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Si, selon un proverbe chinois, « le silence est un ami qui ne trahit pas », pour Euripide « le silence est aveu ». Ces citations montrent combien le fait pour une personne de s’abstenir de parler peut être perçu différemment. La réception du silence par autrui peut ainsi être source d’interprétations diverses empreintes de subjectivité. Cela peut, en conséquence, conduire à une perception erronée de la situation. Cette difficulté de l’interprétation du silence peut être d’autant plus prégnante dans un procès pénal.

En effet, le procès pénal permet à un tiers indépendant et impartial de décider de la culpabilité d’une personne quant à une atteinte à l’ordre public, en application d’un certain nombre de règles. Le jugement pénal met fin au litige opposant l’individu mis en cause et les victimes que sont la société et les personnes physiques ou morales atteintes. Le juge répressif permet le rétablissement de l’équilibre social[1] soit par l’affirmation de la conformité du comportement de l’individu poursuivi à celui-ci en cas de relaxe ou d’acquittement, soit par la reconnaissance du bien-fondé de l’accusation portée par le ministère public[2]. Ce jugement est présumé énoncer la vérité. Il s’agit là d’une présomption légale irréfragable résultant de l’autorité de la chose jugée. En l’absence, par définition, d’une preuve préconstituée de l’innocence ou de la culpabilité de la personne mise en cause, le jugement pénal suppose nécessairement une reconstruction, a posteriori, de cette vérité au regard des éléments réunis par les autorités chargées de la recherche des preuves. Or, le jugement pénal est fondé sur l’intime conviction du juge, comme le mentionnent les articles 304, 353 et 427 du Code de procédure pénale français[3]. Celle-ci suppose, certes, la mise en oeuvre d’une méthode caractérisée par l’utilisation du doute[4]. Au cours d’un jugement pénal, un certain nombre d’éléments à charge et à décharge vont être présentés au juge. La présentation de ces éléments a pour objet de lui permettre de se décider après une analyse et une appréciation critique. Du fait de son obligation de motiver sa décision relative à la culpabilité ou à l’innocence de l’individu poursuivi, sous peine de censure par la Cour de cassation, le juge est amené à s’interroger sur les éléments du dossier qui l’ont conduit à considérer comme établi tel fait et non tel autre fait et à les exposer de manière claire et logique[5], « sans défaut ni contradiction de motifs[6] ». Le doute va ainsi se manifester à chaque étape de l’appréciation des éléments réunis[7]. C’est alors un doute provisoire consistant à émettre des hypothèses tout au long de la procédure, pour finalement ne retenir que l’hypothèse la plus vraisemblable au regard des éléments de preuve réunis[8]. Toutefois, l’intime conviction et la nécessité de reconstituer a posteriori la vérité en matière pénale laissent subsister une irréductible part de subjectivité. Il serait même naïf de « croire que la personnalité des juges [pourrait] être neutralisée[9] ». La perception par le juge du silence gardé par le mis en cause tout au long de la phase préparatoire du procès peut dès lors avoir une influence variable.

L’évolution de la place accordée à l’aveu et au silence du mis en cause[10] au cours du procès pénal français en est d’ailleurs une illustration. Si sous la République romaine, le silence était préconisé, sous l’Empire romain, avec le christianisme, l’aveu est devenu fondamental. Il permettait seul la réintégration dans le corps social. Après l’effondrement de l’Empire romain, selon les lois barbares, l’accusé devait démontrer son innocence. Le silence ne pouvait donc être admis. Bien plus, à l’époque franque, en cas de silence ou de dénégation, pour condamner, le juge avait recours aux témoignages, en particulier au serment solennel soit par les témoins requis par l’accusé ou les agents royaux, soit par l’accusé lui-même. Si la partie adverse prêtait un serment contraire, le juge devait recourir à une preuve plus décisive, à savoir les ordalies. Ces dernières consistaient à soumettre l’accusé, ou les deux parties, ou leurs champions, à des épreuves physiques, telles que l’épreuve du fer chaud ou de l’eau bouillante, et à observer leurs effets sur le corps. Le résultat constaté était considéré comme le jugement de Dieu et permettait de déterminer si la personne avait ou non fait un faux serment. Le mis en cause ne pouvait donc pas se réfugier dans le silence. Après l’an mille, les ordalies ont persisté dès lors que les preuves rapportées étaient insuffisantes pour condamner le mis en cause.

Au xiie siècle, avec la redécouverte des manuscrits des Compilations de Justinien et le développement de l’enseignement du droit romain, la doctrine, influencée par le Digeste, estimait que la personne poursuivie devait être présumée innocente. En conséquence, la preuve de sa culpabilité devait être apportée par l’accusation et, surtout, être certaine. Selon la théorie des preuves légales, en dehors du délit flagrant, seules les preuves dites pleines (l’aveu et, à défaut, les témoignages concordants de deux personnes prêtant serment) permettaient la condamnation. L’aveu pouvait être soit explicite, à savoir effectué devant les juges et enregistré par un greffier, soit implicite, c’est-à-dire découlant de la fuite de la personne suspectée, dès l’instant qu’il était corroboré par des indices suffisants. Le silence, dans cette hypothèse, était donc assimilé à un aveu. En cas de preuve « semi-pleine », soit la fuite du mis en cause non corroborée par des indices suffisants ou l’existence d’un seul témoignage, l’accusé ne pouvait être condamné. Pour autant, pour être entièrement mis hors de cause, l’accusé devait se soumettre à un serment purgatoire prêté avec l’aide de cojureurs[11]. Cette théorie s’est peu à peu étendue à toute la France et à toutes les juridictions, notamment ecclésiastiques après le Concile de Tours de 1163 luttant contre l’hérésie. L’aveu était vu comme l’ultima ratio, la seule preuve permettant d’approcher la vérité objective. L’individu interrogé devait prêter serment. S’il refusait de le faire, après trois monitions, ou avertissements, il était considéré comme ayant avoué et pleinement coupable. Le silence du mis en cause était alors synonyme d’aveu. Corrélativement, le droit canon n’a pas hésité à diminuer toutes les protections contre la violence qui existaient jusque-là, telles que l’inadmissibilité des preuves obtenues par la violence ou la protection contre la torture. Du fait de l’influence grandissante de l’Église auprès du roi de France, cette procédure exceptionnelle s’est ensuite développée devant les juridictions laïques, seigneuriales et royales[12]. En revanche, aux termes de l’Ordonnance criminelle de Blois de 1498 le silence du mis en cause était toléré sous réserve que les indices réunis ne permettaient pas la mise en oeuvre de la torture. Quant à l’Ordonnance criminelle de 1670, qui peut être qualifiée de première codification de toutes les dispositions légales et des usages alors en vigueur en matière pénale en France, elle a légalisé la théorie des preuves légales[13]. Seuls deux témoignages concordants et l’aveu réitéré entraînaient la condamnation. La question préparatoire pouvait être décidée par un jugement interlocutoire, confirmé par le Parlement, permettant d’obtenir l’aveu, en présence de « preuves considérables contre l’accusé » et si l’infraction était un crime puni de la peine de mort. Si le juge obtenait l’aveu de la personne, la peine de mort pouvait être prononcée. En l’absence d’aveu, les indices ayant permis le recours à la question pouvaient justifier une condamnation à une peine inférieure. Le mis en cause pouvait donc garder le silence mais de manière très limitée.

De nombreuses critiques ont été formulées à la suite de l’évolution de la morale sociale des Lumières à l’encontre du recours à la torture. Les philosophes des Lumières l’ont considérée comme contraire à la liberté individuelle et à la nature humaine[14]. Sous l’influence de ces idées, la pratique a abandonné d’elle-même peu à peu le recours à la question. Des déclarations royales du 24 août 1780 et du 1er mai 1788 ont supprimé la question préparatoire. Cependant, les parlements ont refusé d’enregistrer cette dernière déclaration[15]. Il a donc fallu attendre la Révolution française pour que la torture soit interdite. En son article 9, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen[16] condamne implicitement tout recours à la torture sur le fondement de la protection de la liberté individuelle. En outre, avec l’adoption de l’intime conviction, l’aveu a acquis une place analogue à celle des autres preuves. Le silence du mis en cause était donc admis : sa prise de parole ne pouvait en aucun cas être forcée.

Depuis lors, selon la formule de l’article 428 du Code de procédure pénale, « l’aveu, comme tout élément de preuve, est laissé à la libre appréciation des juges ». Pourtant, l’aveu reste une étape clé de la procédure. Ainsi, certaines infractions, par leur nature ou le contexte dans lequel elles sont commises, rendent nécessaire l’aveu de leurs auteurs pour permettre une condamnation. Par exemple, en matière de tentative, parfois seul l’aveu de l’auteur permettra d’opter entre deux qualifications[17]. De même, comment ne pas constater l’utilité, et même le caractère indispensable, de l’aveu dans les hypothèses d’atteintes sexuelles ou de violences sur mineurs, en particulier lorsque les faits se déroulent dans le cadre familial, le juge devant bien souvent trancher entre les déclarations des mineurs victimes et celles des majeurs suspectés ? Dans certains cas, l’aveu jouera un rôle déterminant en permettant de découvrir d’autres preuves qui emporteront la conviction du juge, telle l’identification des coauteurs ou des complices[18]. Dans un arrêt du 4 avril 2013, la Chambre criminelle a même rejeté le pourvoi formé contre une décision d’une Cour d’appel ayant condamné un prévenu en suivant les réquisitions du ministère public tendant vers « soit la confirmation de la peine prononcée par le tribunal [correctionnel] (douze mois d’emprisonnement ferme) dans l’hypothèse où le prévenu reconnaitrait les faits, soit une peine [plus importante] de cinq ans de prison dont deux ans avec sursis assorti d’une mise à l’épreuve pendant trois ans dans l’hypothèse où le prévenu maintiendrait ses dénégations[19] ». La Cour de cassation a ici estimé « qu’aucune atteinte au droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination ne saurait résulter d’une condamnation à une peine d’emprisonnement assortie d’un sursis avec mise à l’épreuve[20] ».

En fait, il semble que l’aveu apparaisse comme la seule preuve rassurante pour les autorités chargées de la recherche des indices[21]. Qu’il soit implicite ou exprès, verbal ou non, par son apparence de certitude, de vérité, l’aveu va ainsi rassurer le juge et les policiers et conduire à un arrêt des investigations, ou tout au moins à une réduction du délai de la procédure. À la fin des années 90, l’étude d’un certain nombre de réquisitoires définitifs a permis de remarquer que les aveux sont « thématisés comme évènements marquants de l’enquête », alors que souvent l’absence d’aveu, ou l’impossibilité de qualifier une déclaration d’aveu, est soulignée comme constituant un obstacle à la recherche de la preuve[22]. Avec l’adoption de l’intime conviction, l’aveu n’est plus l’étape ultime de la recherche de la vérité. C’est un évènement qui va, en quelque sorte, « relancer » cette recherche. Magistrats ou policiers doivent rechercher la réitération de l’aveu par la signature du procès-verbal de comparution ou d’interrogatoire, et sa corroboration par d’autres preuves[23]. L’aveu est « soumis à des épreuves de vérité et non pas garant de vérité[24] ». Toutefois, le juge étant entièrement libre quant à l’appréciation des preuves, la jurisprudence admet qu’une condamnation ne soit fondée que sur un aveu même non circonstancié[25]. L’ensemble de ces éléments établissent que, malgré les dispositions du Code de procédure pénale, le « culte de l’aveu » est toujours présent[26], alors même que l’aveu est loin d’être une preuve réellement fiable, une étude récente ayant démontré que sur 60 participants près des deux tiers se sont remémorés des actes graves avec force détails, bien qu’ils ne les aient pas commis[27]. A contrario, le silence du mis en cause est ainsi aujourd’hui encore refusé ou tout du moins perçu avec une certaine méfiance par les autorités chargées de la recherche des preuves. Le silence peut être analysé comme un obstacle à cette recherche. Cette méfiance conduit parfois à des abus, comme l’illustrent ponctuellement certains faits d’actualité.

Notre évocation rapide de l’histoire de la place du silence et de l’aveu au sein du procès pénal met en exergue le fait que le silence est synonyme de « ne pas s’avouer coupable » ou parfois, à l’inverse, de s’avouer coupable, selon les règles en vigueur. Pourtant, la Constitution américaine souligne un autre aspect du silence du mis en cause. En effet, elle reconnaît en son cinquième amendement que « nul ne pourra, dans une affaire criminelle, être obligé de témoigner contre lui-même[28] ». L’article 14 § 3 g) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966, quant à lui, prévoit : « Toute personne accusée d’une infraction pénale a droit, en pleine égalité, au moins aux garanties suivantes : […] ne pas être forcée de témoigner contre elle-même ou de s’avouer coupable[29]. » Le silence de l’individu suspecté revêt ainsi un double visage. Il s’agit à la fois du fait de ne pas s’avouer coupable, de ne pas s’auto-incriminer, et du fait de ne pas témoigner contre soi, à savoir du fait de se taire, de ne pas répondre à des questions ou des sollicitations. Or, s’interroger sur ces deux aspects du silence du mis en cause en procédure pénale française aujourd’hui conduit à constater que le silence du mis en cause est, dans son premier aspect, une attitude protégée par le législateur (1) et, dans son second aspect, un droit qui est quelque peu nuancé (2).

1 Le silence du mis en cause : une attitude protégée

En raison de la place historique de l’aveu au sein du procès pénal, le silence du mis en cause a été rapidement protégé contre tout abus lié à la recherche des preuves, en particulier de l’aveu. Cette protection n’a toutefois, pendant longtemps, été qu’indirecte. En effet, elle était un corollaire des principes de respect du corps humain et de la dignité (1.1). Renforçant cette protection indirecte, un certain nombre de dispositions et de jurisprudences françaises tendent de nos jours à la reconnaissance d’un droit de ne pas s’auto-incriminer, protégeant ainsi implicitement le silence du mis en cause (1.2).

1.1 Le respect du corps humain et de la dignité : une protection indirecte

Par la mise en place de garde-fous sanctionnant ou prévenant les abus de la recherche de l’aveu, le législateur français protège, sur le fondement des principes du respect du corps humain et de la dignité, l’individu souhaitant conserver le silence.

1.1.1 La sanction des abus de la recherche de l’aveu

Après les atrocités de la Seconde Guerre mondiale, il est apparu important de rappeler l’interdiction de la torture et de lui donner une portée internationale. Ainsi, tant la Déclaration universelle des droits de l’homme que le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales[30], ou la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne[31] interdisent le recours à la torture. En vertu de l’article 15 alinéa 2 de la Convention européenne, cette interdiction fait partie des quatre dispositions auxquelles il est interdit de déroger même en cas de guerre ou de danger pour l’ordre public. Ainsi, selon la Cour européenne des droits de l’homme, « les nécessités de l’enquête et les indéniables difficultés de la lutte contre la criminalité ne sauraient conduire à limiter la protection due à l’intégrité physique de la personne[32] », et ce, quel que soit le comportement de la victime de l’atteinte au respect du corps humain, sauf à ce que ce dernier oblige à une certaine rigueur proportionnée[33]. On ne peut qu’être frappé par cette accumulation de textes internationaux, auxquels la France a adhéré, condamnant de manière absolue le recours à la torture depuis la seconde moitié du xxe siècle. À une condamnation morale de la torture s’ajoute une condamnation juridique dont le recours individuel mis en place par la Convention européenne et la création du Comité de prévention de la torture sont des corollaires. Le respect du corps humain est de ce fait fondamental. En outre, le Conseil constitutionnel français, se fondant sur le préambule de la Constitution de 1946, estime que la sauvegarde de la dignité de la personne contre toute forme d’asservissement et de dégradation constitue un principe à valeur constitutionnelle[34]. Il en déduit notamment « qu’il appartient […] aux autorités judiciaires compétentes, dans le cadre des pouvoirs qui leur sont reconnus par le code de procédure pénale et, le cas échéant, sur le fondement des infractions pénales prévues à cette fin, de prévenir et de réprimer les agissements portant atteinte à la dignité de la personne [notamment] gardée à vue et d’ordonner la réparation des préjudices subis[35] ». Toute dérive de la recherche de l’aveu doit ainsi être sanctionnée au nom du respect du corps humain et de la dignité.

Le droit français prévoit en l’occurrence un certain nombre d’incriminations et de sanctions disciplinaires. Ainsi, depuis le 1er mars 1994, si les tortures et les actes de barbarie constituent toujours une circonstance aggravante de certaines infractions telles que la séquestration, ils sont également sanctionnés à titre principal sur le fondement de l’article 222-1 du Code pénal. Cette infraction peut dès lors être retenue lorsque la mesure de recherche des preuves litigieuses est parfaitement légale. Les juges français estiment que les tortures ou les actes de barbarie supposent, au niveau matériel, la commission d’un ou de plusieurs actes « d’une gravité exceptionnelle qui dépassent de simples violences et occasionnent à la victime une douleur ou une souffrance aiguë », ainsi que la volonté de nier la dignité de la personne humaine[36]. La distinction entre tortures et simples violences est uniquement fondée sur le degré de souffrances des individus laissé à l’appréciation souveraine des juges du fond. Par ailleurs, depuis la fin du xixe siècle, la jurisprudence a étendu la qualification de violences aux simples voies de fait dès lors qu’une atteinte à l’intégrité physique ou psychique est constatée. Les voies de fait sont définies comme tout acte n’impliquant aucun contact entre l’agresseur et la victime, mais de nature à impressionner fortement cette dernière et à lui causer un choc émotionnel ou un trouble psychologique. Les actes humiliants sans coups peuvent dès lors également être qualifiés de violences. Qu’il s’agisse des tortures et des actes de barbarie ou des violences, constitue une circonstance aggravante le fait que l’auteur est une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de ses fonctions ou de sa mission. Le contexte de la phase préparatoire du procès pénal conduit, en outre, les juges du fond à parfois présumer l’existence de l’acte positif constitutif du comportement sanctionné au titre des violences volontaires. Ainsi, dans certaines affaires, ils déduisent des contradictions et des fausses explications des policiers l’existence des brutalités[37].

Un raisonnement assez proche figure dans la jurisprudence européenne. En effet, la Cour européenne des droits de l’homme allège régulièrement la charge de la preuve des atteintes à la dignité humaine en imposant aux autorités étatiques de diligenter une enquête quand « un individu affirme de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’État, des traitements contraires à l’article 3[38] » et en présumant le lien de causalité entre le comportement des autorités et les atteintes à l’intégrité physique constatées : « Pour qu’une enquête soit effective en pratique, la condition préalable est que l’État ait promulgué des dispositions de droit pénal réprimant les pratiques contraires à l’article 3[39]. » Cela revient à imposer une obligation d’incrimination. L’obligation d’enquête peut être considérée comme la conséquence du droit à un recours effectif prévu par l’article 13 de la Convention européenne[40]. Toutefois, la Cour européenne des droits de l’homme a considéré que le non-respect de cette obligation constitue en elle-même une violation de l’article 3 de la Convention européenne sans qu’il soit nécessaire de vérifier le respect de l’article 13[41]. En effet, selon cette cour, en l’absence d’une telle procédure, l’interdiction générale posée par l’article 3 serait inefficace en pratique[42]. De même, l’absence de diligence de la part des autorités au cours de cette enquête constitue une violation de l’article 3 sur le plan procédural : « Les autorités nationales ne doivent en aucun cas donner l’impression qu’elles sont disposées à laisser de tels traitements impunis[43]. » La Cour européenne des droits de l’homme estime que les autorités nationales n’ont pas seulement à établir les faits, mais qu’elles doivent aussi veiller à leur sanction pour garantir l’efficacité de la prohibition de la torture. Elle se reconnaît même une fonction de contrôle et la possibilité d’intervenir dans les cas où il existe une disproportion manifeste entre la gravité de l’acte et la sanction infligée par les autorités internes, « [s]inon, le devoir qu’ont les États de mener une enquête effective perdrait beaucoup de son sens[44] ». Quant à la preuve de l’existence d’un lien de causalité entre le comportement des autorités et les lésions constatées, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme paraît quelque peu fluctuante. Selon l’arrêt Tomasi c. France, c’était à l’État défendeur de prouver que les lésions avaient une autre cause que les brutalités policières invoquées. La Cour européenne des droits de l’homme posait ainsi une présomption de causalité[45]. Il semble que, par la suite, elle soit revenue à une conception plus traditionnelle. Ainsi, dans deux arrêts de 1997, elle a estimé que les requérants devaient apporter la preuve des faits reprochés à l’issue de la mesure de contrainte au-delà de tout doute raisonnable[46]. Une troisième tendance s’est manifestée dans les arrêts ultérieurs. Désormais, si les faits se sont déroulés au cours d’une garde à vue et que le requérant démontre l’existence de lésions à l’issue de celle-ci, l’État ne peut échapper à une condamnation que s’il fournit une explication plausible quant à l’origine des lésions constatées[47]. La Cour européenne des droits de l’homme met ainsi en place un système de présomption quant au lien de causalité lorsqu’une personne est placée en garde à vue. Par ces diverses obligations et présomptions, elle semble avoir voulu rééquilibrer les positions du requérant simple particulier et de l’État afin de rendre effective l’interdiction des atteintes au corps humain et à la dignité humaine. Dans ce cas, il s’agit bien souvent d’une confrontation entre la parole de la victime, suspectée d’une infraction, et la parole des membres de la police judiciaire ou des établissements pénitentiaires[48].

Par ailleurs, le respect de la dignité au sens strict constitue une obligation déontologique des autorités chargées de la recherche des indices en vertu du Décret no 86-592 du 18 mars 1986 portant code de déontologie de la police nationale : « Tout manquement aux devoirs définis par le présent code expose son auteur à une sanction disciplinaire, sans préjudice, le cas échéant, des peines prévues par la loi pénale[49]. » Le droit français admet en effet le cumul des sanctions pénales et disciplinaires[50]. Pour les juridictions françaises, le principe du non bis in idem suppose une identité juridique, ce qui n’est pas le cas en l’occurrence, même si une identité matérielle des faits retenus peut être constatée. Par ce cumul, le droit français marque l’importance du respect de la dignité et du corps humain et du rejet des abus de la recherche de l’aveu, ce qui protège ainsi indirectement le mis en cause ayant choisi de garder le silence. Toutefois, cette définition du principe non bis in idem est contraire à la conception retenue récemment tant par la Cour européenne des droits de l’homme que par la Cour de justice de l’Union européenne, ces dernières optant pour une identité de faits[51]. Une décision rendue le 20 mai 2015 conduit d’ailleurs à se demander si la Cour de cassation française ne s’oriente pas vers une définition similaire du principe non bis in idem. En effet, la Chambre criminelle affirme qu’un prévenu ne peut être condamné, sur le fondement de l’article L465-1 du Code monétaire et financier[52], pour des faits identiques à ceux pour lesquels la commission des sanctions de l’Autorité des marchés financiers a antérieurement statué à son encontre de manière définitive sur le fondement de l’article L621-15 du même Code[53]. La question est alors de savoir si la Cour de cassation va limiter cette nouvelle définition du principe non bis in idem au contentieux spécifique des marchés financiers ou si elle l’étendra à toute double sanction, en particulier aux sanctions à la fois pénales et disciplinaires qui nous intéressent ici.

Ainsi, les dérives de la recherche de l’aveu conduisent en pratique à une certaine défiance à l’égard des autorités pénales. Que les sanctions internes ou européennes des dérives de l’aveu soient justifiées par la vulnérabilité de l’individu contraint ou la qualité de leur auteur, quoi qu’il en soit ces sanctions ont pour effet indirect de protéger l’individu souhaitant conserver le silence. Dès lors, le silence est désormais une attitude devant être tolérée par les autorités chargées de la recherche des indices au cours de la phase préparatoire du procès pénal. La tolérance du silence du mis en cause dans son premier aspect, à savoir ne pas s’avouer coupable, qui s’impose aux autorités conduit également le législateur à mettre en place un certain nombre de mesures permettant de prévenir les abus de la recherche de l’aveu.

1.1.2 La prévention des abus de la recherche de l’aveu

Un manuel utilisé à l’École de police française au cours des années 50 préconisait le recours à des « tortures licites », telles que les interrogatoires de longue durée sans temps de repos, la station assise prolongée ou les repas décalés, créant un inconfort qui, lié à une certaine adresse psychologique du policier dans ses questions, amènerait l’individu au bord d’un « vertige mental » le conduisant à l’aveu. Louis Lambert, l’auteur de ce manuel, interdisait en revanche l’extorsion de l’aveu, qui, selon lui, constituait un déshonneur pour les services de police[54]. Cependant, ces méthodes comportaient en elles-mêmes un risque important de dérives vers un traitement inhumain ou dégradant dès lors qu’elles étaient réitérées ou prolongées dans le temps[55]. Ces recommandations sont, fort heureusement, anciennes. Cependant, certains faits dénoncés plus récemment par le Comité de prévention de la torture, ou par la Commission nationale de déontologie de la sécurité, tels que la privation d’alimentation, d’eau et de sommeil, semblent faire écho à ces pratiques[56]. Aussi l’instruction ministérielle du 11 mars 2003 relative à la dignité des personnes placées en garde à vue a-t-elle rappelé que, « sauf exceptions circonstanciées, les personnes gardées à vue doivent être alimentées avec des repas chauds, aux heures normales, et composés selon les principes religieux dont elles font état. La fourniture de ces repas doit être prise en charge sur les budgets de la police et de la gendarmerie[57]. » À la suite de cette instruction, une note du ministère de l’Intérieur du 21 mai 2003 a lancé un appel d’offres relatif notamment à des repas-barquettes et à des fours à micro-ondes. Si à la fin de 2004, le Comité de prévention de la torture s’est encore inquiété de l’alimentation des personnes placées en garde à vue, en particulier en France d’outre-mer[58], il a estimé en 2006 qu’il avait été presque totalement remédié aux problèmes d’alimentation[59]. En 2010, lors de ses dernières visites, le Comité n’a d’ailleurs pas renouvelé ses inquiétudes sur ce point[60].

La volonté d’exclure toute pression physique ou psychique en cas de silence du mis en cause, et ainsi de s’assurer du respect du principe de dignité de la personne humaine par les services de police, explique également le fait que, depuis 1959, les procès-verbaux doivent indiquer les heures, la durée des interrogatoires et des repos ainsi que les heures des repas[61]. Néanmoins, la Cour de cassation a considéré, dès 1960, que, en cas de non-respect de ces règles, il n’y aurait pas nullité de la garde à vue, sauf à établir que la recherche de la vérité en a été fondamentalement viciée[62]. Il s’agit certes de décisions anciennes. Toutefois, la circulaire du 4 décembre 2000 a estimé que « l’absence de mention relative à l’alimentation d’une personne gardée à vue ne peut constituer une cause de nullité de la mesure[63] ». Même si cette disposition, par définition, n’a aucune valeur juridique, la Chambre criminelle de la Cour de cassation semble avoir maintenu cette solution[64], ce qui ne peut qu’être regretté. Le caractère absolu de la dignité humaine devrait conduire la Cour de cassation à constater la nullité sans exiger la preuve d’un grief.

Afin de renforcer le contrôle du déroulement des interrogatoires de garde à vue, l’enregistrement a également été proposé. Cette mesure permet non seulement de s’assurer de l’absence de toute brutalité policière, de toute pression psychique ou de tout détournement des propos de la personne, mais également d’éviter les fausses accusations à l’encontre des services de police. S’inspirant de la pratique anglaise[65], le législateur français a, par la loi no 2000-516 du 15 juin 2000 renforçant la présomption d’innocence[66], rendu obligatoire, à partir du 16 juin 2001, l’enregistrement vidéo et audio de l’interrogatoire des mineurs placés en garde à vue[67]. Cette disposition relative aux gardes à vue des mineurs avait un but expérimental, l’obligation devant, à terme, être étendue à l’ensemble des gardes à vue. Les difficultés matérielles de mise en oeuvre de cette disposition ont conduit le gouvernement à renoncer à sa généralisation[68]. La loi no 2007-297 du 5 mars 2007 relative à la prévention de la délinquance[69] a toutefois prévu, dans l’article 64-1 du Code de procédure pénale, l’enregistrement audiovisuel des interrogatoires, réalisés dans les locaux des services de police et de gendarmerie, des personnes placées en garde à vue pour quelque crime que ce soit dans le cas d’une enquête préliminaire, d’une enquête de flagrance ou d’une instruction. Seules deux exceptions sont admises. Il s’agit, d’une part, de l’hypothèse de faits de criminalité et de délinquance organisée ou en cas d’infractions portant atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation, et, d’autre part, d’une impossibilité technique indiquée dans la procédure. En dehors de ces hypothèses, le défaut d’enregistrement constitue pour la Chambre criminelle de la Cour de cassation une cause de nullité pour grief présumé[70]. La Chambre criminelle a néanmoins limité cette sanction. Ainsi, l’hospitalisation du suspect est assimilée à une impossibilité technique[71] de procéder à l’enregistrement de son interrogatoire à l’hôpital. Le Conseil constitutionnel a, cependant, abrogé l’exception prévue en matière de délinquance organisée, estimant que cela constituait une discrimination injustifiée[72]. La loi no 2007-297 du 5 mars 2007 avait prévu que ces dispositions ne s’imposeraient qu’à compter du 1er juin 2008. Jusqu’à cette date, l’enregistrement n’était que facultatif. Pourtant, à ce jour, soit près de huit ans plus tard, aucune disposition ne rend obligatoire cet enregistrement, en raison des difficultés financières et matérielles liées à sa mise en oeuvre.

Si l’interdiction des abus dans la recherche de l’aveu a pour fondement principal le respect du corps humain et de la dignité humaine, il est possible d’y voir également une protection du droit de ne pas s’auto-incriminer. L’ensemble de ces dispositions participe ainsi à l’émergence de ce dernier.

1.2 Le droit de ne pas s’auto-incriminer : une protection implicite

Le droit positif français semble peu à peu reconnaître de manière implicite un véritable droit à ne pas s’auto-incriminer. Cela peut être déduit tant de l’interdiction du serment du mis en cause que de la construction jurisprudentielle de la Cour de cassation influencée par la Cour européenne des droits de l’homme.

1.2.1 L’interdiction du serment du mis en cause

Le serment de la personne mise en cause remontait, en droit français, à l’ordonnance de 1670 qui s’était expressément inspirée des législations étrangères, en particulier anglaise. L’imposition de ce serment avait fait l’objet de nombreux débats au cours des travaux préparatoires. Critiquée par plusieurs auteurs au xviiie siècle[73], cette institution ainsi que le fait que l’individu resté silencieux malgré trois monitions soit considéré comme ayant avoué ont été supprimés dès la Révolution[74]. Depuis, la jurisprudence française[75] a clairement choisi de ne pas placer la personne mise en cause au cours d’un procès pénal dans une situation délicate l’obligeant à choisir entre avouer si elle est coupable en raison du serment et mentir et, dans ce cas, encourir les sanctions pénales prévues pour le faux témoignage. Certes, en raison de la présomption d’innocence, il est possible de penser, dans un premier temps, que la personne suspectée qui souhaite faire une déclaration doit être entendue sous serment comme n’importe quel témoin, comme c’est le cas, notamment, aux États-Unis ou en Angleterre. Cependant, en raison des soupçons qui pèsent sur elle, la personne mise en cause ne peut être considérée comme un simple témoin dans sa propre affaire[76]. Lui imposer de prêter serment pourrait constituer une entrave à ses droits de la défense. La Chambre criminelle de la Cour de cassation a d’ailleurs elle-même souligné que l’audition sous serment et l’inculpation tardive ne pouvaient qu’avoir pour « résultat d’éluder les garanties instituées par la loi dans l’intérêt des droits de la défense » et que, de ce fait, la nullité devait être prononcée[77]. En ce sens, la loi du 4 janvier 1993[78] a supprimé l’obligation de déposer qui était prévue par l’article 62 du Code de procédure pénale[79].

Toutefois, une difficulté d’interprétation s’est posée dans l’hypothèse d’une personne placée en garde à vue sur commission rogatoire. La Chambre criminelle de la Cour de cassation dans un arrêt du 14 mai 2002 a retenu que,

contrairement à ce qui est soutenu au moyen, il résulte des dispositions combinées des articles 105, 113-1, 153 et 154 du Code de procédure pénale, qui ne sont pas contraires à l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, qu’une personne placée en garde à vue sur commission rogatoire du juge d’instruction est entendue par l’officier de police judiciaire après avoir prêté le serment prévu par la loi, dès lors qu’il n’existe pas à son encontre des indices graves et concordants d’avoir participé aux faits dont le juge d’instruction est saisi ou qu’elle n’est pas nommément visée par un réquisitoire introductif[80].

Afin de mettre fin à cette interprétation, la loi du 9 mars 2004[81] a précisé, dans l’article 153 du Code de procédure pénale, que l’obligation de prêter serment ne s’applique pas à une personne placée en garde à vue, même dans le cas d’une commission rogatoire. Aussi, en vertu de l’article 113-7 du Code de procédure pénale, la personne bénéficiant du statut de témoin assisté, qui, par définition, a été mise en cause au cours de la procédure, ne prête pas serment. Cette interdiction du serment du mis en cause conduit à considérer que le législateur français semble implicitement reconnaître un droit de ne pas s’avouer coupable.

1.2.2 Un droit construit par la jurisprudence

Comme l’a souligné la Cour de justice des Communautés européennes dans l’affaire Orkem c. Commission des Communautés européennes, le libellé de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme ne reconnaît pas à un mis en cause le droit de ne pas s’auto-incriminer[82]. Toutefois, la Cour européenne des droits de l’homme a peu à peu construit, par une interprétation évolutive de la Convention européenne, un véritable droit de ne pas s’auto-incriminer à partir de la notion de procès équitable et de la protection de la présomption d’innocence. Ainsi, dans l’arrêt Funke c. France du 25 février 1993, la Cour européenne des droits de l’homme a estimé que l’article 6 reconnaît le « droit, pour tout “accusé” au sens autonome que [cet article] attribue à ce terme, de se taire et de ne point contribuer à sa propre incrimination[83] ». La Commission des Commuautés européennes, quant à elle, dans son rapport relatif à l’affaire Saunders c. Royaume-Uni, a considéré que « le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination constitue un élément important de la protection des individus contre de fortes pressions et la coercition, est lié au principe de la présomption d’innocence et doit s’appliquer également à tous les types d’accusés[84] ». Finalement, le droit de ne pas s’auto-incriminer a été consacré expressément par l’arrêt Murray c. Royaume-Uni du 8 février 1996[85], puis confirmé par les arrêts Condron c. Royaume-Uni du 2 mai 2000 ainsi que Heaney et Mac Guiness c. Irlande du 21 décembre 2000[86]. Alors que dans les arrêts Murray et Heaney, la Cour européenne des droits de l’homme retient à la fois une violation de l’article 6 § 1 et de l’article 6 § 2, dans l’arrêt Condron, elle se fonde uniquement sur l’article 6 § 1 et n’étudie pas les moyens tirés des paragraphes 2 et 3 du même article. Le droit de ne pas s’auto-incriminer découle ainsi du procès équitable. Ce n’est qu’exceptionnellement que la Cour européenne des droits de l’homme considère que son non-respect porte atteinte à la présomption d’innocence. Plus précisément, l’étude des décisions de cette cour laisse apparaître que ce n’est que lorsque le silence se révèle le seul fondement de la condamnation d’une personne qu’une violation de la présomption d’innocence est retenue. Dans l’arrêt Brusco c. France du 14 octobre 2010, la Cour européenne des droits de l’homme a rappelé que « le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination et le droit de garder le silence sont des normes internationales généralement reconnues qui sont au coeur de la notion de procès équitable[87] ». Dans la même affaire, elle définit le droit de ne pas s’auto-accuser en précisant que ce droit a « notamment pour finalité de protéger l’accusé contre une coercition abusive de la part des autorités et, ainsi, d’éviter les erreurs judiciaires et d’atteindre les buts de l’article 6 de la Convention[88] ». Le droit européen de ne pas s’auto-incriminer a surtout pour conséquence « l’élimination de toute forme de contrainte pouvant amener une personne à faire des déclarations[89] ». Ce droit ne s’oppose pas à l’aveu ou à la remise d’informations par le suspect, mais il suppose que cette participation à la recherche des preuves soit libre et non forcée. Dans l’affaire Saunders, la Cour européenne des droits de l’homme retient que « le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination présuppose que, dans une affaire pénale, l’accusation cherche à fonder son argumentation sans recourir à des éléments de preuve obtenus par la contrainte ou les pressions, au mépris de la volonté de l’accusé[90] ».

De même, le Code de procédure pénale français n’explicite pas le droit du suspect de ne pas s’auto-accuser. Ce droit ne peut qu’être déduit de l’interdiction du serment du mis en cause que nous venons de mentionner. Toutefois, l’influence de la jurisprudence européenne sur la jurisprudence de la Cour de cassation s’illustre une nouvelle fois ici. En effet, la Cour de cassation considère que le droit au silence et celui de ne pas contribuer à sa propre incrimination ne s’étendent pas au recueil de données qu’il convient d’obtenir indépendamment de la volonté de la personne visée telles les vérifications tendant à établir la preuve de son état alcoolique[91]. La Cour de cassation adopte ainsi la position de la Cour européenne des droits de l’homme. Si le droit de ne pas s’auto-incriminer s’oppose à l’obligation de prêter serment, en revanche il ne s’oppose pas à ce que le refus de certaines investigations, tels que des prélèvements, soit constitutif d’infractions. L’impossibilité de sanctionner le suspect pour un tel refus ne trouve de fondement qu’en la protection du corps humain et le respect de la dignité. Le droit de ne pas s’auto-incriminer vient compléter les principes de dignité et de respect du corps humain en vue de sanctionner les éventuels abus de la part des autorités au moment de la mise en oeuvre des diverses mesures de recherche des preuves. Le Conseil constitutionnel semble retenir une analyse similaire. Ainsi, dans sa décision du 13 mars 2003 relative à la loi pour la sécurité intérieure du 18 mars 2003, le Conseil constitutionnel a estimé que les prélèvements externes nécessaires à la réalisation d’examens techniques et scientifiques de comparaison avec les traces et les indices prélevés pour les nécessités de l’enquête auxquels peut procéder l’officier de police judiciaire en vertu de l’article 55 du Code de procédure pénale étaient conformes à la Constitution au regard de seuls principes de dignité et d’inviolabilité du corps humain. Il estime en effet que ces prélèvements ne comportent

aucun procédé douloureux, intrusif ou attentatoire à la dignité des intéressés ; que manque dès lors en fait le moyen tiré de l’atteinte à l’inviolabilité du corps humain ; que le prélèvement externe n’affecte pas davantage la liberté individuelle de l’intéressé ; qu’enfin, le prélèvement étant effectué dans le cadre de l’enquête et en vue de la manifestation de la vérité, il n’impose à la « personne à l’encontre de laquelle il existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre l’infraction » aucune rigueur qui ne serait pas nécessaire[92].

En outre, le Conseil constitutionnel estime que la sanction par un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende du refus de se soumettre à ces prélèvements n’est pas disproportionnée « en l’absence de voies d’exécution d’office du prélèvement et compte tenu de la gravité des faits susceptibles d’avoir été commis[93] ». Le Conseil constitutionnel rejette ainsi implicitement la violation de la présomption d’innocence, fondement du droit de ne pas s’auto-accuser, invoquée par les députés auteurs de la saisine. En revanche, il émet ici une réserve : il « appartiendra à la juridiction répressive, lors du prononcé de la peine sanctionnant ce refus, de proportionner cette dernière à celle qui pourrait être infligée pour le crime ou le délit à l’occasion duquel le prélèvement a été demandé[94] ».

Si le droit de ne pas s’auto-incriminer sous-tend un certain nombre de dispositions et de jurisprudences internes, ce droit n’est, rappelons-le, que l’une des faces du silence du mis en cause. Or, l’étude de sa second face, à savoir le droit de se taire, laisse apparaître que le silence du mis en cause n’est qu’un droit nuancé, malgré une reconnaissance explicite de ce second corollaire.

2 Le silence du mis en cause : un droit nuancé

Le silence constitue aujourd’hui un véritable droit du mis en cause. Toutefois, cette reconnaissance a été lente, hésitante. En outre, la portée même de ce droit est limitée, la protection du silence du mis en cause au cours de la phase préparatoire du procès pénal restant inachevée.

2.1 La reconnaissance progressive du droit de se taire

Le droit de se taire du mis en cause a d’abord été reconnu uniquement dans le cas de la garde à vue et de l’interrogatoire de première comparution. Puis, cette reconnaissance a fait l’objet d’une certaine « valse-hésitation » de la part du législateur français. Enfin, ce n’est que récemment que le droit de se taire a été étendu à l’ensemble de la procédure pénale française.

2.1.1 Un droit hésitant et limité

Le Code de procédure pénale français a longtemps été quasiment muet quant au droit de se taire. La seule disposition y faisant référence était l’obligation, datant de 1957[95], pour le juge d’instruction, pendant l’interrogatoire de première comparution, d’informer la personne mise en cause qu’elle était libre de ne faire aucune déclaration. C’est justement en raison de l’absence de reconnaissance expresse de ce droit en France et de la possibilité pour la police et les juges de soumettre la personne mise en cause à un interrogatoire que certains auteurs, en particulier anglais, ont considéré que, en France, la personne mise en cause n’était pas présumée innocente mais présumée coupable[96].

Ce n’est qu’au cours des travaux parlementaires relatifs à la loi no 2000-516 du 15 juin 2000 renforçant la présomption d’innocence que plusieurs amendements reconnaissant expressément le droit de se taire ont été déposés. Ils ont très vite été l’objet de contestations, ce droit étant présenté comme entravant le travail de la police. En effet, le droit de se taire implique le droit de refuser de fournir toute information concernant soi-même ou un tiers[97]. Malgré ces critiques, la loi no 2000-516 du 15 juin 2000 a inséré, dans l’article 63-1 du Code de procédure pénale, l’obligation pour les policiers d’informer la personne placée en garde à vue de son « droit de ne pas répondre aux questions qui lui seront posées par les enquêteurs ». Cette loi a donc reconnu expressément un droit de se taire, mais uniquement pour la personne placée en garde à vue. Cela implique en particulier qu’il est strictement interdit aux services de police d’exiger d’une personne placée en garde à vue qu’elle prête serment[98]. Le lien entre droit de se taire et droit de ne pas s’auto-incriminer est ainsi établi.

Après l’entrée en vigueur de la loi du 15 juin 2000, les critiques à l’encontre de la reconnaissance du droit de se taire de l’individu placé en garde à vue ont toutefois persisté. Ainsi, une circulaire du 10 janvier 2002 a admis que la notification de ce droit était parfois perçue comme une incitation à ne pas répondre aux questions et, dès lors, comme une entrave à la recherche de la vérité. Elle a proposé, en conséquence, de modifier la formule et d’indiquer aux personnes placées en garde à vue qu’elles avaient le choix entre ne pas répondre et faire des déclarations ou répondre aux questions posées. Certes, une circulaire n’a pas de valeur juridique. Cependant, elle s’impose aux membres des services de police en tant que fonctionnaires. Ladite formule a, en outre, été reprise par la loi no 2002-307 du 4 mars 2002 modifiant la loi renforçant la présomption d’innocence. Cette loi a précisé, dans l’article 63-1 du Code de procédure pénale, que la personne devait être informée qu’elle avait « le choix de faire des déclarations, de répondre aux questions qui lui ser[aie]nt posées ou de se taire ». Le droit de se taire était donc toujours consacré, mais il était, dans un premier temps, rappelé à la personne qu’elle pouvait parler. La force du droit de se taire se trouvait ainsi amoindrie.

Allant plus loin, la loi no 2003-239 du 18 mars 2003 relative à la sécurité intérieure a entièrement abrogé ces dispositions[99]. La personne placée en garde à vue en France n’était donc plus informée de son droit de se taire, bien qu’elle en soit encore titulaire en application de l’article 6 de la Convention européenne, tel que l’a interprété la Cour européenne des droits de l’homme. L’effectivité de ce droit était ainsi réduite à minima. Celle-ci suppose, en effet, que l’individu sache qu’il en est titulaire. Cette idée a d’ailleurs conduit la Cour d’appel d’Agen, le 18 février 2010, à annuler un procès-verbal de garde à vue et les actes subséquents sur le fondement de l’article 6 de la Convention européenne. Dans un premier temps, la Cour d’appel d’Agen souligne que l’article 63 du Code de procédure pénale actuel ne prévoit plus la notification du droit de se taire. Dans un second temps, elle estime que « la personne gardée à vue ne peut exercer un droit dont elle ignore l’existence ainsi que l’a justement relevé le premier juge, et ce, même si “nul n’est censé ignorer la loi”, adage qui en l’espèce ne constitue qu’une fiction juridique et ne permet pas la protection concrète et effective de ce droit[100] ». Le Conseil constitutionnel semble faire écho à ce raisonnement. Dans sa décision du 30 juillet 2010, il estime que le fait que la personne placée en garde à vue ne reçoit pas notification de son droit de garder le silence participe de l’inconstitutionnalité de la garde à vue de droit commun[101]. Aussi la loi no 2011-392 du 14 avril 2011 relative à la garde à vue reprend-elle la formule, pourtant ambiguë, de la loi du 4 mars 2002. En effet, l’article 63-1 du Code de procédure pénale dispose à nouveau que la personne placée en garde à vue doit être informée du fait qu’elle bénéficie notamment « du droit, lors des auditions, après avoir décliné son identité, de faire des déclarations, de répondre aux questions qui lui sont posées ou de se taire ». Le législateur semble ainsi plus prudent que le Conseil constitutionnel. En réalité, ce n’est pas tant un droit de se taire que le législateur reconnaît de manière expresse, mais bien un droit à la liberté de participer ou non à la recherche des preuves. La Cour de cassation admet qu’il se déduit de l’article 6 § 3 de la Convention européenne que, « même avant l’entrée en vigueur, le 1er juin 2011, de la loi du 14 avril 2011, toute personne placée en garde à vue devait être informée de son droit de se taire[102] ». Toutefois, la Cour de cassation n’annule les gardes à vue antérieures au 1er juin 2011 au cours desquelles le droit au silence n’a pas été notifié que si la décision de condamnation n’est fondée qu’exclusivement ou essentiellement sur les déclarations incriminantes faites par les prévenus durant leur garde à vue[103].

La loi du 14 avril 2011 a étendu la notification de ce droit aux personnes placées en rétention douanière.

2.1.2 Un droit étendu

La loi du 14 avril 2011, en revanche, n’a pas étendu ce droit de se taire à l’audition libre des personnes à l’égard de qui il existe des raisons plausibles de soupçonner qu’elles ont commis ou tenté de commettre une infraction. Il est vrai que le Conseil constitutionnel a estimé que les droits de la défense sont respectés au cours de cette mesure sous réserve que la personne soit simplement informée « de la nature et de la date de l’infraction […] et de son droit de quitter à tout moment les locaux de police ou de gendarmerie[104] ». Le Conseil constitutionnel semblait donc subordonner la notification, notamment, du droit de se taire à la mise en oeuvre de la contrainte. Cependant, l’article 6 de la Convention européenne n’est pas limité à cette seule hypothèse. Une personne auditionnée librement est donc bien titulaire, notamment, du droit de se taire. Or, là encore, comment une personne peut-elle exercer effectivement ses droits si elle n’en a pas été informée ? En outre, n’existe-t-il pas une sorte de contrainte au moment de l’audition dite libre, l’officier de police judiciaire pouvant contraindre par la force publique, avec l’autorisation préalable du procureur de la République, les personnes n’ayant pas répondu à une convocation de comparaître, ou dont on peut craindre qu’elles ne répondent pas à une telle convocation, à se rendre dans les locaux des services de police ? D’ailleurs, dans un arrêt du 3 avril 2013, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a été saisie d’un pourvoi invoquant le fait que, en vertu de l’article 6 de la Convention européenne, « toute personne suspectée d’avoir commis une contravention qui est entendue par un officier de police judiciaire dans le cadre d’une enquête préliminaire, doit se voir notifier son droit au silence et voir respecter son droit à ne pas s’auto-incriminer[105] ». La Chambre criminelle a rejeté ce pourvoi au motif que « la notification du droit de se taire et de ne pas s’accuser, n’est reconnue qu’aux personnes placées en garde à vue ou faisant l’objet d’une mesure de rétention douanière[106] ». La Chambre criminelle semble ici déduire de l’impossibilité de placer en garde à vue une personne entendue pour des faits contraventionnels l’absence de nécessité de lui notifier son droit de se taire[107]. Le critère de notification du droit de se taire serait ainsi la coercition, soit la mise en oeuvre de la contrainte.

À la suite d’une incitation de l’Union européenne, la Loi no 2014-535 du 27 mai 2014 portant transposition de la directive 2012/13/UE du Parlement européen et du Conseil, du 22 mai 2012, relative au droit à l’information dans le cadre des procédures pénales a reconnu de manière systématique à toutes les étapes de la procédure pénale l’obligation de notifier au mis en cause son « droit, au cours des débats, de faire des déclarations, de répondre aux questions qui lui sont posées ou de se taire[108] ». Ainsi, ce droit doit désormais être notifié, non seulement au moment du placement en garde à vue, mais à l’audition libre de la personne à l’égard de laquelle il existe des raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre une infraction, à la première audition du témoin assisté, à l’interrogatoire de première comparution du mis en examen, aux débats devant la Cour d’assises, au défèrement du mis en cause devant le procureur de la République en comparution par procès-verbal ou comparution immédiate, ou encore à l’occasion des débats devant le tribunal correctionnel. Selon la circulaire d’application de la loi du 27 mai 2014 en date du 23 mai 2014, « le droit au silence doit notamment être notifié à la personne faisant l’objet d’une première comparution après avoir été expressément convoquée aux fins de mise en examen, et pas uniquement aux personnes déférées devant le juge[109] ». La loi du 27 mai 2014 semble donc marquer l’abandon du critère de la coercition au profit du critère de l’existence d’une accusation en matière pénale comme élément déterminant le moment de notification du droit de se taire. Le droit français s’alignerait ainsi sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme[110]. Cette dernière considère en effet que le droit de garder le silence est au coeur du droit à un procès équitable reconnu aux personnes faisant l’objet d’une accusation en matière pénale[111]. Certes, dans certaines décisions, la Cour européenne des droits de l’homme semble lier la notification du droit de se taire non à la notion d’accusation en matière pénale, mais à l’exercice d’une contrainte[112]. Ainsi, dans l’affaire Brusco, elle a affirmé que ce droit a « notamment pour finalité de protéger l’accusé contre une coercition abusive de la part des autorités et, ainsi, d’éviter les erreurs judiciaires et d’atteindre les buts de l’article 6 de la Convention[113] ». Cependant, il est possible de considérer que par cette formule la Cour européenne des droits de l’homme ne fait pas référence au critère de notification du droit de se taire, mais à la définition même de ce droit. Le droit de se taire permet de protéger la liberté de participation à la recherche des preuves en évitant toute « coercition abusive de la part des autorités ». Ces dernières ne doivent pas contraindre le mis en cause à collaborer : elles doivent plutôt respecter son choix de garder le silence.

Un document énonçant notamment le droit de se taire doit en outre, en vertu de l’article 803-6 du Code de procédure pénale issu de la loi no 2014-536 du 27 mai 2014, être remis à toute personne suspectée ou poursuivie soumise à une mesure privative de liberté. L’article 803-6 semble généraliser une exception introduite par la loi du 9 mars 2004 dans le contexte de la garde à vue. En effet, selon cette loi, la notification des droits peut « le cas échéant [se faire] au moyen de formulaires écrits[114] ». Ce document issu de la loi du 27 mai 2014 doit être rédigé dans des termes simples et accessibles et dans une langue que la personne comprend. Celle-ci est autorisée à conserver le document en question pendant toute la durée de sa privation de liberté. Au regard des conditions énumérées par le législateur, la remise de ce document participe à la connaissance effective des droits. Cette dernière nécessite en effet que l’information transmise soit comprise par le mis en cause. L’emploi de l’expression « termes simples et accessibles » suppose que le mis en cause se voit communiquer ces informations dans un langage courant, le langage juridique étant souvent obscur pour tout citoyen ordinaire. Le recours à une langue que la personne comprend participe de la même idée. Cela renvoie d’ailleurs aux exigences européennes de traduction. La Cour européenne des droits de l’homme estime en effet que serait contraire à un procès équitable une procédure dont la phase préalable aurait été menée sans que la personne mise en cause ait pu bénéficier d’un droit à un interprète[115]. Ce droit implique notamment le droit d’obtenir gratuitement une traduction écrite des documents indispensables à un procès équitable[116]. La notification du droit de se taire étant une étape indispensable au procès équitable, la traduction de sa notification s’avère essentielle. Toutefois, si la traduction orale, d’ailleurs introduite par la loi du 4 janvier 1993 dans le cas de la garde à vue, est impérative, y compris en langue des signes depuis la loi du 15 juin 2000, la remise d’un document écrit ne paraît pas réellement devoir s’imposer. D’ailleurs, la directive 2010/64/UE du 20 octobre 2010[117] définit les « documents essentiels » devant être traduits, comme étant « toute décision portant privation de liberté, l’acte d’accusation, les preuves documentaires clés et tout jugement ». Au même titre que la notification orale, le document écrit doit être établi dans une langue comprise par le mis en cause. La question se pose de la détermination du degré de compréhension de la langue exigé de la personne pour autoriser le recours à un interprète et déterminer l’interprète à qui on fera appel. S’agissant du mis en examen, à l’inverse des dispositions relatives aux audiences devant les juridictions de jugement, rien n’indique si la personne peut seulement parler « insuffisamment la langue française », comme devant le tribunal correctionnel, ou si la personne ne doit pas parler ni comprendre la langue française, comme devant la Cour d’assises[118]. Afin d’éviter toute difficulté, il conviendrait que le législateur précise ce point. La loi du 14 avril 2011, s’agissant de la personne en garde vue, exige que celle-ci ne comprenne pas le français. Il semble, par conséquent, qu’une connaissance imparfaite de la langue n’ouvre pas droit à un interprète. Une meilleure protection des droits de la défense nécessiterait que le législateur se montre plus exigeant en la matière. De plus, les dispositions internes ne s’attachent pas à la qualité de la traduction ou de l’interprétation ni ne reconnaissent un recours en cas d’absence réelle ou assimilée de celles-ci.

Quoi qu’il en soit, la notification orale du droit de se taire doit être immédiate : elle ne peut être reportée, même dans les hypothèses où l’assistance d’un avocat l’est, et ce, conformément à la directive 2012/13/UE du 22 octobre 2013 notamment. Seule la notification écrite peut être quelque peu retardée lorsque le document n’est pas consultable dans une langue comprise par la personne. Une version du document dans une langue qu’elle comprend est ensuite remise sans retard. Certes, le législateur n’a pas prévu de sanction en cas de retard de la notification tant orale qu’écrite. Cependant, la Cour de cassation estime, de manière constante, que tout retard non justifié par une circonstance insurmontable porte nécessairement atteinte aux intérêts de la personne visée et entraîne dès lors la nullité de la garde à vue, par exemple[119], même si la personne n’a pas été entendue entre le moment de son placement en garde à vue et la notification de ses droits[120]. De même, en cas de modification de régime de garde à vue au cours de la mesure, les droits doivent immédiatement être de nouveau notifiés[121]. Il y a, en quelque sorte, nullité pour grief intrinsèque. Certaines juridictions du fond n’hésitent pas à se montrer extrêmement strictes. Ainsi, la Cour d’appel de Montpellier a considéré qu’était nulle la garde à vue d’un suspect ayant reçu notification de ses droits lors de son arrivée dans les locaux de police quinze minutes après son interpellation, aucune circonstance insurmontable ne justifiant ce retard selon elle. La Cour de cassation a toutefois cassé cette décision[122]. Il existe ainsi, en quelque sorte, un délai de tolérance. La question est toutefois de savoir où se situe la limite. Au regard de la jurisprudence, ces circonstances insurmontables peuvent être définies comme des « situations objectives, indépendantes de la volonté des policiers, rendant impossible ou artificielle la notification des droits[123] ». Il peut, par exemple, s’agir de tout fait momentané diminuant la capacité de compréhension de la personne, tel que l’état d’ébriété du mis en cause[124]. Des circonstances de fait extérieures, telles que la suractivité des services de police liée au siège du commissariat par des manifestants[125], peuvent également être retenues. En revanche, la nécessité de transférer la personne dans les locaux de police ne saurait justifier un retard de la notification des droits. Celle-ci peut, en effet, dans un premier temps, être effectuée oralement, la consignation par procès-verbal intervenant plus tard[126].

En outre, lorsqu’une garde à vue supplétive est ordonnée, c’est-à-dire lorsqu’une garde à vue est organisée pendant le déroulement d’une autre garde à vue déjà en cours et portant sur une autre infraction pénale, seuls certains droits, en particulier le droit de se taire, doivent être notifiés. Le droit de se taire est ainsi, en quelque sorte, un droit minimal du mis en cause. Toutefois, il est possible de regretter la formulation retenue, le droit de se taire n’étant indiqué qu’après la possibilité de faire des déclarations ou de répondre aux questions posées.

2.2 La portée limitée du droit de se taire

Cette formulation restrictive du droit au silence est d’ailleurs symbolique de la portée limitée de ce droit actuellement en droit français malgré sa reconnaissance désormais très large. Cette portée limitée semble toutefois un vice originel du droit de se taire en droit français. En effet, elle paraît découler de la définition et du champ d’application du droit de se taire. Sa portée limitée du droit au silence rend donc nécessaires certaines évolutions.

2.2.1 Une limitation originelle

La jurisprudence définit effectivement de manière restrictive le droit de se taire. Il ne s’agit pas d’un droit au mutisme absolu, mais du droit de choisir de ne pas répondre à des questions. Ainsi, l’absence de notification du droit de se taire ne peut avoir aucune influence sur la validité de la procédure dès lors que les propos du mis en cause ont été spontanés et n’ont pas été recueillis au cours d’un interrogatoire[127]. Bien qu’elle soit restrictive, cette conception du droit de se taire correspond à celle de la Cour européenne des droits de l’homme. Cette dernière rappelle, en effet, régulièrement ce qui suit : « [Ce droit] concerne le respect de la détermination d’un accusé à garder le silence et présuppose que, dans une affaire pénale, l’accusation cherche à fonder son argumentation sans recourir à des éléments de preuve obtenus par la contrainte ou des pressions, au mépris de la volonté de l’accusé[128]. »

Ce droit sert notamment à protéger la liberté d’un suspect de choisir, de parler ou de garder le silence alors qu’il est interrogé par la police.

Dès lors, les confidences du mis en cause, en dehors de tout interrogatoire, ne peuvent être encadrées par le droit de se taire. La loi du 27 mai 2014 maintient ce lien entre interrogatoire et notification du droit de se taire puisque chacune des hypothèses dans lesquelles la notification est imposée correspond à un interrogatoire du mis en cause. Or, « lier formellement le droit de se taire et sa notification à l’interrogatoire qui suit peut réduire considérablement sa portée[129] ». Toutefois, la Cour de cassation retient qu’il résulte des articles préliminaires, 114 alinéa 1er et 152 alinéa 2 du Code de procédure pénale, que, « est contraire au droit à un procès équitable et aux droits de la défense, le fait, pour des officiers de police judiciaire d’entendre, dans le cadre d’une même information, sous quelque forme que ce soit, une personne qui, ayant été mise en examen, ne peut plus, dès lors, être interrogée que par le juge d’instruction, son avocat étant présent ou ayant été dument convoqué[130] ». En l’occurrence, une personne avait avoué les faits aux policiers qui la transféraient. Selon la Chambre criminelle, « les officiers de police judiciaire auraient dû se borner, constatant la volonté du mis en examen de s’exprimer plus amplement sur les faits, à en faire rapport au juge d’instruction, seul habilité à procéder à un interrogatoire dans les formes légales[131] ». À la lecture de cet arrêt, il semble que, dès qu’un mis en cause est mis en examen, il est titulaire d’un droit à ce que ses paroles ne soient pas prises en considération quand elles n’ont pas lieu dans le contexte d’un interrogatoire en présence de son avocat. Dès sa mise en examen, le mis en cause ne peut décider de renoncer aux garanties de l’interrogatoire. Pour une réelle effectivité du droit de se taire, il conviendrait que la même protection soit accordée au mis en cause tout au long de la procédure.

De même, le droit de se taire ne vient pas encadrer les déclarations recueillies par l’entremise de mesures telles que les écoutes téléphoniques ou la sonorisation. Ainsi, ce n’est pas sur le fondement du droit de se taire, mais sur celui de la loyauté des preuves que la Cour de cassation a été amenée le 7 janvier 2014 à casser une décision de Cour d’appel ayant refusé l’annulation de la sonorisation des geôles de garde à vue[132]. En l’espèce, un juge d’instruction avait autorisé la sonorisation des cellules de garde à vue de deux suspects ayant gardé le silence pendant leurs interrogatoires. Cette mesure avait permis de surprendre plusieurs propos auto-incriminants de l’un des deux suspects. La Chambre de l’instruction, pour refuser l’annulation, avait affirmé que « le droit au silence ne s’applique qu’aux auditions, et non aux périodes de repos qui séparent les auditions ». Pourtant, la Cour européenne des droits de l’homme affirme que la liberté de choix découlant du droit de se taire « se trouve en réalité compromise lorsque, le suspect ayant choisi de garder le silence pendant l’interrogatoire, les autorités usent d’un subterfuge pour lui soutirer des aveux ou d’autres déclarations l’incriminant qu’elles n’ont pu obtenir au cours de l’interrogatoire et lorsque les aveux ou déclarations ainsi recueillis sont produits comme preuve au procès[133] » comme en l’espèce. La Cour de cassation, quant à elle, retient dans ce cas précis que, malgré leur légalité, les mesures mises en oeuvre constituent un stratagème constituant un procédé déloyal de recherche des preuves. En revanche, elle ne se prononce pas sur la violation éventuelle du droit de se taire pourtant invoqué par le pourvoi. Implicitement, la Chambre criminelle semble donc refuser d’étendre le droit de se taire aux sonorisations même lorsqu’elles sont ordonnées au cours d’une mesure de garde à vue. Cette étape a cependant été franchie par l’arrêt rendu par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation le 6 mars 2015 dans la même affaire, après résistance de la Cour d’appel de renvoi. En effet, si l’Assemblée plénière reprend le même chapeau en-tête que la Chambre criminelle, en revanche, elle affirme :

[Au] cours d’une mesure de garde à vue, le placement, durant les périodes de repos séparant les auditions, de deux personnes retenues dans des cellules contiguës préalablement sonorisées, de manière à susciter des échanges verbaux qui seraient enregistrés à leur insu pour être utilisés comme preuve, constitue un procédé déloyal d’enquête mettant en échec le droit de se taire et celui de ne pas s’incriminer soi-même et portant atteinte au droit à un procès équitable[134].

L’Assemblée plénière fait ainsi le lien entre l’utilisation d’un procédé déloyal et les droits de se taire et de ne pas s’auto-incriminer[135].

Par ailleurs, seule la personne mise en cause bénéficie, tant en droit interne qu’en droit européen, du droit de se taire. La question est alors de savoir ce qu’il doit advenir lorsque la personne est d’abord entendue en tant que simple témoin, les indices contre elle n’apparaissant qu’au cours de son audition par les services de police. La directive européenne 2012/13/UE du 22 octobre 2013 prévoit que « lorsque, au cours d’un […] interrogatoire [par la police ou une autre autorité répressive ou judiciaire dans le contexte d’une procédure pénale], une personne autre qu’un suspect ou une personne poursuivie devient un suspect ou une personne poursuivie, l’interrogatoire devrait être suspendu immédiatement. Toutefois, il devrait être possible de poursuivre l’interrogatoire si la personne concernée a été informée qu’elle est un suspect ou une personne poursuivie et si elle est en mesure d’exercer pleinement les droits prévus dans la présente directive[136]. »

Quel est alors le sort de ses déclarations antérieures ? La question reste pour l’instant sans réponse.

Dès lors, des évolutions du droit positif sont nécessaires.

2.2.2 Des évolutions nécessaires

Malgré l’avancée que constitue la loi du 27 mai 2014 en la matière, un certain nombre d’évolutions sont nécessaires pour donner au droit de se taire sa totale effectivité. Ainsi, la notification écrite du droit de se taire n’est pas toujours comprise par les mis en cause : « Les premiers temps de l’application de ces dispositions nouvelles [l’article 803-6 du Code de procédure pénale] par les unités de gendarmerie comme les services de police démontrent que les personnes placées en garde à vue ne comprennent pas pourquoi une déclaration des droits leur est remise et pourquoi elles ne peuvent pas obtenir le procès-verbal de notification des droits[137]. » En effet, ce dernier document ne fait pas partie de la liste limitative des documents consultables par l’avocat au cours de la garde à vue depuis la loi de 2011 et par la personne soupçonnée privée de liberté depuis la loi du 27 mai 2014[138]. Cette limitation de l’accès au dossier imposerait le silence aux avocats eux-mêmes qui, faute d’information, ne pourraient pas conseiller au mieux les mis en cause, notamment quant à leur propre silence ou à leur « parole ». Certains auteurs proposent de permettre un accès complet au dossier pour les avocats afin de renforcer l’effectivité du droit de se taire qui pourrait ainsi être exercé en toute connaissance de cause. Dans l’attente de cette réforme, il conviendrait que les avocats conseillent à leur client de garder le silence[139].

Lors des débats parlementaires relatifs à la loi no 93-2 du 4 janvier 1993 portant réforme de la procédure pénale, un amendement, prévoyant que l’aveu recueilli au cours d’une garde à vue n’aurait de valeur probante qu’en cas de réitération devant un magistrat ou de confirmation par d’autres éléments de preuve, a été déposé. Cependant, il a été écarté au motif que cela reviendrait à redonner à l’aveu une force probante particulière[140]. Cet amendement avait pourtant le mérite de donner une base légale à la place importante accordée à l’aveu au cours d’une procédure. Il est possible de penser que le législateur l’a rejeté par crainte d’un retour des dérives dont l’aveu a été la source par le passé. Toutefois, cette proposition avait également le mérite d’exiger la corroboration de l’aveu. Elle pouvait ainsi, a contrario, être analysée comme une protection contre une valeur probante trop importante de l’aveu ainsi que contre les excès d’une recherche systématique de celui-ci et du rejet du silence du mis en cause. Il est peut-être regrettable que le législateur ait exclu aussi rapidement cette proposition. Actuellement, afin de limiter l’influence de l’aveu, certains auteurs proposent de créer un « référentiel de la preuve » afin d’objectiver les convictions des enquêteurs et des juges :

Au moment de la transmission d’un dossier, chaque élément de preuve pourrait être affecté d’un indice de fiabilité et la somme de ces indices donnerait une indication de la fiabilité globale des charges. Bien entendu, cet index ne serait qu’une référence à pondérer, mais il pourrait poser les prémices d’une évaluation intrinsèque des éléments à charge qui laisserait moins de place à l’intuition, cette dernière étant toujours lourde du vécu de celui qui l’applique[141].

Si cette proposition peut paraître dans un premier temps séduisante, une réflexion plus approfondie conduit à s’interroger sur l’opportunité d’un tel référentiel. En effet, comment établir ces « indices de fiabilité » ? En outre, un tel système renvoie à l’ancien système de la preuve légale. N’ouvrirait-il pas la porte à de nouvelles dérives liées à la recherche des éléments de preuve ayant le plus fort indice de fiabilité ?

Mais cela est un autre sujet…

Conclusion

Si l’aveu n’est plus officiellement la reine des preuves en droit pénal français, il reste encore largement recherché et constitue bien souvent une étape clé de la procédure. En raison des risques de dérives que le silence du mis en cause représente devant cette place privilégiée de l’aveu, le droit positif français a imposé aux autorités chargées de la recherche des indices d’accepter le refus du mis en cause d’avouer et sa volonté de se retrancher dans le silence. Un véritable droit de se taire a également été reconnu au mis en cause. Le silence devient ainsi progressivement un véritable droit dans ses deux aspects. Toutefois, l’effectivité de ce droit au silence est loin d’être absolue. Il est vrai que le « droit à[142] » est une prérogative dont l’opposabilité aux tiers est subordonnée à certaines conditions permettant une appréciation au cas par cas. Le « droit à » permet à l’individu de revendiquer quelque chose à l’égard des tiers en cas de défaillance des règles générales. Le droit au silence permet à l’individu de revendiquer la possibilité de ne pas avouer et de ne pas répondre aux questions posées. Sa reconnaissance semble découler du maintien de l’importance de l’aveu malgré les textes. Le « droit à » permet une certaine adaptation d’une règle au regard du contexte. C’est une prérogative conditionnée. Par sa souplesse, le « droit à » participe dès lors de la notion même d’encadrement. Le droit au silence n’a ainsi pas exactement la même portée selon les étapes de la procédure. L’organisation matérielle de la mise en oeuvre de ce « droit à » nécessite cependant encore un certain nombre d’améliorations qui imposent une réflexion d’ensemble relativement à la procédure pénale approfondie, ce qui touchera notamment tant à la théorie de la preuve pénale qu’à la communication des pièces.