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Publié aux Éditions de la Maison des sciences de l’homme, l’ouvrage collectif Embryon, personne et parenté, sous la direction de Séverine Mathieu et du regretté Enric Porqueres i Gené, propose un corpus de 13 textes longtemps attendus ; le décès prématuré de notre collègue ayant repoussé de plusieurs années la parution de ce volume. Celui-ci s’articule autour de deux axes : une première partie expose différentes conceptions de l’embryons à travers le monde et les âges, tandis que la seconde partie regroupe des textes portant spécifiquement sur le traitement des embryons dans le cadre des biotechnologies de la reproduction humaine. Ce recueil ouvre une perspective comparatiste et une historicisation des représentations de l’embryon en tant que proto-personne, non-humain ou quasi-humain, donnant alors à voir, depuis cette place singulière, les systèmes de parenté, les conceptions de la notion de genre et de personne, les représentations du genre humain au sein de l’ordre du vivant. À l’image du séminaire éponyme que Porqueres I Gené animait à l’École des Hautes Études en Sciences sociales (EHESS) à Paris, l’ouvrage Embryon, personne et parenté fait dialoguer des aires culturelles et historiques multiples, issus de travaux de chercheurs et chercheuses d’horizons disciplinaires variés (histoire, philosophie, anthropologie, sociologie).

Non seulement la construction de l’ouvrage est particulièrement heuristique, mais de surcroît, elle rend justice à la démarche de Porqueres I Gené qui a toujours eu à coeur de ne pas opérer de clivage entre « the West and the rest » (« l’Occident et le reste »), se tenant ainsi à l’écart de l’écueil du sociocentrisme. Anthropologue mais aussi historien, Porqueres i Gené était conscient des dangers que représente le présentisme qui tient l’ici et maintenant pour la mesure de toute chose, raison pour laquelle figurent dans cet ouvrage des analyses de sociétés antiques — qu’il s’agisse du monde grec ou de la pensée vishnouite (courant hindouiste) du XIIIe siècle à nos jours — à côté de contributions portant sur les techniques contemporaines de procréation médicalement assistée. La pluridisciplinarité et la diversité des aires culturelles examinées sont ainsi mises au service d’une réflexion qui embrasse la question du statut de l’embryon, et au-delà, de la façon dont les sociétés donnent sens aux confins de la vie humaine.

Plusieurs contributions retiennent particulièrement l’attention, que ce soit pour l’originalité de leurs objets ou la qualité de la réflexion développée dans certains chapitres. Notamment dans la première partie de l’ouvrage intitulée « La vie prénatale, autrefois et aujourd’hui, ici et ailleurs », l’indianiste Christèle Barois propose une exégèse d’un texte sacré issu de la tradition littéraire puranique et lequel traite de manière extensive des étapes du développement embryonnaire. Cette contribution ouvre en fait à une réflexion fondamentale sur le statut des êtres de chair au sein de la tradition vishnouite : à travers l’objet théologique que constitue l’embryon et ses relations, Barois nous propose une porte d’entrée privilégiée vers cette cosmologie.

Parmi les six autres chapitres de cette première partie, celui de Laurent Dousset sur l’accession au statut de personne dans les sociétés aborigènes du désert de l’ouest australien constitue, lui aussi, un exemple convaincant de la façon dont la mythologie des premiers stades de la vie embryonnaire et pré-embryonnaire agrègent les principaux axes cosmologiques d’une société donnée. En outre, depuis les mythes bassars du Togo (Stephan Dugast) jusqu’aux réactualisations des rites de commémoration des esprits des embryons disparus dans le cas de l’avortement au Japon (Mary Picone), cette première partie offre un panorama éclectique de conceptions de l’embryon — et à travers elles, de celles de la notion de personne et de sa nécessaire inscription dans les systèmes de parenté.

La seconde partie intitulée « Embryon et biotechnologie » s’ouvre avec le chapitre que Porqueres i Gené avait rédigé sous la forme d’un plaidoyer, pour en finir avec le clivage théorique qui consiste à opposer les sociétés dites « occidentales » et « non-occidentales ». Suivant là les pas des anthropologues Jack Goody, Louis Dumont ou encore Janet Carsten, il a actualisé les discussions théoriques sur le caractère inopérant de cette opposition en prenant comme point d’entrée l’embryon. Ce chapitre est en réalité une invitation à le suivre dans tout un parcours critique de l’anthropologie de la parenté, en particulier autour des travaux de Marilyn Strathern dont il était un lecteur et commentateur particulièrement attentif.

Les travaux des contributrices de la seconde partie sont indéniablement imprégnés de l’apport critique et théorique de Porqueres I Gené, que ce soient ses collègues anthropologues et sociologues (Simone Bateman, Séverine Mathieu, Mary Picone) ou qu’il s’agisse de la génération d’anthropologues qu’il a formée au cours de ses séminaires de l’EHESS (Giulia Colavolpe Severi, Anne-Sophie Giraud, Noémie Merleau-Ponty, Giulia Zanini). Ces chapitres sont le reflet de la dynamique impulsée par Porqueres I Gené au sein des études de parenté en France : pionnier de la réflexion sur la dimension relationnelle du traitement des embryons saisis par la biomédecine, il aura ouvert le champ de l’analyse sur ce que les biotechnologies font à la parenté, et en retour ce que ces techniques disent de la parenté contemporaine.

Malgré toutes les qualités de ce volume, on pourrait néanmoins regretter qu’un texte conclusif n’ait pas figuré à la fin de l’ouvrage. Un tel effort de synthèse aurait permis, après avoir examiné les sociétés éloignées géographiquement et temporellement, d’inscrire encore davantage ce recueil dans la démarche consistant à « retourner à soi le miroir », pour mener un débat en termes communs. Charge alors aux lecteurs et lectrices de s’auto-examiner à l’aune de ce qui aura été compris de ces éclairages multiples, c’est-à-dire de faire par soi-même l’effort final de la comparaison anthropologique et historique.