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Presque deux ans après la publication du Retour sur la condition ouvrière de Stéphane Beaud et Michel Pialoux (1999), la livraison de l’été 2001 d’Ethnologie française est consacrée à l’anthropologie ouvrière et aux enquêtes d’usine. En effet, si le recul relatif de l’emploi industriel après une longue croissance, prévu en leur temps par Clark et Fourastié, s’est bien produit, les ouvriers et ouvrières sont en France huit millions et il faut une surprenante cécité pour ne pas les discerner. Ce numéro, coordonné par Delphine Corteel et Sylvain Lazarus, auteur en 1986 avec Natacha Michel d’une « Étude sur les formes de conscience et les représentations des OS des usines Renault », nous propose un retour sur les méthodes, les résultats, les démarches de chercheurs en sciences sociales qui examinent le monde ouvrier. Parmi ces articles, celui de Myriam Hidouci et Laurence Kundid est d’ailleurs un retour sur le Retour de Beaud et Pialoux, dans lequel elles se demandent si le dispositif et les méthodes mêmes de l’enquête n’interdisent pas de dépasser le constat de la crise de certaines catégories ouvrières. Au demeurant, il y a là un leitmotiv, celui de la nécessité du renouvellement des méthodes, qui perce dans nombre de ces papiers dont plusieurs sont dus à des chercheurs du GRAM (Groupe de recherche de l’anthropologie de la modernité) de l’Université de Paris VIII.

Alors que les historiens et les historiennes sont parvenus, en renouvelant leurs problématiques, à mettre en perspective le travail des femmes, insistant largement sur les distinctions, Anne Duhin démontre à partir d’une étude menée auprès de travailleurs et des travailleuses du textile du Nord que, pour les ouvriers comme pour les ouvrières, il n’y a « qu’un seul dispositif référentiel : le mot ouvrier » (p. 313). Prédominance également de l’identité ouvrière chez les travailleurs étrangers des années 1970, dont on a tenté de les déposséder en réduisant leurs luttes d’usines à des « grèves d’immigrés » plus ou moins communautaires, les arguments des commentateurs hostiles à ces grèves et aux grévistes étant repris comme preuve de la construction d’un « mouvement de l’immigration ». Laure Pitti établit de manière fort convaincante la superficialité de cette réduction et insiste sur le fait que ces grèves s’inscrivent d’abord, s’inscrivent surtout, dans l’histoire des grèves ouvrières, qui ne recoupe pas forcément les intérêts et les préoccupations des organisations syndicales. L’importance accordée aux mots, aux tournures, court tout au long de la revue, particulièrement dans l’article de Samia Moucharik, « Trois romans pour trois figures : l’ouvrier, le militant, la grève », qui à partir d’oeuvres romanesques de Paul Nizan (Le cheval de Troie), Roger Vailland (Beau Masque) et Natacha Michel (Le jour où le temps a attendu son heure), considère la mise en scène et en paroles de l’engagement d’ouvriers communistes, du parti orthodoxe pour les deux premiers, d’une ecclésiole maoïste pour le troisième. Le commentaire littéraire permet de reconnaître dans ces trois livres la distinction opérée entre le militant et l’ouvrier. Mais entre les ouvrages du temps du PCF et ceux du temps du gauchisme, l’identité ouvrière s’est transformée, finissant par se réduire à l’espace de l’usine comme si elle n’avait plus de place hors du lieu de la production de marchandises. L’intérêt porté à ces productions littéraires est renouvelé en ce début de siècle, ainsi qu’en témoigne la publication des actes d’un séminaire sur le roman social (Béroud et Régin 2002).

Dans un court papier, Pierre-Noël Giraud propose d’envisager que la pensée des ouvriers relève avant tout, dans une perspective de délimitation du champ des possibles, d’une structuration de nature économique. En étudiant ce que les ouvriers pensent de leur salaire, en posant « différence de salaire » comme catégorie de pensée, Marianne Hérard, quant à elle, parvient à percevoir qu’elle ne se réduit en rien aux théories économiques sur la hiérarchie et la différence de salaire, mais renvoie bien à une démarche d’égalité au sein de l’usine. Martin Kuhlmann et Michael Schumann confrontent la solidarité ouvrière, essentielle au temps de la taylorisation, avec les rapports qui au-delà de toute prescription peuvent exister au sein des ateliers où s’appliquent de nouvelles formes d’organisation du travail. Les approches que nous proposent ces textes sont stimulantes. Des études correspondant à d’autres espaces nationaux, d’autres structures industrielles, d’autres traditions ouvrières, la Grèce (par Athena Kassapi), l’Allemagne (par Delphine Corteel), l’Afrique du Sud (par Judith Hayem), permettent de préciser des spécificités, d’ébaucher une pratique comparatiste. Présentant sans la revendiquer une dimension pluridisciplinaire, ce numéro d’Ethnologie française ouvre des perspectives, propose des pistes.