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Cet ouvrage, issu du travail de thèse de l’auteur, porte sur la compréhension de la pratique modale des individus, dans le cadre des activités quotidiennes (consommation, travail, loisirs…). Dans le contexte politique global de réduction de l’usage de la voiture en milieu urbain et des fortes résistances au changement de comportement, l’auteur propose, en s’appuyant principalement sur le cas de la France, une relecture intéressante de la pratique modale à partir de la notion d’habitude.

Sur la base d’un état des lieux étayé qui pointe aussi vers les insuffisances méthodologiques des principaux indicateurs de la mobilité, l’auteur, dans une première partie, constate une forte résistance à la politique de réduction de l’usage de la voiture. Concrètement, cette politique se traduit par un réaménagement de l’environnement urbain au profit des modes de transport alternatifs et par des actions pédagogiques de sensibilisation à la nécessité de changer de comportement modal. La principale raison de cette résistance relève des postulats sous-jacents à cette politique. L’usager est considéré soit comme un acteur « instrumental » qui, en toute logique, devrait changer de comportement avec l’amélioration des qualités objectives des solutions de rechange à la voiture (temps de déplacement, coût inférieur, meilleur confort…), soit comme un acteur « axiologique » dont le choix modal devrait s’ajuster aux valeurs attachées (personnellement ou collectivement) aux modes alternatifs (moindres pollution et consommation d’énergie et d’espace, image valorisée..). Or, le changement de comportement repose sur des bases plus complexes.

En vertu de cela, dans une seconde partie, l’auteur propose de changer de paradigme en plaçant la notion d’habitude construite sous l’influence sociale et de l’expérience individuelle au centre des logiques des déplacements (c’est-à-dire des rationalités). Le sens de cette notion est discuté et conceptualisé de manière très stimulante sur la base d’une analyse mettant en perspective des définitions courantes et des travaux de l’économie évolutionniste, de la sociologie et de la psychologie sociale. L’habitude est alors définie comme un « potentiel intériorisé de savoir-faire » qui doit être entendu comme « une propension à un certain type de comportement, modifiable dans le temps, qui se constitue par apprentissage ». Le niveau conceptuel de l’habitude est fort judicieusement complété par une double opérationnalisation du concept. D’une part, un système de mesure de la « force de l’habitude » automobile qui s’appuie sur la combinaison de l’envergure (variété des situations dans lesquelles la voiture est employée) et de l’intensité de l’usage de ce mode de transport (fréquence d’utilisation de la voiture dans une situation donnée). D’autre part, l’habitude automobile est inscrite dans les dimensions géographiques que sont le temps, le territoire et les représentations.

Dans une troisième partie, Buhler présente les caractéristiques particulières de l’habitude automobile liées aux dimensions géographiques. Il s’appuie sur une « méthode ad hoc » associant à une approche qualitative exploratoire préalable (parcours commenté) une démarche quantitative fondée sur un questionnaire. L’habitude automobile forte est liée « positivement et significativement » à un large éventail d’activités réalisées au cours de la conduite et à la qualité du temps automobile perçu comme de plus en plus « agréable », de moins en moins « stressant » et « fatiguant » au fur et à mesure que l’habitude se renforce. Le territoire d’une habitude automobile forte ou faible n’est pas statistiquement lié à des différences de distance ou de nombre de trajets au cours de la semaine. Par contre, l’habitude automobile forte se caractérise fondamentalement par un grand nombre de lieux habituels avec des corrélations positives ou négatives selon la nature de l’activité réalisée dans ce lieu (achat, travail, loisirs…). Ces lieux habituels constituent un système de référence, dans lequel des trajets vers d’autres lieux moins fréquentés s’insèrent. L’habitude automobile très forte est également reliée à des représentations spécifiques. Les usagers ont notamment tendance « à moins se sentir en situation de choix modal ». Pour l’auteur, la conséquence de ces résultats s’impose d’elle-même : une habitude automobile forte, associant qualité du temps automobile, un grand nombre de lieux habituels et un sentiment d’absence de choix modal, s’oppose à un changement de comportement fondé sur des logiques de rationalité instrumentale et axiologique.

Dans la dernière partie, Buhler livre des conclusions de plusieurs types qui synthétisent les aspects principaux discutés au coeur de son ouvrage. L’habitude modale doit être considérée sous la forme d’une « structure tripolaire » (dimensions temporelle, spatiale et représentationnelle) que suivent en partie certains comportements de déplacement. Cette structure peut aussi bien s’appliquer à des habitudes modales que multimodales ; elle n’en différera que par son contenu. Ce contenu de l’habitude modale est susceptible de changements dans des situations particulières de rupture du parcours de vie (déménagement, changement d’emploi…) où la prise de décision (l’action de délibérer) prend le dessus sur l’activation des habitudes. Pour l’auteur, c’est précisément ces situations là que les politiques urbaines devraient privilégier pour contribuer au report modal par des actions ciblées (accès gratuit aux transports en commun…) favorisant potentiellement, chez les individus, la construction de nouvelles habitudes modales.

Cet ouvrage présente le double mérite de renouveler le débat scientifique sur les logiques d’action des individus au cours de la vie quotidienne en accordant une place centrale, mais non exclusive, aux habitudes longtemps négligées par les scientifiques en raison de leur connotation négative, et de présenter les traits géographiques caractéristiques d’une forte habitude automobile. Il n’épuise évidemment pas toutes les questions liées aux déplacements urbains, par exemple, celle du système d’influence entre habitude modale et changement de lieu de résidence, mais il pose un nouveau jalon permettant de compléter les politiques de report modal.