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Ce livre rassemble des contributions au 6e Congrès de l’Association internationale de recherche en didactique de l’histoire et des sciences sociales, qui tentent de répondre à la question : « Comment les tensions entre majorités et minorités façonnent-elles l’enseignement de ces disciplines au primaire et au secondaire, dans différents contextes nationaux ? » (p. 11)
Si les débats autour de l’enseignement de l’histoire sont particulièrement vifs au Québec, c’est qu’il s’agit, comme dans d’autres régions du monde où la « question nationale » reste en suspens, d’un enjeu éminemment politique qui dépasse les controverses purement académiques. Les rapports entre minorités et majorités y sont plus complexes : en plus de l’immigration plus ou moins récente (comme dans la plupart des pays), il faut tenir compte de l’opposition entre deux communautés linguistiques qui se considèrent comme « nations fondatrices », la minorité au niveau canadien étant en même temps la majorité au niveau provincial. Et enfin, les peuples autochtones revendiquent, avec un succès grandissant depuis quelques décennies, le rétablissement de leurs droits et une véritable décolonisation.
Les cas de figure étudiés dans le présent volume n’offrent pas tous autant de dimensions, et se distinguent par leurs approches. Dans les chapitres consacrés à la Grèce par Stratigoula Pantouvaki, à la France par Yves-Patrick Coléno et Hervé Blanchard et à l’Argentine par Graciela M. Carbone, la recherche se base sur l’analyse des programmes ministériels et des manuels scolaires, qui sont un excellent moyen de juger de la conscience historique d’une nation démocratique. Bien entendu, il ne pourrait y être question d’« histoire officielle », mais elle est tout de même déterminée par la nécessité de formuler un cadre pour l’école publique, soit une version « quasi officielle » de l’histoire telle qu’une société entend la transmettre à la génération future. Or, les intentions des programmes et les discours des manuels sont réalisés par l’intermédiaire de l’enseignement et c’est à cette dimension que s’intéressent les contributions de Catherine Duquette, Lindsay Gibson et Jacqueline P. Leighton – par un questionnaire sur l’importance accordée par les enseignants à des événements clés du passé national du Canada – et celle de Glória Solé et Márcia Vasconcelos sur une « classe atelier » au Portugal. Les méthodes sont aussi diverses que les niveaux de scolarité étudiés (primaire, secondaire et universitaire), soit à l’état actuel (Grèce), soit par une approche longitudinale (Argentine et Portugal).
Ces exemples sont précédés d’une réflexion sur les finalités de l’enseignement de l’histoire et la proposition de les adapter au pluralisme culturel québécois par une « histoire intégrante » conçue par Gérard Bouchard, ainsi que par un second chapitre où Julien Vallée-Longpré et Catinca Adriana Stan rendent compte des revendications d’organismes autochtones à l’occasion de réformes sur l’enseignement de l’histoire nationale au Québec.
Ce chapitre étudie d’abord le mémoire du Comité de survivance indienne déposé en mars 1962, d’ailleurs entièrement écrit par des membres de communautés religieuses qui déplorent, déjà, une perception trop eurocentriste des manuels, tout en cherchant une alliance avec le peuple québécois dans son aspiration souverainiste. Il aborde ensuite les mémoires du Conseil d’éducation des Premières Nations, par lesquels celui-ci parvient en 2016, à un demi-siècle de distance et le contexte de la Commission de vérité et réconciliation aidant, à faire enfin peser la voix des Autochtones dans le débat sur la réforme qui les avait largement ignorés ; et ce alors que les premiers volumes des nouveaux manuels avaient déjà été imprimés et durent partir au rebut. Les auteurs, qui paraphrasent plus qu’ils n’analysent les deux mémoires de 2016, ne révèlent d’ailleurs pas si la refonte de dernière minute a tenu compte ou non des revendications sur le contenu[1], au-delà des seules dénominations, dont le public a retenu qu’elles ont occasionné des coûts injustifiables. Les auteurs semblent plutôt, eux aussi, adhérer à cette explication. L’affirmation selon laquelle « désormais, les revendications autochtones ne concernent plus seulement le contenu historique, mais remettent en question les fondements mêmes de l’histoire occidentale au profit de l’autohistoire » (p. 53) n’est pas démontrable dans ces deux mémoires. D’une part, ces derniers interviennent précisément dans le processus d’une réforme des écoles secondaires du système québécois, d’autre part, parmi les références citées, figure bien l’ouvrage de Sioui prônant cette autohistoire incompatible avec l’historiographie « blanche », mais la plupart des ouvrages sont non autochtones. Troisièmement, s’il y a un ouvrage qui pourrait être qualifié d’autohistoire, c’est bien Seven Generations : A History of the Kanienkehaka (Kahnawake, Kahnawake Survival School), paru en 1980 déjà (et que les auteurs citent, sans établir ce rapport), alors qu’un manuel autochtone bien plus récent[2] est tout à fait compatible avec l’historiographie non autochtone ; il offre même une solution intéressante à la dichotomie entre les approches chronologique thématique, tant débattue lors de la dernière réforme au Québec[3]. C’est la seule contribution du recueil qui a le mérite de citer, du moins indirectement, les points de vue d’une des minorités.
L’autre chapitre, situé au Canada, révèle, au terme d’une enquête complexe, les différences de perception entre les enseignants francophones et anglophones. Le résultat le plus frappant, qui étonnera davantage les lecteurs hors du Québec que ceux plus familiers avec la réalité des « deux solitudes », réside dans le fait que sur les dix événements de l’histoire du Canada retenus comme les plus significatifs, à peine la moitié fait consensus, soit des moments de portée internationale comme les deux guerres mondiales ou la Grande Dépression. Sinon, les francophones y retiennent surtout les conflits avec les Britanniques tels que la défaite sur les plaines d’Abraham, la Rébellion des Patriotes, la Déportation des Acadiens, l’imposition du service militaire et le rapatriement de la constitution. Sauf ce dernier, aucun de ces éléments ne figure dans le palmarès anglophone.
Pour ce qui est des analyses de programmes et de manuels, il est intéressant, au-delà des résultats spécifiques à chacun des cas, de confronter les approches théoriques. Pantouvaki, par exemple, constate que le programme d’histoire des écoles primaires grecques prône « une trame narrative linéaire ininterrompue couvrant 3 000 ans d’histoire de la Grèce » (p. 92). Elle présume qu’un tel ethnocentrisme, conforme à la Constitution grecque, selon laquelle l’éducation doit viser le « développement de la conscience nationale et religieuse » (p. 87), « peut nuire à l’intégration harmonieuse des enfants d’immigrants dans la société grecque » (p. 93). Elle appelle plutôt « à former la conscience historique des élèves, laquelle est associée au développement de la pensée historique et de la citoyenneté démocratique » (p. 84), et ce dès l’école primaire.
Cet esprit critique, curieusement, semble être absent de l’approche théorique de Gérard Bouchard, pourtant tout aussi soucieux d’intégrer les minorités, quelles qu’elles soient, par une « histoire intégrante : une mémoire intégrée de la diversité sans recourir à l’assimilation ». Tout dans son approche tourne autour des valeurs compatibles avec un récit national : « Ce que le passé a de plus précieux à léguer et à quoi l’histoire nationale devrait donner priorité, ce sont les valeurs que les ancêtres se sont efforcés de promouvoir, pour lesquelles ils ont combattu avec succès ou non. » (p. 30) Il qualifie l’émotion de « moteur essentiel de la connaissance, de la mémoire et de l’inspiration. » (p. 36) Tant que les valeurs « correspondent à un idéal humaniste très largement partagé par la grande majorité des pays du monde » (p. 31), il ne voit pas de problème à ce qu’elles guident les historiens dans leur enseignement : « Ils sont au premier rang de ce travail d’excavation des valeurs propres à nourrir une mémoire authentiquement québécoise, pour le double profit de la majorité et des minorités. » (p. 35)
Nous voici aux antipodes d’une approche « multiperspectiviste » telle que la pratiquent Glória Solé et Márcia Vasconcelos, où les élèves sont appelés à travailler sur des sources qui expriment des points de vue divergents sur la politique coloniale portugaise. Au terme de leur « classe atelier », les auteures se montrent déçues :
Les élèves en général considèrent toujours les sources comme de simples informations et acceptent les explications historiques fournies sans remettre en question leur véracité. […] Les élèves devraient être capables de comprendre qu’une même réalité ou un même événement historique peut faire l’objet de plusieurs approches, qu’il existe des perspectives divergentes ou convergentes à son sujet et que les deux sont justifiées.
p. 132
Or, la « neutralité perspectiviste » et la constatation que toute « explication historique est provisoire » (p. 128-129) sont-elles vraiment l’objectif à viser ? La multiperspectivité consiste-t-elle à présenter la matière comme un ensemble non pas de connaissances, mais de récits arbitraires et malléables au goût des idéologies du moment ?
La critique du discours des programmes actuels en France par Yves-Patrick Coléno et Hervé Blanchard sort du cadre du recueil, car sont concernés les programmes ministériels et les manuels en sciences économiques et sociales et non en histoire. Ils nous apprennent que dans cet enseignement, inspiré par l’École des Annales jusque dans les années 1990, la théorie néoclassique désormais hégémonique empêche largement de prendre en compte les discriminations face à l’emploi que subissent les immigrés, et de comprendre que « l’explication est à chercher dans une dynamique de l’accumulation du capital qui, à la fois, ouvre les frontières à l’immigration de force de travail et distingue au sein même des forces de travail “nationales” selon des critères permettant leur hiérarchisation » (p. 112). Cette affirmation situe le débat à un autre niveau, en rappelant que ce sont avant tout les réalités économiques et sociales et non les discours qui sont à l’origine des discriminations.
L’exemple le plus proche du Québec est certainement celui de l’Argentine, où se côtoient également les peuples autochtones qui partagent une longue histoire avec les Européens colonisateurs, et l’immigration plus récente. Carbone étudie la représentation de ces deux minorités sur un axe longitudinal depuis le rétablissement de la démocratie en 1983 et en quatre dimensions : « temporalité et contextualisation », « arguments et documentation », « image » et « productions demandées ». On retiendra de cette étude à la fois détaillée et claire que la place qui leur est accordée augmente d’une période à l’autre ; mais il y a davantage. Comme au Québec, l’atemporalité de la représentation des Autochtones régresse et cède la place d’abord à « la reconnaissance de la complexité de leurs sociétés » (p. 149), puis à celle de « leur connaissance de leur environnement, de leurs différentes stratégies d’exploitation et de production des ressources, de même que de leur mobilité et de leurs échanges » (p. 155). Les documents se diversifient et « tous les ouvrages analysés comportent un thème sur le présent des peuples autochtones pour reconnaître les écarts entre les déclarations officielles de reconnaissance des droits des Autochtones et leurs conditions de vie réelles » (p. 157). Comme dans les manuels du Québec, on explique le travail de ceux qui produisent le savoir historique[4], la critique du colonialisme et de l’eurocentrisme est explicite, et l’esprit critique est encouragé[5]. Pour l’immigration, les programmes actuels, caractérisés par « une nette distanciation par rapport à la doctrine néolibérale » (p. 155)[6], valorisent également « les apports culturels qu’apportent ces échanges » et « dénoncent l’intolérance, notamment sous la forme de la xénophobie » (p. 159). Surtout, à la différence de la plupart des autres contributions, l’auteure met l’accent sur un aspect souvent négligé, mais dont les enseignant.e.s sur le terrain connaissent l’importance accablante, c’est-à-dire la profusion de tâches purement reproductives proposées aux élèves, une tendance néfaste qui va en s’accentuant avec le recours à une évaluation toujours plus schématique des apprentissages lors des examens. Voici sans doute le plus puissant empêcheur de la pensée historique.
Parties annexes
Notes
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[1]
Pour cette analyse et pour tout le processus de la réforme des programmes, voir Helga Elisabeth Bories-Sawala et Thibault Martin, « Les manuels d’histoire dans le collimateur de la politique » (chapitre 3), dans EUX et NOUS. La place des Autochtones dans l’enseignement de l’histoire nationale du Québec, vol. 3, Université de Brême, 2020, p. 11-124. Curieusement, les auteurs ne citent que le premier volume des trois, alors que le troisième serait de loin plus pertinent pour leur sujet. Une erreur regrettable s’est d’ailleurs glissée dans la référence à ces volumes : le nom et le prénom d’un des auteurs, le regretté Thibault Martin, ont été inversés !
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[2]
Emily Jane Faries et Sarah Pashagumskum, Une histoire du Québec et du Canada, Chisasibi, Commission scolaire crie, 2002. Voir Helga Elisabeth Bories-Sawala et Thibault Martin, op. cit., vol. 3, chapitre 5 : « La perspective autochtone de l’enseignement de l’histoire », p. 469-668.
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[3]
Voir Ibid., vol. 3, chapitre 3,1 : « Le débat sur le programme Histoire et Éducation à la Citoyenneté », p. 11-27.
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[4]
Surtout dans les manuels correspondant au programme Histoire et Éducation à la Citoyenneté (2006-2016).
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[5]
Surtout dans les manuels correspondant au programme Histoire du Québec et du Canada (1982-2005), le programme qui suit étant plus culturaliste.
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[6]
Distanciation que l’on n’observe pas au Québec.