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Introduction

Vers le milieu des années 1980, le Guatemala, plongé depuis vingt ans dans une guerre civile, entre dans une nouvelle étape de son histoire de configuration du pouvoir. Poussée par sa frange néolibérale, l’oligarchie rompt en effet la convergence d’intérêts qui l’unissait au Haut Commandement de l’armée pour soutenir les nouveaux marchés et le développement d’institutions civiles afin d’instaurer une paix hégémonique (Green 2003). C’est ainsi que s’ouvrent les négociations avec la guérilla, qui mèneront, en 1996, à la signature des Accords de paix. S’inscrivant au sein d’un paradigme néolibéral, ceux-ci s’accompagnent, d’une part, de nouvelles politiques économiques (Green 2003 ; Benson et al. 2008 ; Sieder 2011) et, d’autre part, d’une série de lois visant à démocratiser le système politique (Ramos et Sosa 2010).

D’un point de vue institutionnel, ce paradigme néolibéral prône une décentralisation et une diminution de l’appareil étatique justifiées par la mise en avant de l’empowerment des populations et de la promotion d’une démocratie plus inclusive (Brown 2015). Le local y est présenté comme un espace d’inclusion sociale, depuis le niveau micro et le particulier, soit un espace plus tangible et propice à la construction de la démocratie (Macleod 1997 : 23).

Marquée par l’histoire de violence publique qui caractérise la construction de l’État guatémaltèque, la société civile accueillit ce paradigme avec enthousiasme. Historiquement dépourvu d’autorité en son nom propre, l’État guatémaltèque a en effet toujours dépendu d’un système de clientèles et de milices privées pour s’assurer la collaboration de la population au sein de relations d’échanges marquées par une violence intrinsèque (Smith 1990 ; Casaus-Arzu 1998). Selon Robert Holden (2004), ce défaut d’autorité tient essentiellement au caractère largement improvisé de l’État, continuellement réorganisé autour des alliés et collaborateurs de la partie ayant remporté le pouvoir. Dans ce contexte, ce n’est pas tant l’État comme institution qui fait autorité que le caudillo (chef) qui l’incarne tant qu’il reste le plus fort. Derrière un langage et des institutions empruntés à la tradition politique libérale moderne, l’État au Guatemala s’est ainsi construit par et pour des élites qui l’aménageaient dans le but de servir leurs intérêts privés (González-Izás 2014a). Par ailleurs, pour bon nombre d’acteurs de la société civile, l’État central représentait l’élément problématique et violent de l’histoire du pays et la perspective d’une décentralisation, à laquelle ouvraient les négociations des Accords de paix, souleva chez eux une vague d’espoir et d’enthousiasme.

Toutefois, dix ans après la mise en oeuvre de ces politiques, plusieurs études menées dans les régions occidentales (largement autochtones) du pays semblent indiquer qu’elles n’ont pas eu les effets escomptés par la société civile. Elles mettent en effet en valeur la persistance de pratiques politiques imprégnées de caudillisme, de clientélisme et d’autoritarisme qui font obstacle à l’ouverture de réels espaces de participation pour les populations pauvres et marginalisées du pays (Barrientos de Arriaga 2007 ; Mérida 2010 ; Ramos et Sosa 2010), ouverture que la décentralisation permettait d’espérer.

Qu’en est-il alors dans la région nord-orientale du pays ? En documentant la décentralisation dans cette région peu étudiée à la configuration de pouvoir différente, cet article vise à donner un éclairage complémentaire à ces études sur l’état de la démocratisation au Guatemala. À partir de l’examen du fonctionnement du COCODE (Conseil communautaire de développement) dans une communauté rurale métisse, je montrerai l’échec que constitue, à certains endroits, l’application indifférenciée du principe de décentralisation. Plus largement, je m’attacherai à montrer les limites de la vision binaire portée notamment par les tenants du paradigme néolibéral, lequel décrit l’État central comme violent, inefficace et corrompu tandis que le pouvoir local serait démocratique, proche des citoyens et pertinent culturellement. Cette vision ignore en effet les processus sociaux qui ont informé les manières de comprendre et de percevoir le politique des acteurs mêmes qui, aujourd’hui, occupent les structures institutionnelles décentralisées à un niveau local et/ou régional. Pour cette raison, elle est passée à côté des processus nécessaires au développement des capacités humaines, économiques, techniques et administratives qui auraient permis aux structures décentralisées de répondre réellement aux besoins de la population (González-Izás 2014b).

Échouant à tenir compte des trajectoires politiques des acteurs destinés à prendre en charge les institutions décentralisées ainsi que de l’héritage profond de la guerre et de la culture clandestine et d’impunité qui s’est modelée au cours d’années de régimes militaires, la mise en oeuvre de la décentralisation dans le nord-est du Guatemala est largement passée à côté de l’objectif annoncé. Pour autant, l’élaboration de cette nouvelle structure institutionnelle, en concertation avec la société civile, n’en constitue pas moins une rupture dans l’histoire de la construction patrimoniale de l’État guatémaltèque (Médard 1990). La décentralisation au Guatemala peut dès lors être considérée comme une « démocratisation inachevée », déplaçant sans les diminuer les marges au coeur de l’État (Das et Poole 2004).

Cet article s’appuie sur des données recueillies entre 2011 et 2013 par le biais d’une observation participante réalisée à différentes époques de l’année ainsi que d’une trentaine d’entretiens menés avec des habitants de la région aux profils divers (professeurs, ouvriers du parc archéologique, membre du COCODE, etc.). Comme j’étais arrivée via le parc archéologique voisin pour étudier le rapport au passé et au patrimoine archéologique des habitants de la région, cette entrée et cette thématique m’ont progressivement servi de « couverture » au fur et à mesure que mon intérêt évoluait vers les dynamiques collectives (quasi absentes) et l’impact des meurtres réguliers sur les thématiques hautement censurées que sont les subjectivités et le vivre-ensemble. À côté du parc archéologique, que j’ai continué à fréquenter, le collège F., où j’ai brièvement donné cours en 2011, et l’Église catholique ont constitué mes points d’ancrage principaux, me permettant de rencontrer les habitants de la région et de participer à leur quotidien.

Les conseils communautaires de développement

Instaurés par la « Loi de participation publique » de 1996, les COCODE remontent en réalité dans leur principe à la Loi de régionalisation de 1987. L’objectif annoncé de cette loi était de décentraliser le pouvoir central afin qu’il se reconnecte aux préoccupations des communautés locales. Un système de Conseils de développement a ainsi été mis en place à tous les niveaux (local, municipal, départemental, régional et national) avec pour mandat de faire remonter les propositions des Conseils locaux jusqu’au niveau national pour les retravailler à chaque niveau (Macleod 1997 : 71-73). Cette première tentative a toutefois avorté dès 1988, lorsque les Conseils locaux furent déclarés inconstitutionnels sous la pression des élites municipales, dont le pouvoir était en grande partie remis en cause par ce niveau inférieur de représentation (Hébert 2011 : 20). Pour autant, le potentiel du principe de décentralisation fondée sur les conseils communautaires n’a pas échappé à la société civile guatémaltèque, largement autochtone. Pour l’essentiel, celle-ci a vu dans le système participatif un moyen de contourner les élites ladinas (métisses) municipales, très souvent issues des familles de grands propriétaires terriens et de leurs alliés. Elle a ainsi posé le principe de décentralisation sur la table des négociations de paix et obtenu, en 1996, la Loi de participation publique (ibid.).

Selon la « Loi des Conseils de développement urbains et ruraux » (Décret 11-2002), les COCODE (Conseils communautaires de développement) représentent et relayent au niveau de la municipalité, représenté par le COMUDE (Comite Municipal de Desarrollo), les besoins et problèmes de leur localité (MacLeod 1997 : 69). Ces COCODE sont composés de l’Assemblée communautaire, formée par les résidents d’une même comunidad (communauté locale), et de l’Organe de coordination, formé selon ses propres principes, valeurs, normes et fonctionnements ou, de manière suppléante, selon la règlementation municipale existante. L’Assemblée communautaire décide du nombre maximal de membres de l’Organe de coordination et détermine la durée de leur mandat. Elle veille au développement de la comunidad de façon participative (gestion des ressources, élaboration et suivi de politiques, information à la comunidad, etc.) (Secretaria de Coordinacion Ejecutiva de la Presidencia 2008 : 104-106).

Le COCODE constitue ainsi l’échelon le plus bas de la nouvelle structure décentralisée et donc le plus proche de la population. Représentant les intérêts et les besoins des communautés dont il émane, il utilise l’échelle administrative des conseils pour faire remonter, échelon par échelon, les demandes de sa communauté au niveau national et recevoir les fonds attribués par le gouvernement central aux communautés. Tel est le principe inscrit dans la loi.

La façade d’un bâtiment inoccupé

Par un des coups de chance que réserve parfois le terrain, une réunion exceptionnelle de l’Assemblée du COCODE fut organisée quelques semaines seulement après ma première arrivée dans le village de Quiriguá, en février 2011.

Annoncée par des affiches discrètes sur les murs du village, une réunion est organisée dans le salon communal par le maire[1] et l’organe de coordination du COCODE de Quiriguá. Les nouveaux amis que j’accompagne m’expliquent que l’objet annoncé de la réunion consiste à choisir le projet auquel sera attribué le million de quetzales donné au village[2]. Prévue à 17 h 30, la réunion ne commence qu’à 19 h, le maire n’étant arrivé qu’à 18 h 30 et le salon étant encore largement vide. Très vite, le maire cadre le débat en disant qu’étant donné que l’argent vient du ministère de l’Éducation et du Sport, il doit être utilisé pour le stade de foot. La discussion ne doit donc pas porter sur quel projet, mais sur quels types de travaux doivent être entrepris pour le stade de foot. Présentée de cette façon, la question est résolue rapidement : les gradins seront refaits.

Une quarantaine d’habitants participent à cette réunion lorsqu’elle commence, dont un tiers de femmes. Petit à petit, la présence atteint la cinquantaine de personnes, les habitants entrant et sortant tout au long de la réunion. Certains restent hors du salon dont les parois ouvertes permettent de suivre les discussions depuis l’extérieur. La discussion sur le stade de foot est suivie par des interpellations d’habitants qui demandent publicamente et avec formalité où en sont certains projets et en proposent d’autres. Un projet particulièrement important paraît être l’installation d’égouts, mais sont aussi mentionnés la construction d’une plaine de jeux, l’amélioration de la route vers le parc archéologique, l’éclairage de ce même tronçon et la construction d’un pont derrière le village pour ouvrir une deuxième voie vers la capitale municipale. La réunion ressemble bien plus à une suite de monologues qu’à une réelle discussion. Les réponses du maire et du COCODE restent vagues et ne se prononcent en rien.

Notes de terrain, 10 février 2011

Bien que j’étais trop fraîchement arrivée dans la région pour comprendre tous les tenants et aboutissants de cette réunion de l’Assemblée communautaire, elle n’en a pas moins attiré mon attention dès le départ. Cette réunion reste, à mes yeux, symptomatique de la réalité du COCODE à Quiriguá. En effet, bien que ne rassemblant qu’une cinquantaine de personnes sur les quelques 3 000 et plus que compte le village, la réunion ne réussit pas même à ouvrir un réel espace de discussion entre les quelques dizaines de personnes présentes. Le maire, résident de Los Amates, anime et dirige la réunion sans prendre en compte les demandes des personnes présentes, tandis que l’équipe du COCODE reproche aux habitants leur faible taux de participation, mais reste en retrait derrière le maire lors des échanges. Loin d’être une réunion de délibération et de suivi, elle s’apparente plutôt à une réunion d’information sur les travaux que le maire a décidé d’entreprendre avec l’argent donné à Quiriguá par le ministère.

À ma connaissance, le COCODE a réuni à une seule autre occasion l’« Assemblée communautaire » (jamais nommée ainsi par les habitants, qui parlent plutôt d’« el pueblo », le peuple) entre 2011 et 2013 : celle visant à changer l’équipe du COCODE, début 2012. Curieuse d’en savoir plus sur le fonctionnement de ce dernier, j’ai, tout au long de mes différents séjours, posé des questions et cherché à assister à d’autres réunions. Malgré ces efforts, toutefois, le COCODE – depuis le processus de nomination de sa coordination jusqu’aux membres de cette dernière, en passant par ses relations avec la communauté comme avec le maire et le COMUDE – est resté entouré de flou. À mes questions, je ne recevais que des réponses contradictoires et évasives et, malgré mon insistance, je ne suis jamais parvenue à obtenir plus de détails à son propos de la part des habitants, qui se contentaient bien souvent de me répondre, quelle que soit l’équipe en place : « Ils ne font jamais rien pour la communauté ! ».

Le flou qui entoure le COCODE n’est pas uniquement le fait du peu d’intérêt que les habitants semblent lui porter. Il vient aussi du manque de communication de la part du comité. Celui-ci semble en effet ne communiquer avec les habitants que par le biais de conversations informelles entre les membres de l’équipe et leurs collègues ou amis. Rien n’est vraiment mis en place pour informer et consulter la population, qui n’a écho du travail du COCODE que par le biais de ragots et de rumeurs. Reconnu par l’État comme l’organe de représentation des habitants de la communauté, le COCODE ne bénéficie dès lors, dans les faits, d’aucune représentativité : peu de réunions sont organisées pour consulter les habitants, qui n’y assistent de toute façon que très peu. Que ce soit parce que personne ne vient (plus ?) aux réunions organisées par le COCODE ou que celui-ci n’en organise pas (ou plus ?), il s’avère que la consultation de la population pour établir la liste des projets à réaliser et le suivi de ceux-ci est problématique. Alors qu’il est censé être constitué de l’Organe de coordination et de l’Assemblée des habitants, il n’est, à Quiriguá, rien de plus qu’un Organe de coordination qui ne coordonne finalement pas grand-chose étant donné à la fois le faible nombre de projets entrepris et le caractère exceptionnel des réunions de l’Assemblée. C’est une entité dont les habitants n’ont pas réellement le sentiment de faire partie, mais qu’ils considèrent malgré tout comme responsable du développement de la communauté (ou de son absence). On peut dire que, quelle que soit l’équipe en place, le COCODE ne bénéficie, au mieux, que d’un soutien très limité de la population et qu’il est, au pire, complètement coupé du reste des habitants du village.

Le vivre-ensemble de Quiriguá et ses racines historiques

L’analyse de la composition des différentes équipes du COCODE offre les premiers éléments d’explication de cet échec dans la mise en application du principe de participation contenu dans la loi. En effet, bien que je n’aie jamais réussi à avoir les listes complètes des membres, tous ceux que l’on m’a présentés ont en commun d’avoir un profil de leader (directeurs et directrices d’école, institutrices, employés municipaux, membres de divers comités, etc.) et d’être actifs dans la vie du village dans des circonstances éloignées du cadre de leur mandat au COCODE. Or, de manière générale, à Quiriguá, les espaces investis par les leaders sont fuis par les habitants qui craignent d’être entraînés dans leurs luttes d’influence et les conflits qui se cristallisent autour d’eux. Résolus par la force plutôt que par la médiation de règles (écrites ou orales), les conflits sont en effet synonymes de violence dans la région. Les habitants les évitent dès lors autant que possible et, quand ça ne l’est plus, préfèrent les dissimuler (Simon 2015 : 84-91). Ils cultivent ainsi une entente qui est une sorte de « paix de façade », où l’important n’est pas tant de démêler le vrai du faux que de ménager son interlocuteur et de ne pas vider ses querelles en public (Laurent 2013 : 38). Les tensions propres à toute société refluent alors dans les rumeurs, dont l’absence de signature (Das 2007 : 105) permet aux personnes impliquées de choisir de se saisir ou non du conflit en décidant d’attribuer ou non la rumeur à une personne particulière. L’incertitude de la rumeur est productrice d’un espace tiers entre les personnes dans lequel le conflit peut s’exprimer tout en maintenant une certaine entente dans la société en général. Dans ce contexte, la défiance devient la règle et non l’exception dans les relations sociales et se pose en obstacle à toute action collective[3].

Ce mode particulier de vivre-ensemble constitue ainsi un obstacle évident à la participation au sein du COCODE. Il ne s’explique toutefois que remis dans le contexte de l’histoire de la configuration de pouvoir qui l’a forgé. La région de Quiriguá, en grande partie inoccupée jusqu’à l’arrivée de Minor Keith à la tête de la Guatemalan Railway Company (IRCA) et de la United Fruit Company (UFCo), s’est peuplée à partir du début du XXe siècle. Chassés par la sècheresse et l’accaparement de leurs terres par les grands propriétaires, nombre de paysans des départements orientaux voisins se sont installés dans les villages construits par la UFCo pour ses ouvriers (Dosal 1993). Ils composent aujourd’hui la majeure partie de la population ‒ essentiellement métisse ‒ de la région, l’autre étant composée des élites venues elles aussi des départements voisins.

Bénéficiant de marges de souveraineté locale importantes, ces élites se sont construites dès l’époque coloniale sur deux principaux éléments : leur participation aux milices, auxquelles le gouvernement central abandonnait la protection du territoire, et le développement du commerce illégal, dont les revenus importants étaient assurés par la position stratégique de la région, aux frontières de plusieurs pays, avec un accès aisé à la mer (González-Izás 2014b).

La période de la contre-révolution de Castillo Armas, suivie par trente années d’une guerre civile initiée par le soulèvement guérillero né dans la région nord-orientale, voit s’épanouir ces deux éléments. Soutenant le renversement du gouvernement Arbenz qui menaçait leurs intérêts, les élites orientales intègrent l’Armée de Libération (Handy 1984). Celle-ci fonctionne pendant le conflit armé comme une milice privée au service de l’armée nationale, des partis d’extrême droite et des potentats locaux du nord-est, prodiguant à ses membres des avantages économiques et politiques. La domination militaire prolongée de la région pendant les années 1960 et 1970 (années où la guérilla est active dans la région), à laquelle vient s’ajouter la formation de nombreux groupes paramilitaires qui pratiquent une forme de recrutement forcé, contribue à consolider une forte identité militaire dont les racines remontent aux premières milices de la colonie. Par ailleurs, certains des hommes qui ont participé aux actions armées « anti-communistes » exploitent ensuite cette expérience sur les plans politique et économique. Mettant sur pied leurs propres entreprises de terreur, ils se convertissent en pourvoyeurs de protection, de sécurité et d’assassinats sur commande, offrant ainsi ce qu’ils considèrent comme la voie la plus facile pour résoudre les conflits (González-Izás 2014b).

Par ailleurs, des membres des groupes militaires et de l’Armée de Libération développent, lors du conflit armé, une activité illégale dense à partir de leurs postes aux douanes et grâce à leurs liens avec les bases militaires de la région. Cette tradition du crime organisé, qui remonte à la contrebande de l’époque coloniale, connaît un tournant important alors que les cartels de la drogue, colombiens d’abord, mexicains ensuite, prennent contact avec les caciques (seigneurs) du crime organisé et s’associent à eux pour faire transiter leur drogue par leurs territoires (Lopez 2010). Ces caciques utilisent alors, dans ce nouveau commerce, les relations personnelles, les modèles d’interaction et les structures d’autorité développés dans le contexte de la guerre froide. Après la signature des Accords de paix, les réseaux criminels gardent leurs contacts, tant militaires que civils, au sein de l’État et le crime organisé se normalise progressivement dans l’après-guerre (Sieder 2011). Remplissant le vide laissé par l’État tant sur le plan des autorités locales que de l’offre de services, ces clans traditionnels font du contrôle de leurs territoires leur filet de sécurité, non seulement contre les poursuites judiciaires, mais aussi contre les incursions et menaces des clans rivaux (Lopez 2010). Contrôlant toutes les ressources économiques et politiques via les hommes politiques locaux, ces familles peuvent constituer par leur présence, comme on le verra, une nouvelle forme de dictature locale qui peut s’avérer encore plus asphyxiante ou oppressive qu’une dictature de type présidentiel (González-Izás 2014b : 295).

Un jeu politique local cadenassé par les élites municipales

Le COCODE, comme le reste des institutions décentralisées, s’inscrit ainsi dans une configuration de pouvoir cadenassant complètement le jeu politique depuis plus d’un siècle. Acteur central de ce jeu, à la jonction entre les acteurs communautaires et les acteurs régionaux, le maire constitue une bonne entrée pour en comprendre la dynamique.

Personnage important de la région, le maire de Quiriguá représente, à l’époque de l’enquête, un atout important dans les luttes d’influence des leaders communautaires. Son soutien financier ou sa présence lors d’un évènement constitue en effet pour la personne qui le sollicite un gage de reconnaissance de son statut de leader aux yeux de tous. Le maire intervient ainsi en tant qu’évergète de la région, toujours prêt à donner un coup de pouce financier pour telle ou telle activité. Il offre des bureaux à une école, prête des bus pour les activités scolaires ou religieuses, prend en charge le message de fête des Mères dans les fincas bananeras (plantations de bananes). Il est présent aux funérailles de leaders catholiques d’un petit village (assassinés en janvier 2013) tout comme aux activités importantes de la paroisse et du bourg de Quiriguá. Son omniprésence et sa générosité personnelle – probablement aidée par les deniers publics, mais jamais présentée comme telle – lui valent le surnom de « Papa Tulio ». Sans montrer de préférence apparente, il soutient tous les leaders qui font appel à lui. Ces derniers ne pouvant l’appeler qu’à la condition d’avoir émergé du groupe dont ils font partie, une relation quelque peu privilégiée avec le maire rehausse leur position. Avoir l’oreille du maire est le signe qu’on est reconnu comme leader. Plus on le sollicite avec succès, plus on est reconnu comme un leader important. Situé à un niveau supérieur de pouvoir, régional et non local, Tulio utilise en effet les leaders locaux comme intermédiaires de sa générosité et de son lien de proximité avec la population de la région. Aucune concurrence ne semble exister entre lui et les leaders communautaires. Au contraire, sans n’avoir jamais rien entrepris pour le développement de la région, Tulio parvient à entretenir l’illusion qu’il est au service des habitants, lesquels semblent généralement l’apprécier, et les leaders les premiers.

Véritable cacique, à l’instar de ceux que Matilde González-Izás (2014b) identifie dans le reste de l’est du Guatemala, Tulio fonde son pouvoir sur des relations personnelles de type patron-client qui semblent être à la base de tout le jeu politique de la région. Elles sont en effet au fondement de l’affiliation des habitants aux partis politiques ainsi que du vote lors des élections : les habitants ne soutiennent pas un parti, mais une personne avec laquelle ils ont des liens particuliers. De même, et comme ailleurs dans le pays (Ramos et Sosa 2010), les candidats politiques choisissent leur parti en fonction des ressources financières et relationnelles que celui-ci peut leur apporter dans leur campagne, n’hésitant pas à changer de parti en cours de mandat si cela leur permet d’accéder à de nouvelles ressources. Manquant de cohérence idéologique et d’une inscription forte dans la société, les partis politiques au Guatemala restent ainsi un épiphénomène, des instruments au service d’autres acteurs dessinant le paysage politique du pays (armée, entreprises, organisations criminelles, etc.) (Sanchez 2008). Les partis politiques n’existent dès lors que comme une façade démocratique dont le bâtiment n’aurait jamais été occupé, mais que personne ne se résoudrait à démolir. Ce bâtiment vide permet en effet de donner l’illusion de jouer le jeu démocratique tout en maintenant le jeu politique au sein des relations verticales de pouvoir dominées par les élites régionales (Ramos et Sosa 2010).

De cette manière, Tulio a pu être élu trois mandats consécutifs, indépendamment du parti pour lequel il s’est présenté et de celui qui s’est montré victorieux à l’échelle régionale et nationale[4]. Arbitrant les luttes des leaders qu’il soutient selon ses besoins, il apparaît partout comme l’évergète de la région, s’attirant les faveurs de nombre d’habitants, mais il refuse d’accorder au COCODE les financements auquel celui-ci a droit selon la Loi de participation publique lorsqu’il n’a rien à gagner dans le processus, comme le montre l’épisode suivant, daté d’avril 2013 :

Lors d’une réunion de professeurs au collège F., la discussion glisse sur le fait que le directeur du collège – aussi directeur de la supervision éducative et ancien membre du COCODE – veut faire de la rénovation de la scène du salon communal le projet communautaire de fin d’études de ses étudiants. Un membre du COCODE s’étant plaint que ce dernier n’avait pas été informé du projet, le directeur se défend en disant que si le COCODE n’est pas content, il n’avait qu’à le faire lui-même, car dans les projets du COCODE, il y a le fait d’asphalter la rue mais pas d’arranger le salon. Une des institutrices, membre du COCODE, intervient alors en disant que ce n’est pas vrai que le salon n’est pas à l’agenda du COCODE : Sergio avait d’ailleurs commencé le travail pour la scène, mais il y avait eu une réunion avec le maire qui leur avait dit d’arrêter les travaux, que ce n’était pas une année d’élection et que, donc, il ne les suivrait pas. Elle-même avait pourtant vu que Sergio avait mis de l’argent dans ce projet et cet argent ne venait pas du COCODE parce que l’équipe antérieure avait laissé les comptes à zéro !

Notes de terrain, 1er avril 2013

L’inféodation du COCODE à la mairie est ici évidente et montre bien le peu de soutien qu’il reçoit d’une administration communale censée, selon la loi sur la décentralisation, lui transférer les fonds qui lui sont alloués par le gouvernement central. En l’absence d’enjeu électoral pour le maire, aucune somme ne sera consentie au COCODE, contraignant celui-ci à fonctionner grâce à des fonds privés. L’enjeu électoral n’est toutefois pas le seul à pousser la mairie à soutenir un projet, comme le démontrent les travaux du stade de football mentionnés plus haut, décidés et entrepris hors de toute période électorale. Le projet d’asphaltage de la route vers le parc archéologique, entrepris en 2013 par la nouvelle équipe du COCODE, apporte un éclairage supplémentaire à cette inféodation :

Manuel me raconte avec fierté que le nouveau COCODE dont il fait partie a profité de la visite du ministre des Communications, Routes et Chantiers lors du 13 baktun [fin du calendrier maya en décembre 2012] pour le convaincre de faire asphalter la route qui relie Quiriguá au parc archéologique. Recourant à la ruse, ils ont invité le ministre à Quiriguá et se sont arrangés pour qu’il passe par cette rue pour aller au parc archéologique, but de sa visite. De se taper la tête tout le trajet à cause du mauvais état de la route, le ministre avait promis de faire soit asphalter, soit paver la route.

Notes de terrain, 16 janvier 2013

Quelques jours plus tard, j’assiste par hasard à une réunion de renouvellement de la section locale de la URNG [parti de la révolution pendant la guerre civile]. Son président prend le cas de l’épisode de la route en exemple des attributions d’interpellation de la municipalité du secrétaire aux affaires municipales. Il raconte comment le ministre avait promis de financer les travaux de la route, égouts et éclairage compris. « Les travaux avaient commencé, mais lors d’un vote à la mairie, deux personnes ont voté contre et le projet a dû être arrêté. L’ingénieur ne pouvait plus continuer. On ne sait pas qui a voté contre et la mairie ne devait rien payer dans ce projet, tout était pris en charge par le ministère ! » Un participant suggère que ces personnes ont voté contre parce qu’ils ne toucheraient rien au travers du projet. « Probablement », répond le président.

Notes de terrain, 19 janvier 2013

Ces épisodes concernant deux projets différents (le salon et l’amélioration de la route) montrent la volonté et la capacité du nouveau COCODE de réaliser des projets de développement, mais aussi le mur auquel il se heurte auprès du conseil municipal si celui-ci n’a rien à y gagner. Le fait que le projet de route passe du ministère directement à Quiriguá, court-circuitant la mairie, ne permet pas à celle-ci de faire sa ponction habituelle. Ne pouvant rien en retirer, elle oppose son véto. Peu après, j’interroge Manuel lors d’un entretien :

S : Vous n’avez pas une stratégie pour voir comment réussir à ce que ça se fasse quand même ? Vous ne pouvez pas passer au-dessus de la mairie ?

M : Ça peut se faire, comme je dis, avec l’aval du bourg [pueblo] parce que la mairie cherche beaucoup d’intérêts personnels et ça les ennuie aussi qu’on ne la prenne pas en compte. Mais, regardez, Los Amates a toujours discriminé le bourg de Quiriguá. Il possède déjà les qualifications pour être municipe. Parce que nous, la fois passée, nous avions déjà réalisé un recensement et oui, nous remplissons les conditions. Mais cela nécessite des gens qui aient le courage, qui aient l’audace, qui veulent faire les choses bien.

S : Mais c’est dangereux, non ? Parce qu’on m’a raconté qu’ils avaient déjà essayé de le faire avant avec une pétition, des signatures et pétitions, mais ils tuèrent l’homme qui s’occupait de tout ça. Alors, on se dit : « Mieux vaut ne pas se lancer là-dedans pour qu’ils ne me tuent pas ».

M : C’est arrivé alors, par exemple, je suis syndic de la mairie, je suis de Quiriguá… alors à la [mairie ?], on dit : « Je suis de Quiriguá. Je veux profiter de l’opportunité que je suis à la mairie, je veux que vous preniez en compte ma demande. Je veux tel projet pour Quiriguá ». Que font-ils ? Ici, il y a autant d’argent sur les papiers, mais ça n’a pas été fait. [Les documents disent] qu’une école a été construite. Il y a le projet de construction d’une école. D’après les documents, elle est terminée, mais si vous allez voir, elle n’est pas faite. C’est comme ça qu’ils travaillent.

S : Alors, tout l’argent disparaît, l’argent pour construire l’école… ?

M : Oui, il disparaît. Selon le document, elle est déjà terminée, sur papiers et tout. Mais l’oeuvre n’est pas là. De cette façon, la municipalité est d’accord. Toute l’institution est d’accord, silencieuse. Personne n’a le courage de dire, de dénoncer. Parce que, que font-ils ? Pam ! Pam ! Pam !

S : Il est mort, non ?

M : Ouiii, c’est dur ! C’est dur. On doit savoir travailler parce que sinon, ils ne laissent pas vivre, ils ne laissent pas vivre. C’est terrible la situation.

S : Oui, compliqué. Mais pourquoi Los Amates lutte si fort pour que Quiriguá ne se développe pas et ne devienne pas municipe ?

M : Pour la même chose, pour la concurrence. Parce que, que va-t-il se passer si nous atteignons l’objectif de vouloir faire un municipe avec Quiriguá ? Que va-t-il se passer ? Les revenus de la mairie doivent être partagés. La moitié pour Quiriguá et la moitié pour Los Amates. C’est ce qu’ils ne veulent pas. Mais ils auraient dû y penser dès le début. Parce que, regardez, ils sont en conflit parce que Quiriguá était un lieu qui avait pas mal de commerce, avant, il y avait du commerce, mais que fit le maire ? Il se le prit. Ici était la supervision [éducative]. La supervision [éducative] qui est toujours ici, ils la passent à Los Amates […] Ils nous affectèrent. Ils nous affectèrent d’une manière que… alors, nous avons un problème là, hein. Je vous l’ai dit, le commerce, ils emportèrent tout par là-bas. Alors, nous voulons reprendre la supervision. C’est possible mais il faut lutter. Mais cela va générer des conflits, cela va générer des problèmes. Et là est le problème. Alors, la seule manière pour Quiriguá de récupérer le commerce, c’est en la convertissant en municipe. La seule. Il n’y en a pas d’autres. Parce que si nous passons par la municipalité, que nous dit le maire ? Qu’il n’y a pas d’argent. Et de ceux qui mettent un arrêt, « remarque que je ne suis pas du même parti, je suis d’un autre parti ». Alors qu’il y aura toujours un budget. Quel que soit celui qui est élu. Que ce soit le PAN, quel que soit le parti, il y aura toujours un montant budgétaire pour chaque mairie, pour travailler. Qu’ils ne veuillent pas nous aider, c’est autre chose, mais il doit toujours y avoir de quoi réaliser tous les travaux.

Entretien, 23 janvier 2013

L’épisode des travaux d’asphaltage de la route consentis par le ministre et bloqués par la mairie et les explications complémentaires données par Manuel indiquent que, même si le COCODE s’organise pour élaborer des projets et trouver les fonds nécessaires, l’appartenance du bourg au municipe de Los Amates confère le pouvoir à celui-ci d’opposer son véto et d’empêcher les travaux. Appartenir au municipe de Los Amates rend Quiriguá totalement dépendant du bon vouloir de la mairie, qui n’a de cesse d’empêcher le développement de Quiriguá.

Depuis sa fondation, Los Amates s’est employée à aspirer toutes les sources de revenus de la région. La première étape a été très vite franchie, Los Amates ayant obtenu le statut de chef-lieu municipal. Il est très probable qu’elle n’y soit parvenue que parce qu’à l’époque, dans les premières décennies du XXe siècle, Quiriguá n’avait pas encore le statut d’aldea (village), mais toujours celui de finca (plantation), propriété de la UFCo. Malgré son développement supérieur et sa population certainement plus nombreuse qu’à Los Amates, Quiriguá ne pouvait donc avoir le statut public de chef-lieu. Cela explique qu’elle engagea plus tard une lutte pour transférer chez elle le chef-lieu, sans doute une fois qu’elle obtint le statut d’aldea. On comprend que Los Amates fit tout pour l’en empêcher et y parvint. Depuis lors, Los Amates s’ingénie à maintenir son contrôle sur les revenus liés à la mairie (impôts des fincas, budget municipal, commerce, tourisme, etc.), revenus qu’elle détourne au profit d’une clique. Quiriguá apparaît comme une menace importante car elle est capable de concurrencer Los Amates et de revendiquer une part de ces revenus, comme elle l’a déjà montré par le passé. Tout est donc fait pour non seulement empêcher le village de se développer, mais surtout, comme le disent les habitants, pour le tuer. Attirer tous les pôles d’attraction de Quiriguá à Los Amates n’enrichit pas seulement Los Amates : cela permet aussi d’amoindrir la richesse de Quiriguá jusqu’à tuer son développement pour n’en faire qu’un village parmi d’autres, incapable de le concurrencer. Par ailleurs, la clique au pouvoir à la mairie est clairement peu encline à utiliser le budget municipal pour le développement de la région au vu du peu de projets réalisés dans les villages, d’après les habitants. La majorité des projets réalisés le sont lorsque l’argent vient directement d’un ministère et que réaliser le projet permet à la mairie de ponctionner une partie de ce budget extraordinaire, comme dans le cas de l’amélioration du stade de foot mentionné plus haut.

Outre l’éclairage qu’elle apporte sur le fonctionnement du COCODE, dont j’ai déjà parlé, la réunion à laquelle j’ai assisté montre que le maire a la main haute sur les décisions concernant le village. C’est lui qui gère et décide de l’utilisation d’un budget attribué à Quiriguá et la réunion ne sert qu’à maintenir une façade de consultation et de démocratie, ce qui explique le peu de mobilisation des habitants. Ce type de réunion, où le COCODE apparaît comme un complice de la mairie plutôt que comme un représentant de la population, envoie à celle-ci un message d’inféodation claire : c’est la mairie qui décide et votre COCODE ne sert à rien et on y veille (soit en le cooptant, soit en le menaçant). L’amélioration du stade de foot de Quiriguá n’a été possible que parce qu’elle permettait à la mairie de s’enrichir, le choix du stade étant probablement vu comme un moindre mal dans le développement du village. On le comprend lorsqu’on compare ce projet avec celui, deux ans plus tard, d’asphaltage de la route. Ne pouvant ni passer par la mairie qui ignore ses demandes, ni la contourner, ni encore la dénoncer au risque d’être assassiné, les seules options restantes pour la population sont soit un maire dévoué à Quiriguá, mais à ses risques et périls (dénoncés à demi-mot par un ancien maire originaire de Quiriguá[5]), soit la conversion de Quiriguá en municipe, ce qui lui permettrait de s’affranchir de Los Amates. Mais, pour être réalisée, cette option demanderait quelqu’un d’assez téméraire et d’assez habile ou protégé pour se lancer dans cette bataille, en dépit d’éventuelles menaces de mort.

Conclusion

Loin des grands discours néolibéraux sur la décentralisation qui doit encourager la participation et l’empowerment des communautés, l’analyse de la situation du COCODE de Quiriguá montre que la nouvelle structure administrative y a été immédiatement accaparée et détournée par les élites municipales et régionales. Respectant les apparences du jeu démocratique mis en place pendant les Accords de paix, le pouvoir municipal s’ingénie à y neutraliser le COCODE de façon à garder les coudées franches pour gérer à sa guise les fonds transférés depuis le gouvernement central vers les municipalités. Ainsi, le maire s’appuie sur les relations verticales de clientélisme qui fondent le jeu politique dans la région pour coopter les équipes du COCODE et, lorsque cela ne suffit pas, il recourt aux armes de terreur développées pendant la guerre civile. De cette manière, toute tentative d’organisation populaire, et encore plus de résistance, est tuée, trop souvent littéralement, dans l’oeuf.

L’analyse ethnographique du COCODE de Quiriguá met ainsi en évidence la manière dont cet outil de décentralisation et de participation citoyenne peut être détourné dans un contexte violent. Plus largement, elle montre la nécessité d’une meilleure prise en considération des processus historiques et sociaux qui construisent la manière d’appréhender le politique des acteurs locaux, tant en amont qu’en aval de tout processus de démocratisation. En effet, un tel déni dans l’élaboration des institutions et des conceptions de la citoyenneté qui les sous-tendent peut avoir des effets d’une extrême violence (Legoas 2006). Répondant à des demandes et des réalités issues du terrain grâce à la concertation avec la société civile, la décentralisation au Guatemala a réussi à éviter cet écueil (Mérida 2010 ; Hébert 2011). Toutefois, le cas du COCODE de Quiriguá montre qu’une prise en compte en amont ne suffit pas. Faute de l’avoir poursuivie au moment de penser sa mise en oeuvre, la décentralisation n’a en réalité servi qu’à permettre aux acteurs au pouvoir de se réorganiser au sein de nouvelles structures institutionnelles tout en usant des mêmes relations d’échange intrinsèquement violentes qui caractérisent l’histoire politique du Guatemala.

Une prise en considération complète des processus sociaux qui informent les manières de concevoir et de percevoir le politique des acteurs aurait, au contraire, mis en lumière les obstacles à sa mise en oeuvre effective ainsi que les processus nécessaires au développement des capacités humaines, économiques, techniques et administratives qui permettraient de les dépasser. Au-delà d’un accompagnement adapté (formations ou autres activités de renforcement de la citoyenneté), il manque surtout un système judiciaire capable de faire respecter les principes constitutifs de la décentralisation. Comme le souligne Rachel Sieder (2001), un des principaux défis des processus de paix et de démocratisation repose sur la construction d’un État de droit réel et efficace, protégeant et faisant appliquer les droits et devoirs des citoyens. En son absence, beaucoup de Guatémaltèques se montrent plus désireux d’une autorité forte que d’une démocratie participative (Stoll 1998), bien conscients que sans cela, le meilleur cadre légal reste, au mieux, une jolie façade, au pire, lettre morte.

La décentralisation issue des Accords de paix a ainsi produit une « démocratisation inachevée » modifiant le statut des marges au coeur de l’État (Das et Poole 2004). En effet, si son élaboration rompt avec le patrimonialisme (Médard 1990) qui a caractérisé la construction de l’État guatémaltèque, la persistance d’une conception de l’État comme instrument au service d’une élite marque l’échec de sa mise en oeuvre. Le flou de la frontière entre le privé et le public, historiquement constitutif de l’État derrière un vernis moderne occidental, continue de caractériser les pratiques des acteurs politiques, mais est renvoyé aujourd’hui au domaine de l’illégal. La règle avant les Accords de Paix est devenue une exception au sein du nouveau cadre légal tout en restant la norme (au sens de normal).

Cette situation transparaît dans la place qu’occupe au sein de l’État guatémaltèque la figure de l’homo sacer, définie par Agamben (1997) comme une personne pouvant être tuée mais pas sacrifiée. Jusqu’aux Accords de paix, cette figure était une composante légale de l’État, sous la forme d’une citoyenneté de seconde catégorie héritée de la colonie. À ces citoyens était assignée par des lois secondaires une condition d’objets et d’abjects du pouvoir étatique pour des raisons ethniques et de genre (Rodas 2013). Aujourd’hui, la figure de l’homo sacer a été effacée de la loi, mais continue d’exister de manière généralisée via un système judiciaire dont l’impotence condamne toute personne pauvre et discriminée à une condition de vie nue : tuable, mais pas sacrifiable. À la marge de l’État constitué par les Accords de Paix, la figure de l’homo sacer n’en coule pas moins dans son corps entier, confirmant l’idée de Das et Poole (2004) que les marges font partie intégrante de l’État.

Ainsi, ce qui, jusqu’aux Accords de paix, était la règle légalisée et constitutive de l’État d’exception guatémaltèque (Agamben 1997), est aujourd’hui l’exception normalisée d’une règle que l’État démocratique ne parvient pas à imposer. D’un État d’exception fort, l’État guatémaltèque est devenu un État de droit faible. La démocratie participative et l’État de droit, d’inexistants sont devenus des réalités théoriques, existant dans le cadre légal (et l’imaginaire des Guatémaltèques), mais inaccessibles dans les faits.

On comprend dès lors l’importance du travail de la CICIG (Commission internationale contre le crime et l’impunité au Guatemala, soutenue par l’ONU), en partenariat avec le ministère de la Justice guatémaltèque. Luttant contre la corruption et l’impunité, celui-ci offre à cette démocratisation la perspective d’une possible mise en place. Mais cela reste à voir et à analyser.