Corps de l’article

1. Introduction

En 2024, l’entrée dans l’ensemble des programmes de formation à l’enseignement du français en Colombie-Britannique exige la passation d’un examen standardisé, le Diplôme d’études de langue française, conçue par France Éducation International, un établissement sous la tutelle directe du ministère de l’Éducation nationale de la France[1].

En tant qu’enseignante dans une école francophone publique en Colombie-Britannique et présidente d’un organisme queer francophone au service des jeunes de l’Ouest canadien, j’ai été amenée à me demander dans quelle mesure cette exigence représente un défi pour la constitution d’un personnel enseignant apte à offrir une pédagogie affranchie de dynamiques coloniales ou suprémacistes. En écoutant les histoires de mes collègues enseignant dans des milieux francophones minoritaires, j’ai constaté leur profonde insécurité linguistique face à cette épreuve, une insécurité déjà abordée par la recherche récente[2]. À la lumière de ce constat, il me semble que l’imposition des examens DELF constitue un paradoxe dans la mesure où cet examen reproduit une dynamique oppressive allant à l’encontre de nos engagements en matière d’une approche critique, intersectionnelle et décoloniale à l’apprentissage du français.

Pour explorer cette hypothèse, nous aurons recours à une méthodologie de lecture englobant l’histoire peu documentée de l’évolution du DELF, une suite de politiques régissant les programmes de formation du personnel enseignant et les normes en matière d’enseignement en Colombie-Britannique, et un concept tirée de l’éthique qui nous permet de nommer l’oppression résultant de la négation et de la marginalisation des connaissances : l’injustice épistémique, et plus précisément, une injustice herméneutique (Fricker 2007).

D’abord, nous évoquerons l’histoire de l’évolution méthodologique du DELF. Ensuite, il sera question du British Columbia Teacher’s Council et de son rôle dans l’instauration du DELF. Enfin, nous expliquerons comment le DELF ne permet pas aux futurs membres du personnel enseignant de montrer leurs compétences dans le cadre d’une pédagogie relationnelle autochtonisée, antiraciste, queer-affirmative et culturellement humble. Nous conclurons cette étude en soutenant que le personnel enseignant doit s’organiser en tant que communauté de contestation des pratiques liées à son évaluation afin d’en faire un site de restitution d’une éthique et d’une épistémologie relationnelles.

2. L’histoire méconnue du DELF

Si de multiples sources (Dany 1985 ; Pothier 1988 ; Lescure et Monnerie-Goarin 1993 ; Lescure 1994a ; Dayez 1999b ; Coste 2015) expliquent les motivations géopolitiques, institutionnelles et commerciales de la création du DELF, peu de sources ont cherché à explorer son impact global sur la philosophie de l’évaluation des compétences linguistiques, à l’exception de la thèse doctorale du chercheur français Amper Aslan (2023) intitulé La certification DELF au défi de la diversité : histoire, représentations, enjeux. Sa thèse met en exergue une aporie historiographique au coeur de l’entreprise du DELF, précisant que le Rapport Auba dont est issu le décret Ministériel donnant lieu au DELF est introuvable, qu’il n’y a presque pas de témoins pour parler de ses origines et qu’il n’existe aucune archive du DELF en France ni ailleurs, de même qu’aucun article de recherche ne traite des fondements épistémologiques de l’épreuve ou de sa transformation en lien avec l’évolution en didactique des langues. Dans le chapitre « DELF et diversité : une certification à l’histoire oubliée », Arslan retrace l’évolution du DELF depuis une période de conceptualisation décentralisée de l’évaluation (1985-2002), mettant l’accent sur la valorisation des connaissances locales et l’adaptation des sujets d’examen aux réalités et aux besoins spécifiques à chaque région, jusqu’à la période de conceptualisation centralisée et uniformisée de l’examen (2002 – aujourd’hui) par un groupe d’examinateur·rices en France.

Aslan explique qu’il n’a trouvé aucune recherche expliquant les raisons du passage à un modèle centralisé de conceptualisation des examens. Il ajoute, « on peut naturellement se demander s’il ne s’agit pas d’un choix qui est en contradiction avec certains principes fondateurs du DELF reposant sur le principe de la diversité » (2023 : 157-158) puisque les conséquences de la centralisation incluent une rupture avec les équipes de compétences et de connaissances basées sur le lieu dans le monde francophone, l’exclusion de leurs connaissances de la création du DELF, et le renforcement du mythe de « l’examen universel » (2023 : 157-158). Si l’on constate que le DELF est critiqué pour son uniformisation dans un cadre français, il est permis de soutenir que cette uniformisation est aussi préjudiciable dans un contexte canadien.

2.1. Un regard sur l’importation du DELF dans les universités en Colombie-Britannique

En 2011, le projet de loi 12 en Colombie-Britannique a abrogé le Teaching Profession Act et l’a remplacé par le Teachers Act, ce qui a conduit à la création du British Columbia Teachers’ Council (BCTC). Le conseil, relevant du ministère de l’Éducation et des Services à la petite enfance du gouvernement provincial, établit les normes relatives à la formation des candidat·e·s ainsi que les normes relatives à leur conduite et à leur compétence après leur certification. Au coeur du rôle du conseil est l’établissement et la révision périodiques des seuils de compétence pour enseigner le français.

Avant le 22 novembre 2019, une politique intitulée Bylaw 2 and Policy P2 (2017) établissait un seuil de compétence minimale pour les candidat·e·s à l’enseignement du français en faisant référence aux paliers du Cadre européen commun de référence pour les langues (CECRL). Ce cadre à 6 paliers (A1-C2), déployé pour la première fois en 2001, est le résultat d’un projet de recherche dont le titre est révélateur : intitulé Apprentissage des langues pour la citoyenneté européenne (1989-1996), le projet a identifié le besoin d’établir un cadre transparent et cohérent pour l’évaluation des compétences linguistiques dans le contexte européen. La politique Bylaw 2 and Policy P2 stipulait ce qui suit :

A person who teaches in the French language may demonstrate a satisfactory command of written and spoken French by:
(c) Providing a minimum score of B1 on the French Proficiency Test, administered by the Department of Language and Literacy Education, Faculty of Education, University of British Columbia.

2017 : 26

Alors que le descripteur de niveau fait référence à l’échelle de compétence européenne, le niveau est déterminé par un test de compétence administré par une université canadienne.

Un changement important s’est produit en novembre 2019, lorsque le règlement 2 et la politique P2 sont remplacés par une nouvelle politique sur les normes de certification intitulée Certification Standards. Bien que ce document ait été révisé en janvier 2022, en juillet 2022 et en décembre 2023, chaque version des normes fait désormais référence au DELF sous le titre French Language Proficiency. Le terme « compétence » (proficiency) n’étant pas défini par la politique, nous pouvons conclure qu’il tire son sens du descripteur de niveau CECRL (B1, C1, etc.) associé au résultat obtenu lors de la passation du DELF.

Cette situation nous incite à nous demander en quelle mesure ce descripteur de niveau de compétence est aligné aux indicateurs d’une éducation réussie en langue française énoncés dans des politiques et d’autres documents-phares portant sur l’éducation en Colombie-Britannique. La prochaine section étudie des politiques guidant la mise en oeuvre des programmes d’éducation en langue française en Colombie-Britannique pour suggérer que ces sources présentent un concept de compétences et habilités relationnelles.

3. Les politiques éducatives en Colombie-Britannique : un programme de relations émancipatrices

Cinq documents de politique éducative encouragent les enseignant·e·s du français en Colombie-Britannique à réfléchir à la pédagogie en tant que contexte relationnel et réflexif favorisant l’émancipation des élèves des systèmes de domination. Ces documents-sources, rédigés entre 2016 et 2023, encouragent le personnel enseignant à adopter une approche qui valorise explicitement les différences et les diversités.

3.1. La représentation linguistique des identités de genre

La première source, datant de 2016, est l’annonce par le ministère de l’Éducation et des Services à la petite enfance de la Colombie-Britannique que tous les conseils scolaires de la province seraient tenus d’avoir une politique scolaire spécifique à la protection et à l’acceptation de l’orientation sexuelle, de l’identité de genre et de l’expression de genre (SOGI) dans les espaces scolaires, guidée par le programme SOGI 1 2 3. Cette politique découle de l’ajout, la même année, de l’identité et de l’expression de genre à l’ensemble des caractéristiques personnelles protégées par le BC Human Rights Code. Deux conséquences importantes des politiques SOGI ont été l’engagement par le personnel de respecter et de modéliser un langage respectueux de l’identité de genre de chaque élève ainsi que de créer un environnement d’apprentissage qui inclut des représentations des individus et familles 2SGLBTQIA+ servant à normaliser leur inclusion dans la langue orale et écrite[3].

3.2. La valorisation des savoirs autochtones et racisés

La deuxième source est l’ensemble des programmes d’études du Ministère qui servent à guider l’enseignement dans les classes de Français langue première et français langue seconde, mis à jour entre 2016 et 2019[4]. Ces documents font référence à des « compétences essentielles » liée au développement d’une identité personnelle et sociale positive, ainsi qu’à des grandes idées telles que « l’interaction entre les peuples autochtones et les communautés francophones canadiennes influence mutuellement leurs langues et leurs cultures » (Programme d’études de Français langue première : 6e, 7e et 8e années) ou « les variations langagières fournissent des repères culturels au sein de la diversité francophone » (Programmes d’études de Français langue seconde – immersion : 10). Ces idées développent chez les élèves une conscience de la diversité langagière dans la francophonie et une appréciation pour l’histoire de l’interaction culturelle qui a façonné le français parlé au Canada.

La troisième source, le document Normes d’exercice de la profession enseignante en Colombie-Britannique du BCTC, a été mis à jour en 2019 pour inclure une nouvelle norme stipulant que les membres de la profession enseignante « respectent et valorisent l’histoire des Premières Nations, des Inuits et des Métis au Canada ainsi que les répercussions du passé sur le présent et sur l’avenir », « jouent un rôle positif dans la recherche de la vérité, la réconciliation et la guérison », et « cultivent une meilleur compréhension des formes de connaissance et d’existence, de l’histoire et de la culture des Premières Nations, des Inuits et des Métis » (BC Teachers’ Council 2019 : 5). La nouvelle norme en enseignement s’aligne sur la législation DRIPA de la Colombie-Britannique (2019) qui a fait de la province la première à s’engager à mettre en oeuvre la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, dont l’article 15.1 stipule que « les peuples autochtones ont droit à ce que l’enseignement et les moyens d’information reflètent fidèlement la dignité et la diversité de leurs cultures, de leurs traditions, de leur histoire et de leurs aspirations » (2007 : 14). Plusieurs ressources ont vu le jour pour aider les membres du personnel à autochtoniser leurs approches de l’enseignement et de l’apprentissage, telles que l’affiche Les principes d’apprentissage des premiers peuples (2021) précisant que l’apprentissage exige une exploration de sa propre identité et met l’accent sur les relations holistiques et la connexion au territoire.

Dans un document ministériel intitulé L’équité raciale ensemble : Plan d’action contre le racisme de la maternelle à la 12e année, la ministre de l’Éducation Rachna Singh affirme : « Il est essentiel pour les jeunes générations de comprendre ce que sont le racisme et la discrimination et de savoir quelles en sont les conséquences – passées et présentes – sur les gens en C.-B. » (2023 : 1). Son constat, que le processus d’apprentissage doit apprendre aux jeunes à nommer et à valoriser la diversité dans une perspective critique du colonialisme est en totale cohérence avec les autres sources mentionnées précédemment. La liste d’actions prioritaires du plan d’action met l’accent sur la représentation positive des identités des personnes racisées au sein de la communauté scolaire.

3.3. Les français au pluriel : la déconstruction du mythe du français standard

Le rapport Stratégie nationale pour la sécurité linguistique de la Fédération de la jeunesse canadienne-française déclare que « quiconque utilise le français au Canada – que ce soit à l’écrit ou à l’oral, que ce soit sa langue maternelle, sa cinquième langue apprise, ou une langue que l’on vient de commencer à apprendre – peut se sentir concerné par cette stratégie et bienvenue comme membre à part entière de la communauté linguistique que nous partageons » (2020 : 4-5). La stratégie part du principe qu’un mythe du français standard, ou « l’idée qu’il existe une seule et unique façon de parler, d’écrire ou d’utiliser le français » a non seulement découragé des générations d’apprenant·e·s, mais a aussi généré une expérience de hiérarchie linguistique fragilisant les rapports entre les individus de la francophonie canadienne (2020 : 6). Au niveau provincial, un rapport destiné au Conseil d’administration du Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique, Vision culture francophone (Robillard et Creach 2021) visant à identifier des stratégies pour favoriser la sécurité linguistique, prônait une compréhension pluri-centrique de la langue française afin de déconstruire la valorisation tacite du français associé à un seul « centre » majoritaire (Robillard et Creach 2021 : 3-4), à savoir le français hexagonal métropolitain. Un comité de sécurité linguistique, formé en 2021 par le Conseil jeunesse francophone de la Colombie-Britannique, s’est donné pour tâche de produire des ressources valorisant la sécurité linguistique avec des affiches déclarant que « [l]es anglicismes n’endommagent pas le français but silence does ! Le français parfait c’est le tien ! Be proud of it[5] ! »

4. Synthèse : l’émancipation passe par une approche de la langue

L’étude de ces sources nous permet de saisir les éléments d’une perspective sur l’enseignement du français qui serait aligné aux engagements en matière d’équité, de diversité, d’anti-racisme et de décolonisation. Selon cette perspective, un enseignement du français aligné sur le concept de l’émancipation :

  • reconnaîtrait la réalité de l’interaction entre les Premières Nations, Métis et Inuit et les communautés francophones de l’Ile de la Tortue/l’Amérique du Nord, ainsi que l’impact des connaissances, traditions et valeurs des communautés autochtones sur la langue et les traditions francophones.

  • conscientiserait les élèves au fait que la langue est liée aux besoins et aux réalités de communautés spécifiques, et qu’elle est donc intrinsèquement diversifiée à travers l’espace et le temps.

  • montrerait comment les pratiques langagières sont liées à l’affirmation des droits de la personne, et seraient donc guidées par des engagements à un langage consensuel et à une représentation équitable de toutes les identités de genres.

  • mettrait en valeur des identités plurielles et intersectionnelles des élèves et du personnel enseignant, sans privilégier ni normaliser certaines identités ou pratiques linguistiques au détriment d’autres.

  • soulignerait que les élèves exercent des responsabilités ainsi qu’un pouvoir d’action dans la francophonie locale, nationale et internationale.

Si l’évaluation des futurs membres du personnel enseignant en français ne se penche pas de manière explicite sur les compétences et valeurs nécessaires à cette pédagogique critique, située, réflexive, culturellement humble, sur quoi se penche-t-elle ? Comment explique-t-on la nécessité et l’utilité du DELF en Colombie-Britannique à l’heure actuelle ? La prochaine section étudiera les stratégies par lesquelles l’épreuve est mise en valeur, pour explorer les valeurs qui lui sont associées.

5. Le DELF : une « valeur sûre »… mais pas pour la pédagogie décoloniale

L’un des premiers contacts qu’ont les canditat·e·s à l’enseignement du français avec le DELF se fait par le biais des informations fournies par les universités. Il est essentiel de se pencher sur la manière dont ces sites combinent des renseignements avec une propagande dont les valeurs vont à l’encontre de celles incarnées par les politiques éducatives que nous venons de passer en revue. Les sites web où l’Université de la Colombie-Britannique (UBC), Simon Fraser University (SFU) et l’Université de Victoria (UVic) présentent le DELF reproduisent presque mot-à-mot, en traduction anglaise, le langage promotionnel provenant du site publicitaire de France Éducation International[6]. Bien qu’ils commencent en soulignant que le DELF est un diplôme de préadmission, ces pages vantent également ses mérites. Le site web de SFU aborde les « nombreuses raisons » de passer ce test (« There are many reasons to take the DELF or DALF exam »), en expliquant qu’il bonifie un CV et permet d’auto-évaluer la compétence en français par le biais d’un diplôme « valide à vie » et reconnu à l’international[7]. Les pages WEB mentionnent que le DELF utilise les paliers du CECRL sans offrir de réflexion sur les besoins spécifiquement européens à partir desquels le CECRL a vu le jour. Rien sur les sites ne laisse présager que les facultés d’éducation reconnaissent que la compétence en français a une apparence et une sonorité bien distinctes dans un contexte marqué par le colonialisme binational, la violence du colonialisme du peuplement et l’interaction culturelle soutenue entre le français et les langues autochtones au Canada. Les sites web n’abordent pas non plus le problème de l’absence de consultation des Premières Nations locales sur les territoires desquelles ces tests sont administrés et imposés au futur personnel enseignant, y compris ses membres autochtones.

En portant maintenant notre attention sur le contenu linguistique du DELF, il devient possible d’élucider des formes spécifiques de méfaits épistémiques qui ont un impact sur les communautés d’apprentissage de la langue française en Colombie-Britannique.

5.1. Le DELF comme entrainement à une structure de tutelle coloniale

Kristie Dotson, dont les recherches portent sur l’injustice épistémique, perçoit la façon dont les groupes colonisés sont réduits au silence comme l’effet du colonialisme qui structure les savoirs. Selon elle, « un aspect épistémique du colonialisme est l’effet dévastateur de la “disparition” du savoir, lorsque les connaissances locales ou provinciales sont rejetées parce que l’on privilégie des pratiques épistémiques alternatives, souvent occidentales » (2011 : 236).

En nous penchant sur les tâches communicatives du DELF, nous découvrons qu’elles exigent non seulement une familiarité avec une variante spécifiquement européenne du vocabulaire et de la syntaxe française (même si les textes proviennent de la francophonie au sens large), mais également une réceptivité à une structure d’assimilation socioculturelle. En préparant des élèves d’une école secondaire privée à l’examen du DELF en 2021-2022, nous avons constaté que nous devions enseigner des concepts géographiques tels qu’un arrondissement, l’Ile de la cité et les bateaux mouches. Cette variante du français, très spécifique à l’expérience parisienne, n’amènera pas le personnel enseignant en Colombie-Britannique à une appréciation historisée de l’apport des langues autochtones au vocabulaire français en usage au Canada. Une personne inconsciente des liens entre les langues autochtones et le français, ou qui rejette activement les pratiques d’emprunt, d’hybridité et d’échange linguistiques, ne recevra aucune forme de rétroaction constructive concernant le besoin de développer ces connaissances. Ainsi, le DELF n’évalue pas les compétences en ce qui a trait à la modélisation de l’humilité culturelle et la réflexion sur sa propre position et son parcours d’apprentissage situé, des compétences jugées essentielles pour créer des salles de classe culturellement sécuritaires et équitables en Colombie-Britannique. Le format du retour d’information sur le test – une note numérique brute, par opposition à un retour d’information descriptif sur les points forts et les domaines de croissance (Elder 2018) – reflète cette approche non-située et décontextualisée de l’évaluation.

La conséquence potentielle pour les élèves d’une expérience scolaire façonnée par ce manque de connaissances est une déconnexion de la vérité sur la façon dont les pratiques de la langue française se sont développées dans les contextes locaux. Par exemple, les enseignant·e·s qui mettent l’accent sur une vision de la compétence en français comme étant indexée sur la pureté linguistique (l’absence de contact ou d’interaction entre les langues) contribueraient à la stigmatisation implicite des langues autochtones, telles que le mitchif[8]. En soutenant un fantasme de réussite en tant qu’assimilation socioculturelle, les enseignant·e·s risquent de perpétuer une vision du français en tant que savoir-faire importé d’une métropole coloniale.

Mentionnons aussi que DELF intègre des emprunts à l’anglais officiellement approuvés par l’Académie française (week-end, shopping, training, parking) malgré l’existence de termes français (fin de semaine, magasinage, formation, stationnement) fréquemment utilisés au Canada. L’un des articles recommandés pour la préparation à l’examen DELF B2 intitulé « Des anglicismes à bannir de notre langue » (Kamen 2021), comprend un ensemble d’emprunts syntaxiques (faire du sens) couramment entendus dans les populations francophones du Canada, sans aborder les emprunts lexicaux en usage en France. Un deuxième article recommandé pour le DELF B2, intitulé « Les nouvelles maires élues sont-elles des mairesses ? » (Delage 2020) affirme que « La féminisation du mot maire fait encore débat », sans en délimiter le champ de bataille : au Québec et au Canada francophone, la féminisation des noms de métiers est officiellement reconnue depuis la fin des années 1970[9]. L’article pourrait porter à croire que le débat sur la féminisation des métiers reflète une crise des pratiques langagières partout dans le monde, plutôt qu’un débat en lien avec un changement de normes linguistiques en France[10].

La posture universalisante de ces documents éloigne les personnes passant le DELF de la diversité linguistique qui caractérise la francophonie, une vérité qui se doit d’être mise en valeur en salle de classe. La norme linguistique fait en sorte qu’une personne francophone du Canada (ou ailleurs) avec une excellente maitrise des règles d’un français local peut être pénalisée. En d’autres mots, le contenu du DELF évacue la possibilité d’aborder la nature partielle, éphémère et située des connaissances linguistiques dans une francophonie pourtant traversée de différences et de contestations. Si, comme le note Émilie Nicolas, « il ne faut pas non plus oublier d’examiner cette francophonie, le projet politique qu’elle porte, ses effets insécurisants et sa logique disciplinaire génératrice de honte et de hiérarchie qui pèsent sur les francophones “hors norme” de tous les continents » (2021), il semblerait que le DELF s’érige comme obstacle à ce travail réflexif dans un cadre d’évaluation où il est, en principe, éthiquement indispensable.

Si le DELF exige de mettre l’accent sur le développement de connaissances relatives à la culture langagière normative de l’imaginaire impérial, plutôt que la culture langagière plurielle de la francophonie, il est clair qu’il exige un certain impérialisme du savoir associé à la compétence en français. Cet impérialisme épistémique se manifeste également par une forme de hiérarchie linguistique visible dans la forte contradiction entre la normalisation de mots empruntés à l’anglais dans une variante européenne du français et la pénalisation de l’emploi des mots empruntés à l’anglais dans d’autres variantes de français. Étant donné l’insistance sur un vocabulaire géographique et une polyglossie spécifiques à un contexte européen, le DELF ne peut pas évaluer la capacité d’une personne à parler des lieux et des espaces qu’elle habite en Colombie-Britannique ni de sa situation par rapport à un territoire autochtone en faisant valoir une polyglossie alignée à ses pratiques langagières locales.

En outre, la grammaire du DELF, qui modélise le masculin générique et exclut les pronoms non-binaires, reflète les pratiques imposées par le gouvernement français en matière de représentation des genres[11]. Elles sont étonnamment différentes des meilleures pratiques en matière de représentation équitable telles qu’elles sont comprises au Canada : dans la vaste ressource numérique intitulée Écriture inclusive – lignes directrices et ressources (Gouvernement du Canada 2022), il est question d’encourager l’utilisation de noms épicènes, de noms collectifs, de doublets ou de points médians visant à assurer la parité de représentation des personnes de tous les genres[12]. Fruit d’un processus de consultation avec de multiples partenaires fédéraux, provinciaux, territoriaux et municipaux, les lignes directrices présentent également la vision d’un processus fondé sur le consentement pour parler des personnes trans, nonbinaires et de genre créatif, en soulignant l’importance d’utiliser un langage qui s’aligne sur leurs préférences et leurs besoins, quelle que soit la fréquence de ce langage dans le discours public[13]. Des ressources provinciales soulignent les relations entre les personnes queers et leurs familles, permettant d’étayer les discussions sur les membres de la famille fondées sur le consentement en enseignant des termes tels qu’adelphe comme alternative non-genrée à frère et soeur (Trans Care BC 2024). Dans un autre ordre d’idées, la recherche sur la résurgence des langues et cultures autochtones souligne le fait que de nombreuses langues n’ont pas de pronoms personnels genrés à la troisième personne et que le refus des pratiques hétéropatriarcales imposé par les langues binaires est utile pour contrer l’état colonial (Melançon 2019 : 61). La volonté de représenter cette réalité sociolinguistique des langues autochtones a fait en sorte qu’en 2021, Arianne Desrochers, la traductrice de la version française de Noomiping de l’autrice Michi Saagiig Nishnaabeg Leanne Simpson, a choisi d’utiliser le pronom iel pour tous les personnages du roman (Montpetit 2021).

En effet, les enseignant·e·s de français en Colombie-Britannique doivent connaître et modéliser des grammaires inclusives pour répondre à l’engagement, énoncé dans les politiques SOGI, afin que chaque élève puisse se nommer et nommer les autres en respectant les droits des personnes 2SLGBTQIA+. Il est donc encore plus déroutant d’utiliser une évaluation qui représente des normes langagières si loin de celles d’un contexte où la diversité des genres est un motif de discrimination protégé en vertu de la loi. En se préparant au DELF, les personnes queer souhaitant enseigner le français devront se confronter à un ensemble de textes dans lesquels leur identité et leur existence sont rendues invisibles, inaudibles, et par extension, facultatives d’un point de vue épistémique. D’ailleurs, un·e candidat·e à l’enseignement ayant des valeurs sexistes ou trans-invalidantes pourrait obtenir un excellent score en passant le DELF, puisque l’outil n’offre aucun moyen de déterminer si cet individu possède des connaissances et des compétences en matière de pratiques langagières inclusives en français.

Le travail que nous avons effectué jusqu’à présent démontre que l’imposition du DELF produit une privation épistémique, car les communautés d’apprentissage sont privées d’une évaluation qui valide qui elles sont, où elles sont et ce dont elles ont besoin. La façon particulière de démontrer une maitrise du français qui est exigée par le DELF coïncide avec un travail tacite d’assimilation culturelle et linguistique à une norme hétérocentrique et eurocentrique. Cette logique se manifeste lorsque, en raison des craintes légitimes des candidat·e·s que leur français soit jugé inadéquat par les autorités chargées de l’évaluation, le personnel enseignant s’accroche au cadre culturel et linguistique qui lui a été imposé – et surtout, valorisé – au moment de son évaluation. Cela explique pourquoi, lorsque nous montrons à des collègues des ressources locales sur les pratiques d’enseignement du français en tenant compte de la diversité de genre, on nous demande parfois comment gérer le fait que ces pratiques n’ont pas encore été jugées légitimes par l’Académie française. La persistance de cette question révèle ce qu’il se passe lorsque les individus sont privés de cadre, de ressources et de relations sécurisantes pour se sentir en mesure de nommer publiquement des aspects clés de leur réalité. La crainte professionnelle généralisée par l’idée d’un décalage avec le pouvoir normatif de l’Académie française – un pouvoir qui façonne la langue du DELF – prive le personnel et les élèves des moyens nécessaires pour employer un français répondant aux besoins de la communauté locale. Cette privation épistémique entraîne la croyance que certaines formes de la langue sont intrinsèquement légitimes ou plus dignes d’être lues, connues et entendues partout dans le monde[14].

La discrimination issue de l’emprise de cette vision normative du français sur les institutions dévoile leur refus de reconnaître la langue des jeunes francophones de la Colombie-Britannique comme une forme légitime du français, malgré les recherches soulignant sa valeur en tant que connaissance située (Tomulescu 2022) : sous prétexte « d’équité », les élèves sortant du système public francophone de la Colombie-Britannique se font imposer le DELF à SFU afin d’accéder à la formation pour enseignant·e·s, à moins que ces élèves n’aient poursuivi des études postsecondaires dans une université située en milieu francophone majoritaire. Cette obligation dévoile une vision déficitaire des compétences linguistiques des élèves francophones en Colombie-Britannique (vision selon laquelle leurs lacunes doivent se combler par un contact correctif avec un environnement francophone majoritaire) à la place d’une ouverture à la possibilité que ces élèves possèdent des connaissances et des compétences répondant aux besoins de leurs communautés et adaptées aux lieux locaux. Bref, si nous privons nos élèves d’un enseignement sur la diversité linguistique et les pratiques langagières locales, nous transmettons également l’idée que la maîtrise du français passe par un processus consistant à vider le soi de sa particularité locale. Ce faisant, nous formons le personnel et les élèves à une relation de déconnexion, d’inconscience et de désengagement à l’égard des communautés, paysages et histoires qui contribuent à la diversité inhérente dans les pratiques francophones locales. Cet état de non-relation est particulièrement préjudiciables aux personnes autochtones qui souhaitent enseigner le français ou apprendre le français en Colombie-Britannique, car il exclut tout engagement avec les connaissances découlant de leur(s) propre(s) nation(s) ou communautés.

Cet article a utilisé la terminologie d’une injustice d’ordre épistémique pour aborder l’imposition du DELF comme outil d’évaluation du français en Colombie-Britannique par les institutions formant les futur·e·s enseignant·e·s de français. Nous pourrions y retrouver ce que la philosophe Gaile Polhaus Jr. appelle l’ignorance herméneutique délibérée, un phénomène

qui se produit lorsque les sujets connaissant en situation dominante refusent de reconnaître les outils épistémiques issus du monde expérimenté des personnes en situation marginale. Ces refus permettent aux sujets connaissant en situation dominante de mal comprendre, de mal interpréter et/ou d’ignorer des parties entières du monde.

2012 : 715, ma traduction

Nous avons besoin d’une évaluation qui valorise nos outils épistémiques – nos façons de parler français – et qui nous permette d’exprimer ce que nous savons sur des parties du monde qui ne sont pas en relation avec le DELF tel qu’il est conçu aujourd’hui. Comment concevrions-nous une telle évaluation et que pourrait-elle faire ? La section suivante explore la possibilité d’une évaluation du français comme forme de restitution de savoirs authentiques et situés.

6. Conclusion : « Fondé sur le lieu » n’est pas une métaphore : une reconceptualisation de l’évaluation du français

Dans leur article « Decolonization is not a metaphor » (2012), Eve Tuck et K. Wayne Yang effectuent un travail de clarification conceptuelle en proposant que la décolonisation réelle, à la différence de ses contreparties rhétoriques, n’est rien d’autre que la restitution aux personnes autochtones de leurs vies et de leurs terres grâce à l’élimination des structures de tutelle, d’exploitation et d’enrichissement propres au colonialisme de peuplement. En interrogeant l’évaluation du point de vue de ces structures, il devient possible de saisir le rôle de l’imposition du DELF dans le renforcement du colonialisme du peuplement dans le système scolaire. Une porte de sortie consiste à réimaginer l’évaluation en tant que pratique de restitution. Cette pratique serait guidée par un engagement envers l’éthique relationnelle du « apprendre de », et non le rapport objectivant du « apprendre sur », qui « se traduit par un repositionnement de la majorité eurocentrée vis-à-vis des épistémologies des Premières Nations, des Inuits et des Métis » (Côté 2019 : 31). Jérôme Melançon abonde en ce sens lorsqu’il affirme que « l’autochtonisation ne peut avoir lieu sans l’inclusion des personnes qui portent les manières d’être, de connaître et d’agir autochtones, et de telles relations doivent être établies dans un esprit d’égalité et de mutualité » (2019 : 56).

Une pratique d’évaluation restitutive exige que nous fondions nos évaluations du français sur des pratiques et des formes d’appartenance sociale basées sur le lieu. Il faudrait écouter les personnes autochtones et apprendre de leurs priorités et de leurs systèmes de savoir en cédant le monopole du pouvoir décisionnel sur les tâches, les connaissances et les contextes de déroulement associés à une évaluation du français. Une telle pratique exigerait de respecter le droit des communautés autochtones d’abolir une évaluation d’une langue coloniale sur leur territoire tout court. Elle reconnaîtrait le droit de ces communautés de percevoir des revenus pour les évaluations de français ayant lieu sur leur territoire et reflétant un processus de conceptualisation mutuelle nécessaire à la préparation d’un avenir commun pour les personnes autochtones et allochtones (Cantin 2018). Les personnes passant une évaluation conçue de cette façon pourraient être amenées à démontrer leur capacité de communiquer des connaissances dont la préservation et la transmission ont été jugée importantes par les communautés autochtones locales. Par exemple, des candidat·e·s pourraient démontrer, lors d’une marche dans la nature, leur capacité de nommer les plantes médicinales et les nourritures-clés d’une Première Nation et à préciser comment cette connaissance façonnerait leurs pratiques d’enseignement. Une évaluation de ce genre, si elle était vraiment le fruit d’une consultation mutuelle, pourrait contenir le potentiel d’une restitution, car les pratiques langagières qu’elle évaluerait reflèteraient la valorisation à la fois d’une épistémologie relationnelle, des processus de consultation mutuellement bénéfiques sur le plan économique et de conscientisation quant à la nature située des compétences langagières en Colombie-Britannique.