Résumés
Résumé
L’article explore les manières dont les formes contemporaines de la servitude pour dette en Inde sont façonnées par des articulations concrètes avec d’autres formes de travail et de circulation comme l’emploi journalier et l’auto-emploi. En considérant la servitude non comme une catégorie homogène et hermétique, mais comme inscrite dans un continuum de formes de travail, l’article examine les pratiques et les représentations de l’asservissement pour dette, dans un contexte de relations de patronage remodelées tant par les travailleurs et les maistri que les leaders politiques-industriels. L’auteur s’appuie sur une étude ethnographique du système de servitude pour dette, Palamur, mis en oeuvre dans le district de Mahabubnagar, État du Telangana.
Mots-clés :
- Picherit,
- servitude pour dette,
- maistri,
- continuum,
- emploi journalier,
- protection,
- migration
Abstract
This article explores how the contemporary forms of debt bondage in India are shaped through complex articulations with forms of labour and circulation such as daily wage employment and self-employment. By considering debt bondage, not as a bounded category but as part of a continuum of forms of labour, the article looks at the practices and representations of debt bondage in Andhra Pradesh (India) in a context of changing relations of patronage manipulated by labourers, maistri and politicians-businessmen. This research is based on in-depth ethnographical study of a debt bondage system, called Palamur, in the district of Mahabubnagar, State of Telangana.
Keywords:
- Picherit,
- Debt Bondage,
- Maistri,
- Continuum,
- Wage Labour,
- Protection,
- Migration
Resumen
Este artículo explora las maneras en que las formas contemporáneas de servidumbre por endeudamiento en la India han sido moldeadas por articulaciones concretas con otras formas de trabajo y de circulación como el trabajo a jornal y el trabajo independiente. Al considerar la servidumbre no como una categoría homogénea y hermética, sino como inscrita en un continuum de formas de trabajo, este artículo examina las prácticas y las representaciones de la servidumbre por endeudamiento, en un contexto de relaciones de clientelismo remodeladas tanto por los trabajadores y los maistri como por los líderes político-industriales. El autor se basa en un estudio etnográfico del sistema de servidumbre por endeudamiento, Palamur, que opera en el distrito de Mahabubnagar, Estado de Telangana.
Palabras clave:
- Picherit,
- servidumbre por endeudamiento,
- maistri,
- continuum,
- trabajo a jornal,
- protección,
- migración
Corps de l’article
Introduction
Lavé et peigné, Madiga[1] Idanna noue son dhoti blanc immaculé autour de sa taille et se regarde une dernière fois dans le miroir. Ses soins masquent mal son corps abîmé par le labeur. Travailleur asservi pour dette depuis ses quinze ans, il quitte sa maison en quête d’un nouveau recruteur de main-d’oeuvre (maistri) susceptible de lui proposer une avance monétaire. Idanna ne doit pas échouer. La saison creuse a été difficile : trois mois au village sans emploi et sans accès aux programmes anti-pauvreté de l’État l’ont contraint à s’endetter encore et encore.
La marche vers la demeure de maistri Kondaïah est ponctuée d’insultes envers son futur-ex maistri : Idanna affirme avec fierté qu’il peut changer de maistri, négocier une nouvelle avance et espérer quelques concessions sur les conditions de travail. L’extrême pénibilité du travail et des conditions de vie en migration donne à chaque « détail » (un savon, une visite médicale, un appel téléphonique, un oeuf par mois) une importance considérable.
À notre arrivée, Kondaïah trône au milieu de la cour, entouré de travailleurs et travailleuses, et orchestre l’attente, le doute et la serviabilité. Son objectif est de constituer un groupe de travailleurs dociles et capables de travailler 12 heures par jour pendant neuf mois sur des chantiers de construction financés par l’État, la Banque Mondiale ou des entreprises multinationales. Idanna se distingue par son excellente maîtrise des codes et des attitudes corporelles attendues par le maistri, malgré une réputation d’alcoolique notoire. Cela n’effraie pas Kondaïah, qui sait faire bon usage de l’alcool pour discipliner, endetter, soulager les douleurs musculaires ou favoriser des solidarités[2]. L’opération s’avère un succès, mais Idanna ne peut le célébrer : ses créanciers le pourchassent afin d’être remboursés avant qu’il ne parte en migration. Idanna et sa femme partent alors sans argent avec maistri Kondaïah.
Les marges de négociation semblent dérisoires pour des travailleurs dont l’éphémère capital – un corps jeune et vigoureux – est rongé par le labeur. Elles sont pourtant cruciales pour appréhender les mutations d’un système de servitude pour dette en prise avec les formes contemporaines du capitalisme en Inde. Caractérisée par une structure hiérarchique inégalitaire adaptée au capitalisme – la caste –, une exploitation économique, une dette et des formes extra-économiques de coercition, la servitude pour dette se distingue autant par ses continuités historiques que par son caractère protéiforme et labile (Carswell et De Neve 2013).
Cet article a pour objectif d’explorer les manières dont les formes contemporaines de la servitude pour dette sont façonnées par des articulations concrètes avec d’autres formes de travail comme l’emploi journalier et l’auto-emploi. En considérant la servitude, non comme une catégorie homogène et hermétique, mais inscrite dans un continuum de formes de travail, l’article examine les pratiques et les représentations de l’asservissement pour dette, dans un contexte de relations de patronage remodelées tant par les travailleurs et les maistri que les leaders politiques-industriels. Cette recherche s’appuie sur une ethnographie d’une trentaine de mois menée en circulant avec des travailleurs migrants saisonniers de basse caste et en partageant leur quotidien au village d’origine (district de Mahabubnagar en Andhra Pradesh) et sur les lieux de travail dans l’industrie de la construction (barrages, carrières de pierre, immeubles, routes). Observation quotidienne et entretiens informels sont les principaux outils ethnographiques utilisés.
Les mondes du travail en Inde ont été profondément affectés par les politiques néolibérales mises en oeuvre dans les années 1990. La circulation croissante de travailleurs manuels entre zones rurales et urbaines et la flexibilité accrue d’une main-d’oeuvre précaire sur les marchés du travail au bas de l’échelle sociale sont indissociables d’une segmentation de ces marchés par la caste, la classe et/ou le genre, et de formes renouvelées d’attachement de la main-d’oeuvre.
La permanence de la servitude pour dette au coeur de la production capitaliste contemporaine (Lerche 2011 ; Phillips 2013 ; Brass 2015) met en question l’incompatibilité – présumée par les marxistes et les libéraux – entre une servitude considérée comme la marque du précapitalisme ou l’antithèse de la liberté (Miers 2003) et le travail libre supposé propre au capitalisme. Brass (1994) suggère ainsi que le capitalisme requiert une dé-prolétarisation des travailleurs, c’est-à-dire la réintroduction de formes de travail non libres au coeur de l’économie globale. Ces relations d’asservissement prennent toutefois des formes nouvelles (neobondage) en Inde, caractérisées par Breman (1996) par leur caractère monétaire, temporaire et dépersonnalisé dans un contexte de déclin des rapports de patronage. Elles s’inscrivent surtout dans un continuum gradué de formes de travail (Breman et al. 2009 ; Guérin 2013) façonné par des processus complémentaires de fluidité et de segmentation des marchés du travail (Lerche 2010).
Les recherches récentes menées dans des secteurs comme l’industrie textile (De Neve 1999), la canne à sucre (Breman et al. 2009), les briqueteries (Guérin et Venkatasubramanian 2009) ou la construction (Picherit 2009) décryptent la complexité des relations entre différentes catégories de travailleurs et mettent en exergue le quotidien des travailleurs asservis pour dette. D’une part, la circulation d’une main-d’oeuvre se distingue par une précarité et une insécurité permanente et par de nouveaux mécanismes de dépendance (Deshingkar et Farrington 2009 ; Picherit 2012). D’autre part, les travailleurs asservis, loin d’être des victimes sans voix de structures de domination, parviennent dans certains contextes à manipuler la dette et contester les rapports hiérarchiques (De Neve 1999), ou encore à négocier des marges de liberté (Shah 2006). Stanziani suggère ainsi que la servitude est une catégorie « aux contours flous dont les pratiques et les représentations ne cessent d’évoluer au gré d’une relation complexe avec le travail libre dans des contextes sociohistoriques précis » (Stanziani 2010 : viii).
Trois aspects méritent d’être soulignés pour saisir le contexte conférant à la servitude pour dette ses formes contemporaines.
En Inde, le capitalisme ne s’impose pas de manière unilatérale mais se confronte à des pouvoirs locaux : ce sont les tensions entre chefs politiques à différentes échelles et marchés du travail qui donnent à la servitude pour dette des formes singulières en Asie du Sud (Martin 2016). La mainmise de leaders politiques-businessmen sur l’industrie de la construction s’exprime par un usage de la violence (et de la menace) pour accaparer les matières premières (pierre, sable), le foncier et les contrats publics. Le secteur de la construction contribue au produit national brut à hauteur de 7 %, emploie 34 millions d’ouvriers (dont presque la moitié de femmes), fait vivre 16 % de la population ouvrière et est encadré par 25 lois brillamment ignorées (Parry 2014 : 1252). Ces politiciens-industriels oeuvrent, non pas aux marges, mais au sein même de l’État. Le journal The Times of India titra en 2014 : « L’Inde est désormais la capitale mondiale de l’esclavage » – sur la base de données du Global Slavery Index édité par Walk Free Foundation (2014). Cette organisation des droits de l’homme a dénoncé les conditions de 14 millions de personnes en pointant la mauvaise volonté d’un État considéré comme souverain et capable d’appliquer des lois sur un territoire précis. Or, cette conception théorique de l’État peine à rendre compte de la fragmentation du pouvoir et des articulations complexes entre économie, développement et politique en Inde.
À l’échelle des villages et des cantons, la diversification des activités économiques des chefs politiques et propriétaires terriens et le refus des maistri de financer des « protections » dites traditionnelles – emploi pendant la morte-saison, vêtements et santé – modifient en profondeur les relations quotidiennes d’asservissement pour dette. Le déclin des protections traditionnelles ne conduit pas à une absence de protection, mais à la reconfiguration d’un patronage politique. Les leaders politiques locaux en charge du système d’asservissement pour dette contrôlent étroitement l’organisation des programmes anti-pauvreté et la redistribution inégalitaire des subsides à des fins électoralistes. À la servitude pour dette et à la domination du maistri se superpose pour les travailleurs asservis pour dette une domination violente exercée par des hommes de main des leaders pour l’accès à ces subsides.
L’inclusion des acteurs gouvernementaux, politiques et du développement dans l’analyse des transformations des relations de patronage et de servitude est indispensable (Lerche 2007 ; Pattenden 2016). Si l’État poursuit sa politique de non application des lois du travail, il met en oeuvre de multiples programmes sociaux catégoriels de lutte contre la pauvreté et les formes les plus visibles de l’exploitation. La servitude pour dette, qui concerne entre 12 millions (Bureau international du travail) et 50 millions de travailleurs (Breman 1996) selon les définitions et les enjeux politiques, fait ainsi l’objet de programmes souvent associés au microcrédit, produit phare du développement dans les années 2000. Bales (2005 : 1-3) prétend que le microcrédit a aidé des travailleurs à rembourser leur dette et à se libérer de la servitude : au-delà de « libérations » médiatiques de travailleurs asservis organisées par des ONG devant les caméras de télévision, l’échec de ces programmes en Andhra Pradesh (Taylor 2011 ; Picherit 2015) et ailleurs s’est pourtant révélé éclatant (Guérin et al. 2015). Les ONG et l’État s’inscrivent dans des rapports de pouvoir locaux dont ils ne s’extraient pas. Dans le village où a été conduit mon terrain de recherche, le gestionnaire des groupes de microcrédit est aussi le petit-fils de la principale usurière et l’homme de main attitré du chef du village – ancien grand recruteur de main-d’oeuvre dont les fils gèrent des machines qu’ils louent sur les chantiers.
Transformations du système Palamur
Peddapur est un village d’environ 2 000 habitants localisé dans le district de Mahabubnagar, une région semi-aride dont la vie sociale, religieuse, politique et économique est fortement dépendante des migrations saisonnières des travailleurs. La répartition des terres entre les trois castes numériquement majoritaires est aussi inégale que l’accès à l’eau. Les Reddy, caste de propriétaires terriens, détiennent les terres irriguées où ils produisent des cultures commerciales avec une mécanisation pratiquement inexistante. Leur principale source d’accumulation repose sur un système de servitude pour dette – appelé Palamur – mis en place dans les années 1930. Ce système est mis en oeuvre par des Reddy, qui cumulent la propriété de terres avec des positions politiques et combinent l’usage de la violence avec le contrôle des institutions policières et juridiques. Le système est organisé autour d’appels d’offres de l’État pour la construction de canaux d’irrigation, de routes, de barrages ou pour les travaux ferroviaires en Inde, auxquels répondent des entreprises souvent détenues par un industriel et/ou un homme politique. La gestion de la main-d’oeuvre est déléguée à un peddamaistri, littéralement grand recruteur. Celui-ci est souvent un politicien de haute caste opérant au niveau de l’État régional (député) ou du district. Il délègue à des maistri (jusqu’à 200) le soin de constituer des groupes de 40 hommes et femmes. Chaque maistri recrute, distribue des avances monétaires, organise le campement à proximité des lieux de travail (3 à 5 par saison de neuf mois) et supervise la nourriture et le travail.
Depuis les années 1970, les Reddy ont diversifié leur capital en investissant dans la construction, les stations d’essence, les ressources minières, le cinéma, les institutions scolaires et les cliniques privées. Ils ont aussi établi des liens – familiaux ou de caste – avec des députés et des ministres qui s’arrogent les contrats publics des grands projets de construction.
Au niveau du canton, la diversification a profondément modifié la gestion de la main-d’oeuvre et les relations de servitude pour dette. Depuis les années 1990, les Reddy ont investi dans des machines de construction qu’ils louent à des entrepreneurs. Tout en conservant les postes lucratifs et prestigieux de peddamaistri, ils ont surtout délégué l’activité de maistri – désormais perçue comme sale, éreintante et indigne de leur statut – à des membres de basse caste.
Issu des mêmes villages, des mêmes castes que les travailleurs, parfois lui-même ancien travailleur asservi auquel un peddamaistri a fait confiance, le maistri de basse caste est ainsi démuni d’une autorité de caste et d’un capital économique solide permettant d’attacher et protéger durablement la main-d’oeuvre. Dans les années 1980, le succès politique du parti régionaliste Telugu Desam était basé sur le vote de certaines basses castes, comme les Golla[3], une caste de chevriers dont les membres furent longtemps une main-d’oeuvre asservie pour dette. Principaux bénéficiaires des transformations politiques, les Golla ont pu devenir maistri, investir dans la terre ou encore acquérir des troupeaux. Ils ont surtout monopolisé l’accès à un marché du travail dans un quartier de la capitale de l’État, Hyderabad, où ils migrent de manière saisonnière pour travailler à la journée dans l’industrie de la construction. Sur ces marchés – adda –, l’accès au travail, au quartier, à une hutte et à l’eau est régulé par des recruteurs locaux. Environ 20 % des Golla demeurent asservis pour dette, au côté des Madiga, une caste d’ex-intouchables.
Ces derniers sont très majoritairement travailleurs asservis pour dette et font face à une absence de pouvoir économique et politique combinée à des discriminations de caste particulièrement virulentes. La servitude pour dette est inséparable de logiques politiques et économiques historiques constituant un groupe social particulier, une caste – ici les Madiga – comme étant disponible à la servitude (Pouchepadass 2006) : 84 % des travailleurs asservis pour dette en Inde sont Dalit (Heyer 2009). Quelques jeunes Madiga tentent toutefois leur chance comme swanta kuli, auto-emploi irrégulier et précaire par excellence, dans des carrières de pierre. De plus rares Madiga scolarisés alternent entre des emplois de chauffeurs de camions et de rickshaw, emplois éloignés des rêves suscités par le système éducatif. Tous dépendent toutefois des Reddy établis au village pour accéder à ces emplois.
Cette circulation croissante, combinée à l’incapacité et au refus des maistri de protéger la main-d’oeuvre asservie pour dette, est au centre des recompositions des rapports sociaux et politiques de servitude pour dette entre les travailleurs, les maistri et les Reddy.
Servitude pour dette et emploi journalier
Maistri, dette et mise au travail
Si le maistri est une figure historique des systèmes de servitude pour dette en Inde, le maistri de basse caste incarne, pour les travailleurs, l’exploitation de membres de sa propre caste ou parenté, la loyauté sans faille à un peddamaistri de caste dominante mais aussi une mobilité sociale individuelle envisageable.
Le système Palamur condamne pourtant les maistri à demeurer au bas de la hiérarchie. Le peddamaistri fournit la moitié du capital nécessaire au maistri pour distribuer des avances monétaires à son groupe de travailleurs. Doté d’un capital économique limité, le maistri est dans l’incapacité de devenir un véritable patron pour les travailleurs et doit s’endetter auprès de différents créanciers. Le contrôle du capital exercé par les Reddy limite toute tentative du maistri d’étendre son influence ou d’accéder aux positions de peddamaistri. Lié par la dette au sein d’une chaîne hiérarchique, le maistri assume les risques économiques de la migration et du travail, comme la maladie, le décès ou la désertion (rarissime) d’un travailleur.
Le peddamaistri est souvent inconnu des travailleurs. C’est le maistri qui est l’unique interlocuteur des travailleurs asservis pour dette dont il partage le quotidien : il recrute et distribue les avances, il organise les déplacements, le campement et la nourriture ; il gère aussi l’organisation du travail et la discipline des travailleurs. La dette constitue certes un élément clé du système de servitude, mais elle ne garantit pas l’autorité du maistri, qui doit travailler quotidiennement à maintenir sa domination sur le groupe.
La tension entre proximité et distance avec les travailleurs gouverne alors les rapports de travail dès la composition du groupe. Le maistri recrute chaque année 40 hommes et femmes capables d’endurer neuf mois de vie commune dans des conditions de pénibilité extrême, tant pour ce qui est du travail (12 heures par jour, 7 jours sur 7, un jour de repos tous les 15 jours) que pour ce qui est des campements. L’objectif du maistri est d’atteindre un équilibre optimal entre une solidarité des travailleurs, nécessaire au travail collectif, et une division suffisante pour prévenir toute alliance contre son autorité. D’une part, le groupe est renouvelé chaque année de moitié : l’interdiction d’être employé par un autre tant que la dette est conséquente – élément central de l’asservissement pour dette selon Brass (1999 : 12) –, est ainsi levée par le maistri en accord avec un autre maistri. D’autre part, le groupe est composé de travailleurs de castes et de villages différents et de travailleurs de caste identique à celle du maistri : cela facilite une domination qui articule les relations de parenté et de caste – il ne recrute jamais un travailleur de caste supérieure à la sienne –, avec un paternalisme qu’il désire incarner, une exploitation économique brute et une violence physique exercée et/ou latente.
Le maistri cultive la discrétion : les départs en migration s’effectuent de nuit dans le plus grand secret à bord d’une camionnette dans laquelle s’entassent travailleurs, outils et ustensiles de cuisine. La destination finale n’est jamais donnée aux travailleurs, qui changent ainsi de lieu de travail et de campement trois à cinq fois pendant la saison. Des campements éphémères sont dressés dans des zones reculées, à proximité des canaux d’irrigation et des carrières de pierre dans des régions aux langues et cultures différentes.
Le maistri devient l’unique lien des travailleurs avec l’extérieur et la population locale suspicieuse vis-à-vis de ces « étrangers » si pauvres :
Je dois les protéger. C’est mon devoir. Ils ne parlent pas la langue. Je dois éviter toute bagarre dans un village et toute intrusion dans le camp. Il y a des femmes, des enfants, c’est beaucoup trop dangereux.
La peur est un ressort de contrôle puissant (Morice 2000), et est alimentée dans les campements par la circulation d’histoires sordides. Le maistri tisse alors des liens avec les figures politiques – et protectrices – des villages environnants et se présente comme le protecteur unique d’un groupe solidaire qui serait régi par un système de caste aux statuts hiérarchiques complémentaires. La structure immuable du campement sur le modèle d’un village mythique reflète ces problématiques de surveillance, de sécurisation et de division des travailleurs. La hutte du maistri trône à l’extrémité des deux lignes parallèles formées par celles des travailleurs, et offre une vue imprenable sur toutes les activités du campement. Les membres de la caste du maistri occupent les huttes les plus proches de la sienne, suivis des membres d’autres basses castes, puis des Madiga à l’autre extrémité : « C’est comme au village », aime répéter le maistri. Cette séparation des castes vise, selon le maistri, à prévenir toute tension liée à l’accès à l’eau, à la nourriture, au nettoyage du camp, à la promiscuité ou encore aux relations extraconjugales.
Les journées se répètent inlassablement : réveillés à 5 h 30 et installés dans le tracteur à 5 h 45, les travailleurs effectuent les mêmes tâches entre 6 h et 18 h sur la plupart des chantiers : déblayer la terre ou casser des pierres (principalement pour les hommes), les porter et les déverser dans une benne sous des températures culminant à 49 degrés Celsius l’été. Les régimes alimentaires sont de faible qualité nutritive : un riz de basse qualité mélangé à un jus de légumes (souvent sans les légumes). L’unique variable est une viande ou un oeuf cuisiné chaque quinzaine. La pénibilité extrême des conditions favorise les blessures mais les interventions médicales extérieures sont proscrites et les journées non travaillées sont décomptées. La routine du quotidien est renforcée par la restriction des mouvements : toute sortie du campement est soumise à l’aval du maistri. Le labeur intense, les conditions de vie en migration et l’isolement des travailleurs concourent à limiter les contestations : l’acceptation de la dette vaut souvent acceptation du contrôle du temps, de l’espace et du corps du travailleur.
Le maistri est surtout l’unique recours financier : les avances monétaires étant souvent dépensées avant les départs, les travailleurs recourent au maistri pour « bénéficier » d’une somme dérisoire accordée par celui-ci comme une « gratitude » soigneusement notée dans son carnet. Les demandes du travailleur, exprimées plusieurs fois avec une déférence exagérée, renforcent l’assujettissement du travailleur. Cet assujettissement trouve un prolongement concret dans les carnets du maistri, mémoire et preuve unique des crédits accordés par l’unique détenteur d’un savoir capital : l’écriture et la lecture. Perpétuation de la dette oblige, les calculs sont effectués au retour par et chez le maistri, qui offre alors la nourriture aux travailleurs : « Comment pourrais-je refuser de leur prêter de l’argent ? Qui peut les aider ? Ils ne connaissent personne. On est tous ensemble et je dois les aider et les protéger. C’est mon devoir ».
Cette posture paternaliste peine à convaincre les travailleurs et est largement décriée, voire moquée parmi les travailleurs : « De quoi nous protège-t-il ? Il passe ses journées à boire du vin de palme et à jouer aux cartes avec tout le monde. On n’a pas besoin de lui pour nous protéger », déclare Gangamma. Les travailleurs asservis pour dette, tout en conservant leurs marques de déférence, rechignent à reconnaître dans le maistri de basse caste un véritable patron et à adhérer à ce discours protecteur. Le caractère enchanté du paternalisme se heurte au déclin des protections et au pragmatisme des travailleurs asservis pour dette qui ne dépendent plus entièrement et personnellement du maistri. Lors de la morte-saison, ces maistri ne fournissent aucune protection, que ce soit sous forme d’emploi agricole (ils n’ont pas suffisamment de terres) ou de soutien pour l’accès aux aides de l’État. Les travailleurs se mettent alors en quête de relations de dépendance, temporaires et multiples, auprès d’hommes de main des chefs politiques, de propriétaires terriens ou d’usuriers pour accéder à un emploi faiblement rémunéré et irrégulier, un crédit ou un programme social de l’État. Cette fragmentation de l’autorité et des relations de dépendance ouvre des espaces de négociation des pratiques et des représentations de la servitude pour dette.
Emploi journalier : dépendance et mobilité sociale au village
Ces espaces de négociation sont indissociables des formes nouvelles de circulation des travailleurs de basse caste, par exemple les migrations saisonnières de travailleurs Golla employés comme journaliers dans l’industrie de la construction à Hyderabad, la capitale de l’État. Cette industrie requiert une main-d’oeuvre flexible, bon marché, travailleuse et docile pendant environ neuf mois, et s’appuie sur des marchés du travail qui sont segmentés par la caste et l’origine géographique. Le quartier de Lalapet, exemple éloquent de cette segmentation (Picherit 2012) n’est ainsi accessible qu’aux Golla – hommes et femmes – originaires du même canton.
Cependant, aucun Golla ne migre à l’aveugle. Des recruteurs de main-d’oeuvre[4] du quartier accordent l’accès au travail mais aussi au quartier et à des services payants : la hutte, l’eau, le bois et les éventuels crédits des petits commerçants. Chaque matin, le recruteur constitue un groupe d’une vingtaine de travailleurs et perçoit une commission sur le salaire (environ 10 %). Il les conduit ensuite vers un immeuble en construction et surveille l’organisation du travail. Contrairement aux maistri décrits précédemment, ces recruteurs n’ont aucun lien de caste avec les travailleurs, sont originaires d’autres districts et ne développent pas de relations de patronage. Les travailleurs peuvent espérer trois à quatre jours de travail par semaine, des journées plus courtes et moins éreintantes, et de meilleurs revenus (5 à 10 fois supérieurs et différenciés entre hommes et femmes) que les travailleurs asservis. Pendant la mousson, les travailleurs repartent dans leurs villages avec leurs revenus économisés à Hyderabad.
Cette niche est indispensable à l’économie du village et à la mobilité économique et sociale des Golla. La crainte de perdre cet accès engendre de nouvelles formes de dépendance, indirectes et insidieuses. Les Golla exercent un contrôle strict sur les candidats à la migration en les cooptant et en assurant une autodiscipline à Lalapet et sur les chantiers. Tout travailleur contrevenant aux règles de vie et de travail quitte le quartier sous la pression du groupe.
La vie en zone urbaine pour ces Golla est ponctuée par le harassement des policiers et des voisins et les conditions de vie sont sordides : les huttes sont installées dans des lieux marqués par la pollution, la promiscuité, les moustiques, les déchets, l’eau stagnante. Venkata, un ancien travailleur journalier devenu asservi pour dette, explique ainsi : « On ne peut rien faire. Les voisins nous insultent parce qu’on touche à l’eau, parce qu’on fait du feu pour cuisiner, parce qu’on défèque au mauvais endroit ».
Conserver un profil bas est devenu le moyen privilégié de faire face au harcèlement sexuel, à la brutalité policière, aux violences des propriétaires de parcelles et des recruteurs de main-d’oeuvre. La protection étant une affaire de liens hiérarchiques, se définir comme le protégé du maistri offre une protection toute relative et limitée au quartier (« je travaille pour tel recruteur »).
La discipline et la mise sous dépendance sont perçues comme nécessaires à l’inscription durable de la caste (au niveau collectif) dans ce quartier et au développement de son poids économique et politique au village. L’acceptation des contraintes est indissociable de la mobilité sociale de la caste au village, là et seulement là où s’expriment des revendications politiques et statutaires et une valorisation des expériences migratoires.
La liberté de mouvement des travailleurs Golla, essentielle à la mobilité sociale de la caste, marque une différence cruciale avec les travailleurs asservis pour dette : les retours réguliers au village offrent l’opportunité de négocier des formes de protection diverses, notamment l’accès aux subsides des programmes sociaux de l’État.
Dette et continuum des formes de travail
Situés aux extrémités d’un continuum gradué de dépendances, la servitude pour dette et l’emploi journalier sont loin d’être des catégories hermétiques. La catégorie de travailleur asservi pour dette recouvre des situations hétérogènes marquées par des liens sociaux de caste et de parenté avec les travailleurs journaliers et les maistri et par des expériences concrètes de différentes formes de travail au bas de l’échelle sociale.
L’asservissement pour dette suppose que le travailleur perçoive, en échange d’un travail obligatoire réalisé par lui-même ou par un membre de sa parenté, une avance en monnaie, et qu’il ne puisse entrer sur un marché du travail sans le consentement d’une personne tierce. Les maistri ne procurant pas d’emplois pendant la mousson, les travailleurs asservis pour dette alternent ainsi entre travail agricole, travail payé à la journée (rojukuli) ou auto-employés (swanta kuli) dans les villes voisines : ils circulent entre espaces ruraux et urbains, entre secteurs de l’économie (agriculture et construction) et entre États de l’Inde. De plus, quels que soient les segmentations du marché du travail et les conflits statutaires, de nombreux travailleurs journaliers sont d’anciens asservis pour dette et inversement.
L’hétérogénéité des situations des travailleurs asservis reflète des représentations variées de la servitude pour dette. Si la mobilité sociale des maistri de basse caste repose sur la mise au travail de proches, la manipulation de liens de parenté pour assujettir un membre de la famille est fréquente. C’est le cas de Ramaïah, travailleur asservi pour dette auprès de son frère aîné, maistri. L’assujettissement du cadet est renforcé par la mère (le père est décédé), qui rend impossible tout changement de maistri. Pourtant, cette domination extrême n’est pas un frein aux espoirs de Ramaïah : « Dans un an je partirai à Hyderabad et je travaillerai comme journalier. Ou je changerai de maistri. Mon frère est rude mais ma mère insiste pour que je reste avec lui ». La coexistence de travailleurs asservis pour dette, de journaliers et de maistri nourrit autant d’espoirs que de tensions. Ramaïah prend régulièrement appui sur les récits de Kondanna, ancien travailleur asservi qui vend désormais sa force de travail à Hyderabad. Ce sont moins les conditions de vie et de travail en zone urbaine qui structurent le récit de Kondanna que l’absence d’un maistri et d’une domination directe. Une telle trajectoire n’a été possible que par l’asservissement de son frère cadet, chargé de le remplacer. Le système Palamur garantit en effet que la dette, en tant que lien social, s’inscrive dans la durée : elle est transférable sur un membre de la famille et le travailleur est remplaçable.
Le cas de Ramullu est à l’opposé de celui de Ramaïah. Propriétaire de trois acres de terre non irriguée, Ramullu a alterné plusieurs années entre travailleur journalier à Lalapet et gardien de chèvres au village. Déterminé à irriguer ses terres, il s’est endetté auprès d’un maistri pour financer le forage d’un puits. Ce forage se soldant par un échec[5], Ramullu devient alors travailleur asservi pour dette auprès du maistri tout en rejoignant son frère à Lalapet lors des mortes saisons (période où l’emploi est limité dans la construction). Ramullu minimise toutefois sa dépendance au maistri en décrivant sa relation comme monétaire et temporaire : « Je vais reprendre une dette pour un nouveau forage : cette fois-ci, j’aurai de l’eau et je rembourserai facilement ».
L’alternance et la multiplication des emplois ne sont pas l’apanage des travailleurs précaires urbains (Breman 1996). Ces expériences renforcent les critiques des travailleurs asservis pour dette envers des maistri auxquels ils dénient une position de patron : le refus d’attacher et de protéger la main-d’oeuvre pendant la morte-saison atténue la dépendance personnelle au profit de dépendances multiples et temporaires envers différents maistri, usuriers et propriétaires terriens.
Tous ces travailleurs, asservis et journaliers, partagent toutefois un passé – enfant de travailleur asservi – et un horizon commun : la servitude pour dette demeure un possible avec lequel on ne rompt pas. La précarité de l’emploi journalier empêche d’en exclure l’éventualité : une dot à payer, une maladie, un toit de maison qui s’écroule, une saison agricole mauvaise, un puits à sec sont autant d’incertitudes pouvant mener aux maistri. L’ombre du maistri, seule source de crédit fiable et toujours disponible, plane en permanence sur ces travailleurs.
Circulations des travailleurs et contestations des maistri
Le caractère temporaire des formes contemporaines d’asservissement pour dette se manifeste par des rapports particulièrement ambivalents au maistri. Si les propriétaires terriens et les maistri rechignent à attacher une main-d’oeuvre de manière permanente, les travailleurs asservis pour dette tentent pour leur part de réduire leur dépendance au maistri.
Au début des années 2000, les départs, limités mais significatifs, de jeunes Madiga qui profitent de nouvelles « opportunités » économiques en zone urbaine contribuent à ces critiques de l’attachement des travailleurs au maistri.
Certains de ces jeunes migrent individuellement pour travailler à leur propre compte (swanta kuli) sur des carrières de pierre. Forme extrême de l’auto-exploitation, ils travaillent seuls et exécutent des tâches particulièrement pénibles – briser des pierres. Ce travail est pourtant considéré sous l’angle unique de l’auto-emploi : c’est l’autonomie proclamée vis-à-vis d’un maistri qui prime sur l’irrégularité du travail et le labeur extrême. Fils de travailleurs asservis, ils revendiquent fièrement leur autonomie et leurs revenus plus élevés : « Je ne travaillerai jamais pour un maistri. Je gagne de l’argent. Regarde-les [travailleurs asservis pour dette], ils travaillent toute leur vie comme des chiens. Ils n’ont aucune dignité », signale un swanta kuli.
Le maistri demeure le point de référence de la mobilité sociale des swanta kuli. La relation d’attachement au maistri est dénigrée au profit d’une valorisation de l’indépendance et d’une dignité qui s’expriment principalement contre les Madiga. Ces jeunes Madiga déconstruisent la légitimité du maistri et concentrent leurs critiques sur l’avilissement et la loyauté supposés de leurs parents, frères et oncles et leur acceptation du caractère enchanté du patronage : « Regarde mes parents, ils se sont mis à genoux toute leur vie ; regarde leurs mains ; ils n’ont rien à manger aujourd’hui », affirme Ramappa.
Leurs discours génèrent de fortes tensions avec les travailleurs asservis pour dette, lesquels sont prompts à rappeler qu’un corps jeune et fort est le seul capital dont ces jeunes disposent : « Après 3 ans d’un tel travail, on meurt », répètent-ils, conscients que la séparation des corps aptes ou non au travail constitue la tâche principale du maistri (Bosma et al. 2012).
Cette dignité affirmée offre un contraste saisissant avec les manières dont les Madiga âgés se remémorent la servitude pour dette. Un travailleur asservi décrit :
J’ai travaillé à Kanyakumari puis à Bombay avec Maistri Venkata. Il nous a emmenés partout en Inde, sur tous les barrages pendant 10 ans. Mais il était trop vieux pour continuer. C’est Maistri Gopal qui m’a pris ensuite dans son groupe. On travaillait aussi dans ses champs.
Le maistri est inscrit dans une relation inégalitaire et stable, parfois nouée sur plusieurs générations avec les familles de travailleurs. Souvent relaté avec emphase, mais sans nier la violence, la faim et la mort qui l’accompagnent, ce passé est réactualisé pour rejeter avec force l’insécurité de l’emploi dont rêvent les plus jeunes.
Comme l’explique Kondanna, un Golla asservi pour dette :
J’ai travaillé à Lalapet. Il y a toujours des conflits pour l’eau, pour les huttes, pour les aliments. Tu ne sais jamais si tu as du travail. Et c’est très dangereux, la police est toujours là pour nous battre. Ici ma famille ne risque rien et le maistri s’occupe de tout.
Ces discours demeurent inaudibles auprès des swanta kuli. D’autres jeunes Madiga scolarisés – une minorité – occupent aussi des emplois précaires, comme opérateurs et conducteurs de machines, qui sont accessibles seulement par l’intermédiation des Reddy. Dans un district au taux de scolarisation parmi les plus faibles de l’État, l’éducation est un marqueur fort de dignité et de mobilité sociale. Ces jeunes échappent à la servitude et se distinguent par leurs attitudes corporelles, linguistiques, vestimentaires, et leur refus de toute tâche jugée dégradante au profit des Reddy (comme les tâches réservées aux Dalit lors de rituels religieux). La scolarisation aboutit rarement à un diplôme, et ces jeunes se confrontent vite aux réalités des marchés du travail.
Mais migrer individuellement marque un détachement relatif des Reddy et des maistri. La valorisation de la circulation est un marqueur politique essentiel dans une région où le savoir-faire historique de la mobilité était exclusivement détenu par les maistri et les Reddy : ces jeunes migrants, swanta kuli, scolarisés et journaliers, sont la première génération à migrer sans maistri. La circulation offre l’apparence d’une égalité dans les discussions des Madiga avec des Golla ou des Reddy : réciter les horaires et les prix des bus et des trains – que certains connaissent par coeur –, décrire les meilleures routes et partager moqueries et ébahissement face aux bâtiments modernes des métropoles indiennes ne sont plus l’apanage des castes dominantes.
La circulation individuelle de jeunes Madiga modifie ainsi en profondeur les représentations de la servitude au village. Les jeunes travailleurs asservis pour dette, isolés dans des campements dont ils ignorent la localisation, n’hésitent pas eux-mêmes à nier ou minorer dans leurs récits la violence de la servitude pour décrire une capacité à migrer relativement comparable à celle des autres catégories de travailleurs migrants. Mettre en valeur ce relatif détachement du maistri consiste aussi pour les travailleurs asservis pour dette à s’extirper de stigmates qui leur sont apposés. Les tentatives des ONG souhaitant libérer des « esclaves » peinent à convaincre ces travailleurs. Des termes comme gumpu (groupe) ou Palamur[6] sont alors préférés à un terme dérogatoire pour des catégories de population en quête de dignité.
Les critiques du maistri sont toutefois ambivalentes. D’une part, elles se concentrent sur les Madiga, parce que les Reddy menacent de ne pas employer les membres des familles des migrants qui restent au village ou de placer ces migrants sur une liste noire : tout projet de migration devient alors périlleux. Les migrants asservis pour dette, les journaliers et les swanta kuli sont ainsi tenus par la manipulation des liens de parenté exercée par les Reddy. L’autonomie revendiquée des swanta kuli est ainsi toute relative : les Reddy leur indiquent (ou non) où travailler, et l’impossibilité d’accumuler contraint ces swanta kuli à s’engager après plusieurs années auprès d’un maistri.
D’autre part, le maistri est l’horizon indépassable et omniprésent, il représente cette impossible indépendance et cristallise une tension permanente entre des actes de déférence et une promotion de l’autonomie.
Ces critiques résonnent avec des processus politiques valorisant la flexibilité et le refus des propriétaires terriens, des maistri, ou encore des employeurs de la construction de financer une quelconque protection des travailleurs. L’absence de protection sociale sur les lieux de travail, de reconnaissance légale des journaliers en zone urbaine et d’emplois au village lors de la morte saison font de l’accès aux bénéfices des programmes sociaux de l’État un enjeu central des luttes politiques locales. Les maigres protections des travailleurs sont désormais financées par la captation des ressources de l’État et de ses programmes anti-pauvreté par les leaders politiques : la relation de patronage tend à se déplacer vers un clientélisme politique, hors des relations de travail et des espaces dominés par le maistri, mais gouverné par ces leaders et leurs hommes de main (Picherit 2009). La servitude pour dette impliquant neuf mois d’absence du village entraîne une exclusion de fait des aides de l’État. Sans poids politique, sans possibilité de constituer des dossiers administratifs, la servitude pour dette se double alors d’une domination exercée par les hommes de main : l’accès à un programme de santé, de microcrédit ou d’emploi garanti n’est souvent possible qu’au prix exorbitant d’une violence physique, sexuelle et symbolique extrême.
Conclusion
Le système d’asservissement pour dette mis en place dans le district de Mahabubnagar dans les années 1930 s’est constamment ajusté aux transformations sociales, économiques et politiques en Inde. L’adaptation de la servitude pour dette aux besoins de main-d’oeuvre de l’industrie de la construction et aux relations de clientélisme politique soutenues par des chefs politiques et industriels locaux pointe la labilité d’un système dont les formes contemporaines expriment les tensions entre les reconfigurations du capitalisme et la fragmentation du pouvoir politique et économique en Inde.
Caste, dette, maistri et violences constituent des marqueurs historiques des relations de servitude pour dette dont les termes ont profondément évolué : les relations entre les travailleurs asservis pour dette et le maistri sont désormais temporaires et moins personnelles mais sont maintenues par le lien social d’une dette rarement entièrement remboursée pour conserver la relation ouverte.
Les formes contemporaines prises par la servitude pour dette sont indissociables de l’ensemble des formes de travail existantes dans les espaces sociaux des travailleurs manuels et migrants : c’est dans une relation dialectique que chacune des formes de travail prend corps et sens et suscite de vives tensions statutaires entre travailleurs manuels. La circulation croissante des travailleurs entre des formes de travail et de domination entrecroisées engendre à la fois une insécurité permanente et des quêtes de dignité. Celles-ci s’expriment au village, en relation à la servitude pour dette et à la domination historique du maistri des mains duquel on tente de s’extirper.
L’autonomie revendiquée des travailleurs demeure toutefois limitée : les Reddy conservent un contrôle indirect sur les modes de circulation des travailleurs, qu’ils soient individuels ou asservis pour dette. Ils répondent ainsi aux besoins divers de l’industrie de la construction en main-d’oeuvre précaire et attachée.
Les travailleurs asservis pour dette, loin de se réclamer d’une identité dégradante d’esclave contemporain (Morice 2005), tentent d’affirmer une impossible autonomie dans les rapports sociaux, suscitée par la relation complexe entretenue au quotidien avec les fils de travailleurs asservis devenus journaliers et auto-employés. Les contestations se concentrent sur le rapport au maistri et sont facilitées par le déclin des maigres protections dites traditionnelles et le renforcement d’un clientélisme politique. L’accaparement des programmes anti-pauvreté de l’État par les chefs politiques-entrepreneurs locaux finance alors a minima la protection de travailleurs selon des logiques électorales : la domination des travailleurs asservis pour dette trouve son prolongement dans les mécanismes politiques du village.
Parties annexes
Notes
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[1]
Madiga est le nom d’une des principales castes (jati) d’ex-intouchables en Andhra Pradesh. Les Madiga sont classés par l’administration comme Scheduled Castes (échelon le plus bas). Certains se revendiquent Dalit (opprimé), une catégorie politique qui désigne l’ensemble des ex-intouchables et qui est d’usage dans les milieux militants, médiatiques, du développement ou académiques. Dalit demeure une catégorie très rarement utilisée dans les zones rurales.
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[2]
L’alcool est aussi un mode de rémunération : les travailleurs agricoles, hommes et femmes, sont partiellement payés avec du vin de palme.
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[3]
Les Golla sont classés administrativement dans la catégorie Castes/Classes arriérées (Backward Classes), un échelon supérieur aux Castes répertoriées (Scheduled Castes).
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[4]
Les recruteurs sont eux aussi nommés maistri. Pour faciliter la lecture et marquer leur différence, je les décris comme « recruteurs ».
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[5]
Dans cette région désertique, 4 à 5 forages sont souvent nécessaires pour atteindre une nappe phréatique toujours plus profonde, ce qui représente un coût prohibitif pour les membres de basse caste.
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[6]
Palamur revêt toutefois de nouvelles acceptions et est revendiqué tant par les recruteurs en zone urbaine (pour certifier une main-d’oeuvre docile et travaillante) que par les travailleurs (pour renforcer leur inscription en ville).
Références
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