Corps de l’article

À Christian Atias, l’inoubliable Maître[1]

1 Le silence normatif

Pour qui prend plaisir à relever les paradoxes, il semble remarquable qu’un des courants philosophiques les plus influents du siècle précédent ait professé l’insignifiance de la norme sans susciter d’émotion ni d’irritation particulière chez les juristes. Bien au contraire, certains y ont même pris appui pour affirmer que le droit se réduit à une vaste entreprise idéologique qui n’exprime que les sentiments subjectifs et irrationnels de ses architectes successifs, rejoignant ainsi dans une certaine mesure les thèses marxistes qui érigent le droit en instrument masquant une politique de prédominance d’intérêts de classe[2].

Dans les deux hypothèses, le droit n’est que superstructure dans la mesure où il n’a aucune signification autonome : il exprime soit l’irrationalité des préférences affectives, soit l’irrationalité foncière des rapports de forces économiques. Il n’est du reste pas nécessaire de définir le droit comme un ensemble de normes pour percevoir ce qu’il y a d’infiniment problématique, pour les juristes, à considérer le normatif comme de l’ordre du non-sens. Sans même adopter de parti pris quant à la définition du droit et à la fonction qu’y tiendrait la notion de norme, le seul fait que le droit s’exprime par des normes[3] dépourvues ainsi de sens par leur nature même condamne les juristes au silence.

Le silence des juristes prolonge le silence du normatif : si le normatif n’est qu’un bavardage dénué de sens, les juristes n’ont plus qu’à se taire, plus précisément qu’à se taire scientifiquement. Leur parole n’appartiendra pas à l’ordre de la connaissance dans la mesure où elle porte sur du normatif ; elle sera au mieux une habile et brillante présentation, ce que semblent confirmer d’ailleurs certains canons académiques français et la tradition dans laquelle ils s’inscrivent[4]. La relation habituelle que la philosophie pose entre le droit et la morale peut aider à comprendre le mécanisme par lequel le juriste est condamné au silence scientifique. Il est ordinairement professé qu’entre le droit et la morale ne demeure qu’une différence formelle, seul le premier étant assorti d’une contrainte extérieure[5].

En ce sens, le contenu du droit et de la morale est de même nature et relève du devoir-être. En montrant que l’éthique[6] est indicible, car de l’ordre du devoir-être, l’on affirme nécessairement par là même que le droit ne saurait non plus se dire, et plus exactement que le dire qui le prend pour objet ne ressort pas du connaître. C’est bien entendu à ce qu’il est convenu d’appeler le « positivisme logique » qu’il est fait ainsi allusion : soutenir que les énoncés éthiques n’ont pas de sens, car cherchant à exprimer l’inexprimable, c’est affirmer par là même que les énoncés juridiques sont affectés de la même tare. Le lien entre l’insignifiance des énoncés éthiques et l’insignifiance des énoncés juridiques est assuré et maintenu en ce que droit et morale ne diffèrent qu’en la forme extérieure de la contrainte, leurs énoncés respectifs se présentant toujours comme des règles, donc comme devoir-être. Pourquoi cette défiance fondamentale envers la possibilité même d’énonciations scientifiques sur un devoir-être ?

La réponse est connue : seules ont un sens les propositions exprimant des faits, car « [c]omprendre une proposition, c’est savoir ce qui a lieu quand elle est vraie[7] ». En effet, « [l]a proposition figure la subsistance ou la non-subsistance des états de choses[8] », c’est-à-dire des faits[9] en tant qu’appartenant au monde[10] qui présente avec l’énoncé langagier une identité de forme[11], condition même de la possibilité de l’expression[12]. Seules les sciences de la nature auront alors le privilège de formuler des propositions sensées, et donc susceptibles d’être vraies[13], car décrivant un fait conçu comme état de choses.

Le sens d’une proposition n’est par conséquent rien d’autre que sa capacité à dire si un état de choses subsiste ou non[14]. C’est donc en parfaite cohérence avec le texte fondateur du positivisme juridique que son auteur explique que l’éthique est indicible dans la mesure où elle ne saurait faire l’objet d’une énonciation sensée, cette aptitude étant réservée aux propositions descriptives des sciences de la nature.

« Nos mots, tels que nous les employons en science, sont des vaisseaux qui ne sont capables que de contenir et de transmettre signification et sens — signification et sens naturels. L’éthique, si elle existe, est surnaturelle, alors que nos mots ne veulent exprimer que des faits[15]. » C’est le devoir-être dans son ensemble, qu’il soit droit ou morale, qui relève du non-sens et qui s’avère ainsi dépourvu de toute rationalité dicible. La brèche est alors largement ouverte pour réduire le droit au simple sentiment psychologique d’une contrainte[16]. Les canons de la parole scientifique ainsi établis par le positivisme logique sont doublement violés par les juristes : d’abord, parce que les règles de droit édictent un devoir-être et sont dépourvues de référence factuelle, donc de sens ; ensuite, parce que les juristes prennent doctrinalement ces règles comme objet d’étude.

Le créateur de la règle comme celui qui en entreprend la théorisation a posteriori ne peuvent que tomber dans la parole insignifiante, le premier de manière sans doute plus directe encore que le second. Certes, l’éthique et le droit pourraient y gagner en dignité philosophique[17] dans la mesure où c’est alors par la défaillance du langage humain qu’ils se révèlent indicibles[18] et que le sens fait défaut aux énoncés qui les expriment. Néanmoins, cette gratification se paierait d’une lourde perte : si les règles de droit ne veulent cognitivement rien dire, si aucune entreprise théorique ne peut être scientifiquement fondée à leur égard, c’est la légitimité de tous les acteurs du droit qui est mise en doute.

À suivre les canons épistémologiques du positivisme logique, l’on ne peut produire aucun énoncé pourvu de sens en édictant un devoir-être ou en étudiant un devoir-être ; l’auteur des règles n’agit alors que sous une impulsion politique partiale et le droit ne saurait être l’objet d’un savoir, mais au mieux d’une présentation pédagogique bien construite et ordonnée. Ces deux mouvements n’en font qu’un : c’est précisément parce que les règles édictées ne peuvent être l’objet d’aucune activité cognitive, c’est-à-dire d’aucun énoncé pourvu de sens, qu’elles relèveront exclusivement d’une inspiration politique toujours teintée d’arbitraire.

Ériger les règles de droit en objet de savoir, c’est les arracher à l’arbitraire politique puisqu’elles recevront alors une justification d’ordre technique, c’est-à-dire proprement juridique. En revanche, les prétendre dénuées de sens, car tentant d’exprimer un indicible devoir-être, c’est, comme on l’a dit, n’y voir que l’expression d’une idéologie, donc d’une forme d’arbitraire. C’est le défi que lance le positivisme logique à toute prétention au sens chez les juristes : comment penser un savoir juridique qui serait également empirique ? Comment faire sortir les juristes du silence en leur allouant une parole dont la structure corresponde aux canons du positivisme logique ?

Il paraîtrait certes plus direct et plus ambitieux de remettre en cause le positivisme logique en ses fondements mêmes et de contester son attachement au fait comme source de tout sens. Là n’est toutefois pas le propos : il s’agit bien plutôt de montrer que les juristes produisent une parole dont la scientificité peut s’imposer à ceux qui auraient sans doute les meilleures raisons de la contester puisqu’ils les vouent au silence du normatif. C’est donc en montrant que le savoir juridique porte sur du fait, qu’il est un savoir empirique, que l’on fera échapper les juristes à la sinistre alternative du silence ou du bavardage, que l’on soustraira leur parole à la vanité. Deux voies pourraient être empruntées : ce n’est qu’après les avoir réfutées que l’on s’engagera vers une troisième dont on s’attachera à développer les linéaments.

2 Première voie : réduire les énoncés juridiques en énoncés factuels

Il s’agit d’une transformation linguistique. Pour que les énoncés juridiques aient un sens conforme aux canons du positivisme logique, ils doivent porter sur du fait. Une solution possible pour restituer leur sens aux énoncés juridiques sera donc de les transformer en énoncés factuels, d’y voir non l’édiction ou l’étude d’un devoir-être, mais la constatation de faits possibles et la théorie systématique de ces constatations.

Une illustration simple peut en être trouvée dans la formulation légale du principe de la force obligatoire des contrats en droit français : « Les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites[19]. » Le premier réflexe du juriste aguerri est d’y voir l’expression d’une règle, d’un devoir-être : les parties doivent mettre à exécution ce à quoi elles se sont engagées l’une envers l’autre, sous réserve du respect des règles de formation de l’engagement. Il existe également une manière toute factuelle de comprendre ce principe. Il ne serait alors rien d’autre qu’une constatation d’ordre général : le plus souvent, les conventions tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites[20]. Ce principe exprimerait ainsi une tendance sociale générale selon laquelle les parties à un accord en respectent le plus souvent les termes. Il n’y aurait alors nulle disposition dans le contenu de l’article 1134 du Code civil français, nul devoir-être, nulle contrainte que la loi imposerait aux parties de toute la puissance de sa hauteur institutionnelle.

Au contraire, si contrainte il y a, ce sont les parties elles-mêmes qui se l’imposent en honorant le plus souvent les engagements qu’elles ont pris. L’article 1134 énoncerait une sorte de loi psychologique qui prendrait maladroitement la forme d’un devoir-être, ou plutôt qui serait maladroitement interprétée sous forme de devoir-être par des juristes fascinées par l’idée de règle et désireux de faire entrer les structures morales dans le droit, de transformer le droit en morale d’État.

L’on voit que cette interprétation « factualisante » de l’article 1134 est conforme à la manière dont le positivisme conçoit le devoir-être : comme un simple sentiment de contrainte psychologique[21]. Tout se passe comme si voir dans les énoncés juridiques de simples énoncés factuels généraux amenait nécessairement à concevoir la contrainte comme de l’ordre du ressenti psychique. Loin de disposer, et donc d’imposer du dehors à la réalité sociale un ordonnancement qui lui serait étranger, le droit se bornerait à constater la pratique sociale la plus répandue.

Ce sont ces pratiques sociales, en ce qu’elles sont légalement enregistrées comme majoritaires, qui servent de guide au juge dans la résolution des conflits. Le même raisonnement peut être tenu à l’égard de l’article 1434 du Code civil du Québec : « Le contrat valablement formé oblige ceux qui l’ont conclu non seulement pour ce qu’ils y ont exprimé, mais aussi pour tout ce qui en découle d’après sa nature et suivant les usages, l’équité ou la loi[22] ». On retrouve le même usage du présent de l’indicatif qui, s’il peut exprimer le devoir-être[23], peut aussi plus naturellement encore se borner à décrire ce qui est, à constater la pratique la plus générale.

Il signifie alors que, la plupart du temps, non seulement les parties ont tendance à honorer leur engagement, mais qu’elles l’étendent également à ce qu’il peut contenir d’implicite, à ce qui y est logiquement inscrit sans qu’elles l’aient exprimé. Ce serait sur la base de cette pratique sociale d’extension que les juges ont retenu, à l’aube du xxe siècle, que « l’exécution du contrat de transport compor[tait], en effet, pour le transporteur l’obligation de conduire le voyageur sain et sauf à destination[24] ». Deux avantages théoriques peuvent résulter de cette réduction des énoncés juridiques à des énoncés factuels.

Le premier réside dans la conformité aux canons du positivisme logique : les juristes peuvent sortir du silence scientifique dans la mesure où les énoncés qu’ils produisent ou étudient portent sur du fait. Ils ne tombent plus sous le coup du silence du normatif, qui n’atteint désormais que les moralistes. Autrement dit, transformer les énoncés juridiques en énoncés factuels est également une autre manière de repenser les rapports du droit et de la morale : ils n’appartiennent plus à une sphère commune qui serait celle du devoir-être. L’énoncé juridique n’impose rien mais se contente de guider le juge à partir de ce que les textes ont pu consigner des pratiques sociales générales[25].

Le second réside dans un effet de prédictibilité qui est ainsi attribué aux énoncés juridiques. En effet, dire qu’en général les individus respectent leurs engagements, c’est disposer d’un étalon de mesure pour prévoir ce que feront probablement les deux individus particuliers en présence desquels on se trouve. Encore une fois, l’énoncé juridique aurait les mêmes vertus qu’une loi psychologique : en exprimant le général, elle permet de prévoir l’individuel dans la mesure où le second est censé se conformer au premier, n’en être précisément qu’un cas particulier. C’est ainsi une scientificité accrue qui est attribuée à l’énoncé juridique en ce qu’il remplit deux exigences classiques de l’épistémologie positive, l’empiricité et la prédictibilité.

Ce n’est nullement un hasard si les réalistes scandinaves ont été les promoteurs de la transformation systématique des énoncés juridiques en énoncés factuels, ou mieux encore en énoncés probabilistes. La phrase « si un prêt est accordé, alors naît une créance de remboursement » devient ainsi « si un prêt est accordé, alors le remboursement aura lieu à l’échéance[26] ». Au regard de la première formulation, la seconde possède deux caractéristiques : elle porte sur un fait, un événement possible, c’est-à-dire le remboursement ; elle porte sur un fait futur, et ne peut donc être que de l’ordre de la probabilité, même maximale, mais jamais de l’ordre de la certitude. La description de la pratique générale amène à la prédiction des pratiques particulières. Malgré sa cohérence épistémologique, cette voie n’est pas celle qui sera empruntée ici pour faire sortir les juristes du silence du normatif. Et ce, pour trois raisons.

D’abord, elle ne vide pas toutes les difficultés inhérentes à la confrontation entre savoir juridique et positivisme logique. En effet, l’une des plus fameuses conséquences de la réduction du sens au factuel est l’interdiction de tout métalangage, ou plus précisément la privation du métalangage de tout sens. Le métalangage ne porte qu’indirectement sur des faits puisqu’il prend pour objet des énoncés portant sur des faits[27]. L’énoncé édictant une « règle » est sauvé du non-sens en ce qu’il se borne à constater un fait d’ordre général, seule une interprétation moralisante a pu faussement ériger ce fait en « devoir-être », il n’en est néanmoins pas de même de l’énoncé prenant cette règle pour objet d’étude.

Ce dernier relèvera nécessairement du métalangage, donc d’une forme de non-sens. Ainsi, seul le jurislateur peut sortir du silence ; le dogmaticien est contraint d’y replonger aussitôt après avoir eu l’espoir d’y échapper. Il y est replongé, non plus parce que le droit tiendrait du devoir-être et donc de l’indicible, mais parce qu’il crée un métalangage en étudiant les textes juridiques, même si l’on attribue à ces derniers un contenu factuel. Pour le dire autrement, par la transformation des énoncés juridiques en énoncés factuels, seul le législateur, voire le juge, recouvre la parole ; la doctrine ne peut sortir du silence scientifique par cette voie.

Ensuite, comme on l’a vu, réduire les énoncés juridiques à des énoncés factuels, leur ôter toute dimension de devoir-être, c’est attribuer une tout autre fonction à l’énoncé juridique. De règle imposée par violence à une réalité à laquelle elle est étrangère et qui lui est étrangère, la proposition juridique devient la simple description d’un état de choses général. Elle n’est donc plus entre les mains du juge un couperet qu’il s’agit d’appliquer à toute force à la réalité, mais un guide qui, renseignant le juge sur la pratique générale, l’oriente vers la solution du litige. Or il semble que, si cette vision de la « règle » peut correspondre pertinemment à une société où les textes juridiques n’ont de force que supplétive et ne font que proposer aux particuliers un modèle et un cadre d’action, elle s’accommode mal d’une époque où fleurissent les législations formalistes et impératives, où les textes de droit ne sont plus seulement des modèles possibles que l’on est libre d’adopter ou non, mais arborent une fonction directrice visant à imposer l’ordonnancement social qu’ils promeuvent. Comment ne voir que des énoncés exprimant une pratique générale dans les textes prohibant certaines clauses contractuelles considérées comme abusives, ou imposant certaines mentions obligatoires dans les contrats conclus entre professionnels et consommateurs ?

Loin de constater une pratique majoritaire préexistante, ces textes entendent la combattre et instaurer une pratique plus conforme à l’idéal politico-social dont ils portent l’étendard. Autrement dit, la conception « factualisante » de l’énoncé juridique semble incapable de rendre compte de la présence de l’ordre public et de son développement accru dans les textes juridiques contemporains.

Enfin, ce qui vient d’être dit révèle une sorte d’irréductibilité du devoir-être au sein du juridique. Entreprendre de le dissoudre dans l’être et de n’y voir qu’une forme d’expression d’une réalité future et probable à partir d’un constat général, c’est nier la distinction du fait et du droit, c’est refuser de relever le défi d’une radicale altérité entre le fait et le droit.

Cela n’est pas sans rappeler l’attitude de certains philosophes envers la métaphysique : incapables de comprendre que la métaphysique, comme philosophie première, désigne la compréhension de ce qui est radicalement autre que la réalité matérielle, ils en faisaient une sorte de superphysique, une physique des réalités ultimes[28]. Pour synthétiser le propos, ce n’est pas en niant la spécificité du devoir-être dans le tissu juridique que l’on pourra faire sortir les juristes du silence du normatif, que l’on pourra leur restituer une parole scientifique.

3 Deuxième voie : changer d’objet

Sans nier la spécificité du devoir-être, certains juristes s’engagent dans une deuxième voie pour penser le savoir juridique comme une science empirique : un changement d’objet. Dans cette hypothèse, le savoir juridique ne porterait plus sur les règles en elles-mêmes mais sur la manière dont elles déterminent la conduite des acteurs sociaux.

L’on aura reconnu l’idée directrice de la sociologique juridique :

[Le] droit constitue un cadre pour les actions des individus, qui peuvent orienter leur comportement de diverses manières en fonction de la représentation qu’ils se font des règles en vigueur, ce comportement pouvant aller de la soumission de l’individu aux injonctions formulées par les règles à la désobéissance consciente, si le sujet espère pouvoir échapper à la mobilisation judiciaire de la règle qu’il viole. La sociologie du droit se donne dès lors pour objet de mesurer l’influence causale des règles de droit sur les conduites des individus[29].

Retour à la causalité factuelle, la sociologie se présente comme une « recherche empirique » qui, qu’elle s’y oppose ou la complète, se distingue de « la systématisation des solutions du droit positif[30] », tâche que s’assigne la doctrine en ce qu’elle recèle de dogmatique. L’on ne saurait ici procéder à l’examen critique des apports et des insuffisances de toute approche externe du droit comme telle, ni se livrer à un plaidoyer exhaustif des raisons qui doivent pousser à maintenir l’existence d’un point de vue interne et à en entreprendre une théorisation plus poussée qu’elle ne l’est aujourd’hui[31]. L’on se bornera à relever le présupposé explicite et peut-être néanmoins impensé de ses promoteurs : s’éloigner de la règle prise en elle-même, ce serait se rapprocher des faits ; abandonner les règles comme objets de recherche serait la condition même d’une recherche « empirique ».

Sans un tel préalable, l’on ne saurait distinguer la « systématisation des solutions du droit positif » et la « recherche empirique ». Les distinguer, c’est nécessairement les exclure l’une de l’autre, c’est prétendre que le travail dogmatique sur les règles de droit, qui est souvent conçu comme une mise en système, ne serait pas un travail empirique, tout simplement parce qu’il porte sur du devoir-être. Tel est le présupposé qu’il faut combattre si l’on entend théoriser le savoir juridique comme empirique tout en préservant son point de vue interne. Il n’y a en effet nul défi à ériger la science du droit en science empirique et à faire ainsi entrer les juristes dans les canons du positivisme logique si c’est au prix d’une « externalisation » de son objet.

4 Troisième voie : penser l’empiricité de la dogmatique

C’est pourquoi il est ici proposé une troisième voie, qui consiste à montrer comment le devoir-être relève lui-même d’une forme d’empiricité, à montrer que la règle constitue « du fait » en elle-même, sans qu’il y ait à en envisager l’impact sur la « pratique des acteurs sociaux[32] ». Il n’y aurait alors plus lieu de distinguer par exclusion la « systématisation des solutions du droit positif » de la « recherche empirique » : la première serait une partie possible de la seconde, en ce que systématiser des règles, c’est se livrer à une activité authentiquement empirique. L’on concilierait ainsi point de vue interne et empiricité : les juristes ne seraient plus condamnés au silence scientifique ; une parole scientifique leur serait allouée, qui aurait l’indiscutable avantage d’être en même temps leur parole. Autrement dit, il s’agit de montrer en quoi la tâche traditionnelle à laquelle ils s’attellent, à savoir cette dogmatique si décriée en sa prétendue abstraction, constitue bel et bien une « recherche empirique ». La dogmatique juridique comme recherche empirique : ainsi la présente contribution aurait-elle pu s’intituler.

Ce qu’il est convenu d’appeler « dogmatique juridique » n’est rien d’autre que le travail de systématisation et de conceptualisation que les juristes accomplissent sur les règles[33] que la théorie des sources leur indique[34]. Elle est l’objet de leur effort commun et de leur enseignement en ce qu’ils ont de spécifique. Il ne serait pas exagéré de soutenir que la dogmatique appartient à leur identité et forme leur savoir propre. C’est précisément parce que la dimension empirique de la dogmatique est ordinairement niée que les juristes semblent voués au silence scientifique : ils ne peuvent parler scientifiquement, car leur parole ne porte pas sur du fait. Nier le caractère empirique de la dogmatique, c’est paralyser la parole propre des juristes et les contraindre à se détourner de leur savoir spécifique ; c’est leur imposer de changer leur identité s’ils entendent faire de la science.

Penser l’empiricité du savoir juridique sans le faire sortir du point de vue interne et dogmatique, autrement dit sans contraindre les juristes à nier leur identité, tel est l’objectif des développements qui suivent. Les juristes pourront ainsi sortir du silence scientifique tout en restant eux-mêmes, c’est-à-dire des théoriciens de la règle, des dogmaticiens. Toutefois, concevoir les règles de droit comme de l’ordre du fait suppose une réforme radicale de ce que l’on entend habituellement par « fait ». L’ensemble de la tradition philosophique et épistémologique est sous l’empire d’une conception sensualiste du fait. Le fait, l’empirie, serait l’ensemble de ce qui tombe sous les sens. Nul n’ayant jamais vu ni touché une règle de droit, ni davantage dîné avec une personne morale, il est aisé d’en déduire que les juristes, comme dogmaticiens, ne travaillent pas sur du fait, mais sur d’obscures abstractions qui ne sauraient relever de l’empirie.

À la base du silence du normatif, il y a donc la conception sensualiste du fait, plus encore la réduction du fait au sensible, à ce qui est perceptible par les sens physiques. C’est précisément parce que le fait est réputé se limiter au sensible que le devoir-être en est traditionnellement exclu et que toute scientificité est déniée au travail dogmatique des juristes, contraints alors de se tourner vers les points de vue externes. Élargir le concept de fait pour y inclure les règles de droit en leur dimension de devoir-être ne saurait toutefois procéder d’une décision arbitraire. Cela ne peut être que le fruit d’une théorie épistémologique rigoureusement élaborée.

Il importe donc de disposer d’un instrument théorique par lequel penser les règles de droit comme des faits sans pour autant annihiler le devoir-être qu’elles expriment. C’est par cet instrument que les juristes retrouveront la parole d’un point de vue scientifique, puisque le positivisme logique exige qu’ils travaillent un matériau empirique pour les faire sortir du silence. Cet instrument n’est autre que la notion saussurienne de signifiant. Il s’agira de montrer que les signifiants tels que pensés par la théorie saussurienne sont des faits en un sens nouveau mais authentique et que la règle de droit est une articulation de signifiants. C’est alors par transitivité qu’il sera montré que la règle de droit est un type particulier de fait et que la doctrine dogmatique qui la prend pour objet exerce une activité empirique.

De la forme méthodologique de cette activité empirique, il ne saurait être question dans ce qui suit. L’on se bornera à démontrer que l’objet de la dogmatique est tout aussi factuel que celui de n’importe quelle autre science et que seule une conception abusivement restrictive du fait a pu masquer cette vérité épistémologique. Il ne s’agit donc pas de déterminer et de décrire épistémologiquement la ou les méthodes suivies par l’activité dogmatique, mais de démontrer, à l’aide de la théorie saussurienne, l’empiricité de son objet.

Ce n’est qu’une fois établi que l’objet de la dogmatique est résolument empirique que se poseront les questions de la nature méthodologique de son travail et de la validation empirique de ses théories. Comprendre en quoi l’objet de la dogmatique, c’est-à-dire l’ensemble des règles désignées par la théorie des sources, est empirique, c’est l’indispensable préalable à l’étude de sa méthode. C’est ce préalable qui occupera la totalité des développements qui suivent.

5 Le signifiant comme fait

Contrairement à une impression première, dire que la règle est une articulation de signifiants ne revient pas à rappeler qu’elle est un assemblage de mots, ce qui relèverait du truisme. Car, dans sa version saussurienne, le signifiant n’est pas le mot, il n’en est pas même la matérialité sonore. Sa notion est bien plus subtile et implique une conception préalable de la langue comme fait social[35]. La citation est ici indispensable à une compréhension authentique de la notion saussurienne de signifiant qui est construite dans la perspective de la notion de signe :

Le signe linguistique unit non une chose et un nom, mais un concept et une image acoustique. Cette dernière n’est pas le son matériel, chose purement physique, mais l’empreinte psychique de ce son, la représentation que nous en donne le témoignage de nos sens ; elle est sensorielle, et s’il nous arrive de l’appeler “matérielle”, c’est seulement dans ce sens et par opposition à l’autre terme de l’association, le concept, généralement plus abstrait[36].

C’est cette « image acoustique » qui a nom signifiant[37]. Cette précision pourrait sembler byzantine à qui ne saisit pas qu’elle est nécessaire dans le cadre plus global de la compréhension saussurienne de la langue. En effet, c’est la distinction de la langue et de la parole qui impose de concevoir dans le signifiant, non une simple matière sonore relevant de la physique, mais une image acoustique, l’empreinte du son dans le psychisme de qui l’entend ou le prononce. Comme on sait, la langue et la parole s’opposent comme le social et l’individuel : la parole est l’exécution phonatoire d’une langue toujours présente a priori comme virtualité dans l’esprit de qui l’utilise :

Si nous pouvions embrasser la somme des images verbales emmagasinées chez tous les individus, nous toucherions le lien social qui constitue la langue. C’est un trésor déposé par la pratique de la parole dans les sujets appartenant à une même communauté, un système grammatical existant virtuellement dans chaque cerveau, ou plus exactement dans les cerveaux d’un ensemble d’individus ; car la langue n’est complète dans aucun, elle n’existe parfaitement que dans la masse. En séparant la langue de la parole, on sépare du même coup : 1o ce qui est social de ce qui est individuel ; 2o ce qui est essentiel de ce qui est accessoire et plus ou moins accidentel[38].

La langue est un héritage collectif toujours a priori disponible lorsque le sujet décide de la mettre en oeuvre par la parole[39] : « La langue n’est pas une fonction du sujet parlant, elle est le produit que l’individu enregistre passivement ; elle ne suppose jamais de préméditation[40]. » C’est précisément parce que la langue constitue un dépôt social, un héritage collectif dont le simple individu n’est pas maître que le signifiant ne peut se réduire au mot, mais qu’il en est l’empreinte psychique, l’image acoustique. Le signifiant est le mot en tant que virtualité disponible transmise par la communauté parlante au fil du temps. C’est pourquoi il est une « empreinte psychique » que le sujet qui en a hérité mobilise par l’exécution de l’acte phonatoire, donc par la parole. Le signifiant comme image acoustique marque l’origine sociale et communautaire de la langue, imposée qu’elle est du dehors au sujet parlant par une force collective qui l’a « impressionné » au premier sens du terme, force collective à la fois passée et présente et qui, en tous cas, le dépasse.

En ce sens, le signifiant, en ce qu’il résulte d’une pratique communautaire héritée et « impressionnante », est contraint et ne résulte nullement d’un choix de quiconque :

Si par rapport à l’idée qu’il représente, le signifiant apparaît comme librement choisi, en revanche, par rapport à la communauté linguistique qui l’emploie, il n’est pas libre, il est imposé. La masse sociale n’est point consultée, et le signifiant choisi par la langue, ne pourrait pas être remplacé par un autre. Ce fait, qui semble envelopper une contradiction, pourrait être appelé familièrement « la carte force ». On dit à la langue : « Choisissez ! » mais on ajoute : « Ce sera ce signe et non un autre. » Non seulement un individu serait incapable, s’il le voulait, de modifier en quoi que ce soit le choix qui a été fait, mais la masse elle-même ne peut exercer sa souveraineté sur un seul mot ; elle est liée à la langue telle qu’elle est[41].

Comprendre le signifiant comme image acoustique, c’est immanquablement mettre l’accent sur la contrainte qu’il impose aux sujets parlants par son existence même. C’est précisément en cela que le signifiant est un fait, un état de choses, une objectivité qui s’impose. Si une longue tradition philosophique conçoit le fait comme ce qui est perçu par les sens, donc sur le modèle physique[42], elle en élude la caractéristique foncière qui commande cette conception sensualiste elle-même : la contrainte. Le fait est contrainte, cette simple proposition innerve jusqu’à la conception sensualiste du fait. La sensation, matrice du fait, en tant qu’impression causée par un corps extérieur sur les organes[43], est sans doute le modèle même de la contrainte subie de l’extérieur ; il va de soi que le sujet subissant la sensation n’a choisi ni le corps extérieur qui la produit ni sa conformation organique qui configure la sensation dans tel ou tel sens. Ce n’est qu’en tant qu’archétype de la contrainte imposée de l’extérieur que la sensation constitue un fait : seule une synecdoque abusive a pu la faire passer pour le fait en sa totalité notionnelle alors qu’elle n’en est que l’illustration la plus frappante.

Dire qu’une chose est un fait, c’est dire qu’elle s’impose à qui en constate l’existence ; tant qu’aucun constat ne s’impose, rien n’a eu lieu, rien n’est arrivé comme fait. C’est sans doute en cela que le fait dépend encore de la conscience que l’on en a, quoique l’on pourrait soutenir qu’il existe en lui-même comme contrainte potentielle avant même qu’un constat ne soit explicitement formulé. L’essentiel est ailleurs : il est dans l’identification du fait et de la contrainte[44], identification qui, loin de contrevenir à la tradition sensualiste, l’éclaire et en permet l’appropriation.

Il est alors aisé de comprendre en quoi le signifiant est un fait. Il est un fait car il s’impose et il s’impose en vertu d’un héritage collectif dont ni la communauté ni l’individu n’ont la maîtrise. C’est précisément en ce qu’il ne se réduit pas au mot ou au son que le signifiant est un fait. En y voyant une empreinte psychique, l’on signale son extériorité foncière au sujet, l’on marque son origine sociale et collective, le recueillement dont il est l’objet avant de pouvoir être mobilisé par la parole.

La définition du signifiant comme image acoustique décelait déjà la contrainte qu’il constitue pour le sujet parlant en tant qu’impression héritée et disponible, autrement dit son caractère factuel. Le signifiant est un fait : reste à établir que les règles de droit, comme objets de l’activité dogmatique, ne sont rien d’autre que des articulations de signifiants. L’on pourra ainsi soutenir que la dogmatique juridique porte sur du fait et qu’elle remplit les conditions de la parole scientifique telles que formulées par le positivisme logique. Plus aucune raison ne subsistera pour soumettre les juristes au silence du normatif et dénier tout sens et toute scientificité à leur parole.

6 La règle de droit comme articulation de signifiants

Le signifiant saussurien se caractérise par le processus de transmission dont il est l’objet. Il est signifiant en tant qu’il est hérité, et c’est précisément en tant qu’hérité qu’il constitue une contrainte extérieure, donc un fait : « Si la langue a un caractère de fixité, ce n’est pas seulement parce qu’elle est attachée au poids de la collectivité, c’est aussi qu’elle est située dans le temps. Ces deux faits sont inséparables. À tout instant, la solidarité avec le passé met en échec la liberté de choisir. Nous disons homme et chien parce qu’avant nous on a dit homme et chien[45]. » En quoi la notion saussurienne de signifiant éclaircit-elle ce qu’est la règle de droit ? En quoi la règle de droit articule-t-elle des signifiants entre eux ?

Précisément en ce que la compréhension du signifiant mobilise une tradition qui s’impose au juriste[46]. Si la règle de droit ne se réduit pas à la matière graphique qui l’exprime ou à l’encre déposée sur le papier qui la communique[47], c’est parce qu’elle ne commence à exister comme telle qu’au moment où elle est comprise[48]. Et c’est la tradition transmise par la communauté des juristes qui fournit les outils nécessaires à la compréhension de la règle ; sans tradition juridique, aucune règle ne subsisterait car aucune règle ne serait jamais comprise.

Un exemple simple suffira à développer cette idée. L’article 1184 alinéa 1er du Code civil français dispose : « La condition résolutoire est toujours sous-entendue dans les contrats synallagmatiques, pour le cas où l’une des deux parties ne satisfera point à son engagement[49]. » Simplifiée par l’usage d’un impératif hypothétique, la règle s’énoncerait comme suit : « Si le débiteur n’honore pas son engagement, le contrat sera résolu[50]. » Il n’y a là une règle que dans la mesure où elle est susceptible de compréhension, et c’est précisément cette compréhension que la tradition juridique permet d’opérer.

Pour décoder cette suite de caractères et y voir autre chose qu’une matérialité scripturale, plusieurs informations doivent être mobilisées et intégrées : la notion d’obligation et les différentes sources qui peuvent être à son origine, la distinction des parties et des tiers et son critère volontariste, la notion de condition en général, et plus spécifiquement de condition résolutoire, la typologie des contrats selon les obligations créées et la position des parties, la notion d’inexécution et, enfin, le rôle de l’implicite dans le contrat, ce qui suppose potentiellement l’idée d’extension du contenu contractuel et de forçage du contrat.

Bref, l’on pourrait presque dire que toutes les connaissances incluses dans ce qu’il est convenu d’appeler la « théorie générale du contrat » sont nécessaires à la compréhension de la disposition contenue dans l’article 1184 alinéa 1er. Or ces connaissances, à travers l’enseignement universitaire, sont transmises par la tradition[51]. Lorsqu’un juriste prend connaissance d’une disposition, il fait inconsciemment appel, pour la comprendre, à toute une tradition qui lui est perpétuellement ouverte et disponible. Il n’est pas jusqu’à la signification d’un terme jusque-là inconnu de lui qui ne lui soit transmise par la tradition, en tant que collectée dans les ouvrages auxquels il se référera.

La tradition permet ainsi l’existence de la règle en tant que règle dans la mesure où elle rend possible la compréhension de la matière scripturale qui l’exprime. Loin de ne figurer qu’un passé révolu condamné à l’oubli ou à une salutaire oblitération par le progrès, la tradition est ce qui, demeurant à chaque instant vivace[52], détermine la compréhension et donc l’existence même de la règle : elle est à tout moment agissante, d’une part, en ce qu’elle s’impose et, d’autre part, en ce qu’elle fait passer le texte du statut de simple matérialité scripturale, voire sonore, au statut de règle signifiante.

Comme on l’a dit, c’est en se référant, fût-ce sans en avoir conscience, au contenu que la tradition lui a légué comme héritage communautaire que le juriste comprendra un texte de droit. En ce sens, il n’y a qu’une seule manière de comprendre le texte de l’article 1184 alinéa 1er du Code civil français même si subsistent plusieurs façons de l’interpréter. La compréhension première et littérale d’une disposition est univoque, déterminée par la tradition : tout juriste correctement formé et disposant des connaissances, principes et distinctions que la tradition communiquée par l’enseignement universitaire lui offre comprendra de la même façon le contenu du texte. Il comprendra, à travers la complexité de sa formule, que le débiteur méconnaissant son engagement contractuel pourra voir le contrat résolu. Ce n’est que face à la multiplicité foisonnante des cas de fait ou à l’occasion des expériences de pensées auxquelles les juristes voudront bien se livrer que les difficultés d’interprétation apparaîtront[53].

Bien que chacun comprenne sur la base des données traditionnelles qu’il a recueillies ce que veut dire l’article 1184 alinéa 1er en évoquant la condition résolutoire tacite, des hésitations se feront jour à la faveur des espèces concrètes ou de l’imagination des juristes : l’inexécution causée par un cas de force majeure emporte-t-elle résolution du contrat (question du champ d’application de la condition résolutoire) ? Les contractants peuvent-ils renoncer par avance à la résolution pour inexécution et supprimer ainsi la condition résolutoire tacite ou appartient-elle à l’essence même du contrat synallagmatique (question de la puissance impérative du texte) ? La condition résolutoire peut-elle continuer à être mise en oeuvre lorsqu’un mécanisme spécial de cessation de la relation contractuelle est institué par le législateur, par exemple l’employeur n’ayant pas obtenu l’autorisation administrative de licencier un salarié protégé[54] peut-il poursuivre la résolution du contrat de travail sur la base de l’article 1184 alinéa 1er, donc du droit commun (question de l’articulation et de la conjugaison du texte avec d’autres textes) ?

Chacune de ces questions d’interprétation a pu donner lieu à débat : elles supposent néanmoins une compréhension minimale et commune des dispositions de l’article 1184 alinéa 1er, qui en constitue la base et qui dépend de la tradition recueillie, des définitions et des distinctions qu’elle a léguées. Du reste, la formulation même de ces questions interprétatives n’est possible qu’autant que les notions transmises par la tradition le permettent : elle suppose la distinction de l’imputabilité et de la force majeure, du supplétif et de l’impératif, du général et du spécial. C’est à partir de ces données traditionnelles que seront proposées les réponses envisageables. Ainsi, si la jurisprudence française accepte de résoudre des contrats pour cause de force majeure au nom de la généralité du texte[55] de l’article 1184 alinéa 1er, s’inscrivant ainsi dans la tradition de l’adage ubi lex non distinguit non distinguere debemus, la doctrine n’a pas manqué d’imaginer que la force majeure pouvait être considérée comme une perte fortuite de l’objet du contrat, et donc une cause de caducité et non de résolution[56].

De même, si la Cour de cassation française admet la licéité des clauses de renonciation anticipée à la résolution du contrat[57], se soumettant ainsi à la tradition qui laisse les sanctions de l’inexécution au pouvoir des parties[58], l’on pourrait puiser dans une autre tradition rattachant la résolution à la notion de cause[59] pour conférer un caractère impératif à un mécanisme visant précisément à faire disparaître une obligation lorsque sa cause n’existe plus par le fait de l’inexécution. Enfin, la Cour de cassation française elle-même a usé de deux compréhensions possibles de l’adage traditionnel specialia generalibus derogant pour apporter successivement deux réponses différentes à la question de la possibilité, pour l’employeur, de poursuivre sur la base de l’article 1184 alinéa 1er la résolution du contrat de travail d’un salarié protégé dont le licenciement a été refusé par l’Administration.

La Cour de cassation a d’abord retenu, sur la base de la vocation subsidiaire traditionnelle du droit commun, que le contrat du travail demeurait en tout état de cause soumis au droit commun du contrat et donc susceptible d’une résolution judiciaire[60] sur la base de l’article 1184 alinéa 1er ; l’hésitation était suffisamment intense pour qu’une chambre mixte soit réunie au sein de la Cour de cassation et finisse par décider que la protection instituée au profit des salariés protégés excluait tout recours au droit commun[61]. Ces développements montrent que, non seulement la tradition impose la compréhension première des textes, mais qu’elle fournit le cadre à l’intérieur duquel les questions interprétatives se poseront. C’est dans les chaînes que la tradition leur impose que les juristes danseront à travers leurs controverses. Et c’est précisément par la contrainte qu’elle exerce que la tradition se signale, souvent à l’insu même des juristes dont elle détermine inconsciemment les raisonnements et interprétations. La tradition avait déjà placé la question de la possibilité pour l’employeur de poursuivre la résiliation judiciaire du contrat de travail des salariés protégés dans l’espace restreint de la distinction entre général et spécial, et donc sous l’autorité de l’adage specialia generalibus derogant, quand la Cour de cassation a fourni ces deux réponses différentes au cours du temps. Deux réponses qui ne sont rien d’autre que des versions divergentes de la portée de l’adage quant à la force du droit spécial : laisse-t-il subsister le droit commun à titre subsidiaire ou en exclut-il systématiquement l’application ?

De même, la tradition avait déjà placé la question de la possibilité de résoudre un contrat pour cause de force majeure sous le poids de l’adage ubi lex non distinguit non distinguere debemus au moment où la Cour de cassation a retenu qu’aucune distinction ne pouvait être invoquée entre inexécution imputable et inexécution fortuite pour l’application de l’article 1184 alinéa 1er. C’est également sous les auspices de cet adage que la doctrine se place pour souligner la spécificité de l’inexécution fortuite en tant que perte de l’objet, donc perte d’une condition de validité et ainsi source de caducité. Enfin, il est clair que la notion d’ordre public délimite l’aire dans laquelle se pose la question de la validité de la clause de renonciation à la résolution.

7 Tradition, empiricité et théorie du signifiant

C’est à deux niveaux de contrainte qu’intervient et s’immisce la tradition : la compréhension du texte et son interprétation. Par la première, le texte passe de l’état de matière scripturale ou sonore à l’état de signifiant au sens saussurien : comme la langue en tant qu’héritage social imprime la matière phonique dans l’esprit individuel pour en faire une image acoustique, c’est-à-dire un signifiant, la tradition en tant qu’héritage cognitif confère au complexe de mots sa résonance dans la communauté des juristes pour en faire une règle compréhensible, donc une articulation de signifiants. Par la seconde, les signifiants se confrontent entre eux dans un espace que la tradition circonscrit par avance.

Une fois comprise conformément à la tradition, la condition résolutoire passe à l’épreuve de la force majeure, autre signifiant que la tradition lègue à travers un mot : se pose alors la question de la résolution du contrat pour force majeure, telle que placée sur le terrain de l’adage ubi lex non distinguit non distinguere debemus. Une fois comprise conformément à la tradition, la condition résolutoire passe à l’épreuve de la renonciation, autre signifiant que la tradition lègue à travers un mot : se pose alors la question de la validité de la clause abdicative, telle que placée sur le terrain de l’ordre public. Une fois comprise conformément à la tradition, la condition résolutoire passe à l’épreuve de la confrontation avec un autre mécanisme de cessation du contrat : se pose alors la question de leur compatibilité, telle que placée sur le terrain de l’adage specialia generalibus derogant. Les contraintes posées par la tradition tant en ce qui concerne la compréhension des règles, et donc leur existence en tant que règles[62], que leur cadre interprétatif les érigent en signifiants, donc en faits. Dans la perspective saussurienne, le signifiant est un fait, non parce qu’il serait perceptible par les sens[63], mais parce qu’il provient d’un héritage recueilli par le sujet et s’imposant à lui[64]. C’est donc un double apport que la théorie saussurienne du signifiant offre au juriste : d’abord, en ce qu’elle distingue le signifiant du mot dans sa matérialité ; ensuite, en ce que, pensant le signifiant comme imposé par héritage social, elle l’érige en fait.

C’est pourquoi il était indispensable de la mobiliser pour comprendre en quoi les règles de droit sont des faits. La théorie saussurienne du signifiant vient appuyer la réforme du concept de fait, car dans une certaine mesure elle l’a déjà opérée en linguistique : le signifiant est un fait, car imposé par un héritage collectif. Elle permet d’affirmer que la règle de droit, en ce que sa compréhension et son interprétation sont déterminées par un héritage collectif nommé « tradition », est une articulation de signifiant, donc un fait.

La théorie saussurienne, en pensant le signifiant comme image acoustique, s’était déjà livrée à l’élargissement du concept de fait nécessaire à restituer aux juristes leur parole scientifique. Le signifiant est un fait faisant l’objet d’une science empirique, la linguistique[65], alors même qu’il ne se réduit pas à la matière physique du mot ; dans le même sens, les règles de droit sont des faits faisant l’objet d’une science empirique, la dogmatique, alors même qu’elles ne sont pas perceptibles par les sens en tant que devoir-être. Nul ne conteste l’empiricité de la linguistique saussurienne, lors même que le signifiant dépasse la sphère physique de la perception ; pourquoi persisterait-on à contester l’empiricité de la dogmatique juridique au seul motif que les règles qu’elle théorise ne sont pas perceptibles par les sens ? Rien ne s’oppose à ce que le savoir juridique bénéficie de l’élargissement du concept de fait qu’a connu la linguistique saussurienne. Elle a pu asseoir son empiricité tout en déconnectant le signifiant de son assise matérielle, l’érigeant en image mentale léguée par la communauté parlante. Il serait alors pleinement loisible aux juristes de penser une dogmatique qui, bien que portant sur des règles exprimant un devoir-être, n’en serait pas moins une science empirique.

Si les règles sont des articulations de signifiants dans la mesure où une contrainte d’ordre traditionnel s’impose aux juristes quant à leur compréhension et à leurs perspectives d’interprétation, alors les règles sont des faits. Elles sont des faits, car elles s’imposent cognitivement de ces deux points de vue : c’est par la tradition que les règles sont des faits. En assurant le caractère factuel des règles, la tradition confère aux juristes une parole conforme aux canons du positivisme logique. Traitant de règles, le juriste travaille sur des faits, sur une extériorité qui s’impose à lui. Pour reprendre le vocabulaire wittgensteinien : par la tradition, la règle a lieu en tant qu’état de choses[66], tout comme par l’héritage linguistique, le signifiant a lieu en tant qu’état de choses.

Une fois comprise conformément à la tradition, la règle lie intellectuellement le juriste quant à sa compréhension ; de même, c’est la tradition qui, présentant les questions que la règle pose en son interprétation, lie le juriste quant à l’espace intellectuel dans lequel cette interprétation devra se mouvoir. Cette contrainte va bien au-delà et est bien plus originelle que la coercition politique que la règle fait peser sur le juriste en tant que justiciable[67] : elle constitue une contrainte épistémologique qui érige en fait l’objet d’étude des juristes et qui montre rien moins que le caractère empirique de la science du droit. Le juriste travaille sur des faits en ce qu’il est contraint dans la reconnaissance des règles qu’il étudie et dans leur interprétation.

La compréhension du contenu de l’article 1184 alinéa 1er du Code civil s’impose au juriste, comme pèse sur lui le cadre interprétatif à l’intérieur duquel se poseront les questions que cette disposition suscitera. Munis d’une théorie qui justifie le caractère empirique de leur savoir ou du moins de son objet, les juristes peuvent prétendre à la parole, ils peuvent sortir du silence du normatif sans pour autant verser dans le sociologisme ou nier la spécificité des règles en tant qu’expressions d’un devoir-être. Rien n’interdit de penser le devoir-être comme un fait dès lors que l’on prend conscience des contraintes qui entourent la compréhension de son contenu et son interprétation, contraintes que la tradition impose. Penser les règles comme des faits, à l’aide de la théorie saussurienne du signifiant, permet d’allouer aux juristes une parole conforme aux canons du positivisme logique en faisant sortir droit et devoir-être de l’indicible. Les règles n’ont rien d’indicibles, car elles sont des faits ; le silence du normatif dans lequel les juristes étaient enfermés n’a dès lors pas lieu d’être et leur parole, à nouveau dotée d’un objet factuel, n’est plus vouée à l’insignifiance d’une présentation pédagogique ou au bavardage idéologique. En prenant conscience de la tradition qui confère empiricité à leur objet, les juristes la prennent en charge et adoptent une conception renouvelée et plus authentique de la règle de droit.

8 Voilement de la tradition et valorisation de la volonté

C’est le plus souvent sans que le juriste en ait conscience que la tradition oeuvre à la compréhension et à l’interprétation des textes ; c’est précisément en l’oubliant et en cessant de percevoir la tradition à l’emprise de laquelle il ne peut pourtant échapper qu’il en est venu à concevoir la règle comme le commandement d’une autorité instituée. Occultant la tradition qui seule leur permet pourtant de comprendre la règle et de dégager l’espace nécessaire à son interprétation, les juristes n’ont plus vu dans la règle que l’expression d’une volonté souveraine capable de s’imposer politiquement : obnubilés par la source de la règle et éblouis par le pouvoir de son auteur, ils n’ont pu percevoir que c’est la tradition qui, par l’ensemble de définitions, de distinctions, de typologies, d’idées qu’elle draine permet précisément à la règle d’assurer son empire en étant comprise et, par conséquent, appliquée.

Comme on l’a vu, l’ensemble de la « théorie générale du contrat » est mobilisé dans la seule compréhension des dispositions de l’article 1184 alinéa 1er du Code civil français. Le commandement du législateur visant à l’anéantissement des contrats inexécutés n’est possible et réalisable qu’à l’aune de la théorie générale du contrat qui en permet la compréhension et qui circonscrit l’espace à l’intérieur duquel les questions qu’il pose seront résolues. Si commandement il y a dans le texte de l’article 1184 alinéa 1er, il est bien vite anéanti dans son autorité politique et saisi par le filet d’une tradition qui a défini les notions nécessaires à sa compréhension et posé les distinctions et théories qui guideront son interprétation et partant son application.

Curieuse souveraineté que celle d’un pouvoir soumis au savoir et à la tradition qui le détermine et le traverse. Une autre disposition du droit français illustrera aisément ce mécanisme, sans doute mieux encore puisque son contenu est clairement issu de considérations et de visées politiques. En droit français, il est fait interdiction à un créancier professionnel de se prévaloir du cautionnement souscrit par une personne physique lorsqu’il est disproportionné en montant aux biens et revenus de la caution lors de sa conclusion, sauf retour à meilleure fortune au moment où elle est sollicitée par le créancier[68]. Clairement inscrit dans une politique de protection consumériste de la caution réputée partie faible face à un établissement de crédit, ce commandement légal ne peut réaliser son autorité, et donc l’intention qui l’anime, que saisi par la tradition cognitive que les juristes recueillent comme leur héritage. Son application dépendra ainsi de l’extension plus ou moins large de la notion de cautionnement du point de vue de sa distinction avec les garanties autonomes et le porte-fort d’exécution, puisqu’elle se réfère seulement au cautionnement pour lui imposer le respect du principe de proportionnalité.

Elle sera également confrontée aux autres obligations que la tradition jurisprudentielle française impose à l’établissement de crédit, telles que le devoir de mettre en garde un client non averti contre les risques de l’opération économique qu’il projette[69] : il faut alors déterminer si les connaissances et l’expérience de la caution peuvent la priver du droit d’invoquer la disproportion de son engagement[70] comme elles pourraient la priver de la reconnaissance d’un devoir de mise en garde à son profit[71]. S’ensuivra logiquement la question de la spécificité du cautionnement souscrit par le dirigeant social : si l’exigence de proportionnalité est mise sur le même plan que le devoir de mise en garde du banquier, le dirigeant social ne devrait pas pouvoir l’invoquer au regard de sa qualité et de sa pratique des affaires[72]. La tradition cognitive qui préexiste à la disposition sanctionnant la disproportion du cautionnement sème des questions comme autant d’embûches sur le chemin toujours incertain de son application. C’est dire combien la réalisation des volontés prétendument souveraines du législateur dépend du réseau serré dont la tradition intellectuelle recueillie par les juristes les entoure : la dimension impérative de la règle n’est qu’accessoire. Comprendre la règle de droit comme un commandement souverain issu d’une autorité politique instituée, c’est se placer dans une perspective inessentielle, c’est s’attacher à un aspect somme toute secondaire, peu importe que cette thèse traverse le positivisme juridique de fond en comble[73]. Recentrer la règle sous l’obédience de la tradition, c’est se l’approprier en tant que signifiant, bien en deçà des intentions de l’auteur institutionnel qui l’a créée ou articulée.

Comme on l’a vu, les intentions de l’auteur institutionnel ne sont au contraire réalisables que dans les limites des questions que la tradition dresse sur la route de leur concrétisation. Il y a à cet égard un jeu de vases communicants qui mérite d’être souligné : plus la volonté de l’auteur de la règle force l’attention des juristes, moins ils auront conscience qu’ils ne comprennent et n’interprètent la règle que sous la houlette de la tradition ; au contraire, plus ils prennent conscience des contraintes que la tradition fait peser sur leur compréhension et sur leur interprétation de la règle, moins ils auront égard à l’intention ou à la volonté de son auteur.

Concevoir la règle comme un acte de volonté, c’est immanquablement masquer sa dimension empirique, factuelle ; c’est donc méconnaître sa nature de signifiant au sens où elle a été précédemment définie et explicitée[74]. Car une fois que la tradition met la main sur le texte, elle le détache de la volonté de son auteur et l’érige en fait indépendant. En imposant les conditions cognitives de sa compréhension et l’espace intellectuel de son interprétation, la tradition confère à la règle exprimée par le texte une empiricité qui l’arrache à la volonté qui en est la source[75]. Qui ne voit dans la règle qu’un contenu de volonté ou qu’une donnée psychique exclut nécessairement son empiricité, son appartenance à l’ordre des phénomènes[76]. Et pour cause, la volonté de son auteur est inapte à conférer la moindre empiricité à la règle qu’il a produite ; c’est son insertion dans la tradition qui, produisant des contraintes, lui offre la consistance nécessaire à l’ériger en fait. En ne prenant pas garde à la tradition qu’ils mettent pourtant perpétuellement en oeuvre, les juristes perdent la factualité de leur objet et errent dans l’inessentiel et l’accessoire d’un volontarisme qui les condamne au silence. C’est pourquoi la tradition ne saurait se réduire à un corpus de connaissances[77] : en se décidant à l’assumer[78] comme telle, les juristes sortent du silence, car l’empiricité de leur objet d’étude leur est alors révélée.

Avoir conscience de la tradition à l’oeuvre dans toute compréhension et toute interprétation d’un texte normatif, c’est l’assumer, c’est la prendre en charge[79] et se placer sous son obédience. C’est alors que de la matérialité brute d’un texte naît une règle et que cette règle apparaît comme une articulation de signifiants, c’est-à-dire comme un fait, et non comme une inessentielle[80] cristallisation de la pensée de son auteur à un moment donné.

Concevoir la règle comme un acte de volonté et sous l’égide de la volonté, c’est condamner les juristes au silence en refusant toute empiricité à l’objet de leur effort ; concevoir la règle comme déterminée par la tradition, c’est restituer aux juristes une parole douée de sens en restaurant l’empiricité de leur objet, en comprenant les règles comme articulations de signifiants. En ce sens, la tradition est l’élément proprement logique de la règle. Λεγειυ signifie étymologiquement « poser, étendre devant. Ce qui domine ici, c’est le fait de rassembler, c’est le legere latin rendu par l’allemand lesen au sens d’aller prendre et de réunir. Λεγειυ veut dire proprement : poser et présenter après s’être recueilli et avoir recueilli d’autres choses[81]. » Une analyse plus approfondie montre le lien essentiel unissant λογος et recueillement[82] : la règle est une articulation de signifiants précisément en ce qu’en elle une tradition est recueillie et prise en charge. Seulement parce qu’elle recueille, la règle dit quelque chose, elle est signifiante[83]. Par là se trouve confirmée, au sein du λογος, la coappartenance du « dire » et du « recueillir » : comme manifestation de la langue du droit, la règle dit et signifie précisément parce qu’elle recueille. Dans la mesure où elle est signifiante, elle est un fait et confère donc empiricité au savoir qui la prend pour objet. Le droit n’a rien d’indicible, car les règles étudiées par les juristes sont autant d’articulations de signifiants, donc de faits. La théorie saussurienne du signifiant, longuement mobilisée au cours de cette étude, a procuré au concept de fait l’élargissement nécessaire pour y comprendre sans artifice intellectuel les règles de droit. C’est à une réforme du concept de fait qu’invite la recherche de la conformité du savoir juridique aux canons de la parole douée de sens telle que pensée par le positivisme logique. Allouer aux juristes une parole scientifiquement sensée suppose d’établir en quoi les règles sur lesquelles elle porte constituent du fait, en quoi elles sont pleinement parties de la réalité, autrement que par métaphore. C’est à ce prix que les juristes pourront sortir du silence aux yeux de tous sans être taxés de vain bavardage ou sans que leur parole se réduise à une habile rhétorique.

La philosophie grecque avait compris la nécessité de ne pas réduire le fait, le réel, à ce qui est perceptible par les sens. « [C]ar je n’accorde pas du tout que lorsque l’on examine les êtres à l’intérieur d’un raisonnement, on ait plus affaire à leurs images que lorsqu’on les examine dans des expériences directes[84] » : ainsi s’exprimait un Maître au seuil du silence éternel du tombeau. Mais ce silence fut de courte durée et n’a pas été vainqueur. Il n’a été que le commencement d’une autre parole qui, au-delà de la mort, n’a cessé au fil des siècles de résonner et de produire les fruits les plus riches et les plus contrastés. Il est des paroles si puissantes que la mort elle-même ne peut les réduire au silence.