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Si on ne l’avait pas kidnappé, il ne serait pas mort. On est responsable jusqu’au bout. On n’a jamais voulu la mort d’un homme dans notre action, mais c’est arrivé. On a été démoli par ça. On l’a assumé et on l’assume encore aujourd’hui[2].

L’automne 2020 a été riche au point de vue des commémorations entourant le 50e anniversaire de la Crise d’octobre. Des ouvrages et des essais ont été publiés[3], des séries télévisées ont été réalisées[4], des conférences et des colloques scientifiques ont été organisés[5], entre autres. Au coeur de ces commémorations se trouve une volonté de faire sens de cet événement tragique, qui a marqué durablement la mémoire collective, mais aussi les relations politiques entre le Québec et le Canada. Et pourtant, un demi-siècle après les faits, un certain mystère enveloppe toujours le récit de la crise d’Octobre, un « objet chaud[6] », polarisant, influencé de part et d’autre par la mémoire des acteurs impliqués, par l’absence relative de sources d’archives fiables, ainsi que par la nature même du Front de libération du Québec (FLQ), un groupuscule qui opérait sous le couvert de la clandestinité. Ainsi, malgré des publications importantes dans les dernières années et des avancées historiographiques indéniables, l’histoire du FLQ et de la crise d’Octobre demeure, à maints égards, incomplète[7]. En cela, s’il ne renouvelle pas vraiment les connaissances relatives au récit d’Octobre et de ses suites, le documentaire Les Rose de Félix Rose (2020) présente néanmoins une perspective intimiste qui saura rallier un auditoire curieux d’en apprendre davantage sur la trajectoire de la famille Rose avant, pendant et après Octobre 1970.

La sortie du documentaire Les Rose fut d’ailleurs l’événement phare de l’automne 2020 dans le monde cinématographique québécois, le long-métrage ayant bénéficié d’une visibilité et d’une couverture médiatique rarement observées pour la sortie d’un documentaire de l’ONF[8], du moins depuis l’époque des grands documentaires politiques produits par l’organisme durant les années 1960 et 1970. À ce sujet, Les Rose a notamment battu des records de box-office lors de sa sortie en salle, au moment du déconfinement général de l’été et de l’automne 2020 faisant suite à la première vague de la COVID-19. Trois semaines à peine après sa sortie, le film affichait des recettes de plus de 112 000 $, un résultat jugé tout à fait exceptionnel pour un documentaire à la vue des mesures de distanciation sociale alors en vigueur, qui limitaient grandement le nombre d’entrées dans les cinémas[9]. En fait, Les Rose a reçu un accueil très favorable de la critique et de la presse spécialisée, les quotidiens Le Devoir, La Presse, Le Soleil ainsi que Le Journal de Montréal ayant unanimement souligné la qualité du long-métrage de Félix Rose[10]. Celui-ci a d’ailleurs été invité à l’émission Tout le monde en parle, la grande messe du dimanche soir à la télévision de Radio-Canada, dont les cotes d’écoute atteignent régulièrement le million de spectateurs. Sans contredit, tous les ingrédients étaient réunis pour faire du documentaire Les Rose un succès cinématographique.

Pour la petite histoire, Félix Rose (né en 1987) est le fils de Paul Rose, l’une des têtes dirigeantes du FLQ, et le neveu de Jacques Rose, le frère cadet de Paul. Il a effectué des études collégiales en cinéma au collège Ahuntsic et a par la suite complété un baccalauréat en télévision à l’Université du Québec à Montréal. Influencé par l’oeuvre de Pierre Perreault et le cinéma politique de l’ONF des années 1960[11], Félix Rose a réalisé plusieurs documentaires, dont Avec la gauche (2014), Marie-Paule déménage (2015), Le Gérant (2016), Yes et Vaillancourt (2017). Les Rose constitue ainsi son 6e long-métrage. C’est toutefois à la mort de son père, dès 2013, que le cinéaste se lance sérieusement dans le projet. Il souhaite alors comprendre les motifs pour lesquels son père et son oncle ont emprunté le chemin de la violence politique et du terrorisme au nom de l’indépendance du Québec[12]. Le film se présente donc comme une oeuvre très personnelle, centrée sur l’histoire de la famille Rose, mais qui tisse également des liens avec l’histoire sociale et politique du Québec durant la Révolution tranquille.

Le film débute par la présentation de l’une des figures centrales de cette famille originaire de Ville LeMoyne (Longueuil) : Rose Rose, la mère de Paul et de Jacques et la grand-mère de Félix. Ayant grandi dans la pauvreté du quartier Saint-Henri à Montréal, Rose souhaite que ses enfants puissent connaître un meilleur sort que le sien. Mariée à Jean-Paul Rose, décrit comme un homme taciturne, c’est elle qui insiste pour faire instruire ses enfants, afin que ceux-ci évitent le sort miséreux de la classe ouvrière canadienne-française de l’époque. Félix Rose insiste d’ailleurs sur le fait que sa grand-mère a eu une influence déterminante dans le développement du sens de la justice sociale de ses enfants. Rose est d’ailleurs entrée sur le marché travail durant les années 1950, signe de son dynamisme, afin de pouvoir payer les études de ses enfants, un geste inusité pour une femme mariée et mère de cinq enfants dans le contexte de l’époque. Jusqu’à la fin de sa vie, Rose demeurera au coeur de la vie de ses fils, devenant notamment leur porte-parole lorsqu’ils seront emprisonnés durant les années 1970 et 1980. En dressant le portrait de cette femme d’exception, grâce entre autres à l’utilisation d’archives familiales inédites et saisissantes, Félix Rose parvient à illustrer le rôle essentiel qu’a joué sa grand-mère dans le développement de la sensibilité intellectuelle de ses fils. Plus encore, il montre bien que la trajectoire de la famille Rose est semblable à celles de centaines de familles canadiennes-françaises de l’époque. Les parallèles entre les Rose et la famille de Pierre Vallières, elle aussi établie à LeMoyne à la même époque, témoignent d’ailleurs de manière éloquente des difficultés socio-économiques qu’ont vécues les familles ouvrières francophones établies en banlieue de Montréal durant l’après-guerre.

Le documentaire se penche ensuite sur les trajectoires individuelles de Paul et de Jacques Rose. Paul, né en 1943, étudie en sciences humaines au Collège Sainte-Marie et travaille comme débardeur au Port de Montréal au début des années 1960. Il obtient par la suite un baccalauréat en sciences politiques en 1968 et enseigne en même temps à l’école Gérard-Filion, à Longueuil. C’est également en 1968 qu’il commence à militer pour la cause de l’indépendance du Québec. Il devient alors membre du Rassemblement pour l’indépendance nationale et participe également à l’ouverture de la Maison du pêcheur, à Percé (Gaspésie), à l’été 1969. Peu enthousiasmé par la fondation du Parti québécois et désireux de poursuivre ses actions pour le mouvement ouvrier, Paul se rapproche des cercles felquistes et fonde, avec son frère Jacques, la cellule de financement Chénier, à l’automne 1969. Dès lors, Paul opère sous le couvert de la clandestinité et la cellule Chénier devient responsable du financement des actions felquistes. Félix Rose mentionne que son père agit alors à titre de tête pensante du FLQ. Devant l’impasse des revendications populaires observées en 1969 et 1970, notamment celles du Mouvement de libération du taxi, du mouvement McGill français et du Front d’action politique (FRAP), Paul en vient à se radicaliser. Cette radicalisation serait d’ailleurs redevable à la suspension du droit de manifester dans les rues de Montréal à l’automne 1969, une décision prise par le maire Jean Drapeau visant à faire cesser les affrontements systématiques entre militants et policiers, et surtout, à neutraliser les groupes contestataires de gauche. Pour Félix Rose, il est clair que son père s’est tourné vers la violence politique du fait que les moyens démocratiques traditionnels pour faire avancer la cause des travailleurs canadiens-français étaient bloqués. S’ensuit alors un durcissement des actions felquistes, qui débouchera dramatiquement avec les événements d’Octobre.

Le documentaire porte également une grande attention sur la trajectoire de Jacques Rose, le frère de Paul, qui agit d’ailleurs à titre de narrateur principal du film. Né en 1947, Jacques travaille durant les années 1960 comme mécanicien ferroviaire aux ateliers du Canadien National. Il milite avec son frère au sein du RIN et participe lui aussi à la mise sur pied de la Maison du pêcheur en Gaspésie. Moins visible que son frère Paul, Jacques n’en demeure pas moins un militant dynamique qui participe à de nombreuses manifestations du FRAP à Montréal. Syndicaliste convaincu et militant pour les droits des travailleurs francophones, il se radicalise également à la suite de la mise en place des mesures jugées antidémocratiques de l’administration Drapeau, à l’automne 1969. Membre fondateur de la cellule Chénier, Jacques participe à de nombreuses fraudes bancaires qui permettent de financer les activités du FLQ entre 1969 et 1970. Il est d’ailleurs considéré comme l’un des principaux responsables de l’enlèvement du ministre Pierre Laporte, survenu le 10 octobre 1970.

En ce sens, la crise d’Octobre constitue l’axe principal de la vie militante et politique de Paul et Jacques Rose, tant cet événement en est venu à marquer au fer rouge le reste de leur existence. Et pourtant, le documentaire est plutôt imprécis sur les détails entourant le déroulement de cette crise du point de vue de l’implication des frères Rose, jugés responsables de l’enlèvement de Laporte. Interrogé à ce sujet par son neveu, Jacques Rose demeure évasif sur le sujet, refusant de préciser le degré de participation de chacun des membres de la cellule Chénier dans l’opération. Il préfère rappeler que tous les membres de la cellule furent responsables de la mort de Laporte, que sa mort est un événement tragique qui fut, selon lui, imputable en grande partie au refus de négocier des différents paliers de gouvernement (municipal, provincial et fédéral). Survolés en quelques minutes, les événements d’Octobre auraient grandement bénéficié d’une analyse plus fouillée, de manière à approfondir le témoignage des acteurs impliqués qui, finalement, livrent un discours maintes et maintes fois entendu. Nous y reviendrons.

À la suite de cet épisode, Félix Rose se penche sur la saga judiciaire qui a conduit les frères Rose à l’emprisonnement. Traqués plusieurs semaines après la découverte du corps inanimé du ministre Laporte, ils sont finalement arrêtés dans une ferme de Saint-Luc (en Montérégie) par la GRC, en décembre 1970. S’ensuit alors ce que les médias ont appelé « le procès du siècle », soit le procès de Paul Rose amorcé en janvier 1971. Marqué par une série d’irrégularités et teinté par des desseins politiques[13], le procès de Paul Rose se termine de manière abrupte, le principal intéressé refusant de comparaître dans un tribunal jugé « colonial ». Il est alors condamné à la prison à perpétuité pour le meurtre de Pierre Laporte. Il purgera sa peine à la prison de Cowansville, en Estrie, mais sera toutefois libéré en 1981. Quant à Jacques Rose, son procès débute en 1973. Acquitté du meurtre de Laporte, il est néanmoins condamné à huit ans de prison pour complicité, mais sera libéré en 1978. La saga judiciaire des Rose est d’ailleurs brillamment mise en scène dans le documentaire, les images d’archives contribuant de manière dynamique à la reconstitution du fil des événements. Il est d’ailleurs saisissant de voir Rose Rose se porter à la défense de ses fils, celle-ci affirmant être « extrêmement fière de ses enfants » qui se sont eux-mêmes portés à la défense des plus faibles et des travailleurs marginalisés. Elle deviendra d’ailleurs une figure médiatique reconnue durant les années 1970, consacrant tous ses temps libres à faire libérer ses fils, mais aussi à les humaniser aux yeux de la population. Elle mettra d’ailleurs sur pied un comité de libération des prisonniers politiques dont feront partie Michel Chartrand, Pauline Julien, Gaston Miron, Yvon Deschamps, Andrée Lachapelle, entre autres. Comme le suggère Félix Rose, sa grand-mère a joué un rôle fondamental dans la libération de ses fils. Celle-ci aura d’ailleurs la chance de voir Jacques sortir de prison en 1978, mais elle décédera malheureusement quelques mois avant la sortie de Paul, en 1981. L’une des grandes qualités du documentaire est d’ailleurs d’avoir su faire usage des archives sonores inédites enregistrées clandestinement par Paul Rose lors de son séjour en prison et destinées à sa mère. Ces pièces d’archives illustrent le dilemme intérieur que vivait alors Paul, déchiré entre ses convictions politiques et son désir de ne pas décevoir sa mère.

À leur sortie de prison, Paul et Jacques demeureront impliqués socialement dans leurs milieux. Paul travaillera notamment pour la CSN tandis que Jacques militera au sein du PQ, au grand dam de René Lévesque. Le documentaire met d’ailleurs en lumière comment la mort de Pierre Laporte a durablement entaché les milieux indépendantistes et socialistes, l’establishment péquiste étant complètement opposé à l’intégration d’anciens felquistes comme Jacques Rose au sein de l’aile militante du parti. Il est d’ailleurs intéressant de noter que la plupart des felquistes qui ont été condamnés pour leurs actions criminelles n’ont jamais pu complètement se défaire de leur étiquette de criminel. Le documentaire suggère d’ailleurs que la violence politique et le socialisme, largement discrédités en Amérique du Nord, ont toujours été considérés de manière hautement suspecte par l’establishment souverainiste, soucieux de présenter un visage respectable aux yeux de l’électorat. Le film se conclut sur une réflexion relative au projet d’indépendance du Québec, en lien avec la distance jugée presque irréconciliable entre les idéaux militants et la partisanerie politique. Cette distance étant considérée par Jacques Rose comme étant au coeur de l’échec souverainiste et de l’impasse politique dans laquelle se trouve le Québec au XXIe siècle.

Dans l’ensemble, le documentaire Les Rose est une excellente porte d’entrée afin de comprendre les parcours de deux grandes figures associées au FLQ, mais aussi pour saisir le contexte socio-économique et politique qui a contribué à façonner la trajectoire militante de Paul et Jacques Rose. D’un certain point de vue, il est d’ailleurs rafraîchissant de proposer un récit qui s’éloigne de ceux présentés dans la plupart des documentaires consacrés au FLQ ou à la crise d’Octobre, qui tournent autour de lieux communs. En cela, même si les amateurs d’histoire en apprendront assez peu sur les tenants et aboutissants de la crise d’Octobre ou même sur l’histoire du FLQ, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’une oeuvre cinématographique remarquable du point de vue de l’approche intimiste et familiale privilégiée par son créateur. La qualité du film est d’autant plus significative du fait de l’utilisation d’archives inédites (vidéos, sonores, photographiques) qui soutiennent le rythme de la narration et du récit de manière dynamique. Sans nul doute, l’utilisation d’un tel lot d’archives a dû nécessiter des années de recherche.

Toutefois, malgré ses grandes qualités, le documentaire de Félix Rose n’est pas dénué de défauts. L’une des principales critiques que l’on pourrait adresser au film est le fait que très peu d’intervenants externes ont été amenés à participer aux entrevues présentées dans le long-métrage. En fait, la narration est essentiellement assurée par Jacques Rose lui-même, ce qui a pour effet de présenter un récit centré sur sa perception des événements. Malgré l’orientation intimiste privilégiée par Félix Rose, il aurait été intéressant d’inclure des intervenants issus du monde universitaire, ou même des militants qui ont été aux premières loges des événements présentés dans le film. Cela aurait permis de croiser différentes perspectives sur des thèmes développés dans le film, dont l’apport du FLQ au mouvement indépendantiste québécois ou encore les limites de la violence politique. Qui plus est, Jacques Rose ne nous apparaît pas être l’intervenant le mieux outillé afin d’expliquer des concepts parfois complexes, notamment la pensée anticoloniale ou l’impérialisme culturel, entre autres. Il est parfois difficile de suivre le fil de ses explications en lien avec l’influence de ces idées sur l’idéologie felquiste. Enfin, il aurait été intéressant qu’une mise en contexte plus élaborée soit présentée afin de cerner les influences idéologiques internationales qui ont marqué le FLQ. Sachant que Paul Rose était un politologue, il aurait été d’autant plus pertinent de circonscrire ses influences intellectuelles permettant d’expliquer son adhésion à la violence politique. Félix Rose insiste pour dire que c’est le blocage des moyens démocratiques qui a poussé son père et son oncle sur la voie de la violence politique, mais les réflexions au coeur de ce positionnement politique demeurent, somme toute, peu élaborées. Enfin, le film passe complètement à côté des détails entourant la crise d’Octobre et l’implication de Paul et Jacques Rose dans ces événements tragiques. Tout au plus, on avance que Paul Rose était absent lors de l’enlèvement de Laporte et que les membres de la cellule Chénier portent collectivement le fardeau du meurtre, mais le déroulement des événements y reste imprécis. Malgré de multiples tentatives, Félix Rose ne parvient pas à soutirer beaucoup d’informations de la bouche de son oncle Jacques, qui fut pourtant au coeur de la crise. C’est d’ailleurs là que le concours d’intervenants externes aurait été de mise, de manière à étoffer le témoignage de Jacques Rose.

Toutefois, ces quelques lacunes n’enlèvent rien à la qualité du documentaire de Félix Rose. Il s’agit d’un long-métrage qui saura rallier autant les amateurs d’histoires que les néophytes désireux d’en apprendre davantage sur une période mouvementée de l’histoire contemporaine du Québec ainsi que sur les racines populaires de la mouvance felquiste.