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Introduction : du triangle d’or à la reconquête des marges

L’éclosion économique récente du Nord du Laos, bien que très relative, peut apparaître comme le résultat d’une intégration régionale réussie ; pourtant, comme le rappellent la topogenèse et la géohistoire, cette nouvelle dynamique n’a pas été créée de toutes pièces et s’appuie sur une réactivation des mouvements transnationaux anciens ou plus récents (Tan, 2011 : 115).

La province de Luang Namtha se situe au coeur du Triangle d’or, région connue pour avoir été le centre mondial de production d’opium jusqu’au milieu des années 1990 (70 % de la production mondiale en 1972). Enclavé, escarpé et en l’absence de voies de communication, le territoire du Nord du Laos a vu la production d’opium devenir, au cours des périodes coloniale, postcoloniale et de guerre froide, une culture de rente qui soutient l’économie de la région (Léonard, 1998 : 9). En 1971, le gouvernement royal lao (GRL) décrète l’interdiction de la production d’opium. Cela n’arrête pas pour autant la production dans le Nord du Laos. Après 1975, la RDP lao [1], indépendante, profite de ses très bons rapports avec l’URSS pour fournir légalement de l’opium à l’industrie pharmaceutique des pays du Conseil d’aide économique mutuelle (CAEM, également désigné par l’acronyme anglais COMECON) tout en continuant à écouler une partie de sa production de façon illicite (Ducourtieux et al., 2008 : 153). La fin de la Guerre froide et le démantèlement de l’Union soviétique privent soudainement le Laos d’un débouché légal, réduisant du même coup considérablement ses revenus. Cet événement brutal amène Vientiane à modifier d’une manière assez radicale sa politique de coopération et sa politique étrangère, basées presque exclusivement sur une alliance avec la grande puissance qu’était l’URSS. Le gouvernement laotien, désireux de bénéficier de l’aide financière internationale, se rapproche progressivement des pays occidentaux, des grands bailleurs de fonds ainsi que des agences onusiennes (Taillard, 1989 : 140-143). En 1998, contre toute attente, le Laos, alors troisième producteur mondial derrière l’Afghanistan et la Birmanie, décide de s’engager activement dans l’abolition accélérée de la production d’opium (UN Drug Convention) alors même que cela pourrait nuire à ses propres intérêts [2] (Ducourtieux et al., 2008 : 155). Si la lutte anti-drogue à l’échelle planétaire explique les motivations de la communauté internationale, il convient de chercher ailleurs les objectifs du gouvernement lao. Pour la RDP lao, mettre fin à la culture de l’opium, difficilement contrôlable par l’État, non seulement contribuerait à supprimer l’agriculture sur brûlis, mais offrirait également la possibilité de servir dans le même temps de mécanisme de contrôle des minorités ethniques montagnardes jugées suspectes – notamment les Hmong – en les privant des ressources illicites liées à la culture du pavot à opium (Tan, 2011 : 483).

Le second pilier de la stratégie de lutte contre la pauvreté, indissociable de l’éradication de l’opium, concerne la suppression de l’agriculture sur brûlis (ou abattis-brûlis ou essartage), identifiée dès le début des années 1980 par le gouvernement lao comme la principale cause de pauvreté et de dégradation de l’environnement (Ibid. : 474). En réalité, cette décision reflète les préjugés de l’élite urbaine lao-taï, qui considère les pratiques agricoles des minorités ethniques comme non civilisées. Depuis les premières années de la RDP lao, le maintien de l’intégrité territoriale du pays et la prévention contre la menace d’implosion sociale face aux pressions internes (guérilla Hmong, politique de collectivisation désastreuse) et externes (blocus économique thaïlandais, détérioration des relations avec la Chine) placent la question des spécificités des ethnies minoritaires du Nord du Laos au premier plan politique (Ibid. : 464). Mettant en danger les fondements de la jeune nation socialiste, les Montagnards [3] sont dépeints comme des producteurs de drogue, des destructeurs de forêt et des populations incontrôlables puisque inaccessibles. Par sa politique d’éradication de l’essartage, et de façon similaire aux voisins vietnamiens, chinois et thaïlandais, le gouvernement lao décide de « domestiquer » à la fois les ethnies minoritaires et les territoires qu’elles occupent à travers le déplacement des populations montagnardes vers les plaines (Michaud, 2009 : 41).

Si les objectifs affichés de la relocalisation des populations et de la réforme foncière sont de réduire l’éloignement géographique et culturel tout en protégeant le couvert forestier, l’objectif caché du gouvernement lao est de mettre en oeuvre un double processus irréversible de déterritorialisation et de reterritorialisation, notamment des hautes terres du Nord du Laos. Pour légitimer ses politiques d’éradication de l’opium et de l’essartage, du transfert des populations et de la réforme foncière, le gouvernement lao a saisi l’occasion des discours « développementaliste » pro-poor growth et environnementaliste diffusés par les pays occidentaux et les bailleurs de fonds internationaux. On peut constater que les effets produits par ses politiques aboutissent à une domestication des populations et des territoires qui permettent à l’État lao d’accaparer les terres, ce qu’il n’aurait jamais pu faire dans un laps de temps si court sans le soutien financier et la bienveillance des agences de développement et les coopérations bilatérales. De fait, au début des années 2000, tout est en place pour que le gouvernement lao mette en oeuvre sa stratégie de développement des marges territoriales basée sur des corridors de développement et l’exploitation des terres et des ressources naturelles.

Une stratégie de développement pour le Nord du Laos : quadrangle économique et ressources agricoles et naturelles

Autrefois pauvres et isolées, les hautes terres du Nord du Laos, et plus particulièrement la province de Luang Namtha, connaissent depuis quelques années des changements radicaux liés à l’ouverture d’un corridor de développement économique, axe structurant du quadrangle économique, réunissant le nord de la Thaïlande et du Laos, les provinces chinoises du Yunnan et du Guangxi et l’État Shan de Birmanie. Cet espace de libre échange, né de la double initiative technique de la Banque asiatique de développement (BAD) et de la Chine, transforme un territoire basé sur l’autosuffisance et l’abattis-brûlis en un modèle s’appuyant sur la construction d’infrastructures de transport et sur l’exploitation des terres et des ressources naturelles. Malgré des réalisations incontestables, les impacts négatifs de cette stratégie de développement et les conflits sont nombreux sur les plans social et environnemental.

La région du grand Mékong : une initiative d’intégration régionale

Dans un contexte de réouverture, après la période coloniale et des décennies de fermeture (guerres), la Région du Grand Mékong (Greater Mekong Subregion ou GMS), initiative de la BAD, est proposée en 1992 afin de promouvoir l’intégration régionale à l’échelle de l’Asie du Sud-Est péninsulaire. Réunissant six pays, la Chine (Yunnan et Guangxi à partir de 2005), la RDP lao, la Birmanie, la Thaïlande, le Cambodge et le Vietnam (figure 1), le GMS réactive les routes caravanières, réseaux commerciaux structurant la région de longue date (Taillard, 2009 : 7 ; ADB, 2012 : 3).

Faisant rapidement l’objet d’un consensus entre les six pays, la stratégie proposée par la BAD débouche sur six secteurs prioritaires (1994) : l’énergie, les infrastructures de transport, les télécommunications, l’environnement et les ressources naturelles, le tourisme [4], et le développement des ressources humaines (Faure, 2009 : 29). Viendront s’ajouter ultérieurement l’agriculture, les investissements, le commerce extérieur (ADB, 2012 : 6-12). Cette approche originale ne nécessite aucun accord international entre pays membres et s’appuie sur la coopération intergouvernementale. Les réalisations sont néanmoins retardées par la crise financière asiatique de 1997, faute de pouvoir réunir les financements nécessaires. Entre 1994 et 2009, la BAD a débloqué en fonds propres ou mobilisés auprès de bailleurs de fonds, pour différents projets du GMS, près de 48 G $ US (Taillard, 2010 : 54).

Cette stratégie sectorielle est complétée par une stratégie territoriale qui s’appuie sur la création d’un maillage de corridors économiques [5], à la fois nord-sud et est-ouest (figure 1). Dès les débuts du GMS, la priorité est donnée à la construction des infrastructures de transport. Dans le même temps, la BAD encourage la création de zones industrielles et commerciales structurées autour de noeuds principaux et secondaires, notamment transfrontaliers. Au total, huit corridors structurent la Région du Grand Mékong (figure 1).

Le Nord du Laos, et plus particulièrement la province de Luang Namtha, se positionne sur l’un de ces principaux corridors, celui nord-sud reliant Kunming (Chine) à Bangkok (Thaïlande). Passant par la Zone économique spéciale (ZES) de Boten et la ville de Luang Namtha, ce corridor, grâce à la Route 3 inaugurée en 2008, permet à ce territoire de renouer avec sa fonction ancienne d’espace intermédiaire entre les corridors du Grand Mékong.

Après l’enthousiasme des années 1990 et 2000 pour les corridors économiques et les triangles de croissance, censés apporter développement et prospérité à la RDP lao, les doutent émergent dans l’esprit du gouvernement lao quant à la possibilité de matérialiser ces concepts. À Vientiane, on attend avec impatience de toucher les retombées économiques, la BAD ayant du mal à imposer son modèle. C’est pourquoi, en 2003, le gouvernement lao envisage un accord bilatéral avec la Chine. En effet, du côté du Laos, on commence à regarder en direction de la Chine et de la province du Yunnan, qui possède de nombreux points communs avec le Nord du Laos, notamment une géographie montagneuse et enclavée, un fort potentiel en ressources naturelles et agricoles, ainsi qu’une faible densité de population, majoritairement issue des minorités ethniques (Tan, 2011 : 384). Au Laos, la réussite du modèle de croissance du Yunnan mis en place à partir de 1992, basé sur la création de nouvelles zones économiques et des villes ouvertes sur le littoral (Guangdong et Hong Kong), la modernisation des transports et l’exploitation des ressources naturelles et agricoles (hévéa), interpellent un gouvernement de plus en plus enclin à se tourner vers une méthode chinoise de planification à des fins de rééquilibrage territorial (Goodman, 2004 : 317-318 ; Stuart-Fox, 2009 : 142 ; Taillard, 2010 : 57). Du côté chinois, un projet de coopération technique avec le Nord du Laos ne laisse pas indifférent et est vu comme une formidable occasion de reprendre pied dans la péninsule indochinoise et, ainsi, de se brancher sur les réseaux de la Région du Grand Mékong, le Yunnan (re)devenant la porte d’entrée vers les marchés du Sud-Est asiatique.

Figure 1

Le maillage des corridors de développement dans la Région du Grand Mékong

Le maillage des corridors de développement dans la Région du Grand Mékong

Réalisation : É. Mottet, 2012

Source : BAD, 2008 ; C. Taillard, 2010

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Un Plan Nord yunnano-chinois pour le Nord du Laos

Évoquée pour la première fois en avril 2007 [6], l’existence d’un Plan Nord (ou Master plan) réalisé par la province du Yunnan (Chine) intrigue à l’époque grandement les professionnels du développement, notamment les agences présentes au Laos à travers le programme Northern Uplands Development[7]. Une première version de ce plan, Planning for Industrial Economic Development and Cooperation in Northern Part of Lao PD 2008-2020 (2008), circule dès l’été 2008 dans les réseaux occidentaux, notamment LaoFAB, forum en anglais d’échange sur l’agriculture et le développement au Laos.

Très rapidement renommé The Chinese Master Plan, il reçoit un accueil négatif de la part des ONG [8] présents au Laos et des expatriés occidentaux, confirmant à leurs yeux l’impérialisme économique chinois sur le Laos, selon une analyse diffusée ces dernières années dans de nombreux articles de presse et de travaux de recherche. À l’inverse, l’accueil du côté laotien fut enthousiaste, le plan étant vu comme une formidable occasion de développement pour le Nord du Laos [9].

En réalité, l’idée d’un Plan Nord réalisé par les Chinois est évoquée dès octobre 2004 lors d’une réunion du Yunnan-North Lao Cooperation Working Group (YNLCWG), groupe créé en 2003 afin de promouvoir la coopération économique entre le Yunnan et les neuf provinces du Nord du Laos [10] (Shi, 2009 : 3 ; Li et Kwa, 2011 : 22 ; Tan, 2011 : 381). Cette assistance technique fut officialisée à travers le premier document au sujet du Plan Nord (Exchange of Notes on assisting Lao PDR) lors de la visite au Laos du premier ministre chinois Wen Jiaobao durant le sommet de l’ASEAN de Vientiane (29-30 novembre 2004). Pourtant, bien que le YNLCWG ait tenu deux réunions en 2005 et 2007, auxquelles ont participé de nombreux fonctionnaires chinois et lao, ce n’est qu’en avril 2007 que la préparation du Plan Nord est annoncée officiellement (Shi, 2009 : 3). En effet, le 3 novembre 2007, le ministère du Plan et de l’Investissement (MPI) laotien et le gouverneur de la province du Yunnan signent 11 documents prévoyant un investissement total de 1,5 M $ US dans des projets hydroélectrique, agricole et industriel à Vientiane et dans 7 provinces du Nord, ainsi que des projets de plantation d’hévéa dans 4 provinces du Nord et l’implantation d’exploitations minières [11]. Du côté de la Chine, le Plan Nord est piloté par le Yunnan Provincial Development and Reform Commission (YPDRC) et partiellement financé par le ministère du Commerce chinois. Du côté du Laos, le National Economic Research Institute (NERI), think thank gouvernemental rattaché au MPI, a servi de partenaire et de facilitateur dans la collecte de données auprès des administrations lao (Tan, 2011 : 382). Durant le processus, la Chine et la province du Yunnan ont envoyé au Laos des experts issus des universités et du milieu académique et formé les hauts fonctionnaires lao à Kunming, capitale du Yunnan, pour améliorer la compréhension du Plan Nord et préparer son implantation (Shi, 2009 : 3-4).

Proposé au gouvernement lao une première fois en avril 2008, le Plan Nord fut discuté et modifié (volet social, tracés des routes) à Kunming en septembre, puis validé à Vientiane en octobre de la même année (Ibid. : 3-4). Le 12 janvier 2009, le Plan Nord fut officiellement remis au gouvernement lao par la province du Yunnan lors d’une cérémonie en marge du XVIIe Forum Asie Pacifique tenu à Vientiane du 11 au 15 janvier 2009 [12]. Adopté lors du IXe Congrès du Parti national, le Plan Nord conçu par la Chine épouse parfaitement les visées de développement des marges territoriales de la RDP lao pour son plan quinquennal (2011-2015) [13]. Le rapport politique du 9e plan du secrétaire général, M. Choummaly Sayasone, confirme cette vision commune : « Thus we have to actively implement a master plan related to multi-nation economic development, or a master plan to develop regions that share borders with neighboring countries. » [14]

En effet, comme le soulignent Shi (2009 : 14-15) et Tan (2011 : 382), il serait exagéré de considérer le Plan Nord comme un projet uniquement chinois dans la mesure où de nombreux axes nécessiteraient un appui financier international, notamment à travers la mise en place d’un système de coentreprise (joint-venture). En outre, ce plan reprend la plupart des grandes lignes tracées dans la Northern Region Development Strategy élaborée par le Laos avec l’appui de la BAD en 2004. De plus, il faut préciser que cette démarche de planification et d’assistance technique n’est pas limitée au Laos, le Yunnan ayant lancé des initiatives similaires avec le Nord de la Thaïlande, Yunnan-North Thailand Cooperation Working Group, (2004), le Nord du Vietnam, Economic Cooperation Consultation of Yunnan and Four Provinces of Vietnam, (2004) et la Birmanie en 2007, Yunnan-Myanmar Economic and Trade Cooperation Forum, (Li et Kwa, 2011 : 6).

Il n’en demeure pas moins que concevoir la stratégie de développement du Nord du Laos permet à la Chine de mieux maîtriser l’accès aux terres et aux ressources naturelles, de garantir des occasions d’affaires tout en désenclavant les provinces du sud-ouest en direction des régions côtières méridionales.

À ce titre, les visions de la BAD [15] (GMS) et de la Chine pour le développement du Nord du Laos, bien que présentant beaucoup de similitudes, font apparaître des objectifs différents. En effet, d’après la définition donnée par la BAD, le corridor nord-sud passe par Boten, Luang Namtha et Houay Say, évitant soigneusement Luang Prabang et Vientiane. En revanche, le Plan Nord chinois intègre ces deux villes dans son corridor nord-sud facilitant la pénétration de la Chine en direction de l’Asie du Sud-Est via la modernisation de la route 13 actuelle [16] (figure 2).

Figure 2

Corridor économique et exploitation des ressources dans la province de Luang Namtha

Corridor économique et exploitation des ressources dans la province de Luang Namtha

Réalisation : É. Mottet, 2012

Source : LMRP/GTZ, 2009 ; MEN Lao PDR, 2012

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Le modèle de développement proposé par le Plan Nord repose sur quatre principaux pôles d’activité : premièrement, le secteur énergétique par le déploiement de barrages hydroélectriques ; deuxièmement, l’industrie minière couplée à l’édification d’usines métallurgiques et de fonderies ; troisièmement, l’agriculture commerciale, avec une prédilection pour l’hévéa, sur laquelle s’appuie l’exportation de produits semi-transformés (latex, thé, etc.) ; enfin, le développement du tourisme vert et ethnique autour de sites « typiques » des zones montagneuses aux villages folkloriques (Northern Laos Industrial Economic Development and Cooperation Planning Preparation Group, 2008 : 21-22). Pratiquement, ces pôles d’activité dans le cadre de ce plan économique pour le Nord du Laos, sont résumés dans la formule « 1334 » (figure 1), c’est-à-dire 1 coeur économique pour le Nord (Luang Prabang), 3 corridors économiques (dont celui de Chine – Boten [Luang Namtha] – Oudomxay – Luang Prabang – Vientiane – Thaïlande), 3 zones industrielles, 4 zones de coopération économique transfrontalière, dont Boten avec la Chine.

L’élément central sur lequel repose ce Plan Nord est assurément le développement des infrastructures de communication d’ici 2020 (figure 1) : près de 5000 km de routes principales, réparties en trois axes nord-sud (2299 km), cinq axes est-ouest (2832 km) et huit routes secondaires (1000 km). À cela s’ajoutent la navigation fluviale pour des navires de 500 tonnes [17], trois nouvelles lignes de chemin de fer et la construction ou l’agrandissement de plusieurs aéroports : Luang Prabang [18], Luang Namtha [19] et Houay Say (Northern Laos Industrial Economic Development and Cooperation Planning Preparation Group, 2008 : 50-58). Toutefois, le Plan Nord n’évoque aucun plan de financement. En revanche, il affirme à plusieurs reprises la nécessité d’obtenir le soutien financier des bailleurs de fonds et la coopération de l’aide internationale car, à la différence de la Chine, le Laos dispose d’une très faible capacité de financement [20]. D’ailleurs, les concepteurs chinois comptent sur cette intervention extérieure pour prendre en charge les dommages collatéraux du plan de développement, particulièrement visibles dans la province de Luang Namtha.

Le Plan Nord dans la province de Luang Namtha : entre progrès et déception

Le Laos a fait appel à la BAD et à Beijing pour développer les infrastructures de communication dans un espace montagneux quasi vierge, notamment la province de Luang Namtha. Le plan de mise en valeur du territoire de Luang Namtha – réalisable uniquement si on libère de la terre pour les grands projets (éradication de l’opium et de l’abattis-brûlis) – a permis l’intensification des cultures de rente, particulièrement la multiplication des plantations d’hévéa et, dans une moindre mesure, des projets miniers et hydroélectriques.

Corridor économique : route 3

La section lao, l’une des trois routes du corridor nord-sud (figure 1), devait être achevée en 1998, mais la crise asiatique de 1997 a considérablement ralenti les projets de la BAD, faute de financement. Qui plus est, les réserves du gouvernement lao, qui ne voyait pas les avantages de ce projet, bloquèrent les investisseurs privés thaïlandais, partie prenante dans ce projet d’infrastructure. Cette tension entre les deux voisins aboutit à la dissolution de la coentreprise Lao/Thaïe, The Economic Quadrangle Joint Development Corp. Ltd., et à un transfert des pouvoirs au gouvernement lao (Masviriyakul, 2004 : 312). En 2002, un accord fut finalement trouvé dans lequel la BAD, la Thaïlande et la Chine s’engageaient à investir sous forme de prêts et d’aide près de 30 M $ US chacun (90 M $ US au total) pour la construction d’une portion de route de 240 km du corridor nord-sud passant par les provinces de Luang Namtha et de Bokeo, la route 3 ou R3 (Tsuneishi, 2009 : 11). Afin que les négociations aboutissent, la Chine joua un rôle essentiel, le corridor nord-sud étant une priorité dans sa stratégie d’expansion économique vers l’Asie du Sud-Est. Cette route (Golden channel), inaugurée en mars 2008 [21], la plus courte pour atteindre les côtes du Sud-Est asiatique, devrait à terme transporter pour 400 G $ US de marchandises, des millions de touristes (échéance non précisée dans la source) et réduire à 20 heures [22] la durée du trajet de 1800 km entre Kunming et Bangkok, alors qu’il faut encore 3 jours pour franchir la distance aujourd’hui. De plus, pour la Chine, la R3 complète et prolonge son nouveau réseau autoroutier qui se rend jusqu’à Mohan, au Yunnan (Kunming-Mohan Expressway ou G8511), zone économique frontalière avec le Laos. Le corridor sera complété en 2013 par le quatrième pont de l’amitié lao-thaïlandaise reliant les villes frontalières de Houay Say (Laos) et Chiang Khong (Thaïlande). Financé conjointement par la Chine (50 %) et la Thaïlande (50 %) pour un coût évalué à 43 M $ US [23], ce pont d’une longueur de 480 m facilitera les flux commerciaux et touristiques dans le quadrangle économique actuellement limité par la nécessité d’emprunter un traversier sur le fleuve Mékong (enquête de terrain, février 2012) (figure 2).

À la fin des années 1990, les estimations des flux empruntant la partie laotienne du corridor nord-sud, une fois cette dernière complétée, se situaient entre 42 000 et 500 000 véhicules/mois [24]. En l’absence de statistiques fiables [25], il est impossible de savoir avec précision le nombre véhicules circulant sur la R3, mais la réalité est moins enthousiasmante d’après notre enquête sur le terrain. Les principaux utilisateurs de la route restent en majorité les camions de la Viengphouka Coal Mining Co. Ltd, compagnie minière thaïlandaise, transportant le charbon jusqu’à Houay Say – avec une fréquence journalière d’un camion toutes les 30 secondes – ; viennent ensuite des camions de marchandises (essences, produits agricoles), puis les bus, les voitures particulières et le trafic domestique (motocyclettes). Il semble que l’absence de pont entre Houay Say et de Chiang Khong limite encore le volume de flux de personnes et d’échanges à un niveau très faible. De surcroît, en saison sèche, le niveau bas des eaux du fleuve Mékong oblige la suspension des activités du bac entre Houay Say et Chiang Khong. Les marchandises en provenance de la Chine, acheminées par la Route 3, restent stationnées plusieurs jours dans la zone portuaire [26].

Si la R3 est empruntée quotidiennement par les commerçants et entrepreneurs chinois, à la conquête d’opportunités économiques dans le Nord du Laos, la route sert surtout d’axe de pénétration pour les migrants chinois en direction de la frontière thaïlandaise, notamment les Chinois travaillant pour les compagnies cultivant l’hévéa (Tan, 2011 : 155, 346). Le dernier Atlas socioéconomique du Laos montre que dans le Nord du Laos, les taux de migration interne sont particulièrement élevés dans les districts bordant la Route 3 (Epprecht, 2008 : C1).

Plusieurs études récentes (Khontaphane et al., 2006 : 40-44 ; Warr, 2008 : 278) sur l’évaluation des impacts socioéconomiques d’une route et les conditions d’existence de la population des villages installés le long des routes du Nord du Laos montrent que ces villages bénéficiaient de meilleurs accès aux services (écoles, hôpitaux, commerces) et d’opportunités économiques liées au transit et au développement touristique. Or, d’autres études affirment que l’existence d’un corridor économique ne se décrète pas (Banomyong, 2010). Devant le faible impact du corridor sur la croissance des villes et villages de la R3, sauf pour la ville de Luang Namtha, la présence d’une route semble ne pas suffire pour créer du développement. En revanche, les réserves ne sont plus de mise quant aux problèmes sociaux (propagation des maladies, trafic de drogues et d’êtres humains) et environnementaux (déforestation, glissement de terrain) qu’engendre la création d’un corridor économique (Warr, 2008 : 279 ; Ramachandran et Linde, 2011 : 611). En plus de l’augmentation des accidents et des nuisances sonores [27], les nouvelles routes ont eu un impact social dramatique, notamment parmi certaines minorités ethniques dont l’identité culturelle, l’organisation sociale et les conditions d’existence sont étroitement liées à la nature. Des études menées le long du corridor nord-sud (routes 17B et 13) ont montré que le trafic humain et la prostitution touchaient principalement les jeunes filles d’ethnies issues des villages déplacés (Chamberlain, 2000 : 14-15 ; Lyttleton et al., 2004 : 79).

Depuis mars 2008, le trajet entre Luang Namtha et Houay Say, long de 240 km, prend entre 4 et 5 heures, alors qu’il prenait 2 jours auparavant. Cependant, à la première saison des pluies, la route est rapidement endommagée. Selon notre enquête sur le terrain de juin 2008, certains tronçons montagneux sont glissants et dangereux lors des pluies torrentielles de la mousson, et deviennent impraticables pour les camions et bus. En cause, la mauvaise qualité du revêtement utilisé lors de la construction de la route et l’érosion des sols due aux versants dénudés par la déforestation et l’abattis-brûlis [28].

Le boom de la monoculture de l’hévéa ou la marchandisation des terres

Au Laos, le gouvernement a créé un environnement favorable aux investissements étrangers et aux programmes de développement (Law on Foreign Investment Promotion, 2004). Cela se traduit par la promotion d’une politique que l’on nomme Turning land into capital, le capital initial étant la terre, facteur primordial de production (Dwyer, 2007 : 1 ; Baird, 2011 : 10). Cette orientation soutenue au Laos, mais également au niveau international, par des organisations telles que la Banque mondiale [29] et la BAD, considère les concessions comme une forme d’investissement agricole bénéfique pour les pays en développement [30]. Ces organismes offrant une caution morale et légitimant la réforme agraire laotienne, on assiste depuis le milieu des années 2000 à la privatisation des terres à travers un système concessionnaire et d’agriculture commerciale.

Comme bien des pays d’Asie du Sud-Est, le gouvernement lao a opté pour la mise en valeur d’une monoculture de rente – Vietnam avec le café ou Malaisie avec l’huile de palme – gagnée sur des espaces forestiers situés aux marges du territoire national (Fortunel, 2000 : 7 ; Beaulieu, 2008 : 148). En effet, dans le Nord du Laos, l’accent n’a pas été mis sur le développement de la riziculture inondée en terrasses, cette dernière réclamant un travail humain colossal, ce que la faible densité de population des régions montagnardes ne peut fournir (Gourou, 1984 : 11). Le gouvernement lao a préféré encourager le développement d’une agriculture commerciale génératrice de revenus pour les paysans, en faisant la promotion des plantations industrielles d’arbres, comme l’hévéa, afin de créer une économie marchande et dynamiser des zones isolées.

Cette stratégie, qui ne garantit ni l’autosuffisance alimentaire des populations ni la durabilité des systèmes agraires, n’est pas dénuée de calcul politique et économique. L’objectif est, d’une part, de se réapproprier [31] les terres exploitées par les villageois et de contrôler rapidement le territoire par la réforme foncière et, d’autre part, de garantir à l’État des revenus importants à court terme. En conséquence, le gouvernement lao s’est lancé dans une politique volontariste de location de vastes étendues de terres aux entreprises étrangères et nationales pour la commercialisation de plantations forestières (hévéa, teck, eucalyptus) ou pour l’exploitation minière et hydroélectrique.

Au Laos, plusieurs paliers de gouvernement ont le pouvoir d’attribuer des concessions. Les districts attribuent les concessions de 3 ha et moins ; quant aux provinces, elles octroient les concessions inférieures à 100 ha, tandis que le ministère de l’Agriculture et de la Foresterie (MAF) a l’autorité d’approuver des concessions allant jusqu’à 10 000 ha. Au-delà, il faut une décision de l’Assemblée nationale. Dans les faits, ces règles ne sont pas respectées, dans la mesure où des concessions de plus de 1000 ha ont été attribuées par les autorités provinciales, qui maquillaient des documents ou accordaient 10 concessions de 100 ha à dix entreprises différentes, mais appartenant à un seul et même entrepreneur (Schumann et al., 2006 : 33). À l’inverse, dans la province de Luang Namtha, des concessions d’hévéa ont été accordées directement par Vientiane, sans que la province en soit informée. Attirés par la manne financière, les villages, les districts, les provinces et le gouvernement central signent chacun de leur côté des contrats sans le signaler aux autres, instaurant par la même occasion une compétition entre les différents niveaux de l’administration lao (tableau 1). Par exemple, sur les 42 projets approuvés par la province de Luang Namtha entre 1999 et 2007, 35 concernaient des plantations d’hévéa (25 investissements étrangers et 27 investissements lao) [32].

Tableau 1

Baux et concessions foncières attribués par niveau de gouvernement dans la province de Luang Namtha (1999-2007)*

Baux et concessions foncières attribués par niveau de gouvernement dans la province de Luang Namtha (1999-2007)*
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Données les plus récentes disponibles à distance

Source : LMRP/GTZ, 2009

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Octroyées généralement pour une durée de 30 ans, les concessions de la RDP lao sont bon marché (entre 2 et 12 $/ha/an) comparativement aux loyers pratiqués en Chine et au Vietnam : respectivement 50 $ et 20 $ par hectare et par an (Chanthalasy et al., 2005 : 22 ; Hanssen, 2007 : 8 ; GTZ, 2009 : 15). L’abondance des terres, les faibles loyers et les exemptions d’impôts sur une période allant de deux à sept ans selon les zones expliquent la popularité des demandes de concessions, surtout auprès des investisseurs étrangers (Sisombat, 2008 : 34-35). En février 2008, d’après le MPI, 17 compagnies, principalement chinoises, thaïes et vietnamiennes, avaient obtenu 200 000 ha de concessions rien que pour l’hévéa, moyennant un investissement de 500 M $ US, et 5 autres compagnies auraient sollicité 70 000 ha pour un montant de 142 M $ US (Baird, 2010 : 1).

Il faut replacer cette « stratégie hévéa » dans un contexte plus global. L’objectif de la RDP lao est d’atteindre les 500 000 ha de plantation d’ici 2020, dont 300 000 ha d’hévéa (Hicks, 2009 : 21). Les plantations industrielles font partie de la stratégie de régénération du couvert forestier, qui s’est considérablement réduit en 40 ans. En 1940, on estimait que la forêt laotienne couvrait 70 % de la surface du pays, soit 17 millions d’hectares (Chanthirath et Xayabouth, 1998 : 149). Certains auteurs parlent d’un couvert forestier, de près de 41 % en 1999 (Southavilay et Castren, 1999 : 4). À ce rythme, des experts prédisent que le couvert forestier du Laos passerait sous la barre des 35 % d’ici 2020 (GTZ, 2009 : 6). Pour autant, il n’est pas certain que les différents auteurs et rapports officiels révèlent le pourcentage exact du couvert forestier lao ni l’ampleur réelle de la déforestation. Ces différences importantes entre les estimations alimentent depuis une vingtaine d’années les débats sur le niveau réel et l’état général du couvert forestier, en Asie du Sud-Est en général et au Laos en particulier (De Koninck, 1997 : 1-6). Le Laos, soucieux de présenter aux bailleurs de fonds l’image d’un pays hautement boisé, et donc d’autant plus digne d’être aidé pour la richesse de sa biodiversité, a pour objectif de reboiser d’ici 2020 près de 70 % de la surface totale de son territoire (GOL, 2005 : 4).

Par ailleurs, à partir de 2006, la mise en place d’un fonds spécial d’éradication de l’opium, The Opium Replacement Special Fund, doté de 37 millions $ US et géré par la province du Yunnan, a encouragé les compagnies chinoises à investir dans l’hévéa dans le Nord du Laos. Ce fonds permet de subventionner jusqu’à 80 % des coûts d’implantation des compagnies, d’offrir des prêts à des taux d’intérêt très avantageux, ainsi que des exonérations de taxes sur le latex d’hévéa importé en Chine (Shi, 2008 : 27). Le remplacement de l’opium par l’hévéa au Laos [33] est particulièrement intéressant pour la Chine, dont les besoins en latex s’élèvent à trois millions de tonnes/an [34], et qui est depuis 2001 le premier consommateur de caoutchouc au monde (Ibid. : 18). Premièrement, il permet de régler les problèmes de saturation de production et d’espace dans la province du Yunnan (Ibid. : 20). Deuxièmement, la culture de l’hévéa fournit principalement la production de pneumatiques, un secteur hautement stratégique en Chine pour l’industrie automobile et pour l’armée qui n’oublie pas, dans un contexte de confrontation potentielle avec l’Occident, le blocus de la Chine sur le latex d’hévéa imposé par les États-Unis durant la guerre de Corée (Tan, 2011 : 493).

Toutefois, le développement de l’hévéa dans le Nord du Laos n’est pas uniquement le fait d’un afflux massif d’investissements chinois. Les groupes ethniques, notamment les Akha et les Hmong, investissent dans l’hévéa sans passer par les compagnies chinoises et les officiels locaux, et continuent d’autres cultures afin de ne pas dépendre d’une seule. Ces minorités, présentes de part et d’autre de la frontière sino-laotienne, s’appuient sur des liens familiaux et des réseaux ethniques afin de commercialiser leur production. Pour ces Montagnards du Nord du Laos, fascinés par le modèle chinois de modernité ayant rendu « riches » les cousins, l’hévéa est vu comme un moyen efficace de sortir de la pauvreté et d’accéder au confort matériel (Diana, 2009). En 2006, les villageois de la province de Luang Namtha avaient planté eux-mêmes 11 119 ha. On peut penser que ce chiffre est en dessous de la réalité, étant donné que les paysans sous-estiment la taille réelle de leur plantation afin de payer moins de taxes (Shi, 2008 : 13).

Les surfaces plantées d’hévéa dans le Nord du Laos varient selon les estimations, mais d’après le National Forestry Research Institute (NAFRI) et le MAF, il y en aurait entre 181 840 et 166 500 ha. En l’absence d’inventaire systématique, il est impossible d’avoir une information précise sur la surface totale des plantations, les données étant à prendre avec précaution en raison de l’absence de transparence dans le mode d’attribution des terres. Pour la province de Luang Namtha, en 2012, le service du Plan et de l’investissement estime que la culture de l’hévéa occupe 37 000 ha pour une production de plus de 10 000 tonnes de latex [35]. Elles étaient de seulement 1386 ha en 2005, soit 27 fois moins, confirmant du même coup le « boom de l’hévéa » dans un laps de temps très court (Manivong, 2007 : 58). Entre 2003 et 2009, sur les 42 projets agricoles implantés dans la province de Luang Namtha, 35 concernaient uniquement l’hévéa, soit 83 % (LMRP/GTZ, 2009).

L’autre outil utilisé pour mettre en oeuvre cette « stratégie hévéa » est l’agriculture contractuelle (contract farming). Cette appellation désigne le contrat passé entre les paysans et les industries de transformation ou les entreprises de commercialisation, en vue de la production et de la livraison de latex d’hévéa à un prix prédéterminé. L’arrangement implique généralement que l’acheteur fournisse un certain degré de soutien à la production, des conseils techniques et achète la production, tandis que l’agriculteur s’engage à livrer le produit en question selon les standards de quantité et de qualité déterminés par l’acheteur (Fullbrook, 2007 : 48 ; Tan, 2011 : 340). Dans le Nord du Laos, contrairement au Sud du pays où l’on exploite de vastes concessions de plusieurs milliers d’hectares sur des périodes comprises entre 20 et 50 ans [36], c’est l’agriculture contractuelle qui domine, à la suite d’un accord officiel conclu en octobre 2005 entre les provinces de Luang Namtha, Oudomxay et Bokeo (Schumann et al., 2006 : 13 ; Shi, 2008 : 30).

Dans le Nord du Laos, c’est le contrat « 2 + 3 » qui prédomine. Dans ce modèle fortement encouragé par les autorités centrales, provinciales, locales et les investisseurs privés, l’agriculteur doit fournir les terres ainsi que la main-d’oeuvre, alors que les investisseurs apportent la technique, les capitaux (semences, fertilisants, outils) et les débouchés commerciaux pour le latex, toutefois, sans en garantir le prix qui est indexé sur le cours mondial (Shi, 2008 : 33). En fait, en plus des agriculteurs et des investisseurs, d’autres acteurs sont partie prenante dans ce plan d’affaires ; c’est notamment le cas des chefs du village, des autorités du district, de différents intermédiaires, d’une institution de crédit et d’aide financière mise en place pour aider les paysans désireux de se lancer dans la plantation d’hévéa, et du personnel oeuvrant dans les projets de développement. En réalité, chaque contrat de fermage attribue des responsabilités plus ou moins importantes à chaque acteur (Fullbrook, 2007 : 6). Encouragées par Vientiane à trouver du financement afin d’atteindre les Objectifs du millénaire pour le développement (OMD), passant par le développement d’une économie locale, les provinces du Nord ont favorisé la mise en place du contract farming, notamment pour l’hévéa. Toutefois, durant les premières années d’implantation (2003 et 2004) et en l’absence de règles claires décrétées par le gouvernement central, les investisseurs laotiens et étrangers ont signé des accords rarement à l’avantage des villageois. Par exemple, quand les compagnies privées sont insatisfaites du volume ou de la qualité de la production, elles changent unilatéralement les termes du contrat, les villageois étant contraints d’accepter une baisse de revenu (Ibid. : 23). Dans le cas de l’hévéa, les contrats standards accordent 70 % des bénéfices aux villageois, mais il n’est pas rare que ces derniers soient abaissés jusqu’à 50 %. Dans ces cas précis, les provinces et les districts prennent rarement la défense des paysans, favorisant les investisseurs externes au détriment des villageois (Shi, 2008 : 3, 34-35). Dans la province de Luang Namtha, la collusion entre autorités locales et investisseurs est notoire. De nombreuses enquêtes font état de salaires et cadeaux versés à certains fonctionnaires influents par des compagnies oeuvrant dans la culture industrielle, notamment la Yunnan Power Biological Product Co. Ltd. (Tan, 2011 : 342). De plus, les investisseurs privés faisant miroiter des investissements supplémentaires en infrastructures (école, dispensaire, coopérative, etc.) [37], les autorités locales n’hésitent pas à utiliser la force pour imposer la culture de l’hévéa dans certains villages, mettant sérieusement en danger l’autosuffisance alimentaire. La première récolte de latex arrivant en général au bout de cinq à sept ans, de nombreux villageois « découvrent » qu’ils n’ont pas suffisamment de ressources financières pour attendre les dividendes de la première production. Ils tombent dans un système de « 1 + 4 », dans lequel ils fournissent uniquement les terres. Ils se retrouvent à vendre leur force de travail (de 3 à 6 $/jour) – s’ils sont en bonne santé – sur leurs propres terres, ainsi que leur bétail pour acheter du riz (Ibid. : 343, 477). Dans d’autres cas, les paysans sont parfois obligés d’abattre leur bétail (bovins et buffles) pâturant dans les plantations d’hévéa afin d’éviter de payer les amendes imposées contractuellement par les compagnies (environ 13 $ US) [38], voire d’empêcher leur éviction pure et simple sans compensation financière.

Une culture d’hévéa nécessitant un « saigneur » [39] et demi par hectare (entre 450 et 495 plants par hectare [40]), la main-d’oeuvre locale est insuffisante. Les travailleurs chinois spécialisés commencent donc à affluer dans les plantations, faisant craindre du même coup une migration saisonnière massive au vu des investissements chinois à Luang Namtha. Principalement dirigés vers l’agriculture, les investissements chinois dans la province de Luang Namtha représentent 82 % du total et sont de loin les premiers investissements étrangers avec 96 %. Orientés sur l’hévéa pour une période de 20 à 30 ans – ce qui correspond à la durée maximale de production d’un hévéa [41] –, les contrats se font dans le cadre de la formation d’une coentreprise, les Chinois garantissant un débouché pour la production.

Principalement destinée à l’exportation, la culture d’hévéa engendre de nombreux effets négatifs. De l’aveu même des fonctionnaires du Department for Planning and Investissment (DPI) de Luang Namtha lors d’un entretien en février 2012, la monoculture de l’hévéa comporte des risques environnementaux (les plantations industrielles d’hévéa gourmandes en eau seraient responsables des sécheresses historiques de 2010), et entraîne une dépendance accrue vis-à-vis de la Chine, ainsi que l’appauvrissement de certains villageois. Pour autant, appâtés par les 0,40 $ US par arbre/jour promis par les investisseurs [42], les laotiens investissent également dans cette nouvelle culture, rachetant avec leurs économies quelques hectares de terres ou transformant des champs/rizières « urbains » laissés plus ou moins à l’abandon [43]. À Luang Namtha, les plantations d’hévéa occupent désormais les sommets des collines entourant la ville. En effet, bien qu’il existe depuis 2009 [44] un moratoire sur les concessions foncières de plus de 1000 ha, les petites exploitations fleurissent puisque, d’une part, certains contrats laissent la possibilité de planter du riz entre les arbres pendant les deux premières années et, d’autre part, les plantations comprises entre 2 et 6 ha sont soumises à peu de taxes, soit entre 0,50 et 1 $ US par arbre/an (6 yuan). Une exploitation de moins de 2 ha est exonérée d’impôts (Shi, 2008 : 14, LMRP/GTZ, 2009). L’enjeu financier est important pour les autorités : rien que dans la province de Luang Namtha, les revenus potentiels liés aux taxes sur l’hévéa représentent plusieurs millions $ US par an.

L’accélération du développement économique alimenté par les investissements locaux et étrangers est à l’origine de conflits fonciers. La pression sur les terres est particulièrement forte, d’une part, puisque la réforme foncière a été réalisée afin de conserver le couvert forestier [45] et, d’autre part, parce que la population a fortement augmenté à cause de la relocalisation massive. De plus, on assiste à l’allocation prématurée d’espaces (10 à 15 %) mis initialement en réserve par chaque village en prévision du développement futur (Soulivanh, 2004 : 27-28). Avant la réforme foncière, la terre n’avait aucune valeur marchande puisqu’appartenant à l’État et servant uniquement à la production vivrière. Aujourd’hui, les conflits fonciers existent aussi bien au sein des familles, entre les occupants anciens (ou immigrés) et les familles de déplacés, qu’entre les propriétaires dépossédés, les investisseurs privés, l’État, l’armée et la police. Dans la province de Luang Namtha, l’armée et la police ont dû utiliser la force dans quelques villages qui s’opposaient à l’octroi de grandes concessions d’hévéa à des compagnies chinoises, estimant que les conditions négociées n’étaient pas dans leur intérêt. Comme dans le secteur du bois, l’armée laotienne [46] est un acteur controversé de l’hévéa puisqu’elle gère, par la China-Lao Ruifeng Rubber, une concession gigantesque de 300 000 ha dans la province de Luang Namtha [47] (Shi, 2008 : 25). Officiellement, la coentreprise n’exploiterait que 10 000 ha [48]. D’autre part, on peut constater que les concessions d’hévéa les plus stratégiques, c’est-à-dire situées à proximité de la frontière sino-laotienne, sont contrôlées par l’armée ou la police (figure 2).

La présence de l’armée et de la police peut également être perçue comme une façon de prévenir le mécontentement et les risques de révolte des villageois. Les observateurs présents à Luang Namtha ont encore en mémoire la disparition de Sompawn Khantisouk, le cogérant de l’« écolodge », le Boat Landing, enlevé, d’après des témoins, début janvier 2007 par des policiers locaux. Cette disparition n’a jamais été résolue. Avec son associé, Bill Tuffin, Khantisouk dénonçait ouvertement le « boom de l’hévéa » qui commençait à se produire à l’intérieur des limites de l’aire protégée de la Nam Ha (figure 2).

En novembre 2008 [49], l’administration provinciale, consciente des problèmes environnentaux et sociaux qu’engendrait la monoculture de l’hévéa, a suspendu toute implantation, cette mesure visant uniquement les investisseurs. Depuis, l’expansion des plantations a repris, les paysans étant encouragés à cultiver l’hévéa [50]. Il fallait sans doute voir dans cette interdiction ponctuelle le résultat des incertitudes économiques nées de l’effondrement du cours du caoutchouc naturel à la fin de 2008 [51]. À n’en pas douter, les fluctuations du cours du caoutchouc naturel devraient relancer le débat au Laos sur la pérennité économique de l’hévéa [52] [53].

L’exploitation minière et l’hydroélectricité comme autres piliers du développement

L’État lao mise également sur l’exploitation des ressources naturelles pour dynamiser l’économie et ainsi réduire la pauvreté des communautés du Nord du Laos. Le développement minier et hydroélectrique est ainsi devenu l’une des priorités dans la province de Luang Namtha.

En ce qui concerne le secteur minier, deux projets sont actuellement en exploitation : une mine de charbon, exploitée depuis 1993 par une compagnie thaïlandaise à Viang-phouka, la Viengphouka Coal Mining Co. Ltd (concession de 20 ans, extensible de 10 ans) et depuis 2005 une mine de cuivre, à Muang Long, exploitée par la coentreprise Lao-China Oriental Minerals Development Co. Ltd (concession de 30 ans). Avec une production annuelle de 300 000 tonnes de charbon et 18 000 tonnes de cuivre par ces deux entreprises, l’industrie minière représente un poids considérable dans les exportations de la province (USGS, 2011 : 4, 16). En 2008, le charbon et le cuivre représentaient près de 72 % du total des exportations (tableau 2). Sans surprise, ces exportations de minerai sont dirigées exclusivement vers la Thaïlande (65 %) et la Chine (35 %). Entre la province de Luang Namtha et la Thaïlande, 99 % des exportations concernent le charbon, alors que le cuivre compte pour 48 % dans les exportations vers la Chine. Signe supplémentaire de l’importance prise par l’industrie minière dans l’économie de Luang Namtha, les exportations de minerai ont progressé de 269 % entre 2004 et 2008, pour atteindre 10,3 M $ US.

Tableau 2

Exportations de la province de Luang Namtha par pays entre 2006 et 2008 (en $ US)

Exportations de la province de Luang Namtha par pays entre 2006 et 2008 (en $ US)
Source : Département de l'Industrie et du Commerce de la province de Luang Namtha (2008, 2009)

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Nouveau pôle d’investissement dans le secteur minier, Luang Namtha s’apprête à voir démarrer d’autres exploitations. Vinacomin (Vietnam national Coal and Mineral Industries Group) a obtenu du gouvernement lao en 2009 [54] l’autorisation d’exploiter une concession de charbon de 14 200 ha à Viengphoukha, district possédant de grandes réserves de charbon. De même, un projet vietnamien de construction et d’exploitation d’une centrale thermique (50 MW) au charbon est à l’étude depuis 2010 [55]. En outre, la minière canadienne, Amanta resources Ltd [56], acteur inédit dans l’industrie au Laos, sonde depuis 2008 une zone de 20 000 ha à Muang Long. Effectuée dans le cadre d’un accord conjoint avec la Japan Oil, Gas and Metals National Corporation (JOGMEC), la prospection porte sur des minerais tels que l’or, le cuivre et l’argent.

Consommant 19 GWh [57] annuellement (2010), soit 0,85 % de la consommation nationale, la province de Luang Namtha importe 70 % de son énergie électrique de la Chine, le reste étant comblé par la production de l’usine hydroélectrique de Nam Ngum 1 [58] – située à 90 km au nord de Vientiane –, la génératrice diesel de Viengphoukha et les 1700 panneaux photovoltaïques installés dans les principales villes et villages du territoire Luang Namtha, Muang Sing, Muang Long, Viengphoukha et Nalea (GOL, 2009 : 20, 22, 43). En 2009, la facture de l’importation d’électricité en provenance de la Chine s’est élevée à 1,8 M $ US (GOL, 2009 : 54). Cette situation coûteuse est due principalement à l’absence d’usine hydroélectrique active dans la province.

En effet, le barrage de Nam Tha 3 (figure 3), projet commencé en 2001 et inauguré en 2005, n’est plus en opération depuis les dégâts subis par le système de contrôle à la suite d’inondations en 2006. D’une capacité de production de 1,25 MWh, il n’est, semble-t-il, toujours pas en service, bien que sa remise en service eût dû se produire en 2011 [59].

D’ici 2020, afin de combler ses besoins en énergie, la province de Luang Namtha compte s’appuyer sur l’exploitation de Nam Tha 3, une fois remis en service, et l’édification de nouveaux barrages (Nam Tha 1, Nam Long et Nam Pha). La production de deux de ces usines hydroélectriques (Nam Tha 1 et Nam Pha) sera partagée avec Bokeo, province voisine dont la consommation (22 GWh) est sensiblement égale à celle de Luang Namtha. Nam Long et Nam Pha sont sans conteste les projets les plus ambitieux de la province, Nam Long (inauguration prévue en 2013) étant de moindre envergure avec une capacité installée de 5 MWh destinés au marché domestique (GOL, 2012 : 6-7).

Signé le 20 août 2010 [60] entre le MPI et une entreprise malaisienne, AP Bizlink Group, le projet du barrage de Nam Pha devrait être livré et l’équipement opérationnel en 2016. Financée intégralement par des capitaux étrangers, l’usine hydroélectrique aura une puissance de 130 MWh pour une production essentiellement destinée à la consommation domestique et industrielle des provinces de Bokeo et de Luang Namtha (figure 2).

L’autre projet concernant la province, le barrage hydroélectrique de Nam Tha 1 (168 MWh), n’est pas à proprement parler situé à Luang Namtha, mais à Bokeo. La production de ce projet, signé en juin 2010 et financé par une coentreprise chinoise (85 %, China Southern Power Grid Co Ltd.) et le gouvernement lao (15 %), est destinée aux provinces du Nord du Laos, mais également à l’exportation en direction de la Thaïlande. De façon inattendue, en février 2011 [61], le gouvernement lao annonce la suspension du projet jusqu’à nouvel ordre, décision motivée sur recommandation du Mekong River commission (MRC), une commission intergouvernementale basée à Vientiane. En effet, Nam Tha 1 devait constituer un réservoir de 64 km2 capable de stocker 17,55 milliards de m3 d’eau, ce qui aurait provoqué l’inondation de nombreux villages situés sur les rives de la rivière. Le coût de la délocalisation de 10 000 à 30 000 personnes était estimé à 32 M $ US. Le manque de lieux où réinstaller ces personnes est la raison majeure invoquée pour le report du projet. Toutefois, aux yeux du Département de la promotion de l’énergie et du développement, le projet n’est pas abandonné puisqu’il figure encore dans les documents officiels. Son sort est plus que jamais lié aux études d’impacts socioenvironnementaux en cours, mais surtout à la volonté politique sino-laotienne de voir se concrétiser le projet.

Figure 3

Le barrage de Nam Tha 3 et les plantations d'hévéa sur les collines environnantes

Le barrage de Nam Tha 3 et les plantations d'hévéa sur les collines environnantes
Source : É. Mottet, février 2012

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Conclusion

L’exemple du corridor de développement traversant la province de Luang Namtha démontre que cette initiative sert en réalité le processus de contrôle de l’espace national par le centre puisqu’il permet la mise en place d’un processus de reterritorialisation des marges afin de s’en approprier les ressources, un Plan Nord permettant l’articulation des méthodes d’appropriations conjointes de l’État central et de l’intégration régionale. Néanmoins, Vientiane reste flexible sur les notions de souveraineté et de frontières, ce qui lui permet d’avoir recours à des acteurs externes, notamment chinois et vietnamien. Cette logique se retrouve dans les grands projets d’infrastructures de transport et d’énergie (mines, hydroélectricité) ou dans l’agriculture contractuelle (hévéa). Toutefois, cette tendance n’est pas spécifique à la province de Luang Namtha, mais suit le même mouvement qu’à l’échelle nationale. Dans le cas du Laos, la reconquête des marges territoriales, processus fondamental pour l’un des derniers États communistes de la planète, n’est pas minutieusement construite et imaginée par Vientiane, puisque les pays voisins y participent de façon active.

Les villageois, expropriés ou déplacés, notamment pour la construction d’une route, d’une mine ou d’un barrage, manifestent de plus en plus régulièrement leur mécontentement. Le gouvernement lao, jusque-là peu regardant sur l’attribution des concessions, a décidé de suspendre jusqu’à la fin de 2015 les concessions de terres pour les plantations d’hévéa et les projets miniers [62]. Ces mesures font suite aux inquiétudes soulevées par la Banque mondiale et des membres de l’Assemblée nationale après qu’une série de projets de développement a empiété sur les terres de villageois et porté atteinte à l’environnement. Les études d’impact social et environnemental sont trop souvent bâclées ; les autorisations sont octroyées de manière anarchique par différents niveaux de gouvernance à la fois, suscitant des conflits fonciers avec les communautés villageoises.

Avec ce moratoire, les dirigeants lao ont, semble-t-il, pris conscience de la nécessité d’établir une meilleure stratégie pour l’attribution des concessions de culture d’hévéa et d’exploitation minière. Toutefois, dans le cas d’un pays aussi opaque que la RDP lao, il faut savoir raison garder quant aux motivations réelles d’une telle décision. Il est fort probable que le gouvernement central, étant court-circuité par les provinces et les districts, ait jugé qu’il ne perçoit pas suffisamment les retombées du système concessionnaire, ce qui, dans un processus d’intégration régionale inachevé, pourrait amoindrir la marge de manoeuvre économique et géopolitique de la RDP lao, notamment dans l’optique de créer un nouveau système de relations multilatérales équitables avec les pays voisins. La prudence est une vertu, « la vertu suprême en politique », disait le politologue Hans Morgenthau.