des questions qu’ils étaient susceptibles de modifier. Chacun d’entre eux a consenti à ce que ces entretiens soient ensuite publiés en ligne, susceptibles d’être ecoutés dans le monde entier, et utilisés à des fins d’enseignement ou de recherche. A la ponctualité de l’événement radiophonique, événement unique et contextualisé, on peut opposer les cadres préétablis du genre ainsi que de la cohérence des chaînes de compréhensions historiques et culturelles que je partageais ou non avec mes interlocuteurs, ce qui, en multipliant les points de vue et univers de référence, enrichit considérablement les entretiens, comme je vais l’expliciter dans le paragraphe suivant.

Pour faciliter l’interprétation, j’ai numéroté chacun des éléments proposés par Blommaert et j’utilise ces chiffres dans mon analyse discursive ci-dessous de la manière suivante : (1) ce que les gens désirent, (2) ce dont ils ont besoin pour y arriver, (3) ce qu’ils ont déjà et (4) ce qu’ils sont en mesure d’obtenir. Je me concentrerai sur les entretiens que j’ai menés avec quatre interlocutrices, notamment Kim Thúy, Amal Maddibo, Antoinette Gagné et Claire Kramsch. Kim Thúy est une écrivaine francophone engagée établie au Québec ; Amal Maddibo et Antoinette Gagné sont mes collègues directes à l’Institut d’Études Pédagogiques de l’Ontario et Claire Kramsch est professeure émérite de l’Université de Berkeley. Je présenterai leur point de vue sur le concept de francophonie tel que je l’ai interprété et tel que nous l’avons discuté pendant nos entretiens qui se sont déroulés entre octobre 2020 et janvier 2022[2].

4. De la ou des francophonies

Kim Thúy est née à Saïgon en 1968 et a quitté le Viêt Nam à l’âge de 10 ans dans des conditions dramatiques. Sa famille est installée au Québec à Granby. Dans son premier livre, Ru, elle raconte l’histoire de cet exil et de cette enfance partagée entre le Viêt Nam, une année de camp en Malaisie et le Québec. Pour ce livre, elle a reçu le Prix du Gouverneur général du Canada. Elle est diplômée de traduction et de droit, et a travaillé comme couturière, interprète, avocate et propriétaire de restaurant. Ses livres sont traduits en 29 langues. Dans le podcast paru le 6 janvier 2022, elle parle de sa carrière telle qu’elle l’envisageait au début de ses études :

Je dirais que pour la communauté vietnamienne, en tout cas, je vais parler pour nous, pour ceux que j’ai connus, que j’ai côtoyés. Médecin, tout simplement parce que c’est un métier stable. On connaît déjà le salaire, on connaît pas de médecins au chômage et surtout quand on ne maîtrise pas encore la langue, on serait moins désavantagé si on allait en sciences, parce que tous ceux qui vont en médecine, peu importe d’où on arrive, on doit apprendre une nouvelle terminologie. Ce sont des nouveaux mots, un nouveau vocabulaire. Donc, on est moins désavantagé que si on allait en droit ou en lettres, n’est-ce pas ? Ou en sciences humaines. Et c’est pour ça que les métiers comme médecin, dentiste, pharmacien étaient très prisés dans la communauté vietnamienne. Tout simplement parce qu’on était moins désavantagé par le fait qu’on maîtrisait moins bien le français. Donc, c’était pour moi… parce qu’à l’époque, tout le monde regardait mon choix d’aller en traduction comme un kamikaze, quand on ne maîtrise pas la langue et qu’on se lance dans un métier de langue, ben c’était voué à l’échec d’avance et c’était le cas. Ça a été confirmé !

Thúy 2022 : 04,06 mn

Pour Kim Thúy, la notion de gains et de pertes d’un point de vue de la langue française est extrêmement claire et partagée par les membres de sa communauté linguistique : son patrimoine langagier n’est pas valorisé sur le plan du marché du travail (3). Pour obtenir ce qu’elle désire (1), c’est à dire une profession stable en tant qu’interprète, elle a besoin d’une maitrise jugée absolue de la langue française (2) et, jugée inatteignable à la fois par sa communauté mais aussi par ses enseignants de l’époque (4). Pour cette raison, elle nous dit que la communauté vietnamienne se tourne vers des professions pour lesquelles la valeur des langues est perçue différemment du fait de l’appropriation nécessaire par tous les postulants du langage des sciences dites « exactes » par opposition aux sciences humaines. Kim Thúy a donc expérimenté la mise en garde de sa communauté par rapport à son choix, jugé voué à l’échec et le rejet de la profession en question. Lorsqu’elle dit « Ça a été confirmé », elle évoque l’abandon des études d’interprétariat.

Si une maitrise idéalisée de la langue française semble a priori hors de portée pour Kim Thúy aussi bien selon la communauté vietnamienne que selon le monde de l’interprétariat, les cours de francisation obligatoires sont perçus comme indispensables non seulement sur le plan de la langue mais aussi sur le plan de l’adaptation à la société d’accueil. Kim Thúy revient sur ces cours de langue française aux nouveaux arrivants du Québec, appelés « processus de francisation » en racontant une anecdote. Un jour, son professeur avait décidé d’enseigner aux étudiants le sens de la contravention reçue lors d’une infraction au code de la route. Voilà comment elle raconte l’anecdote :

Mais ce prof-là, c’était sa première expérience d’enseignement […] en francisation. Donc, on entend le prof qui dit : « Alors quand vous rencontrez le policier vous lui dites « Ah non, pas encore une amende, c’est toujours la même chose ! » […] si on regarde seulement les mots, […] les Vietnamiens […] n’avaient pas encore d’auto, ils n’avaient pas de voiture. Donc, quand est-ce que le policier va arrêter et puis donner une amende ? […] ce qu’on a appris, par contre, avec cette phrase-là, c’est que c’est possible de parler à un policier. Quand vous arrivez d’un pays en guerre, d’un pays totalitaire, ce ne sont pas des choses possibles parce que le policier vous pointe déjà une arme contre vous et vous êtes nécessairement dans le tort d’avance. Il n’y a pas de discussion possible alors que là, ce qu’on a appris avec cette leçon-là, c’est que nous sommes dans un pays en paix. Et que la police est là pour servir la population et non pas le contraire. Donc, on a appris beaucoup plus que la langue. On a appris la culture

Thúy 2022 : 10,33 mn

La francisation dont parle Kim Thúy, inclut la découverte de normes culturelles nouvelles attachées au pays et à cette langue, liées au concept de démocratie et de liberté individuelle sur laquelle elle revient quand elle parle du couvre-feu déclenché par la pandémie de COVID-19 en 2021 :

Et donc que les gens se soient soulevés pour le premier couvre-feu, mon Dieu, c’est la meilleure preuve d’une société en paix, parce que moi je ne me suis pas levée, ni mes parents. Moi, j’ai été élevée dans un couvre-feu pendant mes dix premières années de vie. Mes parents […] ils ont l’impression qu’eux aussi, ils ont vécu dans des couvre-feux tout le temps. Non, on n’était aucunement surpris et on connaissait le mot couvre-feu. Et surtout, on savait comment vivre avec un couvre-feu, n’est-ce pas. Je pense que… des fois, on n’évalue pas, on a tellement un objectif précis et clair qu’on oublie les bénéfices qui sont peut-être moins évidents en fait, mais aussi importants

Thúy 2022 : 10,33 mn

La famille de Kim Thúy a fui le Viêt-Nam pour obtenir ce qu’elle désirait, c’est à dire la paix et la liberté par le biais de la démocratie (1). Pour elle, l’apprentissage du français (2) dont elle a besoin pour y arriver, est avant tout l’apprentissage de la liberté et de la vie dans un pays où les droits des individus sont primordiaux. Au point qu’elle s’étonne après toutes ces années de la réaction des Canadiens : « On nous enseigne depuis qu’on est tout petit, comment être libres. Et c’est drôle parce que nous sommes dans un pays très libre. La population réagit à l’inverse, c’est-à-dire on va s’imposer des contraintes. » Pour Kim Thúy, malgré les pertes importantes vécues (3), les malentendus malheureux, les expériences de rejet et d’exclusion, le français est avant tout la langue de la démocratie et de la liberté individuelle (4).

Amal Madibbo est professeure agrégée au Département de justice sociale en éducation de l’Institut d’études pédagogiques de l’Ontario. Elle est spécialiste de l’immigration des Noirs francophones au Canada. Pour Amal Madibbo, canadienne-soudanaise et plurilingue, le français est sa langue de choix. Dans le balado paru le 14 décembre 2021, elle décrit son patrimoine linguistique et culturel particulièrement riche :

Comme vous le savez le Soudan, comme plusieurs pays africains est multilingue et plurilingue donc on peut compter des centaines de langues. […] À l’école, l’arabe classique était notre médium, outil d’enseignement, d’apprentissage. […] Et donc naturellement, dans le contexte soudanais, ma mère avait sa langue, mon père avait sa langue. […] Et moi je dirais, je parle couramment, bien sûr, le soudanais et l’arabe classique. Après cela un peu de swahili aussi et donc après cela, à l’école secondaire, comme première étape de l’école secondaire, on apprend l’anglais. Et dans la deuxième étape de l’école secondaire, on apprend le français. Après, à l’université, notre système éducatif mise vraiment sur les langues. Donc à l’université, on apprenait d’autres langues […] une langue africaine et […] une autre langue internationale

Madibbo 2021 : 10,37 mn

Le patrimoine linguistique d’Amal Madibbo (3) inclut les deux langues officielles canadiennes avant son arrivée au Canada, ce qui constitue son passeport d’entrée pour le Canada (1, 2, 4). « En fait c’est ça qui aide les Soudanais à s’intégrer relativement facilement au Canada, justement parce qu’en arrivant au Canada, on parle au moins une des langues officielles du Canada, mais sinon les deux langues officielles. » (Madibbo 2021 : 12,59 mn). Ayant appris le français hors du Canada, pour elle, le français s’inscrit dans un patrimoine mondial et c’est ce patrimoine qu’elle fait sien à travers l’appropriation du français.

Donc, pour moi, j’ai choisi le français parce que c’était une nouvelle spécialisation à l’époque. Et puis, j’ai aimé le côté mondial et cosmopolite de ce programme-là parce qu’il misait sur la francophonie mondiale en effet, en Afrique, dans les Amériques, en France, en Europe ou ainsi de suite. […] Donc c’était la combinaison en fait du multiculturalisme et bilinguisme du Canada et l’aspect, la tradition d’immigration au Canada qui m’a attirée à ce beau pays

Madibbo 2021 : 13,25 mn

La langue française prend aussi une valeur particulière dans le contexte de francophonie africaine, de la perspective des études postcoloniales. Ici, l’individu francophone est noir et détenteur d’une culture littéraire et intellectuelle dont le rayonnement est international lui aussi :

Je dois souligner que j’ai toujours été… j’avais toujours une passion pour l’Afrique, donc, y compris les Africains et puis le croisement de la francophonie et de la noirceur, les études noires, y compris tout le côté africain. Depuis le Soudan, depuis en effet mon adolescence, je lisais beaucoup sur l’Afrique et la diaspora, la diaspora africaine

Madibbo 2021 : 20,16 mn

Cependant, le terme de francophonie qui est pour elle à la fois la porte vers un monde globalisé et lié à l’histoire d’une partie des peuples africains, est mis à mal par la découverte qu’elle fait du concept dans le contexte canadien

en arrivant au Canada, je me suis intéressée à la diaspora africaine au Canada et à la francophonie et le fait que la francophonie est minoritaire au Canada, j’avoue que ça m’a interpellée parce qu’en Afrique, le français est une langue privilégiée, est une langue prestigieuse. En France, le français est aussi une langue prestigieuse. C’est la langue de la beauté, c’est la langue de la lumière. En arrivant au Canada, du coup je m’aperçois que c’est une langue minoritaire

Madibbo 2021 : 20,16 mn

Amal Madibbo observe une perte de prestige (3) ancrée dans le contexte canadien qu’elle découvre et qu’elle s’approprie (4). Tout à coup, la langue perd « sa lumière » ou plutôt, sa légitimité, sa force, ce qui l’amène aussi à reconsidérer les rapports de forces entre les langues. La valeur oppressive du français, langue du colonisateur, est reconsidérée dans ce nouvel ordre de valeurs.

Kim Thúy évoque elle aussi le rapport de forces entre les langues imposé par le contexte canadien et pour lequel elle emploie la métaphore du couple et du mariage forcé : « Vous savez, c’est une relation de couple compliquée avec un fort puis une faible et donc… ou une forte et un faible. Enfin, je ne sais pas qui est féminin et masculin là-dedans, mais oui, oui, c’est une relation… c’est un mariage un peu forcé » (Thúy 2022 : 30,45 mn). Elle évoque cette perte immatérielle de statut social par son appartenance à la francophonie canadienne qu’elle considère comme un phénomène qu’elle ne contrôle pas. Kim Thúy file la métaphore en se considérant comme francophone par adoption ce qui, d’après elle, l’exclut de la communauté dont elle se sent membre « par adoption » :

Parce qu’on oublie qu’on m’a élevée en tant que francophone. On m’a adoptée. Mais quand on vient à discuter des questions importantes du pays ou de la famille, je retombe dans la catégorie des enfants adoptés et que ça ne me concerne pas. C’est une question juste de famille. […] Alors qu’entre un Québécois qui est né ici depuis cinq générations et un anglophone qui est né ici également de cinq générations, il se dit : « eh ça c’est notre combat à nous deux. T’as rien à voir là-dedans. »

Thúy 2022 : 45,45 mn

On peut donc tisser un lien intertextuel entre les propos de Madibbo et de Thúy : ce que ces deux écrivaines francophones désirent (1) par le biais des langues et en particulier du français, (2) qui correspond ou non à un patrimoine déjà là (3) n’est pas forcément suffisant pour dépasser le statut de l’adoption (4). Elles établissent donc une limite claire à ce qui peut être obtenu dans le contexte d’une identité francophone canadienne.

Antoinette Gagné est professeure agrégée au Département des programmes d’études, de l’enseignement et de l’apprentissage de l’Institut d’études pédagogiques de l’Ontario. Native du Québec, de père francophone et de mère anglophone, elle parle de la perte de gains linguistiques et culturels qu’elle a pu vivre au sein même du Canada :

Quand j’étais jeune, ma famille a déménagé fréquemment, alors j’ai connu les défis de l’adaptation à différents environnements, les nouvelles langues, les nouvelles religions, les différents genres d’école. Et j’ai aussi vécu la polarisation des anglophones et des francophones à Montréal. Et j’ai vu de quelle façon les nouveaux arrivants étaient perçus par mes pairs dans les différentes classes à l’école secondaire. Et puis, je pense, ça m’a motivée à poursuivre une carrière où je pouvais travailler avec des jeunes qui, comme moi, ont de grands défis dans leur vie pour s’adapter à de nouvelles façons d’apprendre, des nouvelles écoles, des nouveaux professeurs et tout le reste

Gagné 2021 : 04,14 mn

Antoinette Gagné associe ses langues (3), le français et l’anglais, à une polarisation qui ne se limite pas au passage de frontières provinciales, mais se révèle comme inhérente au contexte canadien. Son expérience de mobilité entre les langues lui a fait vivre le sentiment de perte ressenti dans la navigation des différents contextes linguistiques. Cela l’amène à désirer la mise en place d’une éducation qui ne dépend pas de la polarisation entre le français et l’anglais (1), polarisation qu’elle juge difficilement réconciliable puisque, si l’on continue de filer la métaphore de Kim Thúy, elle fait partie de la famille, ce qui implique une catégorisation sociétale qui semble la pousser à choisir son camp dans la « querelle de famille ».

Dans ce contexte, il est intéressant de se tourner vers Claire Kramsch, professeure émérite à UC Berkeley et fondatrice du Berkeley Language Centre, une unité de recherche et de développement pour tous les professeurs de langues étrangères du campus de UC Berkeley. Elle a d’abord enseigné la littérature allemande pour se spécialiser ensuite dans la linguistique appliquée. Au contraire des trois autres interlocutrices, Claire Kramsch n’a pas vécu au Canada. A la question « Etes-vous francophone ? », elle réagit d’abord de la manière suivante :

On comprend francophone en tant que quelqu’un qui parle français. Nous sommes toutes les deux francophones, évidemment. Alors vous avez voulu dire quelque chose d’autre en me demandant si j’étais francophone. Et je me suis dit, vous m’avez probablement demandé si je fais partie de la francophonie. […] Alors là, je comprends. Et d’ailleurs, je me doutais que c’était un terme politique plutôt que […] mais ce que je pensais et ma réaction est probablement la réaction d’une Française et pas d’une Québécoise. En me demandant si j’étais francophone vous faisiez allusion évidemment à la francophonie qui est un terme qui s’applique d’habitude dans mon imagination aux anciennes colonies qui étaient francophones […]. J’avais beaucoup de mes oncles qui étaient en Indochine, au Maroc […]. Et donc de me demander si j’étais francophone, c’était presque de me demander si j’étais pied-noir

Kramsch 2020 : 16,59 mn

En première instance, elle définit le terme francophone comme étant la qualité de parler le français (3) et elle ajoute : « nous sommes toutes les deux francophones ». En effet, le français fait partie de notre patrimoine commun, univers commun de référence. En revanche, le terme francophonie la transporte dans une histoire coloniale liée à sa famille et à la notion de territoire qui s’y rapporte : « me demander si j’étais francophone, c’était presque de me demander si j’étais pied-noir », ce dernier terme désignant ces Français installés en Afrique du Nord sous protectorat français avant 1952. Elle ajoute que cet univers de référence lui vient de ces ancêtres dont l’histoire est ancrée dans ces territoires. Elle nous ramène à une francophonie coloniale. Elle explore aussi ce qu’elle perçoit être un malentendu entre ma question située dans le contexte canadien et sa réaction liée à son patrimoine culturel et langagier. De père francophone et de mère anglophone (3), elle trouve une échappatoire (1) par le biais de l’allemand (2) qu’elle décrit comme la « langue de l’ennemi », histoire de guerres avec la France, qui cristallise des rapports d’amour et de haine pour l’Allemagne de l’après-guerre.

J’étais professeure d’allemand en France, on n’avait pas besoin de moi pour enseigner l’allemand en Allemagne. Mais mes orientations ont un peu changé quand je suis arrivée aux États-Unis évidemment où là alors je pouvais enseigner l’allemand. Mais enseigner l’allemand aux États-Unis était tout à fait différent [d’] […] enseigner l’allemand en France. Enseigner l’allemand en France était dans le contexte d’une guerre héréditaire avec l’Allemagne, des souvenirs, une histoire franco-allemande qui donnait une raison d’être à ma profession de professeure d’allemand. Arrivant aux États-Unis, « German[3] » veut dire quelque chose d’autre que « allemand » pour les Américains. Et je ne savais rien de l’Amérique, je n’aimais pas particulièrement les États-Unis, j’avais tous les préjugés qu’on pouvait avoir contre les États-Unis. Et donc, je me suis trouvée en face d’étudiants de l’allemand qui associaient d’autres choses avec la langue allemande que moi en tant que Française. Et donc, je me suis trouvée très rapidement dans une troisième place, si l’on peut dire, Française enseignant l’allemand aux États-Unis

Kramsch 2020 : 07,06 mn

Claire Kramsch raconte cette découverte des gains et pertes liés aux passages d’un territoire à un autre et du rôle des langues en question pour parvenir (2) à obtenir ce qu’elle désire (1). Pour y arriver, elle ne peut passer outre la représentation que les gens ont des langues en question dans les pays où elle évolue. En Allemagne, elle juge son expertise en langue allemande inutile, en France controversée, aux États-Unis, elle fonctionne comme une opportunité à condition qu’elle devienne professeure de langue allemande avant d’être professeure de littérature allemande ce pour quoi elle avait été formée. Elle parle aussi de ses parents « qui ne parlaient pas la même langue, qui ne venaient pas du même monde, qui étaient totalement étrangers l’un à l’autre », et de cette polarisation des univers de parole et de pensée qui l’amène à la création d’un troisième espace en référence à Homi Bahbba (par exemple, Bahbba 2004 : 53-55), par le biais de la langue allemande (2). On comprend alors comment, pour elle, langue et culture sont inséparables, et comment, dans ce contexte, elle étend cette notion de troisième espace à celle de compétence symbolique. « En travaillant sur la compétence symbolique, ça me permettait justement de partir du symbole linguistique et d’arriver à un usage de la langue où le symbole et la dimension symbolique de la langue jouent un rôle particulièrement grand, notamment dans la littérature. » (Kramsch 2020 : 9,49).

Ce lien entre langue, culture et histoire des peuples est repris par Kim Thúy qui fait, elle aussi, ce lien entre langue et culture :

Mais si on veut vraiment connaître la langue, la même chose pour la langue vietnamienne, la même chose… n’importe quelle langue, je crois il faut s’investir parce que la langue n’est pas que langue, elle porte l’histoire d’un peuple et parle… elle parle d’histoire des époques, des connaissances humaines, elle porte des émotions de l’humanité. Et donc, la langue est très compliquée, ne serait-ce que parce que on rentre dans l’histoire des humains. C’est l’invention des humains

Thúy 2021 : 29,27

Ces rapports intertextuels entre les propos de Claire Kramsch et Kim Thúy montrent que chaque langue est tributaire des individus qui la parlent et chaque individu est tributaire de son histoire, de ses migrations et expériences diverses qui constituent ses fonds de connaissances. La compréhension des mots francophone ou francophonie et les sentiments d’inclusion ou d’exclusion qui s’en suivent ne peuvent être conçus que dans ce rapport de l’individu à ses langues et à son histoire dans les espaces qu’il habite.

5. De la défense de la langue française à un enseignement francophone inclusif en Ontario

L’approche par les espaces permet de jeter un nouveau regard sur l’intertextualité et l’intersubjectivité du concept de francophonie. Ainsi, au cours de ces entretiens, le concept a pris un sens différent en fonction des personnes avec qui je me suis entretenue et de nos/leurs univers de référence. Que l’on soit née au Soudan, en France, au Viêt Nam ou au Canada, dans des conditions différentes pour chacune, en conversation avec une collègue née en France, colore la perception que l’on peut avoir de la francophonie, du sens qui s’y rattache, et de la perception de la légitimité ou de l’illégitimité d’une appropriation du terme par l’individu en fonction des rôles des langues dans des espaces situés sociolinguistiquement et géopolitiquement, des situations rencontrées et du sentiment d’inclusion ou d’exclusion qui en découle. Pour Blommaert, seule l’intertextualité vue dans son asymétrie intrinsèque peut rendre la sensibilité du terme en question en donnant à « certains groupes accès à des formes particulières d’intertextualité et [à] d’autres non » (Blommaert 2007 : 8). Ainsi, pour certaines, le terme « francophonie » va prendre une signification différente que pour d’autres en fonction de leurs histoires et trajectoires individuelles (par exemple de migration) et collectives (par la mémoire culturelle transmise par la collectivité et notamment l’institution scolaire). Blommaert montre, et mes interlocutrices le confirment l’une après l’autre, que pour être adopté, le terme ne peut rester enfermé dans l’espace momentané des discours, mais doit être exploré au travers des mémoires individuelles et collectives transmises par les individus. C’est ce qu’avec mes interlocutrices, nous avons tenté de faire, en nous mettant dans une situation de positionnement discursif spontané, temporel dans une dimension transcontextuelle, c’est à dire au-delà du contexte donné.

L’interaction de l’intertextualité et de l’intersubjectivité rend donc le sujet de « la francophonie » particulièrement sensible et, s’il n’est pas discuté de manière ouverte et informée, susceptible de provoquer des réactions inattendues impliquant des réactions de rejets, fondées sur des malentendus. Ceci devient particulièrement essentiel dans le cadre de l’éducation dite francophone en Ontario. Ce même terme est employé dans les textes officiels de l’éducation francophone en Ontario et le sens qu’il véhicule est implicitement supposé être le même pour tous. Rappelons d’abord les éléments de réflexion qui, selon Blommaert, orientent les individus vers des sentiments d’inclusion et d’exclusion, de gains ou de pertes sociales, fondés sur : (1) ce que les gens désirent, (2) ce dont ils ont besoin pour y arriver, (3) ce qu’ils ont déjà et (4) ce qu’ils sont en mesure d’obtenir. Dans une perspective éducative, le document intitulé « Une approche culturelle de l’enseignement pour l’appropriation de la culture dans les écoles de langue française de l’Ontario » stipule :

Grâce à une volonté politique et sociétale qui mobilise l’action de tous les paliers gouvernementaux, de tous les ministères, de tous les organismes, associations et regroupements de citoyens et de tous les francophones, une vision concertée de l’avenir commence à se dessiner pour la francophonie ontarienne, qui influe de façon directe sur l’orientation des initiatives à prendre pour favoriser l’appropriation de la culture dans les écoles de langue française.

2009 : 9

C’est donc l’objectif tel qu’il est décrit dans les documents ministériels (1) ou ce que le ministère souhaite réaliser par le biais de l’enseignement francophone. Le but est l’appropriation du terme par les individus, élèves ou personnel enseignant, sous forme d’identité. Mais est-il en mesure de l’obtenir (4) ? Quel est le patrimoine dont il dispose pour atteindre son objectif (3) ? Et que faut-il pour y arriver (3) ? Ce patrimoine, autrefois constitué de populations dites « de souche », francophone et anglophone, est défié par les migrations francophones de ces dernières décennies. La querelle opposant l’anglais au français, la langue anglaise présentée par ce même document comme l’obstacle majeur à l’appropriation d’une identité francophone, n’est pas la querelle de beaucoup de ces nouvelles générations de francophones qui ne se reconnaissent pas/plus dans l’intertextualité du terme tel qu’il est posé. Le rejet de la langue anglaise par le discours officiel sous-entend la polarisation et le choix d’un camp, soit l’exclusion de tous ceux et celles dont les fonds de connaissance sont soit emprunts d’anglais, soit de ceux et celles qui sont exclus de cette « querelle de famille ». En soi, le document est cohérent dans son rôle d’autorité qui définit le paysage sociolinguistique de la province dans une distribution verticale des langues. Mais conformément à l’observation de Blommaert, il est en porte-à-faux avec la distribution horizontale des langues dans la province, constituée des répertoires langagiers de ces individus plurilingues et aux univers de références divers. Blommaert et ses collègues avaient montré combien

l’espace n’est pas un arrière-plan passif mais une force agissante dans les processus sociolinguistiques, notamment dans l’évaluation des compétences. Des individus articulés et multilingues pourraient devenir inarticulés et « sans langue » en passant d’un espace dans lequel leurs ressources linguistiques étaient valorisées et reconnues dans un espace où elles n’étaient pas considérées comme valables et compréhensibles. Ainsi, des enfants migrants qui possèdent des compétences linguistiques et d’alphabétisation complexes et développées pourraient être déclarés analphabètes dans des classes d’immersion belges, où la langue néerlandaise et l’alphabétisation sont les seuls capitaux linguistiques reconnus.

Blommaert 2007 : 2

On voit ainsi qu’il ne suffit pas d’employer les termes inclusion et diversité pour y remédier. Amal Maddibo le dit très bien lorsqu’elle réclame plus d’équité ou de justice sociale : « […] la raison d’être de l’éducation, comme vous le savez, c’est de tout miser sur l’appartenance et donc l’identité » (Madibbo 2021 : 27,22 mn). Ainsi, chacune de mes interlocutrices selon ses fonds de connaissances, plaide pour une francophonie permettant aux individus parlant français de se sentir membres d’une communauté qui selon les mots d’Amal Madibbo « […] reflète la réalité démographique de notre siècle, de notre société qui est la diversité raciale, sociale, et ainsi de suite » (Madibbo 2021 : 33,31 mn).

6. Conclusion

Ainsi, une pédagogie de l’inclusion ne peut se construire sur un rapport d’exclusion. Il est urgent de proposer une pédagogie Amie des Langues (voir Le Pichon et Kambel 2022), pour une éducation équitable et inclusive. Il faut entrer dans des pratiques pédagogiques de questionnements des idéologies (García 2009), des univers de références, non pas pour les juger, mais pour permettre aux acteurs de l’éducation (élèves, enseignants, équipes scolaires) de se reconnaître et de s’approprier la francophonie en toute légitimité. Ces pratiques ne doivent pas seulement être conçues pour les élèves mais aussi pour leurs enseignants en exercice et en formation. L’approche de Blommaert peut-elle devenir pédagogie ? De telles pratiques ont été développées et intégrées avec succès en éducation : je pense en particulier à « la cartographie de soi » développée par Antoinette Gagné qui revient sur les thèmes tels que les origines, les compétences, les désirs et les rêves et les moyens d’y parvenir (voir aussi Auger et Le Pichon 2021 : 123) ou le théâtre plurilingue de Françoise Armand et de ses collègues (2012). Une telle approche nécessite de renoncer à des pratiques d’imposition en privilégiant des pratiques qui s’appuient sur les fonds de connaissance des individus, enseignants ou élèves.

Aucune enseignante en Ontario ne devrait avoir le sentiment d’adopter une approche controversée quand elle ouvre les portes de sa classe aux langues et aux cultures. Mais pour prétendre à une pédagogie inclusive, les textes doivent changer. Cela implique un changement de politique et d’idéologie (voir aussi Pulinx et ses collègues 2017), mais ce changement est inévitable car la survie de l’éducation francophone en Ontario pourrait en dépendre.