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Derrière l’oxymore du titre de son ouvrage, François Colonia d’Istria met la pratique au coeur de la philosophie du droit et de sa philosophie du droit. Dans une introduction synthétique, le lecteur comprend l’ambition de l’auteur de dépasser l’approche abstraite du concept de droit pour penser la pratique sans prendre appui sur un concept préalable de droit, « pour penser la pratique à partir d’elle-même » (p. 11). La philosophie du droit se trouve ainsi a priori bousculée dans la mesure où, classiquement, elle recherche une définition du droit pour en analyser ensuite les conséquences pratiques. Pour autant, et c’est heureux, l’auteur ne cherche pas à « détruire plusieurs siècles de tradition philosophique au cours desquelles les théoriciens du droit ont tenté de le définir ontologiquement pour en déduire des conséquences de méthode et se sont interrogés sur les fins qu’il devrait poursuivre » (p. 12). Son objectif est en revanche de mettre fin au monopole de la philosophie du droit dans « la description de la pratique des juristes » (p. 13). Pour ce faire, la première partie de son ouvrage porte précisément sur ce monopole, c’est-à-dire « la tradition théorique qui consiste à penser la pratique à partir de la philosophie », tandis que la seconde partie développe la véritable thèse de l’auteur consistant à « penser la pratique à partir d’elle-même, sans la rapporter à un concept de droit » (p. 13).
Cette première partie est une critique de la lecture philosophique de la pratique. Divisée en deux titres, le droit comme produit du réel et le droit comme produit de la volonté, elle expose les développements qui constituent une introduction critique aux différents courants de la philosophie du droit. Si la lecture en est agréable, l’approche aérienne et critique opère des rapprochements parfois rapides pour un lecteur non initié (par exemple, entre le jusnaturalisme antique et les théories socioréalistes plus contemporaines). Cependant, la démarche structurelle est assumée. L’auteur revient à cet égard à plusieurs reprises sur sa méthode en soulignant que l’objectif est de « révéler des identités de structure qui ne dépendent ni du temps, ni de l’espace » (p. 52). Cette approche transnationale et atemporelle donne une vision très large de différents courants. Le chapitre consacré au positivisme légaliste offre ainsi une synthèse et une critique fort enrichissante. Il importe néanmoins de souligner que le propos s’adresse plus directement à un lectorat européen de tradition continentale du droit, comme en témoignent les développements sur la proportionnalité (p. 79). Même si quelques passages sont consacrés à la common law, celle-ci est largement supplantée par le droit de type civiliste dans l’analyse théorique mais aussi pratique. Cela pose la question de savoir si « la pratique des juristes » est justement la même partout.
Cette pratique des juristes, nous la retrouvons dans la seconde partie avec beaucoup de verve et d’originalité. La reconstruction de l’analyse menée par l’auteur en pensant la pratique à partir d’elle-même s’avère extrêmement riche. Dans l’introduction, la pratique est appréhendée comme « la connaissance du droit en tant que fruit du travail d’une communauté intellectuelle unie par une même formation académique (“les juristes”), et donnant lieu à des échanges institutionnels plus ou moins organisés » (p. 2). Elle prend une dimension beaucoup plus précise dans le chapeau de la seconde partie : « la pratique unit les juristes par son matériau, mais également par sa fonction : mettre les documents sources en forme juridique » (p. 176).
Dans le premier titre, la théorie des sources est revisitée en tant que partie constituante du matériau empirique des juristes. Partant du constat que le juriste travaille sur les textes, François Colona d’Istria propose une analyse presque littéraire de cette notion, voire de ce concept de texte détaché de son auteur : « Montrer que la pratique prend pour objet des textes, et non des règles, ne suffit pas : encore faut-il déterminer quels sont ces textes, comment ils sont sélectionnés, bref, ce que la pratique appelle un texte juridique, un texte digne de son attention savante » (p. 210). L’objectif affiché ici est à nouveau de revenir sur les présupposés philosophiques critiqués dans la première partie de l’ouvrage en démontrant que « l’intégration d’un document dans les sources relève d’une décision de la pratique », là où « la philosophie du droit avait pour coutume de prétendre décider pour la pratique ce qui relevait ou non du droit » (p. 212). Dans la reconstruction des sources à l’aune de la pratique, l’auteur aborde à nouveau des critères et des débats classiques, en droit français, notamment la généralité de la jurisprudence et le degré de contrainte de normativités émergentes.
Le second titre porte sur la « formalisation » qui serait la transformation de règles en solutions. La fonction de « formalisation », qui mérite grand intérêt, est illustrée par la pratique française du droit et devrait être le point de départ d’autres réflexions sur la mise en forme juridique au-delà du concept de forme. Bien qu’ils reposent sur des exemples concrets, ces développements font largement appel aux théories de l’interprétation et de l’argumentation. Les exemples choisis du droit français auraient gagné en généralité avec un rattachement de la démonstration aux travaux de Perelman et de Frederick Schauer notamment. Si l’auteur fonde le début de sa démonstration sur les travaux de Gadamer, il laisse rapidement le lecteur sans référence, ce qui était peut-être nécessaire du point de vue de la « reconstruction », mais aurait permis d’inscrire la « formalisation » dans une littérature sur le travail des juristes.
François Colona d’Istria parvient « à faire apparaître la pratique des juristes dans sa richesse épistémologique et sa spécificité » (p. 9) dans un ouvrage qui apporte un éclairage critique sur différents courants de la philosophie du droit et une démonstration originale sur la fonction de formalisation des juristes. Reste que l’opposition philosophie et pratique est curieusement maniée, dans le titre et dans les deux parties, comme si l’une s’érigeait contre l’autre, alors que l’une et l’autre ont simplement des objets différents, ce que démontre d’ailleurs parfaitement l’auteur à la fois philosophe et praticien, bref juriste.