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Malgré l’intérêt grandissant des chercheurs québécois en sciences sociales au cours des deux ou trois dernières décennies pour des questions et problématiques relatives aux peuples autochtones, force est de constater que rares sont ceux et celles qui se sont attardés à considérer la pensée politique formulée par les peuples autochtones qui occupent depuis toujours le territoire québécois. Le sujet semble plutôt avoir cédé le pas aux travaux, souvent nombreux, sur la culture matérielle, les diverses cosmogonies autochtones, le développement économique, les dynamiques d’interaction entre l’État et les peuples autochtones ou encore sur les politiques publiques les affectant. Il y a bien, certes, l’incontournable article pionnier de Dalie Giroux, paru en 2008[1], et quelques textes plus récents de Jean-Olivier Roy[2] — tirés en partie de sa thèse de doctorat en science politique — et d’Amélie-Anne Mailhot — dont sa thèse de doctorat, en science politique également[3] — mais rien, à vrai dire, qui ne s’apparente au corpus historiographique et analytique abondant que l’étude des idées et idéologies sous-tendant la vie politique au Québec a produit.

Cet état de fait étonne. Depuis près d’une cinquantaine d’années, les peuples autochtones au Québec déploient sans relâche — à l’instar de la plupart des peuples autochtones dans le reste du Canada et de par le monde — des efforts considérables pour faire valoir leurs droits et faire entendre leurs revendications[4]. La documentation spécialisée parle, pour caractériser le phénomène, de renaissance ou de résurgence politique[5]. Leur démarche inspire même l’action des militants non autochtones qui s’activent contre les dérives socio-économiques du capitalisme et du libéralisme dominants[6]. Or, cette effervescence inévitablement politique n’est évidemment pas sans assises. Comme toute forme d’engagement dans la Cité, elle participe d’idées, de concepts, de visions du monde, d’objectifs et d’entendements précis de ce en quoi consiste la vie en société. Il existe bel et bien un corpus idéologique proprement autochtone, mais au Québec il reste, pour l’essentiel, encore largement méconnu. Du seul point de vue de l’avancement des connaissances, cette lacune est regrettable, car elle n’est pas sans traduire une certaine indifférence à l’égard des peuples autochtones. Et elle l’est encore plus si l’on considère la situation sous l’angle de la réconciliation que tous, semble-t-il, appellent aujourd’hui de leurs voeux : sans une meilleure saisie de la pensée qui informe les aspirations sociopolitiques des peuples autochtones, sans une compréhension des enjeux qui les motivent et qui, aussi, les divisent parfois, la conversation que la volonté de réconciliation devrait nécessairement susciter risque bien de ne constituer guère plus qu’un dialogue de sourds. Malgré certaines avancées partielles auxquelles les travaux des Giroux, Roy et Mailhot déjà mentionnés plus haut ont donné lieu, le portrait exhaustif des idées qui constituent la pensée politique autochtone reste à faire.

Pareille tâche, il va sans dire, dépasse le cadre limité d’un simple article ; en grande partie parce que cette pensée est variée et polymorphe et que l’on ne saurait en faire le tour aussi promptement sans en négliger plusieurs aspects. En dépit de traits communs, chaque nation autochtone présente sur le territoire québécois participe d’un imaginaire politique qui lui est propre ; il est fonction tant de sa dynamique sociétale interne que de la nature particulière de ses rapports avec l’État (canadien et québécois). Bien que l’on ait naturellement tendance à regrouper ces divers imaginaires sous un vocable unifiant et commode — « la » pensée politique autochtone — il serait plus exact de parler au pluriel de « pensées politiques autochtones ». Il y a donc amplement plus à découvrir et à rapporter que l’on ne pourrait imaginer a priori.

Notre objectif ici est beaucoup plus modeste. Il ne s’agit pas tant de mettre au jour les fondements ontologiques des pensées autochtones, mais d’abord et avant tout de brosser un tableau d’ensemble des principaux référents qui les lient et informent aujourd’hui le parcours politique des peuples autochtones. Nous cherchons principalement à rappeler que, par-delà leurs différences, ceux-ci ont échafaudé un univers idéologique qui, même s’il peut sembler à première vue partager des particularités lexicales et une grammaire politique propres à certaines mouvances du corpus idéologique québécois, s’en démarque considérablement en dernière analyse. Bien que cet univers s’articule au contexte sociopolitique québécois, on ne saurait le ranger d’emblée pour autant dans la catégorie des « idéologies québécoises », car il se déploie en opposition au processus historique d’imposition de la norme sociétale québécoise (et canadienne) et donc d’une colonialité dont le monde autochtone a toujours récusé les termes et les conséquences. Dans son allocution d’ouverture du Forum socio-économique des Premières Nations qui se tint à Mashteuiatsh en 2006[7], le chef de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador (APNQL), Ghislain Picard, captura succinctement l’esprit politique qui sous-tend l’univers idéologico-politique autochtone :

Quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse, les cultures, les valeurs et les philosophies de nos peuples étaient et sont restées fondamentalement différentes de tout ce qui caractérise la société dominante québécoise. Soyons clairs et disons les vraies affaires : je ne suis pas Canadien, je ne suis pas Québécois, je suis Innu. Nos nations ont leur identité propre, elles ont des droits distincts et ne seront jamais assimilées à la société dominante[8].

On ne saurait être plus explicite.

Le présent texte a pour but premier de rendre compte de cet univers idéologico-politique parallèle qu’évoque le chef Picard. Nous procédons en examinant d’abord le processus de structuration de l’univers idéologico-politique autochtone au Québec. La section suivante se penche sur le tournant dé-colonial que semblent avoir pris la pensée et l’agir politiques autochtones au cours des deux ou trois dernières décennies. Une troisième section montre combien l’unicité philosophique et conceptuelle qui sous-tend l’agir et les aspirations politiques des peuples autochtones au Québec tient à la résurgence culturelle autochtone qui a cours depuis la deuxième moitié du vingtième siècle. La dernière section met en relief les difficultés du discours politique autochtone à s’instituer à l’encontre du récit national québécois.

La construction de l’univers idéologico-politique des peuples autochtones au Québec

Dans The Dawn of Everything. A New History of Humanity[9], David Graeber et David Wengrow soutiennent que les idées sociales et politiques qui guident les peuples autochtones du nord-est de l’Amérique au moment des premiers contacts avec les Européens, à une époque où le projet colonial n’est encore qu’en devenir, nous sont connues à travers Les Dialogues avec un Sauvage du Baron de Lahontan (1703)[10]. Aristocrate et militaire français qui séjourna longuement en Nouvelle-France à la fin du dix-septième siècle, celui-ci rédigea plusieurs récits de voyage qui furent immensément populaires en son temps. Ses Dialogues mettent en scène le Huron Adario, personnage fictif, dont on sait qu’il fut inspiré directement par Kondiaronk, grand chef wendat réputé pour ses talents d’orateur et de diplomate, instigateur de la Grande Paix de Montréal (1701) et universellement respecté tant par les siens que par les Européens. À l’époque des premiers contacts, il appert que si les Autochtones reconnaissent et apprécient les fruits du développement technique européen, en revanche ils rejettent et déconstruisent presque tout ce qu’ils observent des manières de penser et des structures sociales et politiques françaises et anglaises. Ils perçoivent généralement le système de la monnaie et la notion de propriété privée comme sources premières des conflits sociaux et des pathologies morales des individus. Les discours de Kondiaronk allaient aussi dans ce sens, s’attachant à critiquer les hiérarchies sociales, l’accumulation individuelle de richesse, le concept de justice punitive, l’idée d’un Dieu unique, etc.

Kondiaronk appartient à un monde qui était parvenu à créer des formes sociales et politiques accomplissant un rare équilibre entre liberté individuelle et unité collective. La mise en commun des ressources et les décisions politiques ne s’y opèrent pas par contrainte. La vie privée et conjugale n’est pas soumise non plus à un dogme, et les femmes et les hommes y ont des rôles différents, mais des droits égaux (par exemple la liberté de divorcer d’une union malheureuse). Dans les sociétés wendat (Huron) et haudenosaunee (Iroquois), même l’autorité des chefs n’est pas absolue : les Mères de clan peuvent destituer un chef qui s’avère inapte ou incompétent. On y valorise le consensus par la discussion et l’écoute. On abhorre en général l’idée de soumettre qui que ce soit à la volonté d’un autre. Les Jésuites déploraient les difficultés de l’entreprise de conversion en raison d’une aversion générale des Autochtones pour les hiérarchies et l’autorité, que celle-ci soit intellectuelle, spirituelle ou politique. Le refus de la subjugation d’une classe de citoyens par une autre est un choix conscient de la pensée sociale iroquoienne. La conception des relations entre nations et des structures politiques suit le même schéma, tel que les identités nationales des nations qui se regroupent au sein de la confédération haudenausonee[11], ne sont pas subsumées par les impératifs politiques de la confédération. L’approche diplomatique à l’égard des Européens se définit également en ces termes dès les premiers contacts, si l’on se rapporte par exemple à l’une des premières ententes dans les années 1610, celle du « Wampum à deux rangs » haudenosaunee présenté aux Néerlandais dans la vallée du fleuve Hudson. Dans la perspective haudenosaunee, ce wampum définit un accord de non-interférence, de souveraineté et de coexistence, sans horizon d’assimilation d’un peuple à l’autre ni de notion de cession ou possession du territoire[12].

L’univers sociopolitique de Kondiaronk sera toutefois mis à mal avec une intensité accrue au fur et à mesure que le projet colonial se déploie et se confirme. La sympathie et l’intérêt pour la pensée autochtone que les récits de Lahontan ont pu initialement susciter feront progressivement place du côté eurocanadien à une grille de lecture qui associe l’autochtonie et les modes de pensée qui la caractérisent à un stade antérieur et désormais dépassé de l’humanité. Les formes sociales et politiques qui le marquent seront perçues comme faisant obstacle à la marche du « progrès » et par conséquent comme étant sans valeur. En fait, l’entreprise coloniale bénéficiera initialement des échanges avec les Autochtones pour acquérir des connaissances pratiques sur la géographie, les ressources et la survie sur le territoire, mais la vision évolutionniste des cultures et le sentiment de supériorité occidental qui s’imposent de manière irréversible à partir de la fin du dix-huitième siècle nient l’utilité des principes et savoirs autochtones pour le reste du monde et en occultent l’intelligence sociale, politique et écologique[13]. Par la suite, divers textes législatifs de l’État colonial préconfédéral[14] — qui seront ultimement repris et synthétisés par La Loi sur les Indiens[15] — officialisent cette dévalorisation de la pensée autochtone. L’ostracisme effectif qui en résulte tient délibérément les peuples autochtones à l’écart de la vie politique officielle et institutionnalisée au Canada et au Québec. La loi fournit une matrice opérationnelle à l’intérieur de laquelle l’assimilationnisme du système des pensionnats autochtones et des conversions religieuses, la suppression et l’érosion concomitantes des langues, cultures et systèmes de pensée autochtones, la substitution forcée des structures de gouvernance traditionnelle par des conseils de bandes soumis à une mécanique électorale et administrative dictée par l’État, l’imposition du patriarcat qui déstabilise les relations sociales dans plusieurs communautés (particulièrement chez les sociétés matri-centristes iroquoiennes) et, enfin, la dépossession territoriale généralisée agissent comme autant de forces politico-institutionnelles annihilatrices auxquelles les conceptions sociales et politiques autochtones du monde sont continuellement confrontées par la suite, mettant frein à leur libre expression.

En dépit d’un contexte socio-institutionnel qui les a condamnés au silence, les peuples autochtones ne sont pas restés cois ni apathiques pour autant. Bien que le siège de Kanesatake à l’été 1990 s’impose d’emblée aujourd’hui à la mémoire collective des Québécois comme le moment fort et incontournable par excellence de l’histoire de la résistance autochtone à l’État québécois et canadien, les peuples autochtones n’ont jamais manqué, bien avant et depuis la crise d’Oka, de faire connaître leur opposition à l’égard du traitement qui leur était réservé. Si l’on s’en tient à l’histoire plus récente, que l’on pense aux revendications du Huron-Wendat Jules Sioui et de ses collègues qui, au cours des années 1940, mettent en cause la légitimité de l’État canadien et plaident pour la reconnaissance de la souveraineté des nations autochtones[16]. Que l’on songe également à l’opposition des Cris de la baie James au projet de développement hydroélectrique du gouvernement Bourassa au début des années 1970[17], de la lutte pour la reconnaissance du droit de pêche des Mi’gmaq de Listuguj en 1981[18], de la détermination des assiégés de Kanetasake en 1990[19] et du mouvement de mobilisation des Cris contre le projet de Grande-Baleine entre 1989 et 1994[20]. Que l’on pense encore aux nombreux recours légaux dans lesquels les peuples autochtones sont impliqués depuis l’avènement de la Charte canadienne des droits et libertés[21], à l’engagement de plusieurs militants autochtones du Québec dans la défense des droits des peuples autochtones sur la scène internationale[22], au déploiement du mouvement Idle No More dont les militantes autochtones Melissa Mollen-Dupuis et Widia Larivière ont soutenu le prolongement au Québec[23], à la déclaration de novembre 2008 des chefs de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador enclenchant un processus d’affirmation unilatérale de leur souveraineté sur le territoire[24] de même aussi qu’à la déclaration unilatérale de souveraineté du peuple atikamekw sur son territoire en Haute-Mauricie en septembre 2014[25]. La liste des actes de résistance est longue et témoigne d’une vitalité politique remarquable.

L’anthropologue Claude Gélinas a identifié quatre composantes conceptuelles qui meublent l’univers idéologico-politique des nations autochtones du Québec post-confédéral[26], quatre composantes qui restent constantes à travers le temps et qui participent d’une volonté non équivoque d’affirmation identitaire et nationale. Vient d’abord le refus de l’émancipation, c’est-à-dire le refus de se voir affranchir par l’État du statut d’Indien et de devenir un citoyen canadien comme les autres[27] — le refus, en d’autres mots, de l’effacement identitaire et par extension le refus aussi de se voir dérober d’un levier essentiel à l’autonomie sociopolitique et culturelle. En deuxième lieu, on trouve l’affirmation d’une souveraineté politique ou l’insistance des communautés autochtones à se présenter et à se conduire « comme des entités sociopolitiques distinctes, historiquement et culturellement, du reste des Canadiens et de la Couronne britannique[28] ». Troisièmement, Gélinas nomme la nécessité du territoire sans lequel les prétentions à la spécificité sociopolitique et culturelle n’ont pas d’assise. De tout temps, « les communautés autochtones du Québec ont consacré beaucoup de temps et d’énergie à la fois pour protéger les acquis territoriaux souvent très maigres dont elles disposaient encore, pour récupérer des territoires jadis cédés et pour bénéficier d’un droit d’exploitation exclusif de leurs territoires et des ressources qu’ils renfermaient[29] ». Enfin, dernière composante, la préservation de l’identité culturelle, préoccupation fondamentale pour bien marquer d’abord la différence d’avec la société allochtone, mais aussi pour maintenir « au sein de chaque communauté, une culture signifiante et un esprit de corps indispensable pour soutenir et mener à bien le combat politique plus large pour la reconnaissance et la survie politique[30] ».

Le cadre temporel de l’étude de Gélinas s’arrête en 1960, mais les composantes conceptuelles qu’il identifie et qui structurent l’agir politique autochtone jusqu’au deuxième tiers du vingtième siècle restent opérantes bien au-delà de la période et continuent de moduler, encore aujourd’hui, les principales revendications autochtones et le positionnement politique de la plupart des acteurs autochtones dans leur rapport à la société et à l’État allochtones.

Depuis l’époque de Jules Sioui, voire depuis celles de ses prédécesseurs, jusqu’à aujourd’hui, que ce soit pour redresser les torts subis, favoriser une plus grande justice sociale, protéger l’environnement ou prendre le contrôle de leviers économiques essentiels, tout l’agir politique des peuples autochtones au Québec est mû au fond par une quête fondamentale, celle de l’autodétermination. Toutefois, bien que cette quête s’exprime à travers un vocabulaire politique qui véhicule les idées propres à presque tous les mouvements nationalitaires du monde entier — soit celles de souveraineté, d’autonomie gouvernementale, de spécificité identitaire et culturelle — elle participe d’abord et avant tout d’un rejet explicite du régime de citoyenneté et des paramètres institutionnels qui sous-tendent l’État qui enserre et restreint les peuples autochtones. Le vocabulaire nationalitaire qui joue sans doute un rôle stratégique et mobilisateur selon les circonstances ne va plus désormais, tant pour les penseurs que les activistes autochtones, sans une analyse et, dans la foulée, sans un refus des rapports de pouvoir inégaux qui ont démuni et défavorisé les peuples autochtones. Au-delà des aspirations nationalitaires, l’autodétermination passe par le double impératif de la décolonisation et de la réappropriation territoriale. On est là dans un tout autre registre qui ne peut se suffire de convergences politiques avec d’autres groupes marginalisés pour un partage plus égalitaire des ressources socio-économiques ou pour plus de respect de leur différence. La pensée politique qu’ils articulent est plus exigeante et s’exprime sans compromis[31].

Le tournant dé-colonial

Dans les années soixante-dix, An Antane Kapesh, une militante et autrice innue de Schefferville, faisait oeuvre pionnière avec un essai accablant, Je suis une maudite sauvagesse[32], qui décrit la relation asymétrique et abusive que ceux qu’elle appelle les « Blancs » ont imposée aux siens et aux peuples autochtones en général à travers la violence de la colonisation et de la dépossession territoriale. Kapesh déplore le comportement destructeur, dévalorisant et injustifié du « Blanc » et lance un appel vibrant à mettre un terme à la brutalité coloniale[33].

Aujourd’hui, fidèle à l’esprit des propos d’An Antane Kapesh, il n’est pratiquement plus de mobilisations en faveur de causes autochtones, ni de déclarations dénonçant l’iniquité de leur situation, qui ne posent le colonialisme eurocentrique et, par extension, le racisme qui l’accompagne inévitablement, comme facteurs explicatifs principaux du sort particulier des peuples autochtones. Rares sont ceux maintenant qui se penchent sur les réalités des peuples autochtones sans évoquer ces dynamiques de pouvoir particulières qui structurent depuis presque toujours les rapports entre Autochtones et Allochtones, voire le modus vivendi même des sociétés canadienne et québécoise. L’agir politique autochtone est en grande partie déterminé désormais par cette mise en relief des violences fondatrices que sont le colonialisme et le racisme à l’égard des Autochtones, et par la volonté concomitante de mettre un terme aux dynamiques de pouvoir inégal qu’ils induisent. Dans cette optique, le colonialisme n’est pas une réalité qui appartiendrait à l’histoire ou un concept métaphorique. Au contraire, dans la mesure où la Loi sur les Indiens reste opérante, où de nombreuses communautés peinent toujours à faire reconnaître leurs droits en toute autonomie sur leurs propres territoires, et où des pressions assimilatrices continuent de se faire sentir sur les cultures et langues autochtones, le colonialisme est bel et bien une réalité actuelle à laquelle sont confrontés la plupart des Autochtones.

Les travaux du penseur et philosophe politique kanien’kehaka Taiaiake Alfred permettent de saisir les linéaments de cette pensée à la fois anti et dé-coloniale[34]. Originaire de la communauté mohawk de Kahnawà : ke, en banlieue sud-ouest de Montréal, Alfred s’est imposé à travers une carrière universitaire d’envergure internationale[35] comme l’un des porte-voix les plus influents de la parole autochtone contemporaine. Conjuguant les travaux de théoriciens tels que Frantz Fanon et Edward Said sur la décolonisation et le postcolonialisme avec la tradition culturelle et épistémique rotinonshon : ni (iroquois ou le « peuple de la maison longue »), Alfred propose une vision politique explicitement autochtoniste qui transcende l’espace conceptuel qui lui est familier et trouve écho bien au-delà de sa communauté d’origine. À son avis, quelle que soit la nature ou la portée des gains que certains leaders autochtones réussissent à obtenir pour leurs communautés, celles-ci y perdent nécessairement au change dans la mesure où ces gains restent immanquablement circonscrits à l’intérieur de limites institutionnelles et normatives dictées par l’État colonial. Quelles que soient les avancées qui en découlent en matière de reconnaissance de droits, de développement économique ou d’autonomie gouvernementale, on aurait tort de croire, selon Alfred, que les communautés accroissent pour autant leur marge de manoeuvre et leur pouvoir. En fait, pour lui, c’est tout le contraire qui se passe.

En acceptant les paramètres institutionnels et normatifs de l’État colonial, le leadership autochtone rompt avec ce qui, pour Alfred, représente la source première du pouvoir autochtone, c’est-à-dire l’adhésion aux traditions, connaissances et pratiques autochtones ancestrales. Alfred se méfie des chefs qui se réclament des traditions autochtones, sans renoncer explicitement aux diktats de l’État colonial. Les deux s’excluent mutuellement et les leaders autochtones qui persistent à accoler l’un à l’autre accusent à ses yeux un sérieux déficit de légitimité[36]. L’essentiel de la vision politique qu’Alfred met de l’avant repose sur un rejet sans équivoque des structures coloniales et un attachement inconditionnel aux savoirs autochtones. Il enjoint à tous les peuples autochtones de régénérer les traditions politiques, intellectuelles et juridiques héritées du passé. La résurgence politique des peuples autochtones, la reprise en main de leur destinée ne peut s’accomplir qu’en redonnant un souffle nouveau aux pratiques politiques et de gestion sociétale qui, avant la mise sous tutelle coloniale, avaient fait leurs preuves.

Cette manière d’envisager et de relever les défis politiques qui se posent aujourd’hui aux peuples autochtones a fait école. S’engageant dans la foulée de Taiaiake Alfred sur le sentier qu’il a d’abord tracé, un certain nombre d’autrices et d’auteurs autochtones l’ont parcouru en l’élaguant davantage, clarifiant certains aspects, insistant sur d’autres et développant la pensée anti et dé-coloniale qui le balise.

Audra Simpson, par exemple, anthropologue kanien’kehaka qui fait carrière à l’Université Columbia aux États-Unis, également de Kahnawà : ke tout comme Alfred, a surtout mis en relief, à partir d’une étude ethnographique de sa communauté[37], le principe d’une citoyenneté autochtone qui existe en elle-même et ne doit rien à la citoyenneté imposée par l’État colonial. Elle participe de la souveraineté nationale dont jouissaient les peuples autochtones avant d’être enferrés contre leur gré dans le carcan de l’État colonial canadien et émane d’une logique ancestrale propre à chaque peuple autochtone. Les conditions d’appartenance ne peuvent être légitimement définies et déterminées qu’en fonction de cette logique. Pour que cette citoyenneté s’actualise, il faut opposer à la politique de reconnaissance de l’État colonial libéral (qui ne fait que consacrer la dynamique de pouvoir qui nuit aux peuples autochtones) une politique du refus — et non pas simplement de la résistance, car cela suppose l’acceptation des structures institutionnelles, mais bien du rejet non équivoque des pratiques, des structures et de la logique de l’État colonial.

Il en va de même pour Leanne Betasamosake Simpson, intellectuelle publique anishinaabe très en vue qui en appelle à une résurgence politique autochtone fondée, comme pour Alfred, sur le rejet du colonialisme contemporain et la régénération des langues, cultures orales et pratiques ancestrales de gouvernance des peuples autochtones. Mais Betasamosake Simpson pousse plus loin la réflexion et précise : cette résurgence politique ne saurait advenir sans une écologie de l’intimité, de relations avec l’ensemble de la création. S’affirmer comme nation, c’est reconnaître aussi qu’il faille mettre tout en oeuvre pour protéger l’intégrité du territoire et de la terre dont on dépend au bénéfice des générations à venir. L’objectif politique majeur consiste à garantir pour toute nation autochtone un espace de liberté intellectuelle, artistique, culturelle, politique, créatrice en symbiose avec un environnement propre à soutenir l’exercice de cette liberté. Pour ce faire, il importe de penser et d’instituer des manières d’être en société qui tout en étant en adéquation avec les savoirs et les épistémès autochtones remplacent les logiques destructrices de l’État colonial, de l’exploitation capitaliste de l’hétéropatriarchie et du suprémacisme identitaire blanc[38].

Pamela Palmater, juriste d’origine mi’gmaq qui enseigne à la Toronto Metropolitan University (anciennement Ryerson University) prend également l’État colonial canadien à partie en insistant en particulier sur les conséquences nocives de la Loi sur les Indiens. Avec cette loi, soutient-elle, l’État canadien a créé et imposé un écheveau intolérable de restrictions et de normes arbitraires, racistes et délétères qui constituent un affront à la liberté, à la souveraineté, à l’identité et au bien-être des communautés autochtones. Elle estime aberrant et injuste que la définition de l’identité autochtone et la nature de l’indigénéité relèvent de dispositions déterminées par l’État. Les peuples autochtones sont, à ses yeux, tout à fait justifiés de s’opposer aux politiques de l’État canadien et il est à souhaiter qu’ils le fassent de manière encore plus soutenue[39].

Glen Coulthard enfin, politologue déné (Territoires du Nord-Ouest) et professeur à l’Université de la Colombie-Britannique, s’est fait remarquer par son traité incisif sur les limites de la politique coloniale libérale de la reconnaissance, Red Skin, White Masks[40]. Revisitant Fanon, à l’instar d’Alfred, et appliquant un cadre ouvertement marxiste à son analyse des rapports entre Autochtones et l’État au Canada, Coulthard tranche : la politique libérale de la reconnaissance est incapable de conduire à une relation juste et équitable, une relation dénuée de ses oripeaux colonialistes, entre les peuples autochtones et l’État canadien. Le discours actuel de la réconciliation reste fondamentalement colonialiste, car il ne remet pas en question les assises structurelles de la relation. Celles-ci continuent pour l’essentiel de participer de la dépossession des territoires autochtones et de la volonté étatique d’oblitérer l’autodétermination des peuples autochtones. Pour Coulthard, l’amélioration du sort des peuples autochtones ne peut s’accomplir qu’au prix d’une décolonisation qui doit s’articuler autour des impératifs suivants :

  • L’action directe (Idle no More, blocus routiers, etc.) est absolument nécessaire pour faire bouger les choses ;

  • Le capitalisme comme système socio-économique doit être abandonné au profit des modèles autochtones de gestion de la nature et des êtres humains ;

  • Il faut favoriser une solidarité accrue entre les Autochtones vivant en milieu urbain et ceux résidant dans les réserves ;

  • Il faut dénoncer les inégalités genrées que subissent les femmes autochtones et voir à ce que la lutte contre la violence dont elles sont victimes soit l’affaire de tous ;

  • Il faut s’affranchir de la vision statocentrée de la gouvernance et faire en sorte que les peuples autochtones s’émancipent du système administratif colonial et patriarcal canadien.

On pourrait allonger la liste des intellectuels et militants autochtones qui désormais pensent l’avenir des peuples autochtones en fonction d’abord et avant tout de la dissolution du carcan colonial. Tous ne se réclament pas nécessairement de Taiaiake Alfred, ni même de la posture théorique de ses émules, mais l’idée de décolonisation apparaît de plus en plus porteuse et féconde pour plusieurs. Elle se présente en quelque sorte comme le préalable obligé à l’autodétermination souhaitée depuis longtemps par tant d’Autochtones et qui ne saurait advenir sans un programme politique de changement social profond — voire radical — et de renversement des structures de pouvoir actuellement figées en un système qui n’a jamais fonctionné à l’avantage des peuples autochtones. L’idée de décolonisation signale sans équivoque que l’heure n’est plus aux modifications de surface, aux promesses sans lendemain d’aggiornamento, mais à la mise en place d’une donne complètement nouvelle, établie essentiellement en fonction des priorités et des aspirations des peuples autochtones eux-mêmes. Il est important de saisir qu’il ne s’agit pas là simplement d’un concept théorique d’universitaires et d’intellectuels, sans lien avec la réalité. Elle s’inscrit au coeur de l’action des gens de terrain, confrontés à des problématiques concrètes que les structures et mécanismes institutionnels existants peinent à résoudre convenablement.

Résurgence culturelle et unicité de l’univers idéologico-politique autochtone

Il peut être tentant de conclure à première vue que l’univers idéologico-politique des peuples autochtones diffère assez peu de l’imaginaire politique occidental. Autochtones et Allochtones utilisent après tout à peu près le même vocabulaire pour traduire des aspirations similaires : les termes autodétermination, souveraineté, nation, identité, autonomie gouvernementale n’ont peut-être pas le même contenu dans l’esprit respectif des uns et des autres, mais ils renvoient à un entendement partagé de ce que l’on cherche généralement à accomplir en les invoquant. Par ailleurs, certains auteurs autochtones ne s’inspirent-ils pas de penseurs que l’on associe d’emblée au creuset idéationnel occidental ? Que l’on pense à Marx et Fanon, par exemple, chez Alfred et Coulthard, ou encore à tout le discours des droits de la personne dont n’hésitent pas à se réclamer nombre de militants et d’activistes autochtones. Il y a aussi cette filiation que d’aucuns se plaisent à voir entre les idéaux libéraux modernes et les modes de gouvernance ancestraux de certains peuples autochtones[41]. Il n’en reste pas moins que par-delà les ressemblances de surface, l’univers idéologico-politique autochtone participe de manières d’aborder le réel — de « faire sens » du monde — qui se distinguent sensiblement des référents d’usage qui garnissent la pensée occidentale.

Ainsi, chez la plupart des auteurs et autrices autochtones — qu’il s’agisse d’universitaires, d’intellectuels publics ou de créateurs ou créatrices culturels — les idées politiques s’inscrivent en continuité avec la tradition, enracinées dans l’héritage de leur culture propre. Il faut voir en cela non pas les relents nostalgiques d’un Éden idéalisé, mais bien une tentative délibérée et réfléchie de régénération d’habitus fonctionnels et socialement féconds que la colonisation aura dévoyés. Les travaux de l’historien huron-wendat Georges Sioui[42] illustrent bien cette posture. S’appuyant tant sur les recherches d’autres historiens, les documents historiques européens (les écrits des missionnaires entre autres) et la tradition orale wendat, il parvient à peindre une fresque vivante de la société ancestrale wendat au moment du contact. Se déploie à travers cette histoire une pensée politique qui se veut entièrement héritière de cette société précoloniale, de la vision du monde logeant au coeur de la confédération wendat telle qu’elle existait jusqu’au milieu du XVIIe siècle, sur le Wendake originel entre la Baie Georgienne et le lac Simcoe. Sioui a montré que les principes, les structures, la sagesse qui ont donné forme à cette organisation sociale et politique, demeurent actuels, constituent des réponses valables aux crises sociales, politiques et écologiques du monde occidental. Ce ne sont pas des vestiges anciens appartenant à une époque révolue, mais des « exemples » précieux, des possibilités concrètes de mondes qui peuvent se présenter comme des solutions de rechange crédibles aujourd’hui. Il invite à reconnaître le potentiel créateur de « la pensée du cercle[43] » pour générer de l’harmonie, de l’égalité, de la diplomatie et des vies matérielles qui ne seraient pas fondées sur la domination destructrice de la nature.

Cette volonté de régénération suppose par ailleurs le maintien d’un canal de communication qui traverse le temps et par lequel la voix des ancêtres continue d’être audible. Cela n’est pas une métaphore. Dans l’expérience réelle de l’identité autochtone et de la résurgence culturelle, pour de nombreuses personnes, on parle bel et bien d’entendre la parole des ancêtres. Il s’agit là d’une autre correspondance avec le monde ancestral, où justement il y a unité de la spiritualité, de l’organisation sociale, du rapport à la Terre et des systèmes politiques. Cette perspective spirituelle fait partie intégrante de la pensée de plusieurs auteurs et autrices comme Georges Sioui et Leanne Betasamosake Simpson. Et même si tous n’y adhèrent pas nécessairement avec la même intensité, elle anime nombre de mouvements de contestation autochtone. Pendant le siège d’Oka notamment, la dimension spirituelle s’est avérée intimement imbriquée dans l’action de résistance sur le terrain.

L’héritage de la tradition, d’une pensée antérieure à l’arrivée des Européens et d’une convergence de visions cosmologiques et politiques contribue à définir au sein des mondes autochtones une éthique engageante de la responsabilité à l’égard du bien et de la vérité de même qu’à l’endroit des ancêtres et des générations à venir. C’est là un aspect fondamental de l’univers idéologico-politique autochtone qui le différencie de la pensée politique occidentale. Alors que celle-ci n’est jamais parvenue à résoudre la tension entre libre arbitre et solidarité collective (ou bien l’unité et la stabilité du collectif posent des contraintes à la liberté individuelle ou à celle de certains membres de la société plus qu’à d’autres, ou bien la liberté individuelle trop exacerbée mine la solidarité et l’esprit du partage et de la responsabilité), cette éthique autochtone de la responsabilité pousse plutôt les communautés autochtones à chercher le juste milieu entre les deux objectifs. Il serait erroné de prétendre qu’elles parviennent toujours à la mettre parfaitement en oeuvre, mais elle informe un agir politique qui, dans sa logique interne même, tend avant tout à la recherche du consensus et donc de modes de gouvernance plus inclusifs que ce qui est généralement de mise du côté occidental.

Il en va de même pour les aspirations souverainistes et autodéterministes des peuples autochtones : imbues également de cette éthique de la responsabilité, elles participent beaucoup plus que du simple désir d’autonomie politique et de liberté d’action au profit d’une culture, d’une langue ou d’une ethnicité donnée ; elles renvoient surtout à une profonde relation avec le territoire et à un sens aigu de la responsabilité que l’on estime devoir s’imposer à l’égard de la Terre-Mère et des êtres vivants qui en dépendent. Le souverainisme et l’autodéterminisme autochtones poursuivent en ce sens des objectifs qui, sans nier son importance ni l’exclure, transcendent la lutte pour les droits de minoritaires à laquelle l’horizon des concepts de souveraineté et d’autodétermination est souvent confiné par le lexique politique occidental.

La parole autochtone à l’aune de la norme politique québécoise

Au cours d’une entrevue qu’il donnait sur les ondes de Radio-Canada en février 2019[44], Denis Vaugeois, auteur et éditeur bien connu, promoteur infatigable de l’histoire nationale du Québec et ancien ministre des Affaires culturelles et des Communications dans le gouvernement de René Lévesque, soutint entre autres que les peuples autochtones que rencontrèrent les premiers colons français étaient « peu nombreux et désorganisés », que les autorités coloniales françaises s’évitèrent de faire preuve à l’égard des Autochtones de la brutalité qu’exercèrent les autres nations européennes colonisatrices dans les Amériques, que les pensionnats autochtones et les sévices auxquels étaient soumis les enfants qui s’y trouvaient n’étaient pas véritablement une réalité québécoise et que les rapports entre Autochtones et Québécois se déclinaient au rythme d’une relative harmonie et d’une dynamique d’interpénétration des cultures dont les uns et les autres ont tiré profit[45]. Bien que ses propos aient rapidement été décriés en divers quartiers[46] pour leur inexactitude, Vaugeois relayait au fond une pensée et une compréhension des rapports entre Autochtones et Allochtones qui imprègnent depuis longtemps l’imaginaire social québécois et ont leurs adeptes du côté d’un certain nombre d’universitaires et intellectuels[47].

Plusieurs estiment en effet que le bilan du Québec en matière de traitement des peuples autochtones reste bon dans l’ensemble. Ils parlent de rencontre interculturelle, de métissage et de destin commun[48] et passent volontiers sous silence l’entreprise colonialiste de spoliation des peuples autochtones qui structure pourtant la société québécoise dès les origines et qui se justifie par la suite en dévalorisant et en délégitimant les pratiques, savoirs, coutumes et valeurs autochtones[49]. D’aucuns se disculpent par ailleurs en intimant sans ambages que les dynamiques délibérés d’effacement, d’exclusion et de subjugation auxquelles ont été soumis les peuples autochtones ont été le fait des politiques de l’État colonial britannique et de l’État fédéral canadien (anglais), sur lesquelles les Québécois auraient eu, somme toute, assez peu d’emprise. Or, comme nous le rappelle l’historien Brian Gettler, « la Nouvelle-France ne prend pas forme dans le vide : elle voit le jour grâce entre autres au violent choc microbien, aux guerres, au commerce et à la dépossession territoriale des populations déjà sur place. Le Québec est héritier de ce processus sans lequel il n’aurait jamais existé[50] ». Le fait est que les Québécois ont de tout temps été partie prenante du processus colonialiste d’aliénation économique, sociopolitique et culturelle des peuples autochtones présents sur le territoire du Québec. Dalie Giroux a noté combien, malgré les pulsions démocratiques et émancipatrices qui les sous-tendaient, l’éveil et la transformation du Québec initiés par la Révolution tranquille n’ont pas donné lieu à une reconfiguration significative des rapports avec les peuples autochtones, ni au démantèlement des dynamiques coloniales de pouvoir, mais plutôt à une réaffirmation de l’éthos colonialiste[51].

Les projets de la baie James en territoire cri ont été lancés sous l’enseigne de l’archétype colonial de la terra nullius, alors qu’il fallait « conquérir » des terres sauvages et « inhabitées » (les mots sont du premier ministre Robert Bourrassa). Le premier gouvernement du Parti québécois resta indifférent aux appels des chefs autochtones du Québec à une alliance de souverainetés respectives et de commune libération. En 1981, ce n’est pas la GRC qui lança un raid violent sur les pêcheurs de saumon mi’gmaq de la rivière Restigouche, au mépris de leurs droits garantis par traité et de leur culture, mais bien la SQ sur l’ordre du gouvernement péquiste. Puis en 1990 à Oka, l’escalade fut alimentée au départ par l’inexplicable complaisance du gouvernement provincial envers un maire et son rêve de golf 18 trous en terre mohawk.

Plus récemment, le gouvernement Legault a normalisé une attitude de refus actif et décomplexé face aux doléances autochtones. Témoin, son objection à l’intégration du principe de sécurisation culturelle dans la Loi sur les soins de santé (« Principe de Joyce ») alors que cette demande de la nation atikamekw paraissait simple à accommoder et figurait déjà dans les recommandations du rapport de la commission Viens[52]. Que l’on pense aussi à son refus d’inclure une exception pour l’apprentissage des langues autochtones dans les sections contraignantes de la loi 96, quand pourtant la revitalisation de ces langues ne peut sous aucun rapport être perçue comme une menace à la survie du français[53] ; à son opposition au projet de loi fédérale visant à transférer directement aux communautés les ressources pour les services à l’enfance et les familles d’accueil (le Québec est la seule province à y faire obstacle)[54] ; ou encore à son exclusion des Premières Nations du processus de consultation concernant le caribou forestier[55].

Certes, la fermeture apparente du gouvernement actuel ne saurait faire oublier qu’au cours des dernières décennies plusieurs ententes et initiatives de rapprochements féconds entre l’État québécois et les peuples autochtones ont eu lieu. La figure de l’Autochtone et les causes auxquelles elle est associée suscitent aujourd’hui beaucoup plus de sympathie que naguère au sein du public québécois. Les contributions des Michel Jean, Samian, Natasha Kanapé-Fontaine, Joséphine Bacon, Melissa Mollen-Dupuis, Sonia Bonspille-Boileau, Nadia Myre, Édith Cloutier, Roméo Saganash, Stanley Vollant et de plusieurs autres personnalités autochtones sont régulièrement sollicitées et admirées, voire célébrées. L’Autochtone participe désormais activement à la Cité. On l’y incite même. On l’écoute souvent avec respect et civilité, à plus forte raison si ce qu’il a à dire ne porte pas nécessairement à controverse ou se réclame d’une éthique naturaliste rassurante que l’on peut ranger d’emblée dans la catégorie des bons sentiments irréprochables (contact physique et spirituel avec la Terre-Mère, appels à un mode de vie plus simple, respect de la nature). Le mythe rousseauien du « bon sauvage » trouve encore preneur : l’image d’Épinal qu’il projette permet de se dédouaner de l’historique de rapports troubles que les Québécois entretiennent avec les Autochtones et, partant, n’engage à rien.

Cependant, dès lors que la parole autochtone exprime avec insistance des revendications précises et traduit des intérêts concrets dont on estime qu’ils sont contraires aux intérêts matériels des Québécois, la bienveillance avec laquelle on semble initialement accueillir sa « sagesse » et son « intégrité morale » s’estompe aussitôt. La colère et l’hostilité manifestée par la population allochtone à l’égard des assiégés de Kanesatake au cours de l’été 1990[56], l’opposition acrimonieuse de larges segments de la population nord-côtière à l’égard des avantages économiques consentis aux communautés innues parties à l’Entente de principe d’ordre général entre les Premières Nations de Mamuitun et de Nutashkuan et les gouvernements du Québec et du Canada en 2002-2003[57], de même que la persistance des gouvernements québécois successifs à nier le bien-fondé des réclamations territoriales autochtones[58] — pour ne citer que ces exemples parmi tant d’autres — illustrent sans équivoque la superficialité de la mansuétude allochtone. Si d’aventure le discours public se laisse aller à souscrire à la noblesse des idéaux qui guident les peuples autochtones, on ne se gênera pas pour les récuser si, en revanche, l’on estime qu’ils mettent en cause l’hégémonie socio-économique de la population allochtone.

Il faut dire que la norme politico-idéologique québécoise repose sur un schéma d’interprétation des relations de la société québécoise avec les peuples autochtones qui participe de son histoire, des mutations de son récit national et de ses propres enjeux identitaires. Ce contexte produit (et explique) des formes particulières de résistance et d’angles morts, c’est-à-dire un ensemble de « réflexes » répandus et prévisibles dans les discussions autour de problématiques liées aux peuples autochtones, et dont le motif central est la déresponsabilisation d’une histoire coloniale et des rapports de pouvoir qui sous-tendent les relations au présent. La négation catégorique par le gouvernement caquiste de l’existence de « racisme systémique » au Québec offre une illustration on ne peut plus explicite de ce schéma d’interprétation. Il s’agit au fond d’affermir et de sécuriser un récit national non colonial où l’enjeu principal pour la nation québécoise ne consiste pas tant à définir le cadre des relations avec les Autochtones que de construire une image attachante et réconfortante d’elle-même.

En raison sans doute d’un passé de conquis et de soumission à une force étrangère — passé qui n’a pas été sans son lot d’humiliation, de domination et même d’oppression et qui a longtemps été marqué par l’insuffisance des moyens qui auraient permis d’imposer quoi que ce soit à qui que ce soit — il est difficile, voire inconcevable, pour nombre de Québécois de s’imaginer dans la peau de gens ayant pu exercer, tant hier qu’aujourd’hui, un pouvoir indu et contraignant sur un autre groupe. Reconnaître l’existence du racisme systémique (et donc du colonialisme puisque l’un et l’autre sont liés), ce serait exposer la société québécoise à une sorte de « blessure narcissique » que le récit national s’efforce de prévenir. Les déclamations passées du récit national québécois se contentaient d’ignorer les Autochtones. Mais alors que ces derniers occupent de plus en plus de place aujourd’hui dans l’espace public, le récit national est révisé, forcé d’intégrer la présence autochtone dans un rôle qui ne froisse pas l’idée que se font d’eux-mêmes les Québécois. C’est d’abord à cette fin que le mythe de l’histoire non coloniale s’est constitué et se propage désormais.

Conclusion

Le survol proposé ici de l’univers idéologico-politique autochtone en contexte québécois est inévitablement incomplet. L’objectif premier de la démarche était d’en brosser un tableau global, mais il y aurait encore tant à dire, de nuances à apporter, de contours et de demi-teintes à préciser. On trouve, par exemple, chez les artistes, écrivains et autres créateurs autochtones tout un corpus et une parole qu’il a été impossible d’explorer dans le présent texte, mais qui n’en véhiculent pas moins une vision forte du (et de la) politique, moins théorique, mais à certains égards, plus sentie et plus profondément ancrée dans la psyché autochtone. Parce que l’expérience autochtone est éminemment politique, traversée qu’elle est de rapports de pouvoir difficiles et brutaux, l’esthétique et le politique sont intimement soudés l’un à l’autre dans la production artistique et culturelle autochtone actuelle[59] — contrairement à la conception bourgeoise de l’art dans la culture dominante qui détache plus volontiers l’esthétique du politique. Nous n’avons pas non plus abordé toute la question de la représentation institutionnelle des voix et volontés autochtones et des dissidences internes à l’égard des institutions politiques et des pratiques administratives avec lesquelles les Autochtones doivent composer au quotidien (que l’on pense à la méfiance d’un certain militantisme à l’endroit des Conseils de bande ou d’instances supracommunautaires comme l’APNQL), ni, à l’inverse, les affrontements qui parfois déchirent les communautés entre ceux qui rejettent l’État en bloc et ceux qui, au contraire, sont prêts à s’accommoder des contraintes qu’il impose. Ces animosités sous-tendent un agir politique polymorphe et des justifications idéologiques à l’avenant dont il n’a pas été possible de rendre compte ici.

Nous avons plutôt cherché à mettre en relief ce qui nous apparaît être le tronc commun avec lequel la plupart des Autochtones ont tendance à s’identifier tout en laissant voir que l’univers idéologico-politique autochtone existe au Québec en parallèle de l’imaginaire politique allochtone et s’inscrit même en faux contre lui. Mais tous n’adhèrent pas également à ce tronc commun et n’entretiennent pas non plus un rapport d’inimitié à l’égard du corpus conceptuel occidental. Une analyse plus détaillée montrerait qu’il y a forcément des emprunts, certains va-et-vient interculturels ; l’univers idéologico-politique autochtone est plus complexe et plus touffu qu’il n’y paraît. Reste qu’en dépit des zones d’ombre restées inexplorées, le portrait d’ensemble met en lumière l’existence d’une pensée structurée et distinctive qui s’inscrit dans la durée et qui, par-dessus tout, témoigne d’une conscience vive des objectifs et des priorités qu’il est souhaitable de poursuivre pour qu’advienne le changement de donne auquel aspirent les peuples autochtones. Aux Québécois allochtones d’en prendre note : cette conscience continuera d’interpeller et de s’affirmer. Voyons-y une bonne occasion de renforcer la culture démocratique dont nous nous targuons tant.